(1817) Cours analytique de littérature générale. Tome III pp. 5-336
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(1817) Cours analytique de littérature générale. Tome III pp. 5-336

[Épigraphe]

Summa sequar fastigia rerum.

Virg. Æneid.

Avertissement.

Les leçons qui composent la première et la seconde section de ce troisième volume, ont été publiquement prononcées en 1815 et 1816.

On verra que l’application de ma méthode à la poésie épique s’accorde par sa conformité avec les formules analytiques que j’ai appliquées à la poésie dramatique. Je n’ai point séparé les deux genres de l’Épopée héroïque, et badin, ainsi que j’ai divisé la tragédie et la comédie en deux parties distinctes ; il m’a paru qu’en traitant ensemble les conditions de l’une et de l’autre Épopée, je rapprocherais plus utilement les lois qui leur sont communes, et distinguerais plus clairement celles qui leur sont spéciales ; et que, de plus, la diversité des espèces du genre ayant répandu sur le ton des discours une variété agréable aux auditeurs, ne plairait pas moins aux lecteurs.

Troisième partie, section première

Introduction sur l’épopée. Vingt-sixième séance.

Messieurs,

Je voulais, en reprenant mon cours littéraire, franchir tout préambule, et soudain entrer en matière ainsi que je le fis dès ma première introduction. Quelques personnes se rappellent peut-être que, malgré mon besoin d’obtenir l’indulgence, je ne recourus pas alors à la formule usée par laquelle on la réclame humblement de ses auditeurs, parce que ce tour oratoire ne me parut qu’un artifice pour leur parler de soi, suggéré par l’hypocrite modestie de l’amour-propre jaloux d’arracher les suffrages.

Je voulais aussi vous taire les motifs impérieux qui m’ont décidé à suspendre mes leçons, autant pour la sûreté de cet établissement que pour la mienne : il me sembla que vous entretenir de mes regrets à cet égard, ce serait vous affliger de l’image de vos infortunes générales en vous parlant de la tyrannie ; je voulais donc, en profitant de l’époque qui nous en a délivrés, vous faire goûter les plaisirs purs de l’instruction, et vous rattacher aux seules spéculations de la littérature, qui console et élève nos, âmes.

Appelé vers vous du fond des champs, où le spectacle de l’ordre immuable de la nature nous distrait si doucement du bruyant désordre des cités, j’écartais loin de moi la vue des nuages politiques, et ne songeais qu’à cultiver les heureux fruits des muses ; mais, au moment de recommencer mon travail, je m’aperçus qu’en vous taisant la fatale influence qui tendait à étouffer l’amour des lettres, je cédais à de vains ménagements conseillés par la faiblesse ; qu’en écartant le souvenir de notre joug, j’atténuais le sentiment de notre espoir en une liberté monarchique, la seule possible, la seule qui convienne à l’Europe vieillie sous les principautés, je perdais l’occasion d’imprimer à nos entretiens les caractères particuliers du temps qui leur permet de se renouveler, et je trahissais même l’intérêt des belles-lettres, qui, ne fleurissant que par la sage indépendance des idées, étaient attaquées dans leur germe par tant de rigueurs destructives des semences de l’enseignement et des productions du génie. Ne craignons donc pas de jeter quelques regards en arrière sur les désastreux effets des événements passés : ceux qui ne se souviennent que des impressions qui les ont tourmentés, il y a vingt-cinq ans, nous permettront, je crois, de leur apprendre celles qui nous ont agités depuis ces trois dernières années. S’il est de la sagesse des gouvernements d’oublier les choses, il est du devoir des écrivains de les constater pour la leçon de nos neveux. Avons-nous cette sensibilité puérile qui ne souffre que l’amusement, et que l’on ose à peine émouvoir ? Homme, je m’adresse à des hommes, témoins et victimes comme moi des orages où périssait notre littérature avec nos anciennes prospérités. Les épreuves du sort les ont rendus capables de la ferme et haute philosophie qui faisait dire au poète Lucrèce : « Il est doux de contempler du rivage les mers soulevées par les tempêtes et les efforts de ceux qui les surmontent : non que le spectacle de la tourmente soit une agréable jouissance, mais parce qu’on se plaît à voir les périls auxquels on est échappé. »

Aujourd’hui sauvés du naufrage qui nous menaçait ; aujourd’hui, recueillant les débris de nos trépieds et de nos lyres, il nous reste à considérer les peines et les dangers de notre difficile navigation. Ce fut, pour ainsi dire, en m’embarquant avec vous que je sentis tous les écueils dont les muses françaises étaient environnées. En effet, lorsqu’il me fallut exposer les principes du bon et du beau en tous les genres de littérature, et les causes de la décadence des esprits, je fus contraint de vous répéter que les sources de l’éloquence et de la poésie sortent du cœur ; et le cœur opprimé ne pouvait alors épancher ni ses vœux, ni ses regrets. Je dus aussi démontrer que le fondement des meilleurs ouvrages était la vérité, et il devenait périlleux de la dire. La vertu, et son expression, étaient notées comme le langage de la révolte ; la raison, et ses réserves prudentes, contrariaient les fureurs de la démence armée ; enfin la grandeur de l’esprit, et les prérogatives de sa sublimité, semblaient des usurpations fatales au pouvoir despotique et jaloux, qui prétendait en envahir les privilèges.

Les conséquences des axiomes incontestables, éternellement justes, me conduisaient à prouver que la cupidité basse, la sujétion abjecte, la peur, et l’adulation, arrêtent l’exercice de l’intelligence, engendrent le faux et l’emphatique, corrompent le fonds des pensées, en dégradent les formes, et anéantissent le génie des poètes et des orateurs. Je n’aurais pourtant pas omis ces principes, sans tronquer les éléments même de la doctrine, sans me rendre indigne de vous interpréter les chefs-d’œuvre des grands maîtres : cependant j’éprouvais la gêne en vous les développant. Les hommes, qu’humiliait l’énonciation des maximes impérissables retirées de tous les sincères écrits, me soupçonnaient de mêler à mes documents ma naturelle aversion de la puissance arbitraire, qui ne souffre rien de ce qui la signale, qui n’exige pas seulement qu’on taise ses crimes, mais qu’on les admire et qu’on apprenne aux peuples à les louer. Tout autre emploi de la littérature lui paraît suspect et pernicieux : elle ne l’encourage qu’à former, comme le remarque un ancien, de grands et magnifiques flatteurs ; elle ne laisserait volontiers asseoir, dans les chaires, dans les tribunes et sur les sièges académiques, que des professeurs habiles à parer le mensonge des ornements d’une rhétorique vide et pompeuse ; et là ne décernerait ses honteuses couronnes qu’aux panégyristes des fléaux de l’humanité. Voilà le vice que j’étais forcé de désigner d’abord, vice radical qui empoisonne les fruits de l’imagination, et d’où résulte l’absence ou la rareté des nobles conceptions, si fréquentes sous les règnes de sagesse et de liberté.

J’eus donc besoin de recourir aux citations nombreuses pour vous présenter vos propres opinions et les miennes, de les rechercher dans Aristote, dans Longin, dans Quintilien, dans Homère, dans Corneille. Fortifié par leurs vénérables témoignages, garanti par leurs textes sacrés, appuyé de leurs exemples, de leurs noms, je les fis parler à ma place, et mis ainsi les adversaires de notre cause littéraire dans l’obligation embarrassante de récuser la voix de l’antiquité même. Dès lors les choses les plus fortes, perdant leur hardiesse dans ma bouche, acquirent innocemment le crédit qui leur était nécessaire. L’autorité des siècles plaidait contre le pouvoir du jour ; on ne put proscrire des maximes extraites des livres les plus solides ; on ne put même les nier, ni condamner leurs auteurs. Mais en vain la raison, à l’abri sous leur manteau, se flatta de s’expliquer longtemps par mon organe. Une sinistre surveillance recueillait mes paroles, dénonçait le choix des passages que je citais, attribuait au despotisme le sens des réprobations sévères que les moralistes et les philosophes prononcent contre l’iniquité ; et la conscience des partisans de l’injustice s’appliquait des allusions cruelles que multipliait la haine publique. Que me convenait-il de faire ? d’achever courageusement ma tâche, de fermer l’oreille aux menaçants avis que je recevais, de me roidir contre les obstacles, afin qu’on ne m’accusât pas de me les être figurés, et d’encourir la punition d’une audace utile pour mieux manifester mon zèle. Eh ! quel en eût été le salaire ? On m’eût accusé de témérité, de jactance et de folie. Il devait m’importer peu de risquer mon amour-propre et ma personne ; mais le châtiment démon imprudence eût peut-être atteint les administrateurs qui m’avaient appelé dans ce sanctuaire des lettres et des sciences. Me serais-je consolé d’avoir jeté le trouble dans un établissement paisible, qui, par les soins, l’habileté, les lumières, les sacrifices désintéressés de ses directeurs, a survécu lui seul au milieu des ruines de trois révolutions, et qui créé, sous les auspices de l’ancienne monarchie, resté si intact comme par miracle, semble être un de ses derniers monuments. Je me résignai sagement à garder le silence, et j’attendis un temps plus heureux dans la retraite : il me parut impossible de continuer une analyse que trop de précautions indispensables embarrassaient. N’oser traiter le fonds des choses et ne toucher que les superficies, c’était rendre ma méthode nulle, ou vague et minutieuse ; c’était dévier de la route que je m’étais tracée, et manquer à mes vues ; c’était réduire l’objet principal de nos conférences à une sèche métaphysique de mots, de phrases, et de versification, mais non vous entretenir de ce qu’on peut nommer l’âme et le corps de la poésie et de l’éloquence. L’une et l’autre ne vivent que de sentiments libres, vrais, énergiques ; l’une et l’autre ne respirent que le sublime, et jamais celui-ci ne se démontre dans l’asservissement des pensées. Si quelques-uns de mes auditeurs se souviennent de mes développements des deux genres dramatiques, ils sont convaincus de cette vérité. Les plus importantes conditions de la tragédie y ressortaient de l’héroïsme, de la fierté des caractères, des passions des éminents personnages, et des grands forfaits relatés par l’histoire. Qu’aurais-je dit de frappant sur les règles des scènes et des dialogues, si je n’avais analysé les sujets eux-mêmes ? Mes discours ne roulait que sur la pitié qu’inspirent les vertus proscrites, que sur la terreur que produisent les crimes triomphants ! Et que d’applications involontaires ! L’essence de la comédie antique et de la comédie moderne est, dans la première, la satire des vices publics, dans la seconde, la dérision des ridicules particuliers. Eh ! que d’applications encore plus amères que j’étais loin pourtant de vouloir personnaliser ! Vous jugerez si je me soumis à des restrictions pusillanimes, puisqu’il me faut vous présenter de nouveau cette partie de mon cours, pour vous faire ressaisir le fil de mon système, et donner connaissance de la marche que j’ai suivie à ceux qui ne m’ont pas entendu les précédentes années1. Sans doute, en vous étonnant aujourd’hui de tout ce que je crus devoir exprimer alors, vous verrez qu’il était temps de m’arrêter, et que ce ne furent ni la paresse ni la stérilité qui m’empêchèrent de poursuivre les matières qui s’offraient à mon analyse. Les espèces secondaires du genre théâtral se seraient à peine épuisées, que l’ordonnance de mon travail leur eût fait succéder celles de l’autre genre primitif que j’entreprends cette fois de vous analyser. Je le choisis présumant que les genres principaux doivent passer avant les genres moyens et inférieurs, parce que ma théorie reçoit de ceux-là plus d’étendue, qu’elle y intéresse davantage, et qu’elle s’y attache plus positivement.

Ce choix va fixer notre attention sur l’Épopée, dont je vous définirai les qualités, dont je classifierai les espèces, dont je supputerai les règles ou conditions. Eh bien, messieurs, ce choix, l’aurais-je osé déterminer durant l’esclavage dont on s’efforça d’accabler nos esprits ? Ne fallait-il pas rester en chemin ? ne me serais-je point senti retenu dès le premier pas ? Et ne déduirez-vous point une nouvelle preuve du tort qu’une tyrannique censure fait aux belles-lettres par les entraves qu’elle leur oppose, en songeant que nous n’eussions pu seulement examiner les narrations du genre épique.

Les seuls titres des poèmes fameux, désormais rendus à notre étude, réveilleront en vous une foule d’idées qu’on étouffait dès leur naissance. Était-il permis d’approfondir les sujets de l’Iliade et de l’Odyssée, d’en creuser les moralités, et de relever les leçons du poète immortel dont on ne saurait trop répéter cette juste et noble sentence ?

« Le même jour qui met un homme libre aux fers,
« Lui ravit la moitié de sa vertu première.

Une telle citation ne semblait-elle pas un appel au courage des Français agités du besoin de s’affranchir, ou même une menace indirecte de la perte de leur dignité nationale ? Aurait-on pu leur redire ces graves sentences de Calchas, si bien traduites par un de nos lyriques ?

« Des rois, je le sais trop, la tolère est terrible :
« La haine dort longtemps dans leur âme inflexible ;
« Tout à coup elle éclate, et ces cœurs outragés
« Ne s’apaisent jamais qu’après s’être vengés.

Quoi de plus personnel à un implacable chef qui ne savait imiter des rois que leurs longs ressentiments et que l’artifice de leurs vengeances quelquefois tardives, mais souvent inévitables ? Sombre esprit, si loin de se rappeler que les premières paroles sorties du cœur du notre Henri furent celles d’une générosité sans réserve et d’une clémence véritable ! Aurait-on pu avec sécurité déployer ce vaste tableau de la discorde des souverains nommés pasteurs des peuples, et les sacrifiant aux fureurs de la guerre, ne s’enivrant que de carnage, ne méditant que la destruction des cités, entraînant dans les querelles de leurs familles adultères des milliers de malheureux soldats, punis par la mort des folies de leurs maîtres, et exécuteurs aveugles du ravage et de l’incendie ! Les caprices fougueux des généraux, leurs rivalités sanglantes, les désordres de leurs camps, tous ces spectacles d’horreur étalés par Homère, pour l’instruction du monde, ne devenaient-ils pas la censure de nos irruptions téméraires ? C’est toutefois sous ce point de vue moral qu’il faut envisager le père des poètes. S’il peint ici les frénésies guerrières, là sa sagesse en retrace les déplorables suites dans les infortunes d’Ulysse et de ses compagnons de gloire. Là vous entendez l’ombre d’Achille, détrompé de ses illusions dans les enfers, s’écrier qu’il aimerait mieux être encore le dernier des pâtres sur la terre, que le souverain des mânes chez Pluton. La longue absence de la patrie ; les foyers des héros insultés ; leurs domaines, leurs femmes en proie à d’insolents séducteurs ; les récompenses ravies aux exploits d’Ajax ; le meurtre accueillant le retour d’Atride en son palais ; les traverses cruelles de la navigation du roi d’Ithaque ; ses remords cuisants, sa pauvreté, sa nudité, ses traits longtemps méconnus par la mère de son fils, et le poids des peines qui courbent son vieux père : que d’objets capables de rattacher l’amour des hommes à la résidence des lieux qui les ont vus naître, aux soins faciles de leurs maisons, aux douceurs de la culture qui les nourrit en paix !

Quel appui de nos sentiments que la récapitulation de ces mêmes maux de la guerre, si bien placée par Virgile dans la réponse d’un destructeur de Pergame refusant ses secours contre Énée aux ambassadeurs de la ville de Lorentiusa ? Écoutez-la, dans ces beaux vers de notre Delille :

« ……………… Ô race ausonienne !
« Bon peuple de Saturne, et si sage et si doux,
« À votre longue paix pourquoi renoncez-vous ?
« Aux enfants d’Ilion ne livrez point la guerre.
« Nous tous, de qui l’audace a profané leur terre,
« Sans vous parler ici de ces braves guerriers
« Que la mort sous leurs murs moissonna par milliers,
« De ceux que dans ses flots roule encor le Scamandre,
« Nous avons payé cher leurs murs réduits en cendre ;
« De malheurs en malheurs traînés dans l’univers,
« Hélas ! Priam lui-même aurait plaint nos revers :
« J’en atteste Pallas déchaînant sur nos têtes,
« Et le courroux des vents, et l’horreur des tempêtes r
« ……………………………………………………………
« Souffrez donc que j’oublie en une douce paix
« Les maux que j’ai soufferts, et tous ceux que j’ai faits.
« J’abhorre les combats, je pleure sur ma gloire,
« Et voudrais racheter ma coupable victoire.

Quelle leçon qu’un tel langage de la part d’un héros désabusé ! Eussions-nous pu commenter ces morceaux !

Eussions-nous pu vanter ces préceptes dictés pour attendrir les cœurs, lorsqu’on ne tendait qu’à les endurcir, lorsque la férocité devenait l’arme des conquêtes, qu’on accoutumait le soldat à mépriser l’artisan et l’agriculteur, qu’enfin l’honneur ne s’exaltait plus que du dédain des liens du sang, de l’hymen, de l’amitié et de la commisération ! Je sais qu’on eût été bien venu de détailler les ornements extérieurs, les richesses de style et les fictions brillantes de l’Iliade et de l’Odyssée ; on eût bien payé notre zèle d’en retirer l’exemple des courses de Diomède et du rapt des chevaux de Rhésus, fables propres à légitimer les surprises, les violences, et la rapine. Les barbaries du fils de Thétis méritèrent plus que tout à l’Iliade d’être le livre préféré d’Alexandre ; c’est sans doute ému par un rapport de mœurs impitoyables qui motivait l’admiration du dévastateur de l’Asie pour ce code belliqueux, que Platon, le plus sublime philosophe de la Grèce, considérant l’Iliade sous ce dangereux aspect, prononça l’arrêt qui eût exilé son auteur du sein de la république, après l’avoir couronné de fleurs, en récompense de ses talents divins. Notre devoir est de le justifier aux yeux du sage d’avoir exalté les passions du guerrier. Montrons pourquoi Lycurgue recueillit ses œuvres et en fit un don à Sparte, dont il fut le législateur. Il suffit d’envisager l’ensemble des moralités d’Homère pour apprendre à détester les dissensions et les injustes combats, mais à aimer les glorieux périls de la guerre nécessitée par une légitime défense : car jamais la philosophie ne voulut persuader qu’il faille sacrifier son foyer, sa famille, ses lois, à l’amour d’une lâche paix, et exercer une humanité passive envers des brigands et des pirates inhumains. Voilà comme il importe aux littérateurs de rehausser l’excellence d’Homère, voilà le salutaire objet de ses chants : définir ses inventions et son art sans en révéler le but profond, c’eût été négliger le tissu pour ne s’occuper que de ses superbes broderies. L’examen de Virgile eût commandé des sacrifices moins coûteux à notre pudeur : pour peu qu’un instinct de flatterie nous eût poussés, notre rhétorique se serait aisément promenée dans la grandeur du magnifique monument que bâtit l’Amphion latin au prescripteur Octave : encore n’eussions-nous pas eu la licence de remarquer qu’il n’immortalisa dans cet usurpateur que l’Auguste qui ferma pacifiquement le temple de Janus, dont nous avons trop largement rouvert les portes.

Quel commentaire de la Pharsale n’eût paru la plus foudroyante philippique ? Avec quelle assurance aurions-nous marché sur ce théâtre sanglant où la liberté de l’univers est représentée expirante sous le glaive d’un parjure citoyen ? Nos éloges indispensables du dévouement de Caton, du noble courage de Pompée, de l’attachement héroïque du sénat à sa législation et à sa patrie ; le contraste de l’orgueil inhumain et de l’artificieuse libéralité de César ; son ambition infatigable, sa fortune accusatrice des dieux ; il n’est rien là qui ne devînt nuisible à développer, d’un côté, l’honneur du pays, le peuple-Roi, les nations alliées, défendant leur cause et celle de la capitale de l’Europe ; de l’autre, un tyran et ses féroces complices dans la balance du destin : vers quel parti pouvions-nous impunément faire pencher le bon droit ? Vers Pompée ? l’imitateur de son ennemi nous eût fait taire, ou se fût vengé de notre justice. Vers César ? l’opinion publique indignée eût flétri de son blâme nos déclamations serviles, et nous eût demandé pourquoi nous outragions la majesté des lois par la louange d’un traître qui les foulait aux pieds.

Quel motif d’affliction, s’il nous eût fallu démontrer qu’en de pareilles luttes, dès qu’un grand peuple perd une fois l’occasion de consolider sa liberté, cette perte est irréparable jusqu’à des siècles reculés ; et que la gloire de la ressaisir, échappée à son espoir, n’appartiendra plus qu’à des nations à naître.

Il ne nous restait donc que la ressource d’être les échos de tous les rhéteurs qui se récrient confusément sur les beautés éloquentes de Lucain, quand il plaint le renversement de Rome ; et qui lui reprochent ton enflure, quand il admire le vainqueur et sa fortune. Ainsi chaque regard que nous jetons sur la carrière épique nous fait voir qu’elle nous était fermée : une barrière trop forte nous empêchait d’y suivre les muses grecques et latines.

La Calliope française ne nous était pas moins inabordable ; elle n’a dignement chanté qu’un roi persécuté par les factions, protestant, successeur d’un Valois assassiné par les catholiques, lui-même proscrit par la doctrine révolutionnaire de l’église romaine qui prêchait ouvertement le meurtre du plus loyal des Bourbons ; un roi, dis-je, triomphant des ligues usurpatrices autant par la générosité que par les armes, humain dans les camps, tolérant sur le trône, compagnon des soldats, ami de ses défenseurs, bienfaiteur de ses ennemis, père nourricier de son peuple, qu’il assiégeait en lui présentant des vivres et sa sincère clémence, prince qui sut prendre pour ministre, non l’homme habile le plus adroit à suivre ses volontés, mais le plus capable d’y résister lorsqu’elles étaient injustes, et qui de ce ministre probe se fit un sincère ami, dont le nom reste encore inséparable du sien ; vrai héros de bonté, vrai chevalier de franchise, roi tout national, enfin Henri IV !

Le nommer, c’était rappeler toutes les vertus, et conséquemment inquiéter tous les vices en possession de sa couronne héréditaire. Guise, ni Bussy-Leclercb, ne proscrivirent point ce roi vivant avec plus d’acharnement que la tyrannie ne proscrivait sa mémoire ; elle effaçait partout son nom, comme par un pressentiment que l’amour, qui s’y rattachait toujours, causerait sa chute prochaine. Ce nom, qui devait être bientôt répété de toutes les bouches, ce nom gravé dans tous les cœurs, était rayé de tous les écrits, biffé de tous les livres, supprimé par tous les censeurs de l’imprimerie, interdit sur tous les théâtres : le prononcer attirait les disgrâces, l’exil, ou les fers. Ah ! que l’on s’obstine à croire les tyrans doués de quelque magnanimité, après cet exemple de la peur qui les agite, et du trouble dont ils sont saisis par une ombre, par un seul nom !

Vous voyez clairement, messieurs, que le sujet romain de la Pharsale ne pouvait pas plus être librement analysé que le sujet français de la Henriade. Le fonds de ces poèmes ne souffrait pas qu’on l’éludât. Eh ! d’ailleurs l’homme de lettres saurait-il s’astreindre à mesurer ses opinions sur les intérêts d’une politique journalière ? Sa philosophie doit suivre des règles éternelles, et non les partis et les sectes. Tout véritable disciple des muses n’est point un homme de faction, mais un libre interprète des vertus durables : son impartialité louera les grandeurs des institutions populaires ainsi que les meilleures lois des empires. Comme il distingue le bon et le mauvais dans l’expression, il discerne le mauvais et le bon qu’elle exprime ; c’est ainsi qu’il purge le style et la pensée. Royaliste, il consacrera le caractère de l’imperturbable Caton, martyr de sa république tombante ; républicain, il admirera l’héroïsme clément et juste du bon Henri, dont la droiture a raffermi la monarchie ébranlée. Disons mieux, il ne sera ni républicain, ni royaliste, dans le sens que les partis attachent à ces mots ; il demeurera l’organe de l’humanité dans tous les systèmes, l’apôtre de cette sagesse toujours pareille dont les immuables maximes, proclamées depuis l’antiquité, survivent aux princes, aux peuples, aux révolutions passionnées.

Une fois liés par cette déclaration, que notre fidélité à ce qu’elle ordonne rendra solennelle, nous n’alarmerons plus le soupçon ; on ne cherchera plus de but secret à nos paroles ; on ne leur supposera plus de tendance cachée ; on prendra moins souvent la peine de nous épier et de nous nuire ; on deviendra calomnieux, soit en nous prêtant des intentions de flatter les préjugés ou la puissance, soit en nous accusant de les braver ; enfin l’on n’aura plus à redresser que les innocentes erreurs de notre esprit ; et le cœur d’un homme qui n’a jamais eu d’autre désir que le bien, la vraie gloire et le repos de son pays, pourra s’exprimer sans inquiétude, sans risque, et par conséquent sans détour, et démontrer tout franchement ce qu’il croit bon et salutaire, ou mauvais et pernicieux. C’est par cette libre sincérité qu’il fera l’éloge de son roi, venu dans des circonstances extraordinaires, où ses vues et le maintien d’une Charte en accord avec le cours irrésistible des lumières, des idées, des sentiments, des principes de notre âge, lui peuvent mériter le beau titre de Louis le législateur. Félicitons-nous maintenant d’une sécurité dont la durée dépend de sa prudence déjà reconnue, et profitons-en pour multiplier nos communications littéraires. Le trésor des beaux écrits se rouvre à nos yeux : nous y puiserons désormais sans crainte les doubles préceptes du goût et de la morale. Ne semble-t-il pas que la jouissance de cette liberté nous soulage déjà de sa pénible privation ? Dégagé d’entraves, notre cœur s’épanouit, notre intelligence se relève, s’exalte, s’épure, notre raison se rassied, et notre courage s’étonne de s’être ralenti dans ses travaux. L’impossibilité de les poursuivre était pourtant son excuse ; j’ai dû vous le prouver.

Ne croyez pas que le besoin de m’étendre en récriminations amères m’ait suggéré d’inutiles images de l’oppression qui m’imposait le silence : les causes, si bien définies par Longin, de ces décadences dont il avait médité l’origine, trouvaient leur preuve absolue dans notre esclavage : nous les avions reconnues par notre propre expérience ; nous portions les symptômes ; du mal dont un nouvel ordre nous a soulagés. Il tenait à ma théorie de vous le signaler comme étant mortel à la haute littérature, puisque cette nouvelle théorie ne tend qu’à démontrer que les bons ouvrages en tous genres ne naissent que des bons sentiments, et que les plus parfaits n’émanent que de ce qu’il y a de plus noble dans le cœur de l’homme. Tel fut mon premier principe fondamental.

Que pouvait donc exprimer le véritable génie des muses en un temps où la plus fausse inspiration était payée de la plus fausse monnaie de la gloire ? je crois assez me faire entendre. Celui qui leur fit subir de pareilles récompenses ne voulait-il pas punir les hommes de lettres d’un reste de courage en les avilissant ? Était-ce ainsi que s’illustrèrent par eux Charles V, dit le sage, François Ier, le père des lettres, et Louis le Grandc, qui donna son nom à son siècle, dans ses jeunes années.

Principe de l’épopée.

Les réflexions passagères que nous avons faites indirectement en ce discours sur les sujets des plus recommandables narrations épiques, ont jeté préliminairement quelques traits de lumière sur l’importance de l’épopée. Une vue générale nous découvre que ce genre est consacré à perpétuer dans le souvenir, par le merveilleux idéal, les actions des dieux, les hauts faits des héros, les fondations des états, les subversions des cités, les belliqueuses entreprises, les grandes découvertes sur les continents ou sur les mers. Le privilège de raconter dignement ces choses ne s’acquiert que par le génie, l’instruction profonde et variée ; l’imagination qui saisit, dessine et colore ; la justesse qui discerne et dispose ; l’étendue de l’intelligence qui rassemble, embrasse et coordonne ; le feu poétique et l’éloquence, qui donnent la vie au langage, et l’harmonie résultante des beaux vers, qui ne font d’un long récit qu’une suite de chants : la sublimité soutenue que ce genre commande ne nous laisse pas le moyen de vous en fournir de nombreux modèles : cette sorte de chefs-d’œuvre est la plus rare : loin que chaque tiède en produise seulement un, plus de trois mille ans n’en ont illustré que peu jusqu’à nous ; et parmi les nations lettrées il en est qui n’en possèdent pas, tant est fausse l’hyperbole adulatrice de Boileau :

« Un Auguste aisément peut faire des Virgiles.

L’auteur de l’Art poétique, si fidèle ami du vrai, aurait dû rayer cette figure. Les poètes ne peuvent pas plus faire de grands rois que les rois de grands poètes : ces deux espèces de puissance s’allient quelquefois, parce que les rois promettent aux poètes le bonheur qu’ils ne sont pas maîtres de leur donner, et que les poètes promettent aux rois la renommée dont ils ne sont pas sûrs d’être les distributeurs.

D’ailleurs le vrai génie ne se promet de salaire que de son propre succès, et que de l’avenir : tout autre prix le détourne de sa route, et abat son essor. C’est ce qu’exprime très noblement une strophe du poète Lebrun :

« Plutus un jour, trouvant une lyre égarée,
« Une corde rompit sous l’effort de ses doigts :
« Il en mit une d’or ; riche, et déshonorée,
                       « Cette lyre perdit la voix.

Ce ne sont point les grands, les princes, c’est la nature qui crée les émules d’Homère. Que de souverains se sont attaché des poètes ! que de poèmes ont été inspirés par leurs mécènes ! et pas un n’a égalé les deux épopées du chantre mendiant qui n’approcha ni les monarques, ni les empereurs, ni les dictateurs, et qui n’eut pour soutien de sa gloire que la voix des rapsodes indigents de l’Ionie.

Nous remarquerons que la plupart des grands auteurs épiques ont erré solitaires, ou n’ont rencontré que des disgrâces dans les cours, qui ne se prêtent pas à leur caractère et à leur indépendance. On dirait que de si éminents esprits ressemblent à ces hauts et verts sommets qui, riches de leurs ombrages et de leurs moissons fleuries, versant autour d’eux des sources abondantes, embellis, échauffés des rayons du ciel et faits à ses orages, ne peuvent, par leurs vastes dimensions, servir d’ornements aux parcs étroits, ni aux enceintes bornées des palais : ils ne sont bien que sous leur Olympe. Tels furent Homère, le Dante, Camoëns, Milton, et le vieillard de Ferney. Le seul Virgile fut heureux auprès d’un empereur : Valérius Flaccus se dérobait à des monstres couronnés : Lucain avait été dès sa jeunesse la victime de Néron : Arioste et Tasse vécurent dans l’intimité des princes ; le premier sut s’en faire aimer par ses grâces railleuses, et déjouer leur malignité par sa riante insouciance ; le second mourut le plus humilié, le plus infortuné des hommes. Je vous ai nommé, à l’exception des auteurs de l’Araucana, de la Messiade et du Lutrin, les seuls chantres épiques dont nous extrairons des exemples. Le chantre des Noces de Pélée, l’indompté Catulle qui ne redouta jamais de piquer le fier César ; Ovide, exilé sous le règne de son successeur, nous procureront des éléments applicables à la condition des épisodes. Vous ne serez pas surpris que notre La Fontaine contribue à cet enseignement par son charmant poème d’Adonis. Le naturel et le sublime se touchent si souvent dans ce simple fabuliste ! J’espère vous convaincre que la fable de Philémon et Baucis d est le morceau le plus homérique de notre langue.

Je me restreins à ce petit nombre d’excellents modèles qui nous suffisent pour les diversités des espèces, et pour le complément de toutes les règles du genre. L’Iliade ou l’Énéide e, seule dans le poème héroïque, le Roland furieux f, seul dans le poème héroï-comique ou romanesque, nous auraient fourni des préceptes surabondants. Ces féconds chefs-d’œuvre nous procureront une trop ample matière de dissertations pour qu’il ne soit pas superflu de consulter Apollonius, Silius, Claudien, Stace, moins remarquables par leurs beautés que par les défauts qui les placent dans un rang subalterne ; et puisqu’il est vrai que la haute prétention de l’épopée l’expose à ce rigoureux axiome,

« Il n’est point de degré du médiocre au pire.

à plus forte raison nous tairons-nous sur Lemoine, sur Chapelain, sur Scudéry, sur tant d’autres, quand nous ne faisons pas grâce aux poèmes de la Toison d’Or, de la Thébaïde, de l’Achilléide g, de la Guerre punique, ni même aux chants du Trissin. Il n’entre point, d’ailleurs, dans le plan que j’ai déjà mis en œuvre de faire un cours d’érudition que l’accroissement de la bibliographie surcharge continuellement ; mais un cours de principes desquels le nombre est peu variable et limité dans ma méthode circonscrite ; un seul ouvrage parfait, s’il s’en trouvait un irréprochable en chaque genre, serait assez pour la démonstration de tous les éléments. Mon obligation étant de tout définir, de tout classer, ainsi que je l’ai promis, afin de dissiper le nuage qui couvre les axiomes et les confond, je reviens au point d’où je partis avec l’intention d’arriver au même terme chaque fois que je traite spécialement un mode particulier de littérature. Je ne suivrai pas, il faut vous le redire, un ordre chronologique des auteurs qui se sont succédé dans les différents âges, mais un ordre analytique des conditions par lesquelles leurs ouvrages se sont perfectionnés.

C’est à la méthode contraire et jusqu’à ce jour usitée que j’attribuai les vices de l’enseignement de La Harpe ; son éloquence manquant de point fixe, flottait au hasard sur les matières, les touchait confusément, exposait son goût comme des lois, et se démentait par caprice : ses meilleures sentences, ne se rattachant pas à un code, se perdaient dans le vague des conjectures ; et les exemples qu’il empruntait, ne pouvant appuyer que ses opinions, n’ajoutaient point de force déterminée aux règles qu’il négligeait de poser. Quelques pages l’ont débarrassé de la peine d’entrer dans les secrets d’Homère et de Virgile, tandis que sa discussion s’étend indéfiniment sur des poèmes inférieurs, moins intéressants pour notre curiosité, moins instructifs dans leur marche, et dans leurs détails. Peut-être ses erreurs m’ont-elles servi à ne pas mériter le même blâme ; elles m’ont indiqué l’écueil que son talent n’avait point aperçu. Son ouvrage plut beaucoup, et n’instruisit guères ; tâchons de plaire autant, et d’enseigner mieux.

Rien, je crois, n’est plus favorable à ce projet que l’étude réfléchie des vrais chefs-d’œuvre : n’envisageons qu’eux seuls, et repoussons loin de nous les poèmes défectueux et médiocres. Ce n’est pas en se mesurant avec la faiblesse, qu’on exerce et qu’on accroît ses forces : l’émulation excitée par la vue des objets admirables produit toujours des inspirations plus heureuses que l’aspect des choses vulgaires. Nous ne nous élevons pas en nous efforçant à rivaliser nos égaux, mais ceux qui nous surpassent. Ajouterai-je que la contemplation des grands maîtres a cet avantage de nous porter à l’enthousiasme, quand celles des poètes du second ordre ne nous incline qu’à la critique ? Arrêtez-vous un moment à cette considération : ou les lois de la littérature, comme tant de gens le présument, sont arbitraires ; ou, comme j’achèverai de le prouver, elles sont positives : dans le premier cas, toute critique est conjecturale autant que l’est le goût lui-même, et par conséquent récusable ; dans le second cas, nulle critique n’est douteuse, car l’évidence de la moindre partialité la rend fausse, et la détruit. Mais il n’en est pas absolument ainsi : les lois du bon goût en poésie sont positives, il est vrai, mais elles ne sont point nettement posées. C’est ce travail élémentaire déjà fait dans les sciences, qui exige son accomplissement dans les lettres.

Preuve des lois positives de l’art, tirée de la perfection des beaux poèmes.

Voudrait-on le nier ? nous répondrons, à l’égard du genre dont nous nous occupons, que les bons poètes épiques n’ont pas composé leurs ouvrages si admirés, sans les assujettir à des modes ou lois fixes ; modes familiers à leurs habiles concurrents, modes que leurs plus estimables imitateurs leur ont empruntés, et qui sont devenus les types du meilleur. Ces conditions de leurs poèmes ont obtenu l’approbation de tous les temps, de toutes les nations éclairées : l’expérience en est faite ; elles se sont donc converties en lois, d’après cette preuve constante de leur réalité. Rassemblons ces lois éprouvées que renferme la collection des excellentes épopées, et formons-en un code méthodique et complet ; nous ne risquerons pas d’établir des principes faux et imaginaires, et nous acquérons une doctrine régulatrice sur laquelle nous jugerons du bon, et du mauvais, suivant les formes reçues. Si pourtant le nouveau nous apparaît, nous ne le repousserons pas précipitamment, parce que dans les lettres autant que dans les sciences, les découvertes sont possibles quoique suspectes, et qu’il ne faut pas les rejeter quand elles sont précieuses. Les lois fondamentales ainsi bien déterminées, nous n’abandonnerons aux conjectures que ces transports du génie des poètes, qui ne peut se réduire en principes exacts, qu’il serait absurde d’enchaîner à des formules tracées, et qui, par un heureux élan que l’émule d’Horace encourage,

« Trop resserré par l’art, sort des règles prescrites,
« Et de l’art même apprend à franchir leurs limites.

Cette marche sûre ne nous entraînera pas dans l’examen de la médiocrité, qui ne présente jamais de modèle. Nous goûterons une volupté plus profitable à envisager les beautés sous leurs diverses faces, qu’à nous appesantir sur les défauts qui leur sont contraires.

Danger de la fausse critique.

Eh ! ne nous y trompons pas, messieurs, notre goût se formera mieux aujourd’hui en apprenant à distinguer le beau et à l’admirer, qu’en nous exerçant à censurer sans relâche : l’envieuse impuissance de produire renouvela dans tous les âges dégénérés la pernicieuse manie de critiquer opiniâtrement. On glace tout, on anéantit la poésie par les raisonnements froids d’une métaphysique partiale et maligne. On se débat contre les talents, on flétrit les jouissances qu’ils donnent, on tue l’inspiration, on se rend incapable de la sentir. Je ne nierai pas que la décomposition attentive des poèmes ne soit utile aux progrès de l’art ; mais ne doit-elle avoir pour but que de les dissoudre après les avoir dépecés ? ne cherche-t-elle en eux que des causes de mortalité, et non des sources de vie ? Croit-on que la finesse de l’esprit ne se manifeste pas bien mieux à démêler un sentiment délicat, une fiction adroite, un trait saillant de l’imagination, à faire ressortir une sublimité d’invention ou d’harmonie ? Le goût qui relève l’exquis est-il moins rare que celui qui ne saisit que les fautes ? Autant la sécheresse de celui-ci vous lasse et vous rebute, autant la bienveillante pénétration de celui-là vous procure de fruit et de plaisir. Ne juge-t-on de beaux édifices que l’équerre à la main, en comptant toutes les pierres qui les composent, en analysant le ciment qui les a jointes, en en découvrant pièce à pièce toute la charpente, de façon à les démolir de fond en comble ? Faisons entendre le fameux Addison à ma place : sa célébrité donnera plus de poids à son opinion qu’à la mienne, et la confiance qu’elle inspire entraînera mieux votre assentiment.

« Un vrai critique, dit-il, s’arrête plutôt sur les beautés que sur les défauts ; il songe à découvrir le mérite caché d’un écrivain, et à communiquer au public les choses qui méritent de l’estime. Les mots les plus choisis, et les plus beaux termes d’un auteur, sont ceux même qui fort souvent paraissent hasardés et défectueux à un homme qui manque de goût, et ce sont presque toujours ces endroits, qu’un critique fâcheux et superficiel attaque avec le plus d’aigreur.

« Cicéron observe qu’il est fort aisé de censurer, ou de relever ce qu’il appelle verbum ardens (traduit en français par une expression hardie, mais qui veut dire littéralement, expression enflammée), et qu’il est facile de le tourner en ridicule par une froide et maligne critique : un petit esprit est également capable de condamner une beauté, et de faire un grand bruit sur une légère faute. Quoique ce procédé excite naturellement l’indignation d’un lecteur judicieux, il ne laisse pas de faire impression sur l’esprit du public, qui ne manque jamais de croire que tout ce qui est tourné en ridicule, avec quelque esprit, est absurde. »

Comment n’insisterai-je pas sur les inconvénients d’une trop contagieuse critique, lorsque, appelé à ranimer ici l’amour d’un art divin, je le vois se dégrader chaque jour par l’effet de mille jalouses atteintes ? Comment ne compterai-je pas au nombre des obstacles opposés à la renaissance d’une épopée, les infâmes morsures qui ont déchiré les créateurs en ce genre ? Quelle foi mérite la plupart des dissertateurs envenimés qui souillent les plus beaux chants des poètes, si je ne puis songer à l’immortalité des œuvres d’Homère sans me rappeler la honteuse immortalité du nom de Zoïle ; si j’aperçois auprès du grand Virgile un odieux Mævius qui souffle après lui son injustice à Macrobe ; si j’entends encore le Dante outragé prendre lui-même la défense courageuse de sa Divine Comédie, dont il reste un moment le seul admirateur ; si nous gémissons sur la sensibilité blessée du Tasse, qui, dans le doute de sa gloire, refait sa Jérusalem délivrée ; si mes regards suivent douloureusement le Camoëns déchiré et mourant dans les hospices de l’indigence ; enfin si je ne découvre la première trace du succès de Milton méconnu, qu’un demi-siècle après que l’on eût fermé sa tombe. Ah ! croyez-moi, dépréciateurs du génie, ingrats pétris de fiel, le zèle des lois de la langue et du goût qu’affecte votre méchanceté, ne vous prêta jamais assez de lumières pour éclairer les fautes de ces grands auteurs, et ne vous donne pas le droit de remplir d’amertume les hommes qui consacrent tant de veilles à perfectionner les plus longs et les plus inimitables des ouvrages.

La vertu considérée dans les poètes épiques, comme le principe de leur génie.

L’exclamation involontaire que j’adresse à de vils détracteurs, tout en réveillant contre eux l’indignation publique, vous rappellera que les vrais poètes ont eu la force de supporter au nombre de leurs infortunes, les outrages de l’envie et de l’ignorance, et qu’ils en ont su triompher. Ce courage de leur âme témoigne qu’ils possédaient l’une des qualités sans laquelle j’affirmai que le génie n’atteint jamais au dernier degré d’éminence : je veux dire la vertu, disposition naturelle que j’estime être la source du beau et du grand. Je prouvai que le sublime de l’esprit était proportionnel à la vertu du cœur dans Sophocle, Corneille, et Molière : nous retrouvons dans le pur et doux Virgile les mêmes dispositions que dans le sensible Racine. Le sentiment de la reconnaissance, et non la flatterie, dicta les vers du poète redevable à la protection d’Auguste, de la vie d’un père, de la sienne, et de l’héritage de ses champs, dont un centurion l’avait dépouillé. Les historiens démentent cette déposition qu’on suppose arrachée à Lucain mourant, contre sa mère. La muse qui l’avait imbu des plus magnanimes sentiments, lui avait inspiré la noble hardiesse de conspirer contre son hideux empereur, et l’on sait que c’est un art des Tigellins d’avilir les victimes de leurs maîtres avant que de les frapper. Valérius Flaccus dédaignait de grossir la cour criminelle des tyrans de Rome, qu’il peignait en traits de sang dans son Argonautique, tandis que Stace et Claudien briguaient leurs faveurs et leurs chaînes : Dante, plus fidèle aux intérêts de sa ville qu’aux engagements des factions, quitta le parti Guelfe qui lui ravit ses biens, qui le décréta de mort pour prix de son courage, et n’embrassa le parti Gibelin qu’au moment où le pape vendait l’Italie au frère de Philippe le Belh. Ses ennemis qui ne voulurent pas moins que le faire brûler vif, minèrent sa réputation littéraire, et ne purent ébranler sa fermeté. Le Tasse, en récompense de l’immortalité qu’il donnait au duc de Ferrare, n’en reçut que les marques altières d’une ingratitude dont il ne se vengea qu’en l’excusant toujours ; nuire est si facile aux princes, que celui-ci pour le perdre n’eut qu’à l’abandonner aux railleries des courtisans, aux basses rivalités que le vrai talent suscite, et qui savent si bien profiter des inimitiés puissantes, pour consommer sa disgrâce, et pour jeter le mérite dans un apparent opprobre. Les persécutions inouïes qu’éprouva le Camoëns ne ralentirent pas le zèle qui le dévouait au soin d’illustrer sa patrie. Rendons enfin justice à la noblesse de Milton : égaré par les prestiges d’un républicanisme inexorable, secrétaire du fameux Protecteur d’une nation qui donna la première le fatal exemple d’un régicide judiciaire, sa fierté ne s’abaissa pas à solliciter de la famille des Stuarts un pardon que peut-être il ne s’accorda pas : elle eût cru se dégrader d’avoir part à leurs grâces, en démentant les systèmes de sa vie, à l’exemple de la foule des Anglais dont la fausse indépendance s’était jetée si vite sous la tyrannie de Cromwelli, et retomba sitôt sous la sujétion de Charles II que leur rendit la France, qui avait ouvert un asile hospitalier à leurs princes, et qui par ce service les mit en état de mieux asseoir par la suite leur constitution si vantée. Milton, détrompé sur leur apparence républicaine, n’ambitionna les faveurs ni du peuple, ni de la cour ; il préféra dignement la retraite, et l’oubli : il subit sans se plaindre la pauvreté et les chagrins d’une cécité cruelle ; mais il sut réparer l’emportement de son fanatisme politique, en composant une forte et grande image des révolutions infernales suscitées par le démon de l’orgueil contre les hiérarchies célestes. Milton séparé de ses contemporains, étranger à ses compatriotes humiliés par mille sanglantes déviations, isola son génie, et ne daigna plus avoir à faire qu’à la postérité.

La liste des grands poètes n’est, vous le voyez, qu’un dénombrement d’illustres malheureux, dont le courage fut sans cesse aux prises avec l’infortune. Le peu que nous savons de la vie d’Homère nous le montre luttant partout avec le malheur. Persuadé que ce fut au milieu des traverses du sort qu’il puisa la connaissance de tous les sentiments, je lui fis adresser ce langage par Apollon dans un poème que je publiai en l’honneur de ce roi des poètes :

« Reconnais, lui dit-il, les soins d’un dieu qui t’aime.
« Ta vie était liée au long tissu des maux
« Que la Parque aux humains file sur ses fuseaux.
« J’ai su, de ton génie éclairant la carrière,
« Des leçons du malheur te prêter la lumière.
« Riche des sentiments en ton cœur médités,
« Ta gloire est l’heureux fruit de tes adversités.
« La Muse qui n’a vu la mer ni le carnage,
« Peint en traits indécis le meurtre et le naufrage ;
« Celui qui méconnut les complots des pervers
« D’un courroux vertueux n’irrite pas ses vers.
« Montre en tes fictions l’indomptable nature ;
« Féconde le dépit que t’inspira l’injure ;
« Porte aux cœurs tous les traits qui durent te percer ;
« Trempe tes vers des pleurs que l’on t’a fait verser ;
« Élance-toi d’Athos aux colonnes d’Alcide ;
« Peins du Cyclope affreux l’ignorance homicide,
« Les lois, les mœurs des Grecs, et leurs arts différents,
« Science que tu dois à tes malheurs errants ;
« Et tes seuls souvenirs transmettront d’âge en âge
« Du destin des mortels une immortelle image.

Ces vers, ce me semble, renferment la noble consolation qu’ont eu droit de se donner Homère, et ses dignes émules. On s’aperçoit à l’exposé de leur sort que les facultés brillantes, que les événements remarqués qui distinguent la plupart des hommes qu’on a vus jouer quelque rôle dans l’histoire, ne sont que des accidents ordinaires dans la vie des vrais poètes : leur esprit semble au-dessus de toutes les chances de la destinée, et suffit de plus au travail qui bâtit des monuments immortels, en dépit des cris injurieux, et des coups de la fortune. D’où tiennent-ils ce pouvoir, si ce n’est de la vertu ? Je la recommande aussi, non seulement comme nécessaire à la conduite de leurs émules dans les traverses qu’ils essuient, mais comme une première disposition poétique : c’est elle qui inspire la vérité, c’est elle qui prête la force et l’éminence aux maximes, c’est elle qui donne l’audace de les exprimer ; en un mot la vertu est le génie de l’âme.

Étudions donc les nobles auteurs qui ont consumé leur existence à éterniser par leurs talents les mémorables exemples religieux, politiques, et militaires. Ils racontent les illustres catastrophes, les époques glorieuses, la naissance, et la chute des empires, afin de conduire les hommes à la véritable grandeur par ces récits qui les enflamment, et de les effrayer par des leçons qui frappent leur imagination. Ils ont créé des héros dans l’espoir d’enfanter l’héroïsme. Quoi de plus en rapport avec le fonds des épopées que les secousses générales dont le système des nations de l’Europe est ébranlé depuis la fin du dernier siècle, et le commencement du nouveau ? Celui qui n’en serait pas saisi concevrait-il la portée des sujets épiques, et par quels graves caractères ils intéressent tous les peuples à la fois ? Les merveilles, les triomphes, les calamités qu’ils retracent, n’offrent rien dont nous n’ayons été témoins. Eut-on jamais plus de moyens de comparer l’idéal au possible, les fables au vrai, les monstruosités des Gorgones, et des Alecton, aux fureurs des dissensions, et anarchiques, et despotiques ? Tout l’imaginaire que nous supposions en ces tableaux a reçu l’empreinte de la réalité. Nous avons vu des renversements plus soudains, de plus vastes embrasements que ceux des murs d’Ilion, des revers plus profonds, des captivités non moins déplorables que les malheurs augustes de la famille de Priam : nos Astyanax, nos Hécubes n’ont pas jeté moins de cris. La valeur et l’industrie française ont compté leurs magnanimes Diomèdes, leurs indomptables Ajax, et leurs prudents Ulysses. Nous avons entendu rugir la terreur, l’affreuse discorde, et la guerre à l’entour de l’égide de notre Bellone ; elle a soulevé devant nous tous les serpents de sa Méduse. Mars a nagé, sous nos yeux, dans le sang des peuples. Les convulsions de nos comices, et l’hydre démagogique, ont ressuscité de nos jours l’héritier de Marius pour appeler encore au carnage les nations de la Gaule, de l’Italie, de l’Égypte, des Espagnes, et de la Germanie, et se couronner sur des ruines universelles. Ces terribles spectacles de tous les fléaux seraient-ils passés comme de légers rêves ? Le poids du plus barbare despotisme nous aurait-il si peu pesé que quelques poètes européens n’en puissent plus garder la douleur ? S’ils sont vertueux, le temps n’effacera guère de leur cœur l’image des affronts que l’ambition a fait essuyer à toutes les patries, au nom d’une gloire trompeuse si fatale à la nôtre !… Leur muse ne pardonnera de longtemps à l’auteur des désastres de tous. Ce n’est point aux filles de mémoire d’oublier sitôt les attentats contre les libertés publiques, et de leur accorder si généreusement l’impunité qui les enhardirait à l’avenir. Ce n’est point à elles de taire que la nécessité d’une défense naturelle souleva toutes les puissances contre un insensé destructeur de la civilisation, et qu’il ne fut pas renversé par la juste horreur que devaient inspirer ses innombrables crimes, puisque l’ineptie ou la mauvaise foi les excusait encore au moment de sa chute ; elles diront que, s’appropriant, se personnalisant notre bravoure nationale, il faisait croire que nos armées ne savaient vaincre que par lui, tandis qu’il n’a vaincu ses adversaires que par l’héroïsme prodigieux de nos armées ; elles diront que ce ravisseur de tous nos droits leur volait leur honneur martial ; elles diront que le retard de son châtiment ne peut être imputé à la seule France, mais à l’abus d’une suprématie religieuse qui sanctifiait son audace en le nommant l’oint du Seigneur, et l’envoyé de la providence, mais à tous les monarques de l’Europe, qui s’en laissèrent effrayer et éblouir, jusqu’à le traiter de parent et de frère, quand leurs peuples ne demandaient qu’à l’anéantir. Il est salutaire de peindre ces dévastations immenses ; et la seule Calliope les peut offrir à l’épouvante de la terre, puisqu’elle seule se fait écouter de tous les royaumes ensemble, et des générations futures.

Grandeur fondamentale des sujets épiques.

Voilà, messieurs, la prérogative de ce grand genre : une belle épopée ne se fonde que sur ce qu’il y a de plus vaste, soit dans son objet, soit dans ses conséquences : elle devient, par cette raison, quand elle est parfaite, non seulement le livre d’un peuple entier, mais le livre du genre humain. L’Iliade, l’Énéide, la Jérusalem délivrée, le Paradis perdu, sont dans toutes les mains, parce que ces poèmes représentent les passions belliqueuses dont la cause est éternelle, l’origine d’une nation qui devint la reine du monde, le zèle dominateur et meurtrier des religions rivales, et enfin les relations mystérieuses qu’une tradition antique et sainte établit entre la créature et le créateur.

La carrière que nous allons parcourir n’est courte ni facile : la seule diversité des objets de notre examen répandra l’agrément dans une route désormais aride et trop souvent battue par les commentateurs monotones. Si les poètes inspirés ont recours à l’aide d’une Muse qui les soutienne avant que d’entrer dans leur sujet, combien un de leurs faibles interprètes aurait-il de raisons, après avoir sommairement exposé ce qu’est l’épopée, d’invoquer l’esprit qui dirigea les vrais Aristarques ? Ne lui siérait-il pas de s’écrier : Ô dieu du goût ! sois mon guide, que ta lumière me découvre des aspects neufs et brillants : ne me laisse pas m’écarter de la justesse ; sauve-moi surtout du péril d’ennuyer mon auditoire par les fatigantes redites de la pédagogie qui se répète de jour en jour : que je devienne ta propre voix, et non pas un écho ; prête-moi le pouvoir de rajeunir les documents de la théorie poétique, et de les varier ; ne me permets pas de relire ici les livres des dogmatistes qui s’entrecopient sans cesse, et qu’on a lus mille fois ; révèle par ma bouche des aperçus qu’on ignore ; régularise les principes en les plaçant dans un ordre simple et suivi ; présente les idées, les sentiments que m’ont fait naître les chefs-d’œuvre, plutôt que les jugements secs et froids de tant de scholiastes qui sont dans toutes les mains : donne-moi la noble assurance des anciens qui ne craignaient pas de se citer eux-mêmes, lorsqu’il en était besoin, pour éclaircir les ventes de leurs systèmes par leurs propres ouvrages ; entremêle avec soin les leçons sévères et les leçons agréables ; passe rapidement de l’Olympe de la Grèce aux châteaux des magiciennes d’Italie : redescends avec aisance des hauteurs théologiques du Paradis perdu dans la plaisante chapelle du Lutrin ; touche assez finement ces choses pour éclairer l’erreur en passant, et ne pas blesser les scrupuleux ; puise dans Homère et Virgile des exemples de la fatalité de la guerre sans offenser les guerriers, dont j’approchai de trop près les chefs les plus braves pour ne pas honorer leur vaillance ; ajoute aux éléments de la Henriade quelques passages empruntés du Télémaque de Fénelon, afin de rappeler à tous que la philosophie est tolérante, puisqu’elle a dans son parti un bon roi et un docte évêque. Enfin ôte-moi l’air d’un rhéteur, et qu’à mes discours on sente un peu le praticien.

Puisse une telle invocation, exaucée, m’affermir dans la marche que m’ont fait prendre le désir et l’espérance de plaire à mes auditeurs ! Puisse-t-elle surtout élever mes pensées jusqu’aux sommités d’un genre qui, pareil aux plus magnifiques ordres d’architecture, édifiés pour être vus de loin, et pour résister au temps, ne souffre nul enjolivement futile, et veut pour seul ornement des lignes simples, grandes et belles, puisqu’il n’a pas seulement pour juges l’esprit de telle académie, de telle ville, de telle nation, mais tous les hommes et tous les âges ; car la majesté des vrais poèmes épiques n’est pas soumise aux tribunaux inférieurs du goût, ni même aux décisions des princes de la littérature, mais à la souveraineté de l’opinion universelle, ainsi que la majesté des potentats qui, maîtresse de disgracier les grands et les ministres dont le crédit relève d’eux, est pourtant assujettie à subir la disgrâce des peuples dont ils relèvent eux-mêmes en dernier ressort ; indubitable preuve que la voix publique exerce en tout irrévocablement le suprême empire.

Vingt-septième séance.
Définition de l’Épopée ; ses trois espèces, héroïque, héroï-comique, et satirique ; énumération de ses vingt-quatre conditions.

Messieurs,

Nous avons annoncé que nous traiterions du genre de l’épopée et de ses espèces, suivant la méthode que nous avons adoptée en traitant le genre dramatique.

Quand nous analysâmes ce dernier, nous donnâmes l’idée des différences établies dans la poétique d’Aristote, et nos motifs de changer sa classification, pour en substituer une qui comprît les heureuses inventions que les temps ont produites, et qu’il n’a pu connaître.

Le philosophe de Stagire, remarquant dans le genre épique les mêmes parties constituantes que dans le dramatique, hormis les accessoires de la représentation théâtrale, conclut que tel qui sait ce que c’est qu’une bonne et une mauvaise tragédie, saura de même ce que c’est qu’une épopée . Il ajoute que tout ce que contient celle-ci est dans celle-là ; mais que l’épopée ne contient pas tout ce qui est dans la tragédie . On voit que cet axiome, applicable à la tragédie grecque, ne l’est plus à la nôtre. Nous en avons exclu les ressorts surnaturels, l’intervention des dieux, les dénouements incroyables, tous les moyens propres au poème épique, et qui, joints à la danse et à la musique, sont relégués dans la tragédie lyrique, vulgairement dite opéra. Or la conformité n’existe plus pour nous avec la tragédie déclamée.

De l’épopée, selon Aristote.

Aristote fondant sa doctrine sur les rapports préexistants entre les deux genres, leur attribue les mêmes espèces ; et, comme je l’ai dit, il en nomme quatre, la simple, l’implexe, la pathétique, et la morale. Ces diversités lui semblent tellement appartenir aux deux genres, qu’il les définit également pour la tragédie et pour l’épopée, qu’il traite ensemble : encore se réduisent-elles à deux espèces, puisque la simple peut aussi être pathétique, ou morale, ou l’une et l’autre à la fois, et que l’implexe peut également participer de l’une de ces qualités, ou les réunir. La simple est, selon lui, celle dont l’action est unique, sans péripétie, sans reconnaissance, qui ne conduit pas un personnage du bonheur au malheur, ni de l’infortune à la prospérité ; mais qui le présente dans une situation égale et permanente : telles sont les actions qui se passent dans le ciel ou dans l’enfer entre des divinités de qui le destin et le caractère sont immuables. Il entend par l’implexe celle dont l’action est double, s’opère à l’aide de changements du sort, et se termine par le triomphe des bons et la chute des méchants. On conçoit comment il explique l’épopée purement morale ou pathétique, et pourquoi il en fait des espèces distinctes. Car un fait noblement raconté peut ne tendre qu’à émouvoir le cœur sans qu’il en résulte de moralité, comme la séparation de Cérès et de Proserpine, la mort d’Adonis, le supplice de Prométhée, la vengeance de Junon contre Hercule. Une fable aussi peut n’être que morale sans qu’il en résulte de pathétique, comme la punition des géants foudroyés, la boîte de Pandore, sujets des poèmes d’Hésiode, qu’on ne peut se dispenser de classer dans le genre épique. Il n’est pas moins vrai que nous séparons difficilement la morale et la pathétique de la simple, dont Aristote cite l’Iliade pour modèle, ou de l’implexe, dont il cite l’Odyssée pour exemple. Ces deux poèmes lui servent à distinguer les différences du genre et même à reconnaître une sorte d’épopée domestique, ou moyenne, qui se rapproche de la comédie. L’Iliade est simple dans sa fable, dont l’objet est la colère du héros principal, colère toujours pareille ; constant, mobile des événements et n’altérant point la fortune égale du fier Achille qui, par son caractère fixe, est semblable aux immortels. Tout se rapporte à ce seul personnage dont la passion expose, noue et dénoue le sujet. L’Odyssée est implexe dans sa fable, dont le double objet est le retour d’Ulysse reconnu des siens, victorieux de ses ennemis, et en même temps, le châtiment des poursuivants de Pénélope : la flexibilité du caractère prudent du héros varie sans cesse les formes qu’il montre dans mille accidents féconds en péripéties. Ce que le rhéteur grec institue relativement au plan, au style, aux embellissements de ces poèmes, concerne toutes les qualités qui leur sont particulières. Virgile a conçu et exécuté son Énéide, ainsi que Valérius Flaccus son Argonautique, d’après l’observation des mêmes lois. Ainsi l’art arrivé à un très haut degré de perfection dès son origine, resta longtemps stationnaire, et l’on n’eut plus qu’à suivre la marche de l’imitation pour composer de véritables épopées. Le poète épique n’étant que le narrateur d’une action peinte par le récit, ne dut jamais paraître dans sa fable ni parler en son nom, mais faire parler et agir les seuls personnages après les avoir montrés. Les héros dans sa narration n’apparaissent que sous l’influence directe des dieux célestes, terrestres, et infernaux. Les événements racontés recevaient de ces puissances supérieures toute la majesté qui les rehausse et les rend admirables : l’unité principale du sujet ne souffrait que les ornements secondaires des épisodes, et voulait être conservée ; enfin le vers hexamètre, qui répond aux grands vers dans toutes les langues, était spécialement le seul propre à ce récit magnifique. Voilà les conditions du genre primitif tracé d’après les anciens modèles : les génies inspirés par la nature les avaient créés d’eux-mêmes ; l’étude ensuite convertit leurs qualités en règles, et l’art eut des préceptes circonscrits au nombre des beautés connues. Mais d’autres génies créateurs naquirent, et leurs inventions devinrent les sources de plaisirs ignorés : ils construisirent d’autres machines merveilleuses ; ils firent marcher de front des fables ingénieusement entrelacées ; ils transformèrent le monde entier en un théâtre magique, où des esprits de lumière et de ténèbres jouèrent la tragédie et la comédie tout ensemble. Comment Aristote eût-il appliqué ses documents à ces sortes de créations ? Eût-il trouvé quelque place à leur assigner dans sa poétique ? Les eût-il récusées à titre d’épopées ? En ce cas, où les aurait-il classées ? Les eût-il spécifiées sous quelque dénomination nouvelle ? En eût-il fait un genre à part ? Mais comment réfuter les raisons de les comprendre dans le genre épique, sans nier les effets qu’elles ont produits sur l’esprit des plus doctes nations modernes qui les placent en ce haut rang. Je pense que ce judicieux observateur, esprit trop vaste pour être exclusif, n’eût pas regardé ces ouvrages comme des monstres ; mais que, soigneux de constater ce qu’ils sont et ce qu’ils valent, il eût mentionné une espèce de plus, et nous en eût révélé les règles. Les raisons qui nous ont contraints à suppléer par nos distinctions dans le dramatique à celles qu’il y avait établies, nous obligent encore, à l’égard de l’épique, à substituer une autre classification à la sienne, très exacte pour son temps, mais incomplète depuis que l’art s’est enrichi et compliqué.

Qualités principales du poème épique.

La fable épique, en général, n’est bornée ici par les lieux ni par les autres unités théâtrales : ses acteurs sont à la fois humains et surnaturels : elle occupe la terre, les cieux, les enfers, enfin le monde connu, et tous les mondes soupçonnés. Les dieux consacrés dans les religions, les puissances motrices de la nature, elles-mêmes divinisées, l’animent et la soutiennent. Elle ne s’arrête pas à la vraisemblance dramatique, elle va jusqu’à l’incroyable, elle admet le miraculeux : elle comporte les choses qu’embrasse la tragédie, elle y joint le mouvement de celles que les yeux ne pourraient voir et que les descriptions peignent agréablement à l’esprit. Elle se transporte en un même instant dans toutes les régions terrestres, et passe à son gré de l’Olympe au Tartare : elle décore les hommes des attributs divins ; elle agite les divinités de tous les sentiments des hommes, et cependant l’ordre idéal, qui règne en toutes ses parties, en exclut la bizarrerie et la confusion. Ces généralités concernent l’épopée essentiellement héroïque dont le ton est partout noble et grave : le poème héroï-comique, dont le ton se varie, n’exige pas de si hauts sujets.

L’épopée se divise en deux genres.

Chaque genre de littérature, ai-je dit en mon introduction, se divise en deux modes, contrastant l’un avec l’autre : la distinction marquée dans le genre théâtral entre la comédie et la tragédie se retrouve dans le double genre épique. Cette opposition du plaisant au sévère s’établit classiquement sur le peu de mots qu’Aristote nous dit du Margytès d’Homère, qui fut le père de Thalie, par la peinture du ridicule, comme il avait été celui de Melpomène, par ses narrations pathétiques. Autrement il nous eût fallu reconnaître cette distinction, en lisant le Roland furieux, et surtout, le Lutrin. Nous voyons déjà que le genre en question n’a dans le mode sérieux qu’une seule espèce, qui est celle de l’Iliade ; et dans le badin, deux espèces très diverses, celle du roman épique et celle de l’épopée satirique.

Leur différence me paraît claire, et procède justement des deux sortes de railleries naturelles à l’esprit humain, tantôt notre gaîté s’amuse des grandes choses qu’elle se représente d’un côté vain et risible en se les exagérant sous des dehors gigantesques dont le ridicule les rapetisse ; c’est le jeu de l’Arioste : tantôt elle attribue aux petites choses les qualités les plus relevées, et, pour s’en mieux moquer, elle couvre de formes majestueuses et disproportionnées les objets bas et burlesques, c’est l’art malin de Boileau. Ces deux espèces de narrations se placent au rang de l’épopée, parce qu’elles ont chacune le sublime qui leur est propre. Ce sublime est la plaisanterie philosophique, mise en fiction : autant l’épopée sérieuse tend à rehausser les faits, à exciter l’admiration, autant ces épopées comiques tendent à déjouer l’enthousiasme, à exalter le ridicule. Si nous en jugions uniquement sur le Lutrin, elle n’aurait que le caractère satirique. La simplicité que le génie de son auteur lui a partout imprimée n’y laisse apercevoir qu’un mode de dérision supérieur qui se maintient uniformément dans l’invention et dans le langage. C’est la sagesse qui s’égaye, c’est la raison même qui se moque, c’est la sévérité qui sourit. La raillerie dont le sel assaisonne le sujet quelle travestit est également solide et profonde : on la peut apprécier à la force de ce seul trait perçant qu’elle lance à un prélat saintement exhorté par la discorde :

« Pour soutenir tes droits que le ciel autorise,
« Abîme tout plutôt ; c’est l’esprit de l’église.

Les sarcasmes du bel esprit n’approchent pas d’une si mordante ironie ; c’est cette qualité vraiment antique qui fait de ce poème un monument du premier ordre.

Le Roland furieux, au contraire, se compose de toutes les diversités du genre ; triple sujet, multiplicité d’épisodes ; emploi varié du gracieux, du touchant, du badin, du terrible ; mélange continu du chimérique et du vrai, de la raison et de l’extravagance, passage d’un incident à l’autre, du ton le plus triste au plus enjoué ; tout s’y mêle, tout s’y enlace, tout s’y assortit, tout s’entraîne pour causer le plaisir, l’intérêt, et l’étonnement. L’action, que dis-je ? les actions sans nombre qui marchent gaîment ou fortement liées ensemble, ont pour moteurs les dieux de deux ou trois religions, les nécromants, les fées, les saints, les démons, les nains, et les monstres. À leur aide, les chevaliers et leurs dames courent mille aventures héroïques ou galantes, et traversent le monde entier aussi vite que la lice des tournois : à leur aide, ils pourfendent les géants, et subvertissent les villes, les châteaux, et la nature : les lances, les casques, les boucliers, les anneaux sont enchantés : mais de tous ces enchantements le plus magique est l’art d’une si brillante épopée qui produit des apparitions successives toujours neuves, toujours frappantes, et qui ensorcelle si bien votre imagination par leur force et leur éclat, qu’à peine elle laisse discerner à votre jugement quelles règles elle a suivies, et que son merveilleux est moins fondé sur l’idéal que sur le fantastique. Ébloui de ses prestiges, emporté par elle, vous êtes trop heureux qu’Astolphe et Saint-Jean redescendent de la lune vous rapporter un reste du bon sens que vous avez perdu en vous égarant avec le paladin dont Arioste vous a chanté la folie. Revenus à nous-mêmes, munis de notre petite fiole de raison, nous analyserons, de notre mieux, les principes de cette divertissante épopée, qui, pour le bien de l’humanité, désillusionne par ses féeries, les frénésies des preux, les monstrueuses batailles, le point d’honneur des Ferragus, des Sacripants, les grands coups d’épée des Rodomonts, les pèlerinages, les processions, et les momeries monastiques. Elle déridera notre philosophie que lasserait la gravité du noble genre, et qu’attristerait peut-être l’héroïsme barbare des incendiaires de Troie, des croisés de Jérusalem, et des catholiques de Paris, anarchistes ligués contre le meilleur de nos rois.

Quelques difficultés semblent s’élever au sujet de l’épopée héroïque uniformément noble et grave : là de beaux exemples offerts paraîtraient demander qu’on fit une classe séparée du poème purement historique : néanmoins la rigueur des principes ne permet pas de rendre élémentaire une telle spécialité. La Pharsale et la Henriade contiennent des beautés si grandes qu’on ne saurait retrancher ces deux ouvrages d’entre les poèmes vraiment épiques ; mais on ne doit pas, entraîné par une admiration complaisamment aveugle, se fasciner les yeux sur ce qui leur manque, et statuer en lois leurs défauts. L’absence des fictions leur imprime une infériorité que ne peut déguiser la présence de faibles allégories. C’est Clio qui raconte en vers, ce n’est point Calliope qui voit et qui chante. Il n’est pourtant pas rare de rencontrer d’habiles gens qui s’y trompent, et Boileau les désignait ainsi :

« Tel s’est fait par ses vers distinguer par la ville,
« Qui jamais de Lucain n’a distingué Virgile.

On n’arguera pas de cette citation que je confonde Voltaire et Lucain : le premier est supérieur par sa diction toujours tempérée, noble, et partout raisonnable et simple : son économie est mieux ordonnée, son tact plus fin et son goût plus pur : mais, à travers l’exagération et l’emphase, le second le surpasse quelquefois par les caractères, le mouvement, et l’éloquence. Ce serait une erreur de croire que, quand Boileau disait ironiquement :

« … La Pharsale aux provinces si chère,

il ne dirigeât pas son trait sur Brébeuf bien plus que sur Lucain, et qu’il méprisât le texte autant qu’il méprisait son lourd traducteur. Le poète de qui les fortes pensées avaient accru la vigueur des scènes du sublime Corneille, rachetait assez ses fautes pour que le juge suprême ne le condamnât pas entièrement. Glorifions-nous de voir que notre Voltaire l’emporte sur l’auteur romain en justesse, en élégance, et l’égale en courageux sentiments, puisque l’éloge mérité de son épopée tient à l’honneur de notre littérature nationale et que nous répugnerions à déprécier un monument consacré par le poète le plus philosophe à la gloire du roi le plus populaire.

Avouons pourtant l’infériorité des poèmes dénués de fictions agissantes ; et n’accusons que l’esprit des siècles qui les suggérèrent, et non les auteurs renommés qui se soumirent au goût de leur âge. L’abus du raisonnement mine peu à peu les facultés de l’imagination : n’en est-il pas de la jeunesse des peuples et de leur maturité, comme de ces deux époques dans la vie des hommes ? D’abord les objets les frappent vivement, se colorent, s’animent à leurs yeux ; tout interroge leurs sens, et tout leur répond ; tout leur semble participer à leur être dont la force surabondante se répand sur ce qui les environne : bientôt la réalité détruit leur illusion enchanteresse : elle dépouille leurs spéculations des formes, des couleurs, de l’existence fictive, qu’ils leur prêtaient ; ils n’ont plus de tableaux devant les regards ; mais des réflexions, mais des arguments dans l’esprit : ils ne voient plus de choses vivantes, mais ils en considèrent les qualités inertes ; et cette triste et froide abstraction remplace le sentiment qui les portait à saisir les dehors mouvants de la nature. Le terme de cette révolution périodique pour les individus, et pour les nations, amène communément l’usage de tout décomposer : dès lors tombe l’idéal et rien de ce qui excède la mesure ordinaire de l’intelligence répartie à la multitude, ne paraît admissible à la raison : la crainte du chimérique et de l’absurde repousse le brillant voile dont la fiction habille la vérité. On se figure que la seule grandeur de l’histoire vivifie assez l’épopée, et qu’il est plus noble d’expliquer les hauts faits d’un héros par le ressort naturel de la magnanimité, que de soutenir la marche surprenante de son héroïsme par le secours d’une divinité tutélaire dont sa vertu le rend digne d’être l’immortel favori. Le prestige s’évanouit, le sublime décroît, les nœuds qui lient le ciel, la terre, et les abîmes, sont coupés : l’inspiration des muses s’arrête aux limites vulgaires ; la langue de la poésie est celle de la convenance et du goût ; mais ce n’est plus celle du génie, celle qui passionne les peuples jeunes, à demi civilisés, qui personnifie les puissances de leurs religions, qui déifie les fondateurs, les lois, la justice, qui évoque, et réveille les morts, qui fait vivre tous les attributs des choses, et remue tous les êtres imaginaires. Le raisonnement va plus loin : il dément les témoignages de l’histoire ; et les traditions d’une vertu antique sont jugées fabuleuses, parce que les actes qu’elle produisait ne se renouvellent plus : on implique l’intérêt et l’orgueil dans les transports du zèle et de la générosité même ; on métamorphose ainsi l’héroïsme en politique hardie : celle-ci devient le sujet dégénéré de l’admiration ; et la logique subtile, qui la décompose enfin de plus en plus, n’aperçoit en elle rien de plus beau que l’habileté de l’intrigue. Est-ce, dites-moi, en rapetissant ainsi les mobiles des actions humaines qu’on assied sur un fondement extraordinaire l’édifice d’une merveilleuse épopée ? Quelle distance de là aux vues transcendantes des Linus, des Orphées, des Empédocles, et particulièrement d’Hésiode, qui nous a transmis sa Théogonie ; tableau de la famille des immortels, et de la chute des Titans ? Il ne daigne pas même raconter les exploits des héros, mais les aventures des dieux et des déesses ; il ne chante pas sur la terre, mais dans l’Olympe : en lui tout est surhumain, tout est fabuleux, tout est mystère, et docte allégorie ; et sa diction, exaltée par son sujet, brille de l’éclat des divines images qu’il peint dans ses vers inspirés. Avons-nous oublié que c’est en prenant de haut la nature, la législation, et la morale, que les premiers poètes, qui sont encore nos maîtres, dominèrent les pensées, étonnèrent les âmes, et mirent au rang des demi-dieux les hommes dont ils racontèrent les vertueux travaux ?

Sophismes de l’impuissance.

Tel est l’objet du poème épique dont Hésiode traça simplement l’idéal, et dessina les personnages surnaturels qu’Homère sut faire agir, en les associant aux passions et aux destinées des hommes. Dans l’impuissance où l’on est d’imaginer comme eux, on prend les effets de l’infirmité de l’esprit pour un perfectionnement de l’art, et la faiblesse des inventions pour la mesure du bon sens. On s’applaudit de ne plus tant mêler le fabuleux au réel ; on objecte aux défenseurs du système fictif que nos idées s’y refusent, que les langues modernes n’ont pas les ressources des langues anciennes, et que notre savoir n’admet plus les erreurs poétiques. Toutes ces excuses sont vaines : la lecture de nos meilleurs auteurs les réfute. Prenons, sans anticiper sur l’examen des épopées, deux morceaux bien connus, le Passage du Rhin, et la Bataille de Fontenoy, tous deux sont écrits en notre langue, tous deux célèbrent un fait récent dans l’histoire : demandons-nous lequel est le plus frappant. L’auteur du poème de Fontenoy pressent un peu le reproche des poétiques, auxquelles il répond spirituellement en jetant un blâme spécieux sur l’emploi de la fiction qu’il n’eût pas négligée si elle se fût heureusement offerte à lui.

« Ce n’est, dit-il, qu’après s’être laissé emporter aux premiers mouvements du zèle, après s’être attaché uniquement à louer ceux qui ont si bien servi la patrie dans ce grand jour, qu’on s’est permis d’insérer dans le poème un peu de ces fictions qui affaibliraient un tel sujet, si on voulait les prodiguer » ; mais il ne fallait pas vouloir en être prodigue, il fallait seulement en user. Il dit ensuite :

« On peut, deux mille ans après la guerre de Troie, faire apporter par Vénus à Énée des armes que Vulcain a forgées, et qui rendent ce héros invulnérable. On peut lui faire rendre son épée par une divinité, etc. Mais ni notre siècle, ni un événement si récent, ni un ouvrage si court, ne permettent guères ces peintures, devenues les lieux communs de la poésie. » Sans doute, elles sont devenues des lieux communs aujourd’hui, parce qu’elles sont si belles qu’on les a perpétuellement copiées ; mais ce ne sont pas les fables tant de fois imitées qu’il devait employer ; il s’agissait d’en imaginer de rivales, assez belles pour qu’elles devinssent aussi des lieux communs dans deux mille ans. Il ajoute :

« Ici le vrai Jupiter, le vrai Mars, c’est un roi tranquille dans le plus grand danger, et qui hasarde sa vie pour un peuple dont il est le père ; c’est lui, c’est son fils ; ce sont ceux qui ont vaincu sous lui, et non Junon et Juturne, qu’on a voulu et qu’on a dû peindre. »

Voilà le raisonnement de cette philosophie très impoétique à laquelle l’opinion d’un habile écrivain a donné une autorité que je craindrais si nous n’avions l’exemple d’un grand poète à lui opposer. Avec de tels arguments, le récit de la bataille de Fontenoy ne se défend pas d’être une relation historique, qui n’a d’autres embellissements que des vers passables, et les noms des familles qui ont illustré nos annales. On ne niera pas que le sujet se fût autrement animé si l’auteur l’eût relevé partout comme en ce court passage.

« Des montagnes, des bois, des fleuves d’alentour,
« Tous les Dieux alarmés sortent de leur séjour,
« Incertains pour quel maître en ces plaines fécondes,
« Vont croître leurs moissons, et vont couler leurs ondes.

Il eût rendu son éclat plus vif encore, s’il avait bien réalisé la fuite de l’ombre courroucée de Charles-Quint, et s’il eût mieux arrêté les contours des figures qu’il n’entrevoit et ne montre que trop fugitivement. Boileau pouvait se dire comme Voltaire, en traitant dans une épître le passage du Rhin, ni notre siècle, ni un événement si récent, ni un ouvrage si court, ne permettent guères ces peintures  ; il s’est bien gardé d’argumenter ainsi contre l’intérêt de sa muse, et son fragment épique est marqué d’un sceau d’immortalité. Relate-t-il les obstacles matériels du passage d’un fleuve ? Cherche-t-il un mérite dans l’exposition de détails qu’un bon versificateur manie avec facilité ? De quelle raison s’appuie-t-il en commençant ? D’une absolument contraire à celle que Voltaire avance pour son excuse.

] « Il faut au moins du Rhin tenter l’heureux passage.
« Un trop juste devoir veut que nous l’essayons.
« Muses, pour le tracer, cherchez tous vos crayons :
« Car, puisqu’en cet exploit tout paraît incroyable,
« Que la vérité pure y ressemble à la fable,
« De tous vos ornements vous pouvez l’égayer.

Cet argument-là ne lui interdira pas la fiction ; et nous allons voir quel corps, quelle consistance, quelle vie, son art lui donne ; car la lecture de ce morceau exquis, bien qu’il soit présent à la mémoire de tous, ne sera fatigante pour personne. Les amateurs de la belle musique jouissent à entendre toujours répéter celle des grands maîtres.

« Au pied du mont Adule, entre mille roseaux,
« Le Rhin tranquille, et fier du progrès de ses eaux,
« Appuyé d’une main sur son urne penchante,
« Dormait au bruit flatteur de son onde naissante :

Déjà le fleuve lui-même est figuré dans une attitude bien déterminée.

« Lorsqu’un cri tout à coup suivi de mille cris
« Vient d’un calme si doux retirer ses esprits.

Maintenant le personnage s’anime et se meut.

« Il se trouble, il regarde, et partout sur ses rives
« Il voit fuir à grands pas ses naïades craintives,
« Qui toutes accourant vers leur humide roi
« Par un récit affreux redoublent son effroi.

Transformé en monarque, il est entouré d’une cour de Nymphes, et ces êtres fictifs lui adressent la parole.

« Il apprend qu’un héros, conduit par la victoire,
« À de ses bords fameux flétri l’antique gloire ;
« Que Rimberg et Wesel, terrassés en deux jours,
« D’un joug déjà prochain menacent tout son cours.

Les voici qui s’expriment elles-mêmes.

« Nous l’avons vu, dit l’une, affronter la tempête
« De cent foudres d’airain tournés contre sa tête.
« Il marche vers Tholus ; et tes flots en courroux
« Au prix de sa fureur sont tranquilles et doux.
« Il a de Jupiter la taille et le visage ;
« Et, depuis ce romain dont l’insolent passage
« Sur un pont en deux jours trompa tous tes efforts,
« Jamais rien de si grand n’a paru sur tes bords.

Si le héros était le seul dieu de l’action, le récit des Nymphes l’agrandirait-il autant que le parallèle qu’elles font de lui et de Jupiter ?

« Le Rhin tremble et frémit à ces tristes nouvelles ;
« Le feu sort à travers ses humides prunelles.
« C’est donc trop peu, dit-il, que l’Escaut en deux mois
« Ait appris à couler sous de nouvelles lois ;
« Et de mille remparts mon onde environnée
« De ces fleuves sans nom suivra la destinée ?
« Ah ! périssent mes eaux ! ou par d’illustres coups
« Montrons qui doit céder des mortels ou de nous.

C’est peu d’avoir prêté des traits, une voix, un maintien au fleuve, il l’agite de sentiments, et par cette allégorie annonce une lutte entre un dieu et le héros. Voilà le Rhin qui agit, et qui, de plus, se revêt d’un déguisement :

« À ces mots, essuyant sa barbe limoneuse,
« Il prend d’un vieux guerrier la figure poudreuse.
« Son front cicatricé rend son air furieux ;
« Et l’ardeur du combat étincelle en ses yeux.
« En ce moment il part ; et, couvert d’une nue,
« Du fameux fort de Skink prend la route connue.
« Là, contemplant son cours, il voit de toutes parts
« Ses pâles défenseurs par la frayeur épars :
« Il voit cent bataillons qui, loin de se défendre,
« Attendent sur des murs l’ennemi pour se rendre.
« Confus, il les aborde ; et renforçant sa voix :
« — Grands arbitres, dit-il, des querelles des rois,
« Est-ce ainsi que votre âme, aux périls aguerrie,
« Soutient sur ces remparts l’honneur et la patrie ?

Qui ne croirait pas assister à l’action, entendre les exhortations du Dieu, et voir son visage irrité ? Qui ne conçoit nettement sous ces images la résistance qu’un grand fleuve oppose au passage des troupes, et la protection qu’en reçoivent celles qui le défendent. Le poète raconte ensuite avec autant de feu que de précision les périls, les mouvements de l’armée ; il en nomme les chefs ; il décrit les moindres circonstances de l’attaque et de son succès ; puis, terminant le sujet sans altérer le charme qu’il a fait naître, il ramène ainsi l’auditeur à l’illusion de sa fable, et la soutient jusqu’au bout avec le même art.

« Un bruit s’épand qu’Enguien et Condé sont passés ;
« Condé, dont le seul nom fait tomber les murailles,
« Force les escadrons, et gagne les batailles ;
« Enguien, de son hymen le seul et digne fruit,
« Par lui dès son enfance à la victoire instruit.
« L’ennemi renversé fuit et gagne la plaine :
« Le Dieu lui-même cède au torrent qui l’entraîne,
« Et seul, désespéré, pleurant ses vains efforts,
« Abandonne à Louis la victoire et ses bords.

Admirable conclusion, en tout conforme à l’exorde, et au nœud allégoriquement formé dans le goût antique : notre glaciale méthode ne supporte pas la concurrence avec celle-ci. On a chanté de plus grands exploits militaires que le passage du Rhin, sans leur attacher une célébrité si durable. Cela prouve que la dignité convenable à l’histoire n’est pas suffisante à l’épopée, et qu’elle n’atteint pas au but qu’elle se propose, quand elle ne produit pas un effet supérieur à celui de la vérité même. La versification n’est pas tout, quelque exacte qu’elle soit, et le même Boileau nous en avertit :

« On connaît des grands vers les disgrâces tragiques,
« Et souvent on ennuie en termes magnifiques.

L’invention seule préserve de ce danger : l’invention restreint les discours du poète, et le force de courir à l’événement : l’invention, qui se développe d’elle-même, lui épargne les efforts d’une éloquence inquiète de n’avoir jamais assez dit ce qu’il faut ; elle lui pose des bornes, et maintient sa diction dans une simplicité noble et juste, parce que le ton déclamatoire n’a plus de place où doit régner le ton narratif.

Définition du poème épique et de ses trois espèces.

Les considérations que je vous ai déduites m’engagent donc à ne pas diviser l’épopée sérieuse en deux espèces, mais à n’en reconnaître qu’une seule que nous définirons ainsi ; récit en vers d’une action héroïque et merveilleuse, et que nous nommerons simplement poème épique, ou épopée héroïque. Nous admettons deux espèces dans l’épopée badine. La première est bien définie par le titre d’épopée héroï-comique ; et nous appellerons la seconde épopée satirique. Ces trois espèces, caractérisées par leurs dénominations, comprennent pour nous le genre épique tout entier.

Avant que de dénombrer les conditions ou règles qui leur sont propres, il faut revenir sur nos pas et parler de l’objet des deux épopées badines, afin qu’on sache ce qu’elles sont, comme l’on sait ce que c’est que l’épopée sérieuse. L’héroï-comique est, de même, le récit en vers d’une action merveilleuse, mais tour à tour noble, gaie, grave, et légère. Elle se fonde sur les époques assez reculées pour que les traditions romanesques se mêlent aux rapports historiques, et que le vrai s’y confonde avec le fabuleux. La lointaine renommée de ces temps la rend maîtresse des ressorts qu’elle met en jeu ; les crédulités, les superstitions des âges de chevalerie lui fournissent les nombreuses chimères dont elle vous effraie ou vous amuse. Sa raillerie donne au profane un appareil sacré, quelquefois montre le sacré sous un air profane : le paganisme et la foi, les saints et les diables, tout lui est présent et opère les vicissitudes qu’éprouvent ses héros. Elle exagère, pour vous divertir, leur valeur, leur colère, leurs amours, et, pour comble de merveille, jusqu’à l’infidélité de leurs maîtresses : elle ne respecte ni les préjugés, ni la raison, ni le vraisemblable ; et pourtant vous charme, vous intéresse, et vous éclaire par la peinture animée des burlesques visions que consacrèrent les siècles, des caprices effrénés qu’enfantent les passions, et par la riante ironie dont elle lance les traits contre toutes les erreurs, contre toutes les extravagances, et toutes les charlataneries. Elle traite si religieusement les mensonges, qu’il n’en est plus qui ne vous semble mériter votre dévote croyance ; elle traite si lestement les vérités, que vous doutez qu’il en soit aucune de révélée dans le monde. Plus libre en sa marche que l’épopée sérieuse, elle ne s’astreint pas à narrer toujours ; elle s’interrompt et cède la parole à sa muse, au poète ; l’un ou l’autre vous parle, vous dispose à l’intelligence du récit, implore votre indulgence, ou gourmande votre inattention : elle suspend le fil d’une aventure, en saisit un second, le mêle avec un troisième, le brouille encore entre plusieurs autres, et finit par dénouer vivement ce qu’elle a tissu par le plus agréable artifice. Sa diction, forte ou gracieuse, sévère ou plaisante, qui se varie autant que le caractère de ses sujets, ne commande pas les vers de la plus grande mesure, et notre rythme décasyllabique lui convient mieux que notre alexandrin ; car il se ploie mieux que tout autre au badinage de cette espèce d’épopée.

La satirique veut le grand vers correspondant au pompeux et grave hexamètre. On sent pourquoi l’alexandrin convient à ce qu’elle se propose : elle revêt un fonds léger d’une forme solennelle, et la majesté de ce vers contraste, autant qu’il le faut, avec la petitesse du sujet qu’elle choisit. Le ton mixte de cette sorte de récit a fait hésiter les littérateurs sur le rang où ils le classeraient ; ils ont laissé ce point indécis ; et quelques-uns n’ont pu même souffrir qu’on donnât le titre d’épopée à l’espèce que je distingue ici. On diffère d’avis en cela, comme en tout, faute de s’entendre. La Harpe reproche à La Motte, dont il relève très sensément les hérésies littéraires, de croire que tous les sujets sont également bons pour l’épopée. « La Pharsale et le Lutrin, dit-il, sont à ses yeux des poèmes épiques tout aussi bien que l’Iliade. » Je déclare avec La Harpe qu’il est absurde de n’en pas faire la différence : le combat des chantres et des chanoines chez Barbin n’est pas la même chose que la bataille entre César et Pompée dans les plaines de Pharsale.

Il a raison de l’affirmer à La Motte ; mais il a tort de lui nier que les deux poèmes cités soient deux espèces diverses d’un même genre, et d’ajouter comme une conséquence de ce qu’Agnès de Chaillot n’est pas aussi bien une tragédie qu’Inès de Castro, mais seulement la parodie de celle-ci, que, de même, le Lutrin n’est autre chose que la parodie de l’héroïque. Où le mène cette erreur ? A confondre une espèce excellente avec la plus méprisable de toutes. Un fait petit ou grand devient épique, s’il reçoit convenablement des fictions allégoriques et merveilleuses : c’est là le caractère distinctif du genre. Or le Lutrin lui appartient : le ton plaisant de ce poème n’est pas celui de la parodie. Celle-ci ne crée pas un sujet satirique : elle en défigure un, déjà traité noblement ; elle traduit le sérieux par le risible, ainsi qu’a fait Scarron dans son Énéide travestie, titre qui constate bien la spécialité de son ouvrage. Le Lutrin est un tableau naturel et vrai, mais non une peinture grotesque : la fable en est originale, et non la copie d’une autre : les fictions s’y adaptent parfaitement, leurs formes sont celles de la véritable épopée, appliquées seulement à un intérêt susceptible d’être raillé. Ces distinctions n’ont rien de commun avec les sophismes qui n’eussent persuadé jamais à La Harpe qu’il faille mettre sur la même ligne la Henriade et Vert-Vert j.

Était-il séant à un dogmatiste tel que lui, de citer Vert-Vert, qui n’est qu’un joli conte, à côté du Lutrin, qui est un poème parfait ? Certes, il n’en fût pas venu là, si quelque bonne classification eût marqué les différences et les limites des genres. Tout nous en démontre l’utilité. Mettons désormais le Lutrin en son rang, et disons que l’épopée satirique, dont ce poème est le modèle, se place spécialement dans le genre épique, ainsi que la comédie, bien différente de la parodie, est une des espèces du genre dramatique.

Le commentateur qui ne voyait pas une épopée dans le Lutrin, n’a pas dû mentionner la Théogonie d’Hésiode, et les Métamorphoses d’Ovide, comme étant des poèmes épiques ; et c’est pourtant sous ce titre qu’il les insère dans son cours de littérature : ces ouvrages ne contiennent pas une action entière, mais une suite d’actions successives et détachées les unes des autres. Je me persuade qu’il n’en parle que sous le rapport du système fictif qui les caractérise. En ce cas il fallait s’expliquer. Ils sont bons en effet à fournir des exemples d’épisodes, et non de poèmes complets : on n’y retrouve pas même l’unité qui joint toutes les aventures racontées dans la Divine Comédie du Dante. Là du moins s’exécute le voyage merveilleux du poète qui passe des profondeurs de l’enfer jusqu’aux sommités du ciel, et qui redescend sur la terre en héros de sa fiction terrible. Son entreprise a un commencement, un milieu, une fin : si sa course paraît sans limite relativement aux lieux qu’il parcourt, elle est bornée par le temps qu’il emploie à les traverser ; et, de plus, on voit que le dessein unique du poète est de renfermer en un seul cadre le tableau de tous les crimes punis, de toutes les vertus récompensées : l’œuvre totale résulte d’un plan particulièrement épique. Hésiode n’offre qu’une galerie de divines figures dont il trace magnifiquement les portraits, et ne raconte que des faits isolés dont la grandeur surnaturelle excite l’admiration. Ovide, en chantant les métamorphoses, les attacha historiquement d’époque en époque, depuis l’origine des temps jusqu’au sien ; mais il ne forme pas réellement une épopée. Relisez ce qu’en écrit La Harpe ; je ne me flatterais pas de suppléer à ce charmant et délicat éloge. Il nous apprend que Voltaire avait une grande admiration pour cet ouvrage : je le crois ; et j’en induis qu’il eût bien goûté la Bible, si quelque bon poète eût traduit élégamment la Vulgate en vers, ou qu’il eût peut-être été le partial détracteur des Métamorphoses, s’il fût né sous le temps dont elles étaient la Bible. En effet l’œuvre d’Ovide est la paraphrase embellie de l’Écriture sainte des païens, et n’est pas plus une épopée que notre livre sacré n’en est une. La différence des religions ne détruit pas l’identité de l’imaginaire, du surnaturel, du fonds successif d’historiettes par lesquelles on passe de la création au déluge, et des époques originelles aux dernières révolutions des annales. Le même fil imperceptible qui vous conduit dans le cours du testament mythologique à travers tant de merveilles consacrées par la foi des peuples grecs et latins, vous guide au milieu des aventures miraculeuses dont les nations modernes on fait des articles de leur croyance, et où nous trouvons des éléments de fictions poétiques. Là les tableaux, toujours divers, brillent de la plus étonnante variété de couleurs ; là ils atteignent aussi la plus haute sublimité, et descendent à la familiarité la plus naïve : majestueux, terribles, affreux, agréables, et touchants tour à tour, ils saisissent, ils transportent, ils frappent, ils amusent, ils intéressent également. Le palais du soleil n’a rien de plus éclatant que Jéhovahk dans sa gloire. La figure de Pluton, rien de plus sinistre que Satan, roi de l’abîme ; et la cabane de Philémon, rien de plus champêtre, de plus hospitalier que la tente des fils de Jacob. En lisant les fables attendrissantes de Thisbé, d’Alcyon, et de la fille pieuse d’Érésicton, on croit lire les charmantes traditions de la Genèse ; en lisant les épisodes de Ruth et Booz, de Joseph, et du fidèle Tobie, on croit lire les plus belles fables des Métamorphoses. On ne sait, dit La Harpe, en parlant du Vatès de Rome, ce que la mythologie lui a fourni, et ce qu’il y a pu ajouter : de même, vous dirai-je, on ignore ce que les contes débités en Égypte, en Syrie, ont pu fournir aux prophètes, ou Vatès hébraïques, pour nous transmettre un tout si bien suivi, si bien lié, qu’ils ont formé de la collection de tant d’histoires merveilleuses, qui toutes s’enchaînent et se dénouent divinement. Le parallèle entre les Métamorphoses et la Bible est donc exact ; et comme ces deux ouvrages, malgré leur aspect fabuleux, ne présentent pas une action simple et complète, nous ne pouvons pas plus recevoir l’un que l’autre dans la classe proprement dite de l’épopée. Nous en retirerons seulement de bons modèles épisodiques.

Passons maintenant aux règles de composition et d’exécution des trois espèces de poème épique. Il s’en faut de peu que toutes leurs conditions ne soient pareilles. J’hésite encore à vous les dénombrer, et ne voudrais pas vous répéter les raisons dont j’appuyai mes subdivisions élémentaires, de peur de lasser la patience des personnes qui en ont reconnu la réalité dans l’application scrupuleuse que j’en fis sur les chefs-d’œuvre du genre théâtral. Quelle marche prendre pour se concilier les opinions ? Si vous répandez sur les matières littéraires les clartés de votre simple raison, et si vous n’en jugez que par un tact d’habitude, vos discours ne semblent pas assez fondés en principes, et l’on vous demande de classer les objets avec plus de méthode. Si vous les analysez en détail, vous en multipliez les faces ; il faut en diviser les qualités, et leur définition paraît minutieuse : on vous accuse de compliquer et d’obscurcir ce que vous simplifiez et ce que vous éclairez, en y mettant l’ordre et la suite. Les uns vous nomment ignorant, si vous n’adoptez pas tous les rudiments classiques ; les autres vous qualifient de pédant, si vous ajoutez aux préceptes de l’école, et si vous ne tendez à dégager les muses de leurs moindres chaînes. Que nous écrit Voltaire lui-même dans son essai sur la poésie épique ? « On a accablé presque tous les arts d’un nombre prodigieux de règles, dont la plupart sont inutiles ou fausses. Nous trouvons partout des leçons, mais bien peu d’exemples. La plupart ont discouru avec pesanteur de ce qu’il fallait sentir avec transport ; et quand même leurs règles seraient justes, combien peu seraient-elles utiles ? Homère, Virgile, le Tasse, et Milton, n’ont guères obéi à d’autres leçons qu’à celles de leur génie. Tant de prétendues règles, tant de liens ne serviraient qu’à embarrasser les grands hommes dans leur marche, et seraient d’un faible secours à ceux à qui le talent manque. »

Partons de l’avis de Voltaire ; nous n’aurons plus qu’à cesser nos remarques, qu’à fermer les livres, et qu’à nous abandonner à notre esprit. Les paroles du grand homme ont l’air plausible : devons-nous absolument les tenir comme des oracles, ou oserons-nous les réfuter ? Ne pourrions-nous lui répondre que des règles ne sont que des résultats d’observations bien faites ; que lui-même leur a soumis le plan et l’exécution de ses chefs-d’œuvre, devenus aujourd’hui les modèles offerts à l’étude de ses successeurs ; qu’Homère, Virgile, le Tasse, et Milton, ont jeté leurs monuments dans des moules trop généralement semblables pour les avoir produits sans s’assujettir à des lois d’imitation ; que jamais les règles n’embarrassent les gens habiles, mais qu’elles les dirigent dans les genres créés, et qu’ils s’en font intuitivement de supplémentaires pour les genres qu’ils inventent ; que ce n’est pas en se jouant, et par fantaisie, qu’on fait naître une Iliade ou une Énéide ; et qu’enfin si la Henriade est inférieure à ces poèmes, c’est que son auteur n’y a pas aussi bien suivi toutes les règles de Virgile, qu’il a suivi les principes de Sophocle dans sa tragédie de Mérope ? Nul doute qu’un docte poète ne puisse réduire l’art tout entier à quelques idées sommaires ; mais elles sont pour lui le résumé d’une quantité indéfinie de remarques, de réflexions, d’épreuves qu’il a méditées, et qui lui reviennent sans cesse dès qu’il en a besoin dans le détail de l’exécution des ouvrages. Si vous lui demandiez d’énumérer la foule de raisons positives qui ont déterminé l’ordonnance de son plan, le choix de sa fable, celui des incidents, les variétés de sa diction, il vous dirait qu’il ignore quelle bonne inspiration l’a guidé, afin de s’épargner la fatigue du développement d’une poétique entière ; mais il ne dirait pas qu’il s’est affranchi de toutes règles ; car les règles sont en littérature ce que sont en peinture les lignes proportionnelles du dessin et les lois de la composition des groupes et de la perspective : ce sont autant de principes qu’il faut savoir ; principes nombreux que l’instinct naturel ne révèle pas, que le temps a découverts, et que l’étude seule nous apprend. Cela n’empêche pas qu’il n’y ait dans les secrets de Raphaël bien des choses qui ne s’apprennent pas, et qui ne soient au-dessus de l’art. Les règles que j’ai supputées relativement à la poésie théâtrale, montaient au nombre de vingt-six dans la tragédie : combien une exacte analyse ne nous en présentera-t-elle pas dans l’épopée ?

Aperçu des vingt-quatre conditions qui constituent les deux genres de l’épopée.

Je m’abstiens de vous faire le compte de ses conditions absolues. Permettez-moi seulement de vous interroger sur des points principaux : ne conviendrez-vous pas qu’il faut à un poème épique une action entière que l’on nomme le fait ou la fable, sujet du récit ? Ne faut-il pas que la mesure de cette action ait une certaine étendue qui en laisse discerner le commencement, le milieu, et la fin ? Le merveilleux, ou, si l’on veut, l’invention idéale qui relève le fait, ne doit-il pas embellir la machine, et soutenir tous ses ressorts ? L’unité de sujet n’accomplit-elle pas la beauté de la fable ? N’a-t-elle pas besoin du secours des épisodes qui la varient, et lui servent de gracieux accessoires ? Peut-elle manquer de ce vraisemblable plus recommandé que le vrai, soit à l’égard des actions des dieux, soit relatif à celles des hommes ? Omettra-t-on le nécessaire dans les parties qui la constituent ? Négligera-t-on le nœud, l’intérêt duquel résultent la curiosité qu’elle excite, et l’émotion qu’elle fait naître ? N’est-ce pas une des causes puissantes de ce même intérêt que les changements du sort, que les péripéties heureuses ou malheureuses, qui produisent la joie, la crainte, ou la pitié ? N’y peindra-t-on pas les passions qui sont l’âme de la fable ? les caractères qui en sont les mobiles ? N’exige-t-elle pas le sublime dans les sentiments et dans le langage ? N’y imprimera-t-on pas les mœurs convenables aux personnages, aux temps, et aux lieux ? La représentation des usages ou coutumes locales y est-elle superflue ? Tout n’y doit-il pas aboutir à une importante moralité qui pénètre les cœurs, et qui éclaire la raison ? Nul exorde n’exposera-t-il le sujet ? Osera-t-on l’annoncer d’un ton inspiré sans s’être rendu quelque muse ou quelque dieu favorable par une noble invocation ? Pourrait-on en fournir la carrière immense si l’ordre des chants qui se succèdent n’en marquait les repos et les mouvements ? N’est-il pas une diction précise, rapide, et simple, qui soit propre à la narration ? Une pompe indispensable à la description ? Une dramatique éloquence nécessaire au dialogue ? Le style tantôt le plus naturel, tantôt le plus métaphorique et le plus hardi, n’est-il pas tour à tour prescrit par les qualités du genre ? Vous demanderai-je encore si le fait principal, raconté par le poète, se termine d’une manière satisfaisante sans une conclusion absolue du destin des personnages ou de leur entreprise, sans un dénouement parfait ? Enfin la réunion de ces diverses conditions remplies ne produit-elle pas le complément du récit en vers d’une action héroïque et merveilleuse ? Il n’est pas un de vous qui ne me répondît affirmativement à ces simples questions ; elles n’ont rien, je crois, qui sentent la pédanterie ni les formules scholastiques : je vous en ai fait vingt-quatre, qui contiennent pourtant l’expression du nombre des règles positives du poème épique. Suppléons au sublime par le comique, aux mœurs par le travestissement, et à la moralité par la satire, nous aurons la même quantité de conditions dans les deux espèces inférieures de cet admirable genre. Nous analyserons aux séances suivantes chacune de ces règles, qui trouveront leurs applications exactes dans les premiers chefs-d’œuvre.

Avant-propos a la séance suivante.

Messieurs,

J’éviterai le danger d’une digression qui dérangerait la marche de mes analyses, en m’expliquant d’abord sur ce qui concerne mes réfutations de la théorie de La Harpe. Autant il est bienséant de ne pas répliquer aux malignes censures, autant il est convenable et utile de discuter les avis qui peuvent nous instruire ; permettez-moi donc d’entrer dans un court éclaircissement sur celui que m’adresse un article inséré hier au Journal de Paris, et qui me semble dicté par la politesse et l’amour des belles-lettres.

On me reproche d’avoir dit, en ma première séance, que La Harpe n’instruisit pas ; mais on a peu fidèlement retenu mes paroles, qui, je pense, m’auraient seules justifié. J’ai dit expressément : La Harpe plut beaucoup et n’instruisit guère ; tâchons de plaire autant, et d’enseigner mieux.

Ce vœu, bien commenté, exprime en résumé que les talents, le style correct, et la facile élocution de La Harpe l’ont fait réussir, et que le défaut de plan formé, le manque de liaison, d’étendue et de solidité de principes, l’ont empêché de devenir élémentaire. Je ne critique pas ses rédactions parfois très séduisantes ; j’attaque ses erreurs et le crédit que son éloquence leur prête : j’applaudis fréquemment à la forme académique de ses discours, mais j’en blâme le plus souvent le fonds. Eh pourquoi ? c’est qu’il faut s’attacher au fonds qui constitue les choses, et qu’un cours de littérature vide de méthode, ne me paraît pas tendre aux progrès de l’art de composer et d’écrire. Si l’on se rappelle la section de mon cours, où je traitai de la tragédie, on se souvient de quels éloges j’ai relevé la beauté des leçons de La Harpe sur Andromaque, Iphigénie, Britannicus, et tant d’admirables pièces de l’auteur de Mérope : mais je n’ai pu le louer de déprécier le sublime Corneille, ni de rabaisser en faveur de Voltaire les grandeurs des tragiques grecs. Je n’ai pu le louer, en traitant après de la comédie, d’avoir trop vaguement parlé de Molière, d’avoir méconnu Plaute, et méprisé jusqu’à l’excès l’extraordinaire Aristophane, tous excellents auteurs dont il resserre l’examen en quelques pages arides et stériles : maintenant je ne puis le louer non plus, en traitant de l’épopée, d’avoir épuisé sa dialectique à défendre la Henriade contre les vaines remarques de Clément, et d’avoir négligé d’approfondir Homère, Virgile, le Dante, l’Arioste, le Tasse, et Milton. Observez aussi que ce n’est point moi qui le combats ; ce sont les exemples de ces poètes fameux ; ce sont Aristote, Quintilien, Horace, Boileau, de qui les autorités contredisent les maximes qu’il adopte. Obligé de choisir entre lui et ces grands maîtres, je me range de leur côté, je l’avoue, et je crois que c’est en cela seulement qu’on peut courir au parti le plus fort. On interprète injustement mes expressions, lorsqu’on les soupçonne d’être mêlées d’humeur et d’amertume : prend-on pour le langage d’une aversion que je n’eus aucun sujet personnel de concevoir la chaleur involontaire que m’inspire l’évidence des principes blessés et le zèle de l’antique doctrine ? En ce cas, mes leçons subséquentes, encore pleines de réfutations nécessaires, passeront pour de nouveaux griefs, si je ne veux abandonner l’intérêt des bons préceptes, et plaire aux dépens de leur exactitude. Que m’objecte-t-on ? Ce que j’avançai moi-même, qu’il est plus profitable et plus doux d’applaudir aux beautés d’un ouvrage que d’en censurer les défauts ; je réponds qu’un cours de littérature n’est pas proprement une conception, une œuvre de l’art, mais un examen raisonné des œuvres, des conceptions littéraires, que ce travail de pur enseignement n’est classique qu’autant qu’il expose des principes exacts, et qu’il doit passer à l’épreuve de toutes les dissertations polémiques. Le scrupule spécieux qu’on veut encore me faire, c’est d’attaquer notre littérateur dans la même chaire où ses talents lui acquirent des succès. Eh ! messieurs, nous qui étudions, qui commentons les anciens, n’oserons-nous, en nous créant des fantômes de considération, imiter les philosophes d’Athènes qui se succédaient dans les mêmes lycées pour s’y réfuter mutuellement, et pour y disputer de lumières ? Qui de nous, ajouterai-je enfin, contredirait ici plus rigoureusement La Harpe que La Harpe même ? La première moitié de son cours est animée de toutes les opinions que vous nommez, par idiotisme anglais, libérales, et dont il outra violemment les conséquences ; la seconde moitié les renverse par la virulence de ses déclamations antiphilosophiques. Entre les excès dans lesquels il se jeta, je vous demande si vous apercevez ce juste milieu où se tient le raisonnable et le vrai : sont-ce les idées de ce professeur que je dois préférer à la force de la vérité ? Depuis que je l’entendis tour à tour affubler révolutionnairement ses systèmes et embéguiner sa morale, si j’étais capable de me laisser frapper de chimères, sa caricature m’apparaîtrait tantôt sous une couleur, et tantôt sous une autre, faisant pénitence d’avoir été l’apôtre de Voltaire, son bienfaiteur, et son premier guide. Dites-moi si j’aurais pu, d’après un tel homme, établir ces démonstrations, par lesquelles je vous prouvai que l’esprit et le génie étaient, chez les grands écrivains, proportionnels à la droiture et à la vertu si constamment inspiratrice du bon et du beau ? J’espère, en vous développant toujours ce fécond principe, mériter votre confiance, et l’équitable estime du public ; et je ne m’affligerai pas, en cas d’erreur, si l’impartialité me réfute à mon tour.

Vingt-huitième séance.
Du fait ou de la fable épique ; de la mesure de l’action.

Messieurs,

Les qualités qui constituent généralement la poésie épique nous sont connues : nous avons dit que le genre se divisait en trois espèces, dont l’une est mixte et deux sont simples. L’épopée sérieuse et l’épopée comique contrastent l’une avec l’autre par le ton uniforme qui les distingue. L’épopée héroï-comique, ainsi que son titre l’annonce, se varie au gré de l’esprit du poète, et passe alternativement du ton noble au ton badin, selon que le demande l’action racontée. J’attribue à ces trois espèces que nous avons définies vingt-quatre règles ou conditions indispensables, et j’espère vous démontrer que l’omission d’une seule, altère la beauté de cette sorte de poème : Nous allons les traiter par ordre : on verra qu’elles n’ont rien d’arbitraire, et qu’elles sont de réelles parties intégrantes du genre que nous analysons.

1re Règle. Le fait ou la fable.

La première condition de toute épopée est le fait ou la fable qui lui sert de fondement : on pourrait m’arrêter d’abord, et croire qu’il est superflu d’ériger en règle la nécessité d’un sujet pour construire un ouvrage quelconque. Mais ne voulant plus rien laisser de vague dans la doctrine littéraire, je dois prévenir attentivement jusqu’aux moindres objections à ma méthode analytique, et entrer avec scrupule dans tous les détails sans crainte d’être minutieux. Un sujet est le fonds de tous les genres d’écrits ; et le choix du sujet est spécial à chacun. Or ce choix, pour l’épopée ainsi que pour le genre théâtral, doit se fixer sur une action soit historique, soit fabuleuse. C’est en cela que le fait ou la fable en est la règle première. Le poème didactique, l’héroïde, l’épître, l’histoire, l’oraison, les traités moraux et scientifiques, ne se fondent pas sur le simple récit d’une action : il est donc indubitable que cette condition a besoin d’être ici particularisée. On ne saurait trop bien faire discerner ces différences qui seules établissent les caractères distincts des ouvrages, les limites précises des genres, et celles du style qui leur est proprement convenable. La plupart des fautes communes aux auteurs, et des erreurs de la critique dans les jugements qu’elle en porte, ne proviennent que de la confusion où flottent encore les éléments, et que tant d’écrits dogmatiques, où les meilleurs principes sont épars, n’ont jamais assez éclaircie.

Qualités spéciales du fait propre aux deux genres épiques.

Le bon choix d’un fait ou d’une fable épique mérite d’autant plus l’attention du poète qu’il ne lui suffit pas de trouver une action à chanter, si cette action n’a les qualités relatives au mode de ses chants. Elle doit être grande et noble dans l’épopée héroïque, c’est-à-dire intéresser les nations et toucher les plus hauts sentiments. Un acte magnanime soit de piété, soit d’humanité, soit de vaillance, qui part d’un homme ignoré, peut faire le sujet d’une apologie en quelques vers, mais non d’un poème étendu qui frappe tous les peuples. Il en est de même d’une découverte dans les sciences ou dans les arts qui n’a pas de résultats universels, des expéditions bornées de quelques bourgades belliqueuses, des colonisations obscures, et de toutes les entreprises qui n’ont pas fait époque dans les annales du monde. Les événements les plus remarquables arrivés dans une illustre famille, dans un royaume, dans une république, n’ont pas même assez de magnificence tant qu’ils ne sont pas remarqués de plusieurs empires à la fois, par la puissante influence qu’ils ont sur l’esprit des siècles. C’est donc une première preuve de génie donnée par le poète que de choisir une action digne d’exciter l’étonnement dans tous les lieux et dans tous les âges, et de n’emboucher la trompette de Calliope que pour célébrer un fait recommandable à la mémoire de la race humaine entière. Aussi trouvons-nous que les plus habiles n’ont chanté que les sublimes actions des dieux ou des hommes presque divinisés. Aussi les épopées sont-elles rares, non seulement par la rareté des esprits capables de les composer, mais par la rareté des faits susceptibles de la grandeur idéale de l’imagination.

À cette qualité générale de l’action épique, s’il se joint celle d’être particulière au pays du poète qui la raconte, en un mot, d’être nationale, elle en acquiert un brillant avantage qui rend son succès plus prompt et plus certain. Les fables allégoriques des religions, l’origine des vastes états, les guerres mémorables, les périlleuses explorations des mers, des continents, et de la nature, ont fourni le petit nombre de poèmes qu’on admire en ce genre, tandis que les faits qui ne se sont pas rattachés à ces hautes vues n’ont produit que des romans versifiés au dessous du mode vraiment épique. On entendit souvent répéter que le génie d’Homère sut créer un poème immense du petit siège de Troie, ainsi que Virgile, de l’établissement d’une obscure colonie de Phrygiens abordés sur une côte d’Italie. Mais qu’on ne s’y méprenne plus, ces deux faits, nationaux à l’égard du chantre grec et du chantre latin, sont plus grands qu’on ne les croit en les regardant superficiellement.

Origine des états de la Grèce.

La Grèce, devenue si fameuse, n’était à sa naissance qu’un assemblage fortuit de peuplades courageuses qu’avait réunies le besoin de se fonder des villes, et d’y établir les lois de la propriété. Leur proximité des bords de l’Asie et des îles nombreuses de l’Archipel les exposait aux insultes continuelles de la piraterie qui menaçait leurs possessions, leur liberté, leur vie, l’honneur de leurs femmes et de leurs filles, des horreurs du brigandage, et des affronts de la captivité. Les institutions déjà formées leur apprenaient de jour en jour que la valeur devait être la vertu fondamentale de l’état, puisqu’elle seule les garantissait des incursions de leurs voisins, et qu’elle protégeait les droits de l’indépendance et de la justice. Les chefs de leurs confédérations, peu à peu civilisées, dirigeaient, sous le nom de rois, les traités commerciaux qui les liaient avec les princes de Phrygie et de Crète. Le séjour de Pâris chez Ménélas produisit une violation de la sainteté des pactes autant que de l’hospitalité par le coupable enlèvement d’Hélène. L’outrage qu’essuya la maison des Atrides, blessa l’honneur de tous les princes de la Grèce, et dut alarmer toutes les familles. Il n’en était pas une qui n’eût à redouter mille affronts de la part des asiatiques, si celle des rois endurait qu’un tel outrage restât impuni. Tout se souleva, tout se ligua, tout s’arma pour la réparation d’un attentat à la majesté des lois, aux dieux hospitaliers, à la foi des traités les plus saints, et à la pureté des mœurs. Qui d’entre les souverains modernes souffrirait que la force arrachât de son palais ou sa femme ou sa parente, sans invoquer autour de lui la plus éclatante vengeance ? L’objet de la guerre de Troie n’est donc pas une aventure galante et romanesque, mais un fait historique important à une nation qui ne s’est affermie et qui n’a peut-être existé que parce qu’elle a fait respecter ses villes et ses foyers par le châtiment exemplaire du coupable fils de Priam. Que les Grecs ne se fussent pas vengés, leurs maisons, leurs personnes, leurs troupeaux eussent été la proie de tous les barbares vagabonds qui ne vivaient alors que de la dépouille des agricoles.

Le rapt d’Hélène n’était pas le premier outrage de cette espèce dont les Grecs eurent à se plaindre, et leurs annales héroïques font foi qu’ils avaient usé déjà de représailles à l’occasion d’un fait pareil. On lit dans Hérodote qu’ils se rendirent « sur un vaisseau long à Œa sur le Phase, dans la Colchide, et qu’après avoir terminé les affaires qui leur avaient fait entreprendre ce voyage, ils enlevèrent Médée, fille du roi ; que ce prince envoya un ambassadeur en Grèce pour redemander sa fille, et exiger réparation de cette injure, mais que les Grecs lui répondirent que puisque les Colchidiens n’avaient donné aucune satisfaction de l’enlèvement d’Io, ils ne lui en feraient point pour l’enlèvement de Médée ».

Homère a donc supérieurement choisi son action, et l’on ne doit pas s’étonner qu’elle ait flatté si vivement l’esprit de ses contemporains, ni lui reprocher d’avoir tant célébré la guerre qui les préservait d’une ruine inévitable sans elle. L’héroïsme belliqueux était l’unique rempart du berceau de la Grèce ; le poète n’eût donc rien trouvé de plus grand à chanter que les héros militaires. Que fait-il pourtant ? il unit à ce principal objet une leçon animée contre la discorde, également fatale aux princes et aux peuples. Il concentre sa fable en un point ; et, en même temps qu’il attache les esprits par le tableau d’une expédition glorieuse à ses compatriotes, il leur peint ce que les querelles des chefs ont de pernicieux pour les armées. Son Iliade se renferme dans le seul fait de la colère d’Achille, offensé par Agamemnon. Quelle source de richesses poétiques ne sait-il pas puiser dans cette simple fable ! Combien d’objets variés viennent s’y fondre avec éclat ! Un court extrait de cette véhémente action vous en retracera les beautés. Je ne vous le ferais pas plus rapidement en prose, que je ne l’ai fait en vers dans mon poème intitulé du nom d’Homère. Le poète y est représenté au milieu des habitants de Cumes qui s’empressent autour de lui pour l’entendre.

« Il prend sa lyre d’or, et la foule muette
« Tient l’oreille attentive aux accents du poète ;
« Les Muses, accourant à ses divins concerts,
« L’écoutent, et Phœbus s’arrête dans les airs.
Sujet de l’Iliade.
    « Des vainqueurs d’Ilion il chante les querelles,
« Ces discordes des rois aux peuples si mortelles,
« D’Achille humilié l’homicide repos,
« Tous les dieux partagés veillant sur des héros.
« Junon pousse les Grecs, Apollon défend Troie ;
« En des fleuves de sang la Discorde se noie ;
« Sur un char fond Ajax terrible, menaçant,
« Le plus grand des guerriers, lorsqu’Achille est absent ;
« Mars combat et rugit ; le vaillant Diomède
« Blesse Énée, et Vénus, accourue à son aide.
« Le Dieu qui, du sourcil agitant l’univers,
« Épouvanta Neptune et le Dieu des enfers,
« Parle aux divinités tremblantes, alarmées,
« Leur défend de se joindre au choc des deux armées,
« De combattre en leurs rangs : — « Car si l’une de vous,
« Des Grecs ou des Troyens, guide les nouveaux coups,
« Ma main la jettera de la céleste cime,
« Dans le fond du Tartare, entrailles de l’abîme,
« Gouffre aux portes d’airain, et qui se cache aux yeux
« Plus loin du sombre enfer que la terre des cieux.
« Et si les dieux encor doutent de ma puissance,
« Qu’au haut du ciel leur main scelle une chaîne immense
« Vers la terre un moment, s’ils croyaient m’égaler,
« Que leurs efforts unis tentent de m’ébranler :
« Ils pèseront en vain, suspendus à la chaîne ;
« Et moi, vous me verriez, seul, entraînant sans peine,
« Vous, les cieux, et la terre, et les mers à la fois,
« Aux voûtes de l’Olympe en attacher le poids.

Jamais poète donna-t-il une image plus forte du pouvoir d’un dieu suprême. On sent que nulle hyperbole n’irait au-delà, et ma traduction est littérale.

« Il chante alors Minerve et Junon consternées,
« Abandonnant les Grecs aux noires destinées ;
« Les temples d’Ilion fumants de toutes parts ;
« Mille femmes en pleurs montant sur les remparts ;
« Hélène au haut des tours un moment apparue,
« Des vieillards phrygiens éblouissant la vue,
« Des charmes de Vénus effet impérieux,
« Qui subjugue les cœurs des hommes et des dieux.
« Mais du peuple amassé quel guerrier fend la presse ?
« Son haut panache effraie un enfant qu’il caresse ;
« C’est son fils qu’une épouse a remis dans ses bras.
« Tendres adieux d’Hector qui retourne aux combats,
« D’Andromaque un instant rassurez les alarmes,
« Et mêlez dans ses yeux un sourire à ses larmes !
« Tes vœux sont exaucés, immortelle Thétis ;
« Par des meurtres sans nombre Hector venge ton fils :
« Il court aux vaisseaux grecs que la flamme environne ;
« Il a le front de Mars et l’œil de la Gorgone ;
« Il méprise la foudre et les avis des cieux…
« Ô fortunés exploits, si ton bras furieux,
« Hector, n’eût fait tomber le jeune ami d’Achille !
« Un bruit, “Patrocle est mort !” pénètre en son asile
« Ce bruit, signal affreux de ses promptes douleurs,
« Fait rugir l’amitié de ce lion en pleurs ;
« Son sein ne nourrit plus une vengeance oisive ;
« Et tandis que sa mère, à sa valeur captive,
« Prépare un bouclier brillant d’or et d’airain,
« Prodige étincelant du ciseau de Vulcain,
« Achille, si longtemps retiré du carnage,
« Pousse vers les Troyens, frappés de son visage,
« Un triple cri, vainqueur de mille combattants,
« Et qui jette la fuite et la mort dans leurs rangs.
« Terrible, et rayonnant d’airain et de lumière,
« Il monte sur son char, il fond dans la carrière :
« Ses coursiers, fils des vents, ô prodige soudain !
« Ils parlent à leur maître, ils lui disent en vain
« Qu’il va hâter le coup des Parques ennemies.
« Cette voix, qu’aussitôt leur ôtent les Furies,
« Ne peut au grand Achille inspirer la terreur,
« Et l’aiguillon d’un dieu les presse avec fureur.
    « Homère dit enfin la valeur triomphante
« D’Achille combattant et Simoïs et Xanthe2,
« Fleuves dont le courroux veut l’arrêter encor,
« Et dont les flots grondants le séparent d’Hector.
« Il lutte, il les franchit, s’élance sur la rive,
« Court, immole, et déjà Troie entière plaintive
« Voit les chevaux fumants du vainqueur irrité,
« Traîner dans la poussière Hector ensanglanté.
    « Désormais les douleurs de sa veuve éplorée
« Vont des jours et des nuits occuper la durée.
« Hécube emplit les airs de hurlements affreux :
« Tout gémit. Mais quel est ce vieillard malheureux
« Qui, dans l’ombre, ose entrer sous la tente d’Achille ?
« C’est Priam ! c’est ce roi d’une superbe ville
« Dont l’Asie admira les destins fortunés,
« Père de tant de fils que Mars a moissonnés,
« Qui, pour son cher Hector troublé de soins funestes,
« Vient à son meurtrier en demander les restes.
« À ces mots du vieux roi blanchi dans les douleurs,
« — Songe à ton père, Achille, et respecte mes pleurs » :
« Ces deux grands ennemis qu’un sort fatal assemble,
« Tristement embrassés, pleurent soudain ensemble ;
« L’un regrettant son fils devant lui massacré,
« L’autre son père absent et Patrocle expiré.
    « Tels furent les accents de la lyre immortelle.
« Phœbus la couronna d’une palme nouvelle ;
« Et l’on dit que, charmé de ses divins accords,
« Permesse les apprit aux lauriers de ses bords.
    « Le peuple et le sénat contemple avec surprise
« Ce vieillard indigent qu’Apollon favorise ;
« Ce voile que la Parque a jeté sur ses yeux,
« Sa vaste tête, Olympe ouvert à tous les dieux.

Je ne crois pas ce dernier trait sur Homère, trop métaphorique ; car les divinités de la mythologie semblent être écloses de son intelligence et n’avoir habité réellement qu’en son large et fécond cerveau. L’épithète d’Olympien attribuée à Jupiter siérait autant à ce grand poète.

Remarquez que le morceau cité contient toute la fable de l’Iliade, la plus rapide, la plus passionnée, la plus complète en toutes ses parties, et la plus simple qui fût jamais traitée. Elle a pour objet, convenable au temps où vivait le poète qui l’a choisie, les exploits et les hasards de la guerre, parce que la guerre était, comme nous l’observions, utile à l’existence d’une population nouvelle. Nous allons voir d’autres raisons de convenance diriger Virgile en son choix dans un siècle où la fureur d’une politique conquérante et les excès des dissensions civiles faisaient regarder la guerre comme le plus horrible fléau et soupirer tous les cœurs du désir d’une heureuse paix.

Sujet de l’Énéide.

Un homme fugitif de Pergame porte ses dieux et ses destins dans le Latium : il cherche une patrie, et médite l’établissement salutaire d’une législation religieuse et conservatrice. Ce simple fait s’agrandit de toutes les idées qui rappellent l’origine du peuple le plus renommé de l’univers par sa piété, par sa discipline, par son code, par sa majesté sénatoriale. On admire l’Énéide parce qu’on y voit commencer Rome et Carthage ; et que l’enfance de ces fameuses rivales, nées pour se disputer l’empire de la terre et des mers, porte en elle une auguste empreinte de leur destinée future. On contemple les naissantes colonies de Tyr et d’Ilion avec une sorte d’étonnement pareil à celui qu’inspire la vue de deux faibles ruisseaux, bientôt accrus en larges fleuves qui, dans leur course progressive et bruyante, répandent le ravage ou l’abondance sur toutes les rives qui les environnent. Ici, la fable douce et tempérée remplit le lecteur d’un charme attendrissant par le récit des douloureuses suites de la victoire des Grecs, des regrets touchants d’une nation dispersée, des funèbres honneurs rendus aux morts, des traverses d’une longue navigation et des efforts d’un prince qui veut acquérir un pays à ses derniers sujets et à sa famille errante. Dans le poème dont je viens de vous citer un fragment, le Temps qui entretient Homère en songe lui désigne dans l’avenir les poètes qui le suivront : permettez que ma fiction me serve à vous les Caractériser succinctement chaque fois que leur nom, se présentera. Voici comment le dieu lui parle de Virgile,

« Virgile fait descendre Énée aux sombres bords.
« Jamais le fils de l’Hèbre et ses divins accords
« N’ont d’un charme si prompt atteint le sombre empire.
« Homère, tu serais égalé par sa lyre,
« Si Turnus atteignait ton Hector glorieux :
« Il chanta des héros, et toi des demi-dieux.
« Ah ! que bien loin de vous Lucain marche à sa suite t
« Sa trompette à grand bruit a mis Pégase en fuite.
« Fier amant de Clio, qui daigna l’inspirer,
« D’une vaine richesse il voulut la parer.
« Son faste est appauvri du faux or qu’elle étale.
« De leurs froideurs sont nés les guerriers de Pharsale,
« Qui de luxe et d’orgueil marchent appesantis.
Sujet de la Pharsale.

Ce jugement confirmé par le temps, à l’égard des vices du poème de Lucain, ne porte pas sur le fait que sa muse a consacré. Les annales historiques n’offrent rien de plus important pour les hommes qu’un combat mortel entre l’ambition et la liberté, entre les lois et la tyrannie ; c’est l’histoire perpétuelle du genre-humain. La fable de la Pharsale est, sous cet aspect, plus grande que la chute de la cité phrygienne et que la fondation de celle d’Énée. Les déchirements d’un vaste état, déjà maître sur les trois anciens continents, réglant seul les affaires de tous les peuples et de tous les rois, et disputé par les plus expérimentés de ses propres chefs consulaires, présentaient à la méditation un exemple d’une utilité éternelle. La lutte de César et de Pompée est celle des génies du mal et du bien personnifiés dans ces deux adversaires. Elle réunissait les deux qualités majeures qui la rendaient généralement instructive et particulièrement frappante. L’époque du règne de Néron sous lequel parut ce poème national redoublait sa puissance sur l’esprit des Romains. La présence de ce monstrueux possesseur de l’empire leur révélait tous les maux que la victoire de l’usurpateur leur avait légués, et tout le prix de l’héroïque effort de Caton s’immolant à la cause publique. Ce n’est donc pas ici la grandeur du fait qui manquait au poète pour surpasser l’Iliade, mais un poète tel qu’Homère qui manquait à la grandeur du fait.

Sujet de la Henriade.

La même observation s’applique à la fable de notre seul poème national. Le choix en est irréprochable : l’action de la Henriade peut entrer en concurrence avec celle de la Pharsale : leur importance est pareillement universelle et particulière. Les factions politiques n’ont pas de haines plus acharnées que les sectes religieuses : jamais la rage qui anime dans les états les oppresseurs et les opprimés alla-t-elle plus loin que celle des catholiques et des protestants ? Ce parallèle m’a présenté, sous des traits que je crois nouveaux, un être fictif à qui les poètes qui m’ont précédé ne donnaient qu’un visage :

« J’ai vu le Fanatisme armé du cimeterre ;
« Les deux fronts de ce monstre épouvantent la terre :
« La discorde grava d’un trait ensanglanté
« Sur l’un religion, sur l’autre liberté,

Si telle est notre idée du fanatisme, idée trop réalisée par les atrocités de la Ligue, qui surpassèrent les horreurs de notre dernière anarchie, louons Voltaire, infatigable ennemi de ce monstre, d’avoir chanté, pour l’Europe entière, la victoire que remporta sur lui le dogme de la tolérance, et l’imposture terrassée par le triomphe d’un roi, franc ami de la vérité.

Ces exemples nous démontrent en quoi consiste la beauté d’une action épique : il faut qu’elle soit précisément saisie au point central des grandes choses.

Ce n’est point assez que le fait soit héroïque et mémorable s’il n’est le principe d’une imposante révolution. Le vice du sujet de Saint-Louis aurait imprimé une infériorité sensible au poème du père Lemoine, eût-il eu pour le traiter le noble talent de l’auteur de la Henriade. Mais, dira-t-on, la résistance magnanime de Louis IX, captif des Égyptiens après la bataille de Massoure, est un fait admirable de l’époque des croisades, époque doublement fameuse dans l’histoire moderne par la sainteté de la cause des chrétiens et par l’éclat des exploits qui l’ont soutenue. Du fait choisi dans cette guerre ressortait poétiquement le contraste des mœurs de l’Europe et de l’Afrique combattant pour leurs religions ennemies, et pour ainsi dire, se heurtant l’une contre l’autre aux bords du Nil. L’intérêt du ciel, défendu par les deux peuples les plus belliqueux de la terre, répandait sur l’action une influence toute merveilleuse, puisée dans le zèle de leurs cultes rivaux. Ce point de vue sans doute est imposant : voici ce que j’oppose à ce qu’il a de spécieux. Le principe de l’entreprise des croisés part de la haute politique de l’église, alors souveraine des nations et des potentats que menaçait l’ambition envahissante de l’islamisme : celle-ci, voyant décroître sa puissance fondée sur les richesses commerciales de l’Italie, de Venise, et de la Grèce, autant que s’étendaient les progrès de celui-là, conçut le projet de lever l’étendard sacré qui rallia toute la chrétienté, et fit de ses rois et de ses princes les humbles capitaines du Saint-Siège. Le motif des croisades fut, du côté des papes, l’intérêt de leur suprême domination, et du côté des rois, celui de la gloire des conquêtes qui leur promettaient le partage des trésors de l’Orient. Le pieux zèle qui transporta leurs armées devint par là le mobile d’une guerre de commerce, comme il en avait été le prétexte : il n’est donc pas surprenant qu’elle ait été si opiniâtre, si longue et tant de fois renouvelée : une autre considération supérieure s’y liait encore : la nécessité de mettre une barrière éternelle au système invasif des Sarrasins, précédemment si formidables à l’Europe dans les âges de Martel et d’Alphonse. L’expédition du roi de France et sa défaite que suivit la prise de Damiette n’offrent à l’épopée qu’un épisode, événement partiel des croisades dont nous avons indiqué le principe, et dont le but spirituel était la délivrance de Sion, tandis que son but temporel était la possession de cette Jérusalem où les européens voulaient établir la métropole de leur empire en Asie. Déjà plusieurs souverains avaient devancé dans la Syrie et dans l’Égypte les pas de notre héros canonisé, et comme je l’écrivis dans un poème sur Alexandre qui accompagna mon poème sur Homère.

« En foule descendaient aux plaines idumées,
« Ces chefs religieux de pieuses armées,
« Dont une croix couvrait l’impénétrable sein ;
« Leurs vêtements de fer, leurs visières d’airain,
« Leur pique et leur long glaive, et surtout leur courage,
« À la mort en leur cœur ne laissaient nul passage.
« De l’Afrique idolâtre ils domptent les enfants,
« Et ceux de la Colchide ornés de leurs turbans ;
« L’Arabe aux traits brûlés, au sabre qui dévore,
« Fond sur eux, se disperse, et revient fuir encore.
« Ô France ! ô jeune fleur de tes lys belliqueux !
« Louis, que la vertu sanctifie avec eux,
« Dont la longue prison n’usa point la constance,
« Venait des Lusignans soutenir la puissance,
« L’affermir dans Sion et dans Ptolémaïs,
« Où les destins français se sont toujours trahis.

On sait que Ptolémaïs était l’ancien nom de Saint-Jean-d’Acre.

« Quels princes avant lui firent tant de prodiges,
« Qui de tant de combats laissa d’affreux vestiges ?
« Ce furent ces grands rois, ces deux jeunes lions,
« Image en tous leurs traits de leurs deux nations.

La France et l’Angleterre.

« Toi, Philippe, et Richard, ton rival magnanime,
« Divisés d’intérêts, et liés par l’estime,
« Ambitieux et fiers, nés pour vous redouter,
« Pour subjuguer le monde et vous le disputer.
« L’âme de tels héros courant vers la Judée
« D’un aveugle transport fût-elle possédée ?
« Quels que soient de nos temps les jugements divers,
« Le joug des Musulmans menaçait l’univers.
« Rome sut opposer, craignant leur barbarie,
« La croix à l’alcoran, le zèle à leur furie.
« Ce zèle de Richard animait les efforts,
« Dans les champs d’Ascalon qu’il engraissa de morts ;
« Et tandis que ses coups vengent la Palestine,
« Philippe, déjà loin, éternise Bovine ;
« Il montre au fier Othon, qu’épouvante son bras,
« Comme un héros dissout les ligues des états.

Cette dernière action de Philippe-Auguste appartient plus à l’épopée que sa coopération aux croisades, puisqu’il se signala principalement ici dans l’entreprise dont il fut le seul chef, et qu’il l’acheva par son propre héroïsme. La muse d’un de mes confrères s’est emparée de ce beau fait, et le public a lieu d’en concevoir d’heureuses espérances en apprenant qu’il est traité par un écrivain, l’élève et l’ami du célèbre Delille. Mes intimes liaisons avec le maître et le disciple m’inspirent un agréable pressentiment du succès de ce nouveau travail. Je reviens : si la croisade de Philippe ne fournit pas matière à l’épopée, celle de Louis n’y est pas plus convenable, bien que ce héros de la France se soit glorifié, par l’inébranlable fidélité de sa foi jusques dans les fers, mieux que le dernier conquérant du Caire qui sans nécessité abjura la sienne et se déclara mahométan, les armes à la main : l’un, dans sa défaite se fit honorer de ses ennemis même : l’autre. Mais ne parlons que de l’incomparable fermeté de Saint Louis : vaincu par les adversaires de sa religion il se fût senti contraint par l’honneur, s’il ne l’eût été par le dogme, à ne pas embrasser la leur. Le refus de s’apostasier pour le salut de sa vie, serait donc faussement jugé comme l’effet du crédule fanatisme de son siècle, puisqu’il fut la digne marque de son caractère militant, et de son indépendance vraiment royale. Mais, je le répète, un tel fait, quelque tragique et majestueux, qu’il paraisse, n’est qu’un incident de l’entreprise des croisades dont le point central et lumineux éclate seulement à la prise de Jérusalem, terme des travaux de la chrétienté. C’est ce qu’a bien saisi le génie du chantre italien.

Sujet de la Jérusalem délivrée.
« Le Tasse, en vers brillants, célèbre Godefroy
« Délivrant un tombeau, monument de sa foi ;
« Il orne tous ses preux, vainqueurs de la Syrie,
« Du myrte et des atours de la molle Hespérie ;
« Les tendres voluptés sont ses enchantements,
« Et trop de fard se mêle aux pleurs de ses amants.

Ces reproches qu’un examen détaillé nous prouvera qu’il a mérités n’impliquent aucun blâme au choix de sa fable très savamment conçue et comportant les qualités requises par l’éminence du genre. Nous ne parlons en ce lieu que de la condition du fait : celui de la Jérusalem délivrée me paraît un des meilleurs. On présumerait, aux exemples cités, que l’action épique se borne au récit des entreprises guerrières, et les poèmes fameux de l’Argonautique et de la Lusiade semblent confirmer cette opinion : remarquez néanmoins que les combats se mêlent en accessoires à l’expédition de Jason chantée par Apollonius de Rhodes et par Valérius Flaccus, ainsi qu’au voyage de Vasco de Gamal dans les Indes, sujets des chants du Camoëns. Ce furent deux époques brillantes chez les Grecs et chez les Portugais que les deux premières navigations lointaines que tentèrent ces peuples vers des côtes inconnues : la poésie dut s’emparer de l’une et de l’autre et s’attacher à revêtir de ses merveilles imaginaires des événements qui excitaient la plus vive admiration. La force des armes soutint l’arrivée de ces nautiques explorateurs des contrées qu’ils découvrirent : mais leurs seules découvertes, source de richesses entre les nations, furent l’objet principal de l’épopée et non les guerres qui en devinrent la triste suite. Il n’était réservé qu’au sublime Christophe Colomb de conquérir un monde par ses lumières sans y porter la terreur et le carnage, et de changer la face de l’univers connu, sans se souiller personnellement du sang des hommes. Aussi ce héros de la science surpasse-t-il à mon avis tous les autres : son exemple, bien digne qu’un Homère l’eût consacré, témoigne qu’une action, pour être héroïque et merveilleuse, n’a pas besoin d’être meurtrière.

Défaut du sujet de l’Araucana.

Avant de jeter nos regards sur les fables qui n’ont pas le triomphe militaire pour objet, disons en passant que les considérations précédentes condamnent le sujet de l’Araucana, poème espagnol, animé d’un feu très poétique dans les détails, mais peu célèbre en comparaison des ouvrages que nous vantons, parce qu’un reste de révolte au Chili, réprimée par d’impérieux colons, oppresseurs des Américains justement rebelles, n’influe pas sur les destins de la terre, et qu’on doute des hauts faits d’Alonzo Ercilla qui se chante lui-même, dans la fable dont il se montre l’un des acteurs.

Grandeur du sujet qu’à choisi le Dante.

La descente du Dante en enfer, son passage au purgatoire, et son ascension au paradis, ont une importance bien autrement épique. L’auteur de l’entreprise s’y montre aussi en personne, mais afin d’imprimer une réalité plus apparente à son action toute imaginaire : vous le suivez dans les périls de son hardi voyage au milieu des supplices et des béatitudes : il n’est point là le héros des aventures qu’il raconte, il en est le témoin qui les certifie : son âme s’offre à vous comme un miroir vivant qui réfléchit les objets dont le tableau vous épouvante, vous rassure, ou vous console. Vous tremblez, vous frémissez, vous soupirez, vous tressaillez d’espoir et de joie avec lui : ses impressions profondes sont celles de tous les esprits, de tous les cœurs, dès l’enfance remplis des menaces et des promesses de la justice divine. L’action du poète qui se passe au-delà de l’existence matérielle, n’est ordinaire ni physique, mais en tout idéale et spirituelle. Aussi n’a-t-elle de prise que sur ce qu’il y a de plus passionné dans votre intelligence ; aussi convint-elle éminemment à l’époque des superstitions théologiques d’un siècle de crédulité, et dut-elle remuer avec force toutes les têtes qu’avaient embrasées les visions des dévots, les anathèmes des prêtres, et les chimères d’un avenir expliqué par le mensonge. Elle s’accorde encore à la tendance naturelle aux hommes, nés de tout temps enclins à s’effrayer de leur destinée future. Elle se fonde sur cette craintive prévoyance des peines éternelles qui précéda la catholicité, et qui lui succédera sans jamais finir ? « La superstition, disait Plutarque, ne permet point à l’âme de pouvoir au moins aucune fois respirer, ni se rassurer, en rejetant en arrière ces mauvaises et fâcheuses opinions qu’elle a de Dieu. Ainsi, comme si le dormir des superstitieux était un enfer et le lieu des damnés, elle leur suscite des imaginations horribles et des visions monstrueuses, des diables et des furies qui tourmentent la misérable âme et la chassent hors de son repos par ses propres songes, desquels elle se flagelle et s’afflige elle-même, comme si elle le faisait par les étranges et cruels commandements de quelque autre ; mais encore le pis est que quand ils se sont éveillés et levés, ils ne méprisent pas ce qu’ils ont songé, ni ne s’en moquent pas ; ainsi, étant sortis de l’ombre de ces fausses illusions, où il n’y a mal quelconque, ils se déçoivent eux-mêmes à bon escient, et se tourmentent. Qu’est-il besoin de dire davantage ? La mort est fin de la vie à tous hommes, mais non pas de la superstition, faisant la peur plus longue que la vie, et attachant à la mort une imagination de maux immortels ; et lorsqu’elle achève tous ses ennuis et travaux, elle se persuade qu’elle en doive commencer d’autres qui jamais n’achèveront : les profondes portes de je ne sais quel Pluton, dieu des enfers, s’ouvrent ; là des fleuves de feu cruel, et des juges, des bourreaux, des abîmes et des cavernes creuses, pleines de toutes sortes de géhennes et de tourments. Ainsi la misérable superstition pour craindre par trop, sans propos, ce qu’elle imagine être mauvais, ne se donne de garde qu’elle se soumet à tous les maux du monde ; et pour ne savoir éviter de se passionner de la crainte des dieux, elle se forge l’attente de maux inévitables encore après la mort. »

La fable du Dante assise sur cette base terrible, appuyée sur les fondements de l’orthodoxie, fut autrefois d’un intérêt général, et conserva toujours sa puissance sur la pluralité des lecteurs qu’elle entraîne hors de la vie dans les régions infernales et célestes, ténébreux dédale de rêveries : c’est là son caractère supérieurement épique, c’est là ce qui met cette création en rapport avec celle de la Théogonie d’Hésiode, dont les fables ne se passent que dans l’Olympe et dans le Tartare.

Sujet de la Théogonie.

Le chantre païen n’a pas su, comme le chantre catholique, lier d’un nœud unique le tissu des aventures dont se compose la généalogie des dieux ; sa narration n’est donc pas proprement celle d’un fait : mais il garde partout l’empreinte de l’épopée, par le récit des actions surnaturelles, actions les plus difficiles à raconter, et qui veulent la sublimité d’Homère ou le génie du poète anglais, son émule. Ce qu’Homère est à l’égard d’Hésiode, on pourrait dire que Milton l’est à l’égard du Dante ; car, en admettant que l’auteur de la Théogonie ait précédé celui de l’Iliade, le premier avait en quelque sorte dessiné les divins acteurs que le second a fait mouvoir, et su grouper en les intéressant à sa fable. De même l’auteur de la Divine Comédie est l’architecte qui sut bâtir l’immense théâtre, orné du relief de tant de figures chimériques, où l’auteur du Paradis perdu sut faire jouer hardiment une action principale entre les puissances des anges et des démons.

Sujet du Paradis perdu.

Sa fable, considérée abstractivement, surpasse en hauteur, en majesté, celle de l’Iliade même. Puisée dans la plus antique des traditions, elle répand son intérêt sur l’universalité des hommes : la curiosité qui les pousse à sonder le passé le plus reculé n’est pas moins pressante en eux que le besoin inquiet de pénétrer un avenir infini : depuis que la race humaine respire, elle chercha toujours à marquer son époque originelle dans l’éternité ; et la mesure des temps limités que nous parcourons nous incite à remonter sans cesse vers un instant précis de notre formation. Le doute qui nous reste sur ce point nous semble un tourment ; et, n’ayant pu le résoudre, nous avons reposé notre pénible incertitude en adoptant, selon nos diverses religions, le fait primitif quelconque imaginé pour nous expliquer notre naissance. En ceci la tradition, ne pouvant être authentique, est essentiellement poétique, puisqu’elle ne sort pas de la bouche des hommes, mais qu’elle est supposée partir des organes de la divinité, et qu’on la reçoit, non comme le témoignage des créatures, mais comme la révélation d’un créateur. Par cette raison, la fable de Pandore qu’on peut nommer l’Ève des païens, nous charme à l’égal de la fable d’Ève qui, par les suites malheureuses de sa curiosité, est la Pandore des chrétiens. Ces révélations semblables, et toutes deux consacrées par la foi des nations en des temps éloignés, ont fourni aux poètes deux faits simples, extraordinaires, et rehaussés au suprême degré de l’idéal. Milton ajoute à l’imaginaire du fait de la désobéissance d’Adam une lutte des deux principes opposés, connus dans la Perse sous les noms d’Oromase et d’Arimane, dans l’Égypte, appelés Osiris et Typhon, dans la Judée, notre Jéhovahm et notre Satan, et qui reproduisent dans le poème une ancienne image des causes universelles de l’ordre et du désordre ; l’homme et la femme, victimes de ces principes supérieurs et inexplicables, paraissent eux-mêmes des êtres surnaturels, n’étant pas encore déchus de leur dignité primitive ; et toute l’action se conduit par un mystère qui la rend presque divine ; on reconnaît à ce prompt aperçu du choix d’un tel fait, que l’inspiration de Milton ne fut pas un moins admirable mystère.

Sujet de la Messiade.

Le sujet le plus approchant de cette espèce, dériva de celui-ci pour la muse de Klopstock : Après la chute de l’homme, quoi de si important que sa rédemption ? Les païens sentirent que les dieux n’auraient pu sans injustice condamner l’humanité entière à des supplices interminables, pour la faiblesse involontaire d’une seule créature passive : à peine la boîte ouverte de leur Pandore eut répandu les douleurs sur la terre, qu’au fond de cette boîte elle aperçut l’espérance. Notre sacerdoce nous offre la même consolation ; car, à peine sommes-nous dévoués aux châtiments du péché, que la grâce siège au milieu de nous sous la figure du Messie. Ici se développe en sa plus grande extension le principe de généralité nécessaire au sujet épique. La fable touchante et sublime de la Messiade correspond avec les idées et les sentiments de tous les temps, de tous les pays, quel que soit l’aspect sous lequel on l’envisage. Soit qu’en philosophe, né sous le règne de Tibère, vous jugiez le héros de l’action dépouillé d’attributs divins, et n’étant plus qu’un homme socratique, vous admirerez son sacrifice d’une vie mortelle au dogme de la charité, sa parole terrassant le mensonge, son humilité foulant aux pieds les grandeurs vaines, sa patience désarmée et victorieuse de l’injure et des bourreaux ; enfin l’effusion de son sang donné sans regret à l’espoir de fonder une secte fraternelle appelée dans le sein de Dieu ; soit que, né sous la loi mahométane, vous le jugiez ainsi que dans l’alcoran comme étant un prophète, vous vous étonnerez de la résignation courageuse de ce missionnaire de la vérité, scellant son évangile d’une mort volontaire ; mais que né chrétien, vous révériez en lui le mystère ineffable de l’homme-Dieu, combien vous semblera plus magnifique l’action de la miséricorde céleste se personnifiant pour racheter la terre vendue au pouvoir du crime, et descendant au sépulcre, d’où elle remonte triomphante, après avoir fermé de sa main l’abîme des supplices éternels.

Concluons de ces exemples que les faits sacrés ou profanes conviennent à l’épopée sérieuse, lorsqu’ils tiennent à de grandes époques, et aux principales révolutions politiques, militaires et religieuses.

Qualités des sujets de l’épopée badine.

Les fables propres aux épopées badines exigent aussi quelque caractère de généralité : jugeons-en par celle de l’Arioste. Où les a-t-il prises ? A l’époque brillante de la prouesse et des féeries, le règne du fameux Charlemagne, de ses vaillants pairs, et des Maures conquérants, ouvre une large carrière aux exploits fabuleux qu’il célèbre avec autant de chaleur que de gaîté. Son poème héroï-comique n’eût peut-être point éclipsé tous ceux de son espèce, s’il n’eût choisi ce point lumineux pour y concentrer l’action de son indomptable paladin. Les règles se déduisent du beau créé par le génie : nous ne risquons rien de convertir en loi l’exemple de l’Arioste.

Qualités des sujets de l’épopée satirique.

Venons à l’épopée satirique : la petitesse de la fable qu’elle traite semble exclure toute idée d’importance, soit en son sujet, soit en son époque ; mais en examinant bien le Lutrin ou la Dunciade, nous y retrouvons la base d’une censure générale qui frappe la multitude des hommes. L’action de Boileau acquiert du poids en ce qu’elle expose amplement l’irascibilité des dévots, l’oisiveté monastique et la gourmandise des prélats et des chapelains ; l’action de Pope, superficielle en apparence, reçoit une solide étendue en ce qu’elle porte sur la sottise, et que, par là, son mouvement intéresse les trois quarts de l’espèce humaine, et peut-être chaque homme une fois en sa vie. C’est la fable de presque tout notre pauvre monde, que la fable des sots ! La seule qui pourrait lutter avec elle serait quelque bonne fable sur les fous : et nous serions tous pris à l’une ou à l’autre.

2e Règle. La mesure de l’action.

La seconde condition épique, c’est la mesure de l’action, règle très différente dans l’épopée et dans la poésie dramatique. La durée du fait théâtral, selon l’expression d’Aristote, doit peu excéder un tour de soleil ; celle du fait épique n’a point de limite exacte. L’espace de quarante jours renferme l’action de l’Iliade ; deux mois suffisent à la fable de l’Odyssée ; celles de l’Énéide et de la Jérusalem délivrée remplissent une année ; celles de l’Argonautique et de la Lusiade s’achèvent en moins de six mois ; le Roland furieux n’occupe pas moins de temps que la Jérusalem délivrée ; et le Lutrin accomplit son action en deux jours : au sujet du Paradis perdu il ne faut guère qu’une semaine : mais imitons la réserve du savant Addison. « Comme une grande partie de l’histoire que Milton célèbre (dit son apologiste), se passe dans des régions qui sont hors de la portée du soleil et de la sphère du jour, il est impossible de satisfaire le lecteur par un tel calcul qui serait, après tout, plus curieux qu’instructif. » L’incertitude des bornes du temps nécessaire à la fable épique empêche de régler son étendue sous ce rapport ; et sa mesure consiste à n’être pas instantanée, ou tellement prompte qu’on n’en puisse saisir le commencement, le milieu, et la fin, ni la développer dans ses mouvements progressifs par une narration ornée. Le poète a deux manières de raconter : l’une est de dire lui-même ce que les personnages font ; l’autre est de leur faire dire ce qu’ils ont fait. Quand la fable, trop surchargée d’événements qui se sont succédé, lui paraît trop longue, il doit entrer en matière au milieu même, ou près de la fin du sujet, et rappeler ensuite les choses antérieures par le récit qu’il met dans la bouche de quelque acteur de la fable. Le passé, se reployant ainsi sur le présent par un ingénieux artifice, raccourcit l’action en la complétant, et varie ses formes en resserrant leur étendue. Tant d’aventures curieuses dans le trajet d’Ulysse revenant de Troie, ont retardé son arrivée dans Ithaque, que la relation de ces faits détachés ralentirait l’action principale : mais le héros, échappé des gouffres de la mer, et reçu des Phéaciens, aura l’occasion de les conter rapidement à la table hospitalière d’Alcinoüs : et la fable commencée, un moment interrompue par ce récit, continuera de se précipiter vers la catastrophe. Tant de traverses essuyées l’une après l’autre par Énée dans le cours de sa navigation, transformeraient le poème en une longue histoire, si Virgile les racontait par ordre : il cède la parole à son héros, qui, lui-même, accroît, par ses récits, l’amour de Didon qui l’accueille, et la pitié de tous les lecteurs. En quelle bouche seraient mieux placés les vers si touchants traduits par notre Delille ?

« Reine ! de ce grand jour faut-il troubler les charmes,
« Et r’ouvrir à vos yeux la source de nos larmes,
« Vous raconter la nuit, l’épouvantable nuit
« Qui vit Pergame en cendre et son règne détruit ;
« Ces derniers coups du sort, ce triomphe du crime
« Dont je fus le témoin, hélas ! et la victime.

L’admirable récit continue et devient un ressort actif de la fable, en ouvrant aux passions le sein de la reine de Carthage, qui, à la peinture de tant de malheurs,

              « … Atteinte au fond de l’âme,
« Nourrit d’un feu secret la dévorante flamme.
« Le héros, sa beauté, son grand nom, sa valeur,
« Restent profondément imprimés dans son cœur :
« La voix d’Énée encor résonne à son oreille,
« Et sa brûlante nuit n’est qu’une longue veille.

Le sujet du Paradis perdu se borne à la chute d’Adam, victime de l’esprit tentateur : Milton en eût outrepassé la juste mesure en prenant sa fable sur le premier homme au jour de la punition des anges rebelles, qui devança la création du monde. Néanmoins ces fabuleux événements étaient la richesse qui devait orner son poème. Il se jette impétueusement au milieu de son action, et rappelle avec art, dans la suite de ses chants, les circonstances qui précédèrent la naissance de l’homme. Un heureux commerce, entretenu par des intermédiaires célestes, chargés des relations du Créateur avec ses créatures, fournit au poète le moyen de revenir sur le passé. Déjà de premiers faits ont trouvé leur place dans les dialogues d’Adam et d’Ève : bientôt l’ange Raphaël vient les visiter ; il les exhorte à l’obéissance, et pour mieux les y disposer, leur parle du châtiment des esprits révoltés dans le ciel. La curiosité d’Adam l’interroge sur ces événements mystérieux, et Raphaël commence un récit, habilement préparé dans le texte original et dans celui de notre Delille, qui traduisit encore mieux Milton que Virgile :

« Ô père des humains ! de cette triste histoire
« Faut-il donc réveiller l’affligeante mémoire ?
« Eh ! comment raconter à de faibles mortels

Notons en passant une légère inadvertance du traducteur, que l’habitude de nos idées et de nos rimes a entraîné à nommer ici mortels, des êtres alors exempts du trépas sur une terre vierge et innocente. La pensée de mourir eût été trop sinistre dans une habitation si douce et si riante : elle ne convient qu’à l’homme dégénéré par le crime, et déchu sur notre globe voué à tant de fléaux et de misères que la mort nous y paraît souvent moins un sujet de peine, qu’une consolation et qu’un repos. Raphaël ajoute :

« Eh ! comment raconter à de faibles mortels
« Ces grands combats livrés en des champs éternels !
« Aux terrestres humains comment rendre sensibles |r
« Des célestes héros les exploits invisibles ?
« Ces esprits jadis purs, pourrai-je sans douleurs
« En rappeler la gloire et conter les malheurs ?
« Ai-je droit de tirer de cette nuit profonde
« Ces grands événements, secrets d’un autre monde ?
« N’importe ; ils vous peindront le céleste courroux,
« Et les crimes des cieux sont des leçons pour vous.
« Pardonne, quand du ciel je te décris la guerre,
« Si j’emprunte mes traits des scènes de la terre :
« Ne t’en étonne pas, je les connais tous deux, etc.

Il remplit ensuite deux chants du récit des combats et de la défaite des démons précipités dans l’enfer, nouveaux Titans de notre religion, et foudroyés par le Verbe, fils de l’Éternel, comme les géants le sont par le Jupiter de la Théogonie d’Hésiode. Adam fait, dans le chant qui suit, le narré de sa naissance, de son transport dans Éden, de la formation de sa compagne et de leurs sensations diverses à l’aspect de la nature. L’action reprend son cours et ces détails incidentels n’en distendent point la juste proportion.

Ce n’est pas avec la même justesse que l’action de la Henriade est mesurée : l’auteur ne la commence pas à l’ouverture de son poème : et ce défaut, que La Harpe s’est efforcé de nier aux critiques qui le lui reprochaient, se fait sentir au cinquième chant de l’ouvrage qui finit au dixième : car, on trouve à ce chant la mort de Valois, catastrophe antérieure à l’action personnelle de Henri IV, et placée là comme elle le serait dans l’histoire. Les cinq chants qui restent au développement du fait principal, ne suffisant plus à son étendue, toutes les circonstances s’y accumulent, s’y entassent, s’y amoindrissent, et la fable y est, pour ainsi dire, étranglée. Le bon choix du sujet et la beauté des détails d’exécution ne rachètent pas ce vice de proportion : la première qualité de l’épopée étant la grandeur, on ne peut en reconnaître le génie dans la petite économie de ce plan stérile. Je ne partage pas l’opinion de ceux qui ont blâmé l’entrevue de Henri et d’Élisabeth : le héros avait reçu des secours de cette illustre reine d’Angleterre et son court voyage chez elle acquiert assez de vraisemblance pour le poète, qui ne doit pas s’astreindre à l’exactitude de l’historien. Le récit des crimes de la ligue, des horreurs de la Saint-Barthélemy et du massacre de Coligny, prend une force de plus dans la bouche du roi sincère et vertueux échappé lui-même aux poignards des catholiques. Ce récit ramène à propos le souvenir des premières causes de la guerre qu’il soutient contre ses sujets égarés par le fanatisme ; on regrette même qu’il ne se prolonge pas jusqu’à l’assassinat de Henri III : son successeur agirait plutôt, et la fable aurait un plus large espace pour se déployer entièrement. L’action de la Henriade est belle, grande : nous l’avons dit ; mais Voltaire en a méconnu la mesure, et l’a tronquée : cela nous donnerait le droit d’affirmer qu’il n’eut jamais l’esprit épique, si dans l’épopée badine, plus aisée il est vrai que l’autre, il n’eût composé un brillant poème, moins embarrassant à lire deux ou trois fois en cachette, qu’à vanter une seule en public.

L’usage des récits que les poètes font faire par les personnages n’est point une règle, mais un moyen d’introduire dans l’action les choses qui n’en sont pas absolument dépendantes, sans altérer son étendue et son ordonnance poétique : il faut même éviter, autant qu’on le peut, l’emploi de cette ressource qui souvent refroidit la marche dramatique du fait. Le Camoëns en a tant abusé, que sa Lusiade entière se compose d’un enchaînement de narrations que se font réciproquement les acteurs de la fable. Gama lui seul épuise la durée de trois chants à raconter les aventures du Portugal et, de son passage au cap d’Adamastor, sans qu’un motif puissant nécessite ce long rapport écouté par le roi de Mélinde. On croirait que tout gît dans cet entretien, car ce qui reste à dire au poète jusqu’à la fin de l’expédition, ne contrebalance pas le poids de ces récits surabondants. Peut-être le chantre portugais se crut-il autorisé par l’exemple de l’Odyssée et de l’Énéide ; mais il ne vit pas combien les auteurs de ces deux chefs-d’œuvre se montraient économes du moyen qu’il prodigua, et comment l’étendue de leur action absorbait la variété des récits qui s’y mêlaient. Horace accuse le bon Homère de dormir quelquefois, parée que ce grand poète disparaît un peu dès qu’il né parle plus lui-même, et ce n’est que dans l’Odyssée qu’il se repose de temps en temps pour céder le fil de la narration à ses personnages. Longin attribue à sa vieillesse, qu’il compare au déclin du soleil couchant, la quantité de récits qui répandent dans ce poème une sorte de refroidissement et de langueur. On ne saurait donc trop recommander aux poètes épiques de ne se rendre les imitateurs d’Homère qu’en copiant ses formes les plus animées. Il faut qu’au bon choix de la fable ils ajoutent la mesure convenable à l’action. Le sage Despréaux leur dit :

« N’offrez point un sujet d’incidents trop chargé.
« Le seul courroux d’Achille avec art ménagé
« Remplit abondamment une Iliade entière :
« Souvent trop d’abondance appauvrit la matière.

Mesurez conséquemment l’étendue de votre fable, de façon à n’avoir pas souvent recours aux récits qui l’interrompent. C’est à quoi l’on distingue la justesse d’esprit qui préside au plan. Voilà ce qui prédomine dans la conception de Valérius Flaccus : tout marche, tout agit, tout s’entraîne avec rapidité, force, et grandeur dans son. Argonautique, poème plus régulier, quant à l’action, que l’admirable Énéide. Voilà ce qui charme, ce qui transporté dans le magique ouvrage de l’Arioste, qui n’est que mouvement, que passions, que feu d’un bout à l’autre. Voilà ce qui fait pardonner à tout le clinquant du Tasse en faveur de sa juste composition, si savamment mesurée qu’il n’a besoin d’aucun récit accessoire pour lier les parties agissantes de sa fable. Parlerai-je de l’Iliade, où tout se meut, où tout vit, où le poète, emporté par les choses, assiste aux délibérations des héros, au conseil des dieux, aux chocs des combats, ne fait rien raconter aux personnages, disparaît lui-même, et vous montre les acteurs et les faits partout dramatisés. Non ; j’aurais trop à vous dire, et j’anticiperais sur les autres conditions qu’Homère a toutes réunies dans la plus sublime et la plus vivante des créations épiques.

Vingt-neuvième séance.
De l’unité, du vraisemblable, et du nécessaire.

Messieurs,

Vous avez reconnu avec moi que les deux premières conditions du genre épique sont le choix convenable d’une action, et la mesure propre à cette action, qui, dans l’épopée comme dans la tragédie, doit être entière, c’est-à-dire avoir un commencement, qui n’exige rien avant soi ; un milieu, que des choses précèdent et suivent ; et une fin, qui suppose des choses antérieures, mais qui ne demande rien après elle. J’aurais pu transcrire le passage d’Aristote, qui, faisant consister la beauté dans la grandeur et l’ordre, compare la tragédie et l’épopée à ces corps naturels dont, à un certain éloignement, on peut saisir d’un même coup d’œil les parties liées entre elles, et dépendantes les unes des autres : « de même, dans l’action d’un poème, on veut, dit-il, une certaine d’étendue qui puisse être embrassée tout à la fois, et faire un seul tableau dans l’esprit ». Il ajoute que « plus une pièce aura d’étendue, plus elle sera belle, pourvu qu’on puisse en saisir l’ensemble d’une seule vue ». Par cette raison il incline à préférer la tragédie à l’épopée, en ce qu’elle forme un tout plus régulier et dégagé d’épisodes : mais, à perfection égale, un poème épique est plus rare, parce que, sans se constituer de plus de parties en son entier, sa totalité est d’une plus grande étendue. Ce poème ne veut pas moins d’art, mais plus de force, de patience et de ressources dans le génie de l’auteur. Tel qui fournira, comme Sophocle ou Racine, la carrière de trois ou cinq actes dramatiques, ne fournira pas, comme Homère ou Virgile, celle de douze ou vingt-quatre chants. L’étendue de l’épopée accroît conséquemment la difficulté de ce genre, et surtout dans les poèmes où l’unité d’action est observée.

3e Règle. L’unité.

Cette troisième règle va nous occuper : nous en retrouvons le précepte dans la poétique du rhéteur de Stagire ; car il faut toujours remonter à cet habile homme de qui partent nos explications. Écoutons-le d’abord : « La fable n’est point une par l’unité de héros, comme plusieurs l’ont cru : de plusieurs choses qui arrivent à un seul homme, on ne peut faire un seul événement : de plusieurs actions que fait un seul homme, on ne peut faire une seule action : ceux qui ont composé des Héracléides, des Théséides, ou d’autres poèmes semblables, étaient donc dans l’erreur. Ils ont cru, parce qu’Hercule était un, que leurs poèmes l’étaient aussi. » Il loue, à cet égard, l’auteur de l’Odyssée de ne s’y être point mépris, et d’avoir écarté de son sujet les circonstances de la folie simulée d’Ulysse, et de sa blessure au Parnasse, événements étrangers au retour du héros dans sa maison. Chaque règle qui se présentera devant nous, achèvera de nous prouver la supériorité de l’art d’Homère, ou du sens droit dont la nature l’avait doué : car nous verrons que personne n’a sa mieux conformer ses ouvrages à toutes les conditions du bon et du beau. Cette Odyssée, la moins parfaite de ses deux épopées, ne cède qu’au Paradis perdu de Milton, sous le rapport de l’unité.

Exacte unité du poème de Valérius Flaccus.

Le seul poème, qui l’égale en ce point de vue est l’Argonautique de Flaccus. Pélias, roi soupçonneux, et jaloux, comme le sont tous les tyrans, de la réputation d’un prince de sa cour, n’osant, par une crainte naturelle encore à la tyrannie, attaquer ouvertement Jason qu’il déteste, couvre le dessein de le perdre d’une apparente confiance en son courage, et le charge de la périlleuse expédition d’enlever la toison d’or au roi de la Colchide. Le héros part, traverse des mers inconnues, soutient des guerres chez Aeétèsn, et, à l’aide des dieux et de l’amour d’une magicienne, fille de ce monarque, il dompte les taureaux de Vulcain, abat les soldats nés des dents du dragon de Cadmus, endort le monstre qui garde la toison, enlève cette merveilleuse dépouille, et revient triomphant des orages de l’Hellespont, et des pièges de la tyrannie qui conjurait sa mort. Cette action est une, et liée en toutes ses parties animées, comme le sont les membres d’un corps vivant.

Duplicité de l’action de l’Énéide.

L’Énéide, bien préférable à l’Argonautique, par tant de qualités que nous déduirons, est défectueuse en comparaison, relativement à la duplicité de sa fable. Les littérateurs qui jugent de ces matières d’après leurs impressions, et non sur les principes, n’ont pas manqué de la mettre au-dessus de tout, par la raison même qui condamne son action. Ils ont estimé que des deux faits consécutifs qui s’y renferment, ressortait la réunion de toutes les beautés de l’Odyssée et de l’Iliade ; qu’une heureuse imitation avait fondu la première dans les six premiers chants, et la seconde dans les six derniers ; et que l’établissement d’Énée en Italie, étant annoncé au commencement de l’action, son trajet sur les mers, qui en est le milieu, et sa conquête dans le Latium, qui en est la fin, attachaient l’ensemble de l’un à l’autre bout, par un enchaînement qui paraissait former un tout très bien lié. Opposons Virgile lui-même à ceux qui lui rendent un faux hommage, comme s’il était besoin de lui prêter d’autres perfections que les siennes pour le faire admirer, et réfutons par ses propres vers les erreurs d’un aveugle enthousiasme, qui n’ajoutent rien à notre respect de ses qualités réelles. Premièrement, Virgile n’indique pas même, en commençant, la guerre de son héros contre Turnus ; il exprime seulement le but où se dirige sa course : on ne le contestera pas, à moins qu’en ce seul mot Arma, qui peut se rapporter aux guerres d’Ilion, on ne trouve l’exposé de sa future conquête. Il n’est pas question, dans les premiers vers, de l’entreprise belliqueuse d’Énée chez le roi Latinus. Le sujet qu’ils exposent est expressément limité ; et ce sujet entier, vous le trouvez complètement rempli quand vous arrivez au septième livre du poème. Là, Virgile, trop éclairé pour se faire aucune illusion, et dédaignant de tromper ses lecteurs par un vain artifice, vous déclare hautement qu’il traite une seconde fable d’une espèce toute différente. Le Virgile français est en ceci, à peu près fidèle au texte latin :

« Ô muse ! c’est à toi maintenant de me dire
« Quels rois du Latium se partageaient l’empire ;
« Quels étaient son pouvoir, ses habitants, ses dieux,
« Quand le peuple troyen aborda dans ces lieux.
« Dis-moi de leurs combats la première origine :
« Parle, remplis mon cœur de ta flamme divine.
« Je peindrai le carnage inondant les sillons,
« Les souverains armés, et leurs fiers bataillons.
« Déjà sont déployés les drapeaux d’Étrurie,
« Déjà l’horrible guerre embrase l’Hespérie.
« Viens ; dans ce grand sujet, plus digne encor de toi,
« Un théâtre plus vaste est ouvert devant moi.

Majus opus moveo . Ici, le poète commence les explications préparatoires de sa fable nouvelle qui, bien qu’étant la continuation des faits de son héros, n’est pourtant pas la prolongation de la fable annoncée au premier chant. Il lui faut vous apprendre quel est le petit-fils de Picus dont Saturne fut l’aïeul, quel est ce Turnus que le roi des Latins avait promis de choisir pour son gendre, quelle sera la cause des fureurs de la reine Amate, et comment la main de sa fille allumera la guerre entre les princes. Enfin voici une petite Iliade qui succède à une courte Odyssée ; et, tandis que l’imitation de celle-ci, très susceptible d’être resserrée, lutte avec le modèle original, l’imitation de celle-là, trop forte, trop pleine pour se prêter à des dimensions étroites, n’atteint pas au parallèle de la haute conception qu’on s’efforce à lui comparer. Vainement l’abondance de la verve, le choix exquis des incidents, la variété des objets, des mœurs, des sites, l’intérêt des combats, soutiennent cette dernière partie de l’Énéide : elle s’efface à l’éclat des choses qu’elle rappelle, non moins qu’au souvenir des six chants qui la précèdent, de sorte qu’en cet endroit Virgile est combattu et vaincu par Homère et par lui-même, les deux seuls rivaux qu’il ait à craindre. Néanmoins il reste encore partout victorieux de ceux qui l’ont imité, et ce qu’il a de moins bon est meilleur que ce qu’ils ont de mieux. Le même objet auquel j’attribue l’altération de l’unité dans son poème, attirera des éloges particuliers, quand je l’examinerai sous d’autres faces, et conséquemment aux règles qui suivront celle-ci. Tel est, je crois, l’avantage de ma stricte méthode, où la critique ne peut rien mêler, ni rien confondre. Ce qu’elle blâme sous un rapport, elle a lieu de le louer sous un autre. C’est, pour ainsi dire, un instrument qu’il était nécessaire de forger pour l’analyse, afin de manier à coup sûr les matières littéraires, d’en isoler les qualités, et de les replacer avec certitude en leur ensemble, après les avoir bien discernées. Il me sert à toucher le point de section qui divise les deux sujets de l’Énéide, et à vous en démontrer le faible joint.

Observation de l’unité dans l’Odyssée.

M’objectera-t-on que l’Odyssée d’Homère se forme des aventures d’Ulysse jusqu’à son arrivée dans l’île des Phéaciens, et de sa victoire remportée sur les amants de Pénélope après son abord dans l’île d’Ithaque ? Je ne le pense pas : il faudrait avoir oublié que cette principale action est commencée du plus haut possible, par les démarches de Télémaque inquiet du destin de son père, querellant les prétendants qui dévorent son héritage, et courant chez Ménélas et chez Nestor chercher des nouvelles d’Ulysse, et des secours contre ses ennemis. Les choses sont préparées et les personnages connus d’avance. Le retour du héros et sa vengeance deviennent le juste accomplissement des promesses du poète à l’ouverture de sa fable. Dira-t-on que le destin d’Énée ne se terminait pas en abordant les côtes d’Italie ? Mais le récit d’une action n’est pas celui d’une vie. Le sort du Télémaque, dont notre docte Fénelon nous a tracé les aventures, n’est pas résolu définitivement à son retour dans ses foyers ; l’action épique est néanmoins entière ; il l’eut doublée en l’unissant à celle qui semble en être la continuation dans l’Odyssée, et l’unité simple qu’on y admire eût disparu. Je ne me fais aucun scrupule de citer les Aventures de Télémaque au nombre des exemples de la bonne poésie épique, quant au choix et à l’ordonnance du sujet : l’opinion d’Aristote m’en donne le droit, puisqu’il affirme expressément qu’ un poète doit être poète, plus par la composition de l’action que par celle des vers . La prose harmonieuse de Fénelon, seul écrivain qui ait su se maintenir justement entre la limite des deux langages, sa prose, dis-je, participe tellement de la poésie qu’on doute, en l’écoutant, s’il parle ou s’il chante. On dirait, tant il a façonné ses inventions et sa langue sur les formes et la mélodie des anciens, non qu’il imite leurs ouvrages, mais qu’il les continue. On est heureux d’avoir à le produire en exemple alors qu’on discute sur Virgile. À peine oserait-on mettre en doute une seule des qualités de l’Énéide, si l’on ne se sentait soutenu d’un si grand appui : le principe qui semblerait contraire à sa perfection resterait un problème qu’on se croirait sacrilège de résoudre par la critique : c’est le privilège de ce classique chef-d’œuvre de ressembler à ces statues des dieux qu’on ne contemple qu’avec un saint respect, et qu’on ne touche qu’en tremblant. Aussi crierait-on justement au blasphème, si le rapprochement que je fais de la composition latine et de la française ne s’arrêtait à ce qui concerne la loi de l’unité.

Le chantre d’Énée ne s’étant pas astreint à l’observer, je serais tenté de croire qu’elle dépend de la nature du sujet choisi, plus que du talent des poètes.

Unité absolue de la Jérusalem délivrée.

En effet l’action du Tasse, poète inférieur à Virgile, est de soi-même unique et pleine : Bouillon et les chrétiens qu’il commande, marchant à la délivrance des lieux saints, assiègent Jérusalem qui renferme le sépulcre du Christ : les infidèles qui la défendent sont terrassés, et les croisés, vainqueurs de leurs armées idolâtres, soutenues des puissances de l’Enfer, entrent sous la protection du ciel dans les murs de Sion enfin conquise. Il n’y a là qu’un fait bien exposé, bien lié, bien conclu. Cette unité parfaite n’est pas une des moindres causes du bon enchaînement des épisodes qui s’y assortissent intimement, et de l’effet général du plan qui, ne formant qu’un corps de toute cette épopée, la rend plus attachante que l’Énéide même, dont l’exécution est plus savante et plus belle. Je n’en décide point par mon goût, mais par l’impression que tous les lecteurs éprouvent, et dont j’ai cherché la raison : leur suffrage universel s’accorde sur la beauté des aventures d’Énée, du récit des malheurs de Troie incendiée, de la passion fatale de Didon, et de la descente admirable d’Énée aux enfers : mais leur opinion se partage sur l’effet de la seconde action, et la durée de plusieurs siècles n’a pas réuni les avis. Les scholiastes, les littérateurs, les traducteurs, tous ceux qui l’ont commentée, n’ont pu terminer les contradictions sur cet objet : leurs arguments les plus subtils, leurs louanges les plus spécieuses, n’ont pu fixer l’incertitude : or, puisque le temps n’en a pas triomphé, et qu’elle n’existe pas à l’égard des six premiers livres, elle devient un jugement en défaveur des six autres qui, tout beaux qu’ils soient en détail, n’intéressent pas autant, parce qu’ils rompent l’unité de l’ensemble. Au contraire, la Jérusalem délivrée, sans renfermer rien qui soit égal à la chute d’Ilion, à l’amour de la veuve de Sichée, au Tartare et à l’Élysée ouverts par la sibylle de Cumes, intéresse, entraîne, charme d’un bout à l’autre les lecteurs des deux sexes et de tous les âges, par la totalité de son unique action. Un tel effet peut-il avoir une autre cause ? Non, il tient à l’observation de cette règle, puisque le sujet de la fondation de Rome n’importait pas moins aux Romains, que celui de la prise de Sion n’importait aux peuples modernes ; puisque l’art de Virgile, relativement à toutes les autres règles que l’unité, surpasse infiniment l’art du Tasse.

Le célèbre Addison, dans son excellent éloge du Paradis perdu, nous rappelle très bien qu’Homère, pour conserver l’unité de son action se transporte au milieu des choses, comme Horace l’a observé. S’il eût remonté jusqu’à l’œuf de Léda, ou s’il eût commencé même à l’enlèvement d’Hélène, ou à l’ouverture du siège de Troie, il est évident que le poème aurait été un tissu d’actions différentes. Je ne sais où le commentateur anglais trouve qu’Aristote convient de quelque imperfection dans l’unité de l’Iliade, et tâche de la pallier : je n’ai rien vu de cela dans le rhéteur grec, et nous voyons dans les remarques même d’Addison, qu’Horace énonce un avis contraire. Sans doute un peu de prévention en faveur de son Homère national, qu’il voulait placer au-dessus de tous les anciens et de tous les modernes, l’a jeté un moment dans l’erreur.

Jugement d’Addison sur l’unité du Paradis perdu.

Cependant il ne s’abuse pas en louant l’unité de la fable de Milton. « Quelques-uns, nous dit-il très bien, croient que la structure de l’Énéide est défectueuse en ce point, et qu’elle contient des épisodes qu’on peut regarder plutôt comme des excroissances que comme des parties de l’action. Au contraire, le poème dont il s’agit ici n’a d’autres épisodes que ceux qui naissent naturellement du sujet : malgré cela, il est rempli d’une multitude d’incidents étonnants, qui réunissent la plus grande variété avec la plus grande simplicité, et qui font un tout uniforme dans sa nature, quoique diversifié dans l’exécution. » Addison ajoute fort judicieusement après avoir cité la colère d’Achille et le voyage d’Énée en Italie : « Selon moi, l’action de Milton surpasse encore en ce point les deux premières ; nous la voyons projetée dans les enfers, exécutée sur la terre, et punie par le ciel ; chacune de ses parties est racontée d’une manière très distincte, et elles naissent l’une de l’autre dans l’ordre le plus naturel. »

Même unité dans la Messiade allemande.

Un ordre égal, et résultant d’une semblable unité, règne dans le poème construit par Klopstock sur la rédemption de l’homme ; poème original, quoiqu’inspiré par celui que Milton composa sur la chute d’Adam. Ici l’action soutient le parallèle avec la grandeur de celle dont elle fut sous quelque rapport imitée. Celle-ci n’est pas projetée dans l’enfer, mais dans le ciel, et s’exécute aussi sur la terre, non pas par les démons, mais contre eux-mêmes, de qui triomphe le Messie. On voit que le mouvement en est inverse de l’autre, comme cela devait être, puisque l’une des fables représente la perdition, et que l’autre figure le salut. Notons un point remarquable : n’est-il pas curieux de voir combien le système poétique des Allemands semble contradictoire avec lui-même, ainsi qu’avec le nôtre ? Opposez la stricte unité de leur Messiade à leurs inventions théâtrales, où les unités, anciennement prescrites, ne sont jamais respectées ; il est étrange que chez eux les drames tragiques s’exemptent des lois de simplicité, si recommandables à la scène, et établies depuis Aristote, tandis que les poèmes épiques s’y réservent cette régularité qui ne leur est pas indispensable, et que les Grecs n’exigeaient pas absolument dans l’épopée. Par cela seulement, ne serions-nous pas fondés à croire qu’ils se sont fait des préceptes de leurs propres exemples, et qu’ils ont pris leurs habitudes et les hasards de leur goût pour des principes ? Entre les Germains et nous, qui des deux peuples dut se rapprocher le plus de la perfection ? Notre art s’appuie sur les plus belles règles de l’antiquité ; le leur s’autorise avec érudition de ses licences : ils vous citent en leur faveur les écarts de génie des meilleurs poètes Grecs ; nous nous attachons aux plus corrects linéaments que Sophocle nous ait tracés en ses chefs-d’œuvre irréprochables : ils en sont restés aux caprices de l’enfance de l’art, quoiqu’ils aient rompu déjà leurs langes et leurs lisières ; et nous sommes délivrés de leur faiblesse et de leurs erreurs par la raison et l’expérience : ils tendent à l’élévation, il est vrai, mais en perdant leurs idées à travers un horizon sans borne, où rien n’est distinct, où leur vue s’égare dans l’incompréhensible ; c’est là surtout qu’ils se délectent ; et nous nous arrêtons à ces claires limites de la sublimité, par-delà lesquelles l’esprit n’entrevoit plus rien de réel et de saisissable ; c’est là que nous nous plaisons ; Ils admirent passionnément des essais d’audace que nous avons appris à ne plus tenter, et prétendent, en nous niant les nombreuses épreuves de notre maturité réfléchie, alarmer assez nos muses pour qu’elles rétrogradent sur leurs pas, en renouvelant des fautes que nous ne faisons plus depuis longtemps. Ils adoptent tout sans choix, et nous savons choisir ; enfin, à plus d’un égard, notre littérature, devenue classique, a sur celle de l’Allemagne l’avance de plus de deux siècles, et nous pouvons leur prédire que les beautés de leur imagination, encore offusquée des vapeurs romantiques, ne se perfectionneront que lorsqu’ils sauront, en les épurant, les rendre aussi positives et aussi régulières que celles d’Œdipe et d’Athalie ; or qu’ils renoncent à nous persuader de renfermer la vie entière d’un personnage dans une pièce d’un genre dramatique principal, alors que, même dans l’épopée, leur sublime Klopstock garde les unités d’action et de lieu, et presque celle de temps, puisqu’il ne commence son poème qu’au sacrifice sur le mont des Oliviers, moment que suivent bientôt le jugement du divin réconciliateur, et son crucifiement sur le Golgotha, à l’entour duquel le génie du poète évoque et concentre les chœurs des séraphins, des patriarches, et des anges qui descendent sous la gloire de Jéhovah, et qui précipitent de là dans l’abîme tous les démons des ténèbres. L’enthousiaste Klopstock, dont le religieux poème ressemble bien plus à un hymne qu’à une épopée, respecte tellement la grave unité de son sujet, qu’il en termine la fiction à la mort du Christ, et qu’il ne chante même pas sa résurrection miraculeuse. Du reste, toutes les parties constitutives de ce magnifique ouvrage se coordonnent aussi bien qu’il est possible : on en embrasse l’ensemble à la fois et d’une seule vue, et si le ton continuellement extatique de l’auteur, si son inspiration toujours dans les nues, et craignant partout de toucher la terre, si ses images trop souvent obscurcies des brouillards de la mysticité, si ses réticences trop inintelligibles, si son invention totale trop subtilement divinisée pour être aussi humaine que les célestes amours d’Adam et d’Ève, lui permettaient de descendre au naturel des passions, et de tracer les contours des objets sensibles, j’estimerais qu’on lui peut appliquer pour le sublime et pour l’unité, la plupart des louanges qu’à méritées le Paradis perdu. L’action unique de Klopstock ne se passe que dans l’imaginaire, et ne nous séduit qu’à des promesses futures ; celle de Milton passe de là au fond du cœur humain, en nous peignant l’origine de nos misères présentes ; et rien ne touche plus les hommes que les malheurs de l’homme : c’est ce qu’a très bien senti le grave Addison, en louant le sujet autant que l’unité de ce poème.

Duplicité d’action dans la Henriade.

Cet éloge d’un grand poète anglais par un habile critique anglais est la censure de la Henriade, et l’un de nos avantages sur les hommes de leur nation étant d’être plus impartiaux sur nos propres titres, nous avouerons, tout français que nous sommes, la défectuosité de notre poème national. Sa fable, selon l’expression d’Horace, commence presque à l’œuf de Léda : elle n’est pas seulement implexe, mais doublement formée de deux faits consécutifs, particuliers à Valois et à Bourbon : l’un, qui se termine par le malheur, a pour catastrophe au cinquième chant la mort de Henri III ; l’autre, qui se termine par le bonheur, a pour heureuse conclusion au dixième chant le triomphe d’Henri IV.

Duplicité de héros.

Ici l’on ne trouve pas même, comme dans l’Énéide, l’unité de héros. Un faible monarque est d’abord le chef de la guerre contre la ligue ; et le roi vaillant qui lui succède est ensuite le chef qui continue la même guerre. Ici des beautés ordinaires d’exécution ne rachètent pas la disjonction des parties du plan, aussi bien que les beautés extraordinaires du poète de Mantoue. Nulle parité de mérite épique ne permet d’excuser la faute de l’un par celle de l’autre ; le défaut que nous remarquons est même plus grave chez Voltaire que chez Virgile, quoiqu’il fût plus aisé de l’éviter. Nous sommes fâchés d’entrer en ce point dans les sentiments de Le Batteux et de Clément l’inclément, qu’a très bien réfutés La Harpe ; mais, sans partager leur injustice, que ce professeur a doctement relevée en plus d’un endroit où se trahissaient les préventions de leur inimitié, je me range de leur côté dans la défense de la règle en question. Dirai-je même que je serais approuvé par La Harpe, de qui le travail sur la Henriade est, à peu d’articles près, la meilleure dissertation polémique, et l’une des plus éloquentes qu’il vous ait lues. Lui, qui naguères signalait en ridicule le dénigrement de ce poème comme une espèce de mode introduite parmi les jeunes ri meurs, s’il revenait aujourd’hui parmi nous, il tournerait en dérision la manie contraire de nos littérateurs philosophiques qui, n’admirant dans l’épopée que le raisonnement et le probable ordinaire, exaltent l’ordonnance historique de la Henriade à l’égal des plans qu’ont exécutés les anciens poètes.

« Un poème excellent où tout marche et se suit,

Voilà bien la règle d’unité désignée par Despréaux,

« N’est point de ces travaux qu’un caprice produit :
« Il veut du temps, des soins, et ce pénible ouvrage
« Jamais d’un écolier ne fut l’apprentissage.

Le jeune Aroueto n’était plus l’élève de Porée lorsqu’il composa le sien, sous le nom de poème de la ligue ; il était déjà Voltaire par des œuvres dramatiques : c’est pourquoi tant de belles choses assurent à la Henriade son titre d’épopée : mais les vrais modèles, en ce genre, furent les fruits de la maturité de leurs auteurs, ou leur coûtèrent l’emploi de presque toute leur vie. S’il eût donné quelques années de la sienne à son ouvrage, combien ne l’eût-il pas su perfectionner ? Celui qu’il osa publier clandestinement, dans un âge plus mûr, atteste un talent mieux expérimenté, talent dont on regrette qu’il ait perverti l’usage, en violant à la fois les bienséances, la pudeur, et le patriotisme. Le zèle qu’une tardive, mais heureuse conversion, avait inspiré au véhément La Harpe lui donna le saint courage de vous parler de cette production si coupable, qu’il n’y a point d’homme véritablement honnête qui ne rougisse, dit-il, en prononçant son nom ; et il se couvrit de cette vertueuse rougeur, en ajoutant qu’elle s’appelait la Pucelle. Son ardente prédication sur l’immoralité de cette œuvre libertine et impie, m’épargne la peine de m’ériger en sermonnaire après lui : j’aurais peut de vous paraître un hypocrite si, déclamant aussi haut contre ce livre trop répandu, trop lu, trop cité, j’accusais au tribunal de la dernière postérité la dépravation, la corruption profonde de tout le siècle passé ; et si j’affirmais, en répétant ses paroles, que, dans le siècle précédent, l’indignation universelle eût suffi pour faire justice de l’ouvrage, et que l’auteur, quels qu’eussent été son talent et son nom, n’aurait trouvé d’asile nulle part dans l’Europe entière. Après tant d’anathèmes dont il foudroie, son ancien maître en philosophie, que m’a-t-il laissé de plus fort à dire, à moins d’exprimer le vœu qu’on eût brûlé Voltaire tout vif, au feu des milliers d’exemplaires de son poème diabolique où pétille un esprit d’enfer. Mais le dévouer à ce supplice eût à vos yeux augmenté l’horreur de son véritable crime, en vous rappelant le bûcher de son héroïne, dont tout poète français devait plaindre, respecter, ou consacrer noblement la mémoire.

Je me félicite donc de n’avoir plus qu’à me taire, et qu’à suppléer au mouvement que je réprime en renvoyant mes auditeurs à ces virulentes pages où mon prédécesseur, qui n’eut pas ma lâche tolérance, vous a si moralement, si charitablement prêché la sainte orthodoxie. Peut-être mon silence sera-t-il plus prudent que cette indiscrète passion d’une âme dévote qui, par un reste d’infirmité humaine, semble se plaire un peu aux images du mal qu’elle condamne en supputant toutes les circonstances qui l’aggravent ? À quoi bon attiser le feu de sa propre imagination au souvenir des licencieux épisodes de Voltaire ? Pourquoi sa sévérité détaille-t-elle aux mondains les scènes qu’il présente ? Sied-il de réveiller le scandale en disant que, s’il conduit son lecteur dans l’enfer, c’est pour y placer tous les saints ; que, s’il trace les amours d’Agnès et de Monrose, c’est pour donner à celui-ci un aumônier pour rival, et pour établir en principe que

« Tout aumônier est plus hardi qu’un page.

Que, s’il fait entrer Chandos dans une chapelle, c’est pour mettre la débauche jusques sur l’autel, ce que personne, que je sache, n’avait encore osé ; que, s’il livre Dorothée à l’inquisition, c’est pour représenter un archevêque incestueux, calomniateur, et assassin ; que, s’il donne un confesseur à Charles VII, c’est pour montrer une autre espèce d’infamie trop jésuitique : mais, s’écrie-t-il en condamnant ces fictions très irréligieuses et très immorales, « où en est le mérite d’invention ? » Quoi ! ne songe-t-il pas où va son emportement, en lui niant d’avoir imaginé ces choses-là ? Veut-il donner à croire que ce sont des réalités qu’il a peintes ? Après lui avoir refusé le privilège d’être inventeur, le désir d’attaquer son style même, afin de le ruiner tout à fait dans l’opinion, ne l’égare-t-il pas jusqu’à citer en exemple d’un goût plus burlesque que plaisant, ces deux vers de la belle Dorothée,

« Et j’ai trahi la Trimouille et l’Amour
« Pour assister à deux messes par jour :

Et cet autre vers que l’auteur met dans la bouche de saint Denisp,

« Je suis Denis et saint de mon métier.

Pourquoi enfin descendre jusqu’aux cyniques aventures de Grisbourdon, de Corisandre, du Muletier, d’Hermaphrodite, et de l’âne mystérieusement sensible, qui porte la fière Jeanne d’Arc. Son dessein est que tant de fantaisies du ton de Boccaceq et d’Arétin vous courroucent, vous révoltent ; et que devient l’effet de sa rigueur, si des auditeurs légers sont capables de s’en égayer et d’en rire ? Ne valait-il pas mieux, par respect de la morale et de la décence, qu’il évitât sa digression, et s’en tînt à discerner littérairement la réelle unité de la fable héroï-comique, où le poète chante follement le salut des armes françaises, dépendant de la seule garde du chanceux palladium, qu’il expose à tous les hasards de la guerre, et qu’il en sauve merveilleusement durant une année ? Vous en avez ri, messieurs ; eh bien ! de quel droit, pour vous en faire frissonner, prendrais-je en main les foudres temporelles et spirituelles, et voudrais-je que vous frémissiez tous, en criant : à la perte des mœurs ! à l’ordure ! à l’impiété ! au sacrilège ! Aurais-je bonne grâce de vous déclarer d’abord, comme notre bon père de Mélanie, que la moindre indication de ce sujet obscène, inepte, et bestial, blesse la décence publique ; puis de vous dérouler ensuite les maximes qui le salissent, et dont la jeunesse, si nous l’en croyons, fit sa philosophie et son catéchisme. Non, je ne hasarderai pas l’excuse de ceci, de peur d’être obligé comme lui de vous confesser ma coupable indulgence au jour de mon apostolat, et d’en dire trop de mal à son exemple, après en avoir dit trop de bien. Ah ! messieurs, ne nous faisons pas meilleurs que nous ne sommes ! Défions-nous plutôt humainement de notre instable sagesse, et avouons tous notre faible pour les prestiges de ce poème héroï-comique : espérons avec modestie que nous ne serons pas assez rigides pour condamner tant de gaîté, tant d’invention, tant d’éclat mondain ; que nous ne nous fermerons jamais assez les yeux pour ne plus risquer d’être éblouis à de si vives étincelles de raison cachée rejaillissant partout d’un badinage : montons joyeusement sur le rayon qui porte le bienheureux saint Georgesr, et qui nous sauvera des lieux où grillent les damnés : ne reprochons gravement à l’illustre ami du Philosophe-sans-Souci que d’avoir pu flétrir un dévouement héroïque, en nous rendant néanmoins le bon office de railler les momeries, dont le mensonge en obscurcissait l’histoire : laissons-nous doucement entraîner au fil de quelques amoureuses aventures racontées par le dieu du goût en personne. Ne nous mortifions pas si rudement que nous devenions insensibles aux tendres aiguillons que l’esprit fait si subtilement passer jusqu’à notre chair. Gardons-nous surtout de réprouver les faciles grâces des exordes multipliés qui ornent, avec une exquise négligence, le début de la plupart des chants : enfin, pour en tirer quelque fruit moral, tenons-nous-en à ce que recommande cette maxime inscrite à la tête de l’un des plus enjoués :

« Ô mes amis ! vivons en bons chrétiens ;
« C’est le parti, croyez-moi, qu’il faut suivre.

Quoi de plus fraternel et de plus édifiant ! Osons donc proclamer les louanges de Jeanne, sans craindre de chanter la palinodie à l’exemple de notre austère directeur.

Toutefois, messieurs, ce qui ne m’expose à aucune rétractation pareille à celle de La Harpe, c’est d’adopter ses idées comparatives entre Voltaire et l’Arioste : je lui nierai que la machine du premier ne soit qu’un assortiment de pièces de rapport où rien ne se tient, qu’il n’y ait aucun plan, aucune marche, aucune liaison : mais je rendrai justice au goût exercé de La Harpe, à son discernement dans l’art, à son tact des bienséances, quand il accuse l’auteur de la Pucelle « de n’avoir su, ni piquer le lecteur par la curiosité comme l’Arioste, ni l’émouvoir par des situations, ni l’attacher par des caractères. Le poète italien, en donnant l’essor à son imagination folâtre, n’a point négligé les occasions de parler au cœur dans ses beaux épisodes ; il ne repousse point le pathétique quand il se présente, et ne gâte point, par une gaîté déplacée, ce qui est fait pour être touchant. Dans toutes ces parties, Voltaire est à mille lieues de lui ! » Je transcris ce jugement parce qu’il est conforme au nôtre : La Harpe ajoute que l’auteur est aussi éloigné de la plaisanterie douce, et de la franche gaîté de l’Arioste, que de l’heureuse abondance de ses créations : « l’Arioste voulait rire et faire rire, et n’en voulait à rien ni à personne ; et Voltaire en veut toujours à la Bible, aux prêtres, aux moines, à ses critiques, aux savants, aux anciens, à tout, et à tous ? » La remarque est juste, et de ces dispositions naturelles aux deux auteurs, sortent les différences de leur style. L’esprit satirique n’a point corrompu de son fiel l’esprit épique de l’Arioste, et jamais le burlesque de la parodie n’altère, par des mots orduriers et bas, ni par des crudités grossières, sa grâce enjouée, sa noble politesse, et sa leste élégance : son sel est fin et n’est point âcre : aussi les connaisseurs le goûtent mieux que celui du style de ce poème, dont l’intitulé même offre une équivoque tirée de l’abus de notre langage dégénéré qui détourna le vrai sens, depuis Chapelain, du titre de la Pucelle d’Orléans ; et qui, d’un mot qui désignait simplement une fille, doubla malignement la signification. Mais ceci se rapporte aux considérations de la langue : revenons à la règle de l’unité.

Multiplicité d’actions dans le Roland furieux.

Nous la chercherons plus vainement dans le Roland furieux que dans la Jeanne d’Arc. Les aventures multipliées qu’Arioste a décrites se croisent de tant de manières, que l’esprit se fourvoie dans ce charmant dédale, et je risquerais bien de voir ici ma règle tomber à faux, si je voulais soumettre l’épopée badine à l’exacte observation de chacune de mes conditions : mais, grâce au ciel, les principes exclusifs ne me tyrannisent pas ; je m’y attache seulement assez pour indiquer le mieux dans tous les genres, sans juger avec rigueur que ce qui en sort un peu soit absolument mauvais. Mettons-nous plus au large encore avec l’Arioste, et convenons qu’il est bon par mille qualités, quoique sa fable ne soit pas une, mais implexe, mais double, triple, et si l’on veut, quintuple et décuple. Toutefois un reste d’opiniâtreté dont un professeur ne peut se défaire, dès qu’il s’agit des préceptes, me fait présumer que la fable serait meilleure si l’art du poète l’avait centralisée en un objet principal et dominant, qu’on eût pu suivre de la pensée, et auquel se fût rattaché le tissu de tous ses épisodes. Ma remarque n’est, après tout, qu’un acquit de conscience, et je me garde d’y insister ; car tout ce qui sent l’école ne convient pas à la légèreté du chantre de la folie de Roland. Entrons dans son labyrinthe d’actions, et tirons-nous-en le mieux possible. Les lumières d’un docte littérateur qui nous y a devancés nous éclaireront très bien : il nous met dans la main le fil, ou plutôt les trois fils qui nous empêcheront de nous perdre. Ginguené, justement renommé pour son histoire de la littérature italienne, a signalé la sagacité, la patience et le jugement sûr qui distinguent son esprit, en démêlant la contexture embrouillée des trois actions que le poète enlace et, pour ainsi dire, tresse l’une avec l’autre dans toute l’étendue de son ouvrage. Vous voyez dans sa claire analyse d’une épopée, que la foule de ses événements rend presque inextricable, qu’on ne peut reprocher à l’Arioste d’avoir historiquement placé les faits dans un ordre consécutif, qui eût relâché les liens de son poème, et répandu la langueur dans la plupart de ses chants. Par un art plus subtil il commence presque toutes ses fables ensemble, les fait marcher à la fois, et les conduit de même à leur conclusion : il ne les termine pas les unes après les autres, mais les unes par les autres ; ce qui, comme vous savez, est la loi des bonnes poétiques. Son imagination, inépuisable en caprices, et sans cesse courant aux nouveautés, remplit tous les intervalles de nombreux incidents par lesquels il se joue de l’intérêt qui vous émeut, de la curiosité qui vous presse ; vous le suivez, il vous perd et vous laisse là ; vous le retrouvez, il vous mène à d’autres objets ; il s’excuse, et s’arrête ; vous lui pardonnez parce qu’il vous amuse et vous charme ; il vous quitte encore et vous impatiente, vous dépite en vous présentant toujours de différents personnages avec lesquels il vous promène quelque temps sans que vous puissiez savoir où ils vont, ni ce qu’ils deviendront, avant qu’il lui plaise de vous en débarrasser ou d’achever leurs aventures. Quel sujet vous a-t-il annoncé ? Roland furieux : mais que de chants vous parcourez où vous ne trouvez de héros principal que Roger : il vous conduira dans les châteaux d’Alcine, où ce paladin languit enchanté : vous vous intéressez à sa maîtresse Bradamante, vous aurez fait cent voyages sur leur hippogriffe ailé : vous vous direz, ne rencontrant point Roland, que les deux précédents acteurs sont les véritables objets de la fable. Cependant il a été question d’Angélique : c’est elle qui sera la cause des extravagances du guerrier dont le nom est le titre du poème. La destinée errante de cette reine du Cathay mérite-t-elle autant votre attention que le siège de Paris attaqué par tous les princes maures et sarrasins, et défendu par l’empereur Charlemagne et tous ses preux. Vous vous écriez à cet homérique tableau du siège de la capitale de la France : Voilà le centre de l’action ! voilà ce qui domine sur toutes les autres fables du narrateur ! attendez ; Roland se lève d’un lit où le regret d’être loin d’Angélique a troublé son sommeil : un mauvais songe lui a persuadé qu’un rival a pu cueillir une fleur qu’il a respectée, et son agitation jalouse est le premier symptôme de son futur accès de démence. Il s’éloigne du camp, il oublie son oncle Charlemagne, son devoir, ses compagnons d’armes : il court à la poursuite de sa belle, ignorant quel chemin il prendra, puisqu’il ne sait où elle est. Il va donc traverser le monde en tous sens. Sa dédaigneuse Angélique était depuis longtemps partie pour l’Orient, avec le jeune Médor dont elle a guéri la blessure, et qui, en récompense, l’a guérie de son insensibilité. Les prouesses de Roger continuent. Les infortunes de Bradamante se prolongent ; les exploits de l’empereur et de ses pairs achèvent de dérouter les Agramants, les Rodomonts, et tous les guerriers de l’Afrique : vous ne vous retracez l’image de Roland que comme une figure passagère, vous jugez qu’il n’a paru qu’en personnage épisodique. Détrompez-vous : le paladin vient se reposer de ses courses chez un pâtre. Quel repos ! il aperçoit les chiffres de Médor et d’Angélique, on lui raconte leur mariage : pour cette fois le titre est rempli : voilà Roland fou, mais fou à lier : et qui pourrait le saisir pour le bien garrotter ? Il renverse hommes, maisons, arbres, barrières ; il arrache les rochers, les ponts ; il assomme, il tue tout, et écrase, seul et nu, des troupes entières. Alors cette effrayante peinture de son délire, la plus forte, la plus terrible qu’ait jamais tracée le génie, ne vous laisse plus douter que ce ne soit là le point éminent et lumineux du sujet de l’Arioste. Enfin l’empire est délivré des Africains que Charlemagne achève de repousser loin de la France ; le paladin Roland recouvre sa raison que lui rend Astolphe, et Roger baptisé épouse sa fidèle et belliqueuse Bradamante. Ainsi la triple action est couronnée par un triple dénouement. Renonçons à trouver l’unité dans ce chef-d’œuvre tout divin, que tant de grâce, lie variété, d’élévation et de génie mettent au-dessus de plus d’une règle classique.

Cette exception, particulière à une épopée mixte, ne prévaut pas contre la loi constamment applicable à l’épopée sérieuse ; il ne me reste, je crois, qu’à vous dire par quoi elle diffère, en ce genre, de celle qu’on exige dans le genre scénique. L’unité se borne ici à l’action, et ne s’étend pas au lieu et au temps. Le poète épique développe sa fable au gré de son imagination, et par tous les moyens qu’elle lui suggère : il peut raconter, ainsi que nous l’enseigne Aristote, plusieurs choses différentes qui se font en même temps en divers lieux, pourvu que ces choses tiennent au sujet. Il franchit les distances à volonté, et s’ouvre toutes les régions où peut pénétrer la pensée : l’univers est son théâtre, et la durée du temps dont il est maître n’a d’autre limite que celle de son choix. Ainsi l’épopée ne ressemble pas à la tragédie déclamée qui commande trois unités ; elle n’est pas non plus absolument pareille à l’opéra, ou tragédie lyrique, dont les personnages passent comme les siens d’un pays à un autre, et de la terre au ciel, ou dans l’enfer, mais qui, voulant que le fait soit un, et qu’il s’achève idéalement en un jour, comporte deux unités ; elle prend l’espace et le temps qu’il lui faut, et se restreint à l’unité simple de la fable. On n’aurait droit de la comparer en ce point qu’à la tragédie anglaise, espagnole, et allemande, qui, transportant ses acteurs dans tous les lieux, ne connaissant point les limites du temps, conduisant de plus son action par les machines merveilleuses, et la prolongeant par les incidences, n’est proprement qu’une épopée dialoguée. La Tempête de Shakespeare et son Jules César me suffiraient pour le prouver. Ce grand auteur ne nous paraît donc si barbare que pour avoir appliqué à un genre les conventions d’un autre ; raison de plus de les différencier tous exactement afin de ne plus nous y méprendre, et de maintenir dans chaque espèce d’ouvrage le seul mode qui lui est convenable.

Recommandons surtout la régulière unité dans l’épopée, que le Tasse caractérise par un trait sublime, en la comparant noblement au monde qui rassemble tant de grandes et diverses choses dans son sein. Sa forme et son unique essence n’a qu’un seul nœud auquel tiennent toutes ses parties discordantes que joint et lie ensemble l’accord d’une générale harmonie ; et rien ne manque en lui, rien de ce qui fait sa force, ni de ce qui sert à sa nécessité comme aux ornements qui l’embellissent.

4e et 5e Règle. Le vraisemblable et le nécessaire.

Je passe aux quatrième et cinquième conditions, le vraisemblable et le nécessaire, règles qu’on ne doit pas plus séparer dans le genre épique que dans le dramatique où je les ai déjà définies. En effet la première nécessité pour l’épopée est que toutes les parties de sa fable soient si bien fondées en raison, qu’elle garde partout une naturelle vraisemblance ; ce qui ne se fait pas croire n’attache point, et ce n’est pas assez qu’une chose soit arrivée pour être crue, si nous ne savons tout ce qui la rend possible. Comment associer ce principe à cette autre nécessité de ne raconter qu’une action merveilleuse, et par conséquent hors de la croyance ? On lit une remarque précise dans Addison : « Si la fable est seulement probable, elle ne diffère en rien d’une véritable histoire ; si elle est seulement merveilleuse, c’est un vrai roman : le point est de donner un air de vraisemblance au merveilleux : on le peut concilier avec le vraisemblable, en introduisant des acteurs capables, par la supériorité de leur nature, d’effectuer le merveilleux qui n’est pas dans le cours ordinaire des choses. »

Or nous déduirons de là, qu’il y a deux sortes de nécessaire et deux sortes de vraisemblable, un ordinaire et un extraordinaire. Les hommes agiront, parleront selon la nécessité des circonstances qui leur sont naturellement relatives, et tout ce qui excédera leur force et leur caractère dans leurs faits ou dans leurs discours, sortira vicieusement du nécessaire et du vraisemblable ordinaires.

Les héros, les divinités se manifesteront nécessairement par des actions et des paroles surnaturelles, mais toujours en rapport avec leurs attributs, leurs qualités, et leurs moyens convenus, et tout ce qui ne sera pas conforme aux données idéalement établies, sortira vicieusement du nécessaire et du vraisemblable extraordinaires.

Une juste mesure relative aux objets inanimés, à tous les agents physiques, proportionnera les effets avec les causes, selon la nécessité et la vraisemblance. De cet accord général résultera la probabilité constante de laquelle dépend le succès de la narration épique. Ainsi ce ne seront point des hommes qui entasseront Ossa sur Olympe, et Pélion sur Ossa, pour escalader les cieux : car vous ne croiriez pas qu’ils l’eussent pu faire : mais ce seront des géants rivaux en stature et en force des divinités qu’ils assiègent : leur effort nécessaire à l’accomplissement de la fable reçue aura le degré de probabilité requise : encore cesserez-vous d’y ajouter foi si quelque insensé Claudien l’exagère, en vous disant, comme l’observe le critique anglais, que les géants arrachèrent des îles entières par les racines, et qu’ils les lancèrent contre les Dieux ; s’il nous en décrit un en particulier, prenant dans ses bras l’île de Lemnos, et la lançant vers le ciel avec toute la boutique de Vulcain ; un autre, arrachant le mont Ida avec la rivière Énipée, qui descend de cette montagne ; et si le poète, non content de le décrire avec cette charge sur les épaules, vous dit que le fleuve coulait de son dos, pendant qu’il tenait la montagne. Ce dérèglement d’une imagination sans frein n’était pas nécessaire au récit du fait, et le rend burlesquement invraisemblable. L’action épique devant composer un tout, les parties qui n’y sont pas intégrales, ou qui ne servent pas de membre à ce corps, doivent en être rejetées : la loi du nécessaire les retranche, parce que les choses qu’on ajoute ou qu’on retire d’un tout, sans nuire à son intégralité, lui sont étrangères. Les amours de Gabrielle et de Bourbon peuvent être supprimées de la Henriade, sans que l’action y perde rien. Les amours d’Énée et de Didon ne pourraient être retranchées de l’Énéide, sans préjudice pour la fable, à laquelle l’auteur a su les identifier, en les liant au principe des haines de Rome, dont il raconte l’origine, et de Carthage, son ancienne ennemie. Les critiques ont amèrement censuré Virgile au sujet de l’oracle que le jeune Ascagne accomplit en mangeant les gâteaux qui lui servent de table sur le rivage laurentin. La petitesse de cette circonstance leur a paru indigne de la haute poésie. Mais, ainsi que je me souviens de l’avoir entendu répondre à Delille, dont les fines remarques enrichissent les notes de ses éditeurs, ce petit incident appartenait aux traditions, romaines : il n’était donc pas moins nécessaire que Virgile conservât cet épisode, qu’il ne le serait de parler de la sainte-ampoule, apportée du ciel par un pigeon, dans un poème français sur le sacre de Clovis. Conséquemment le traducteur n’a pas dédaigné de relever ce passage par les grâces de sa diction, qui vous peint avec soin le repas d’Énée et de son fils.

« Dans le lieu le plus frais d’une riche campagne,
« Le héros et les chefs, et le charmant Ascagne,
« Sur la verdure assis, et d’ombrage couverts,
« Réparent par des mets les fatigues des mers.
« Ces mets ne chargent point une table superbe :
« Des gâteaux de froment qu’ils étendent sur l’herbe,
« (Ainsi s’accomplissaient les arrêts du destin),
« Composent sans apprêts un champêtre festin.
« Des tributs des vergers leur coupe se couronne,
« Et Cérès a reçu les présents de Pomone.
« Tous leurs mets épuisés, de ce fatal froment
« Leur dent audacieuse attaque l’aliment,
« Et leur faim s’accordant avec l’ordre céleste,
« De la pâte sacrée a dévoré le reste.
« Ascagne, à cet aspect, dans un transport soudain :
« — Eh quoi ! la table aussi devient notre festin !
« S’écria-t-il. Ces mots, qu’on eût jugés frivoles,
« Le héros les saisit ; et ces douces paroles
« Sont pour lui le signal de la fin de leurs maux.
« Rempli du Dieu par qui sont inspirés ces mots ;
« Salut, s’écria-t-il, terre longtemps promise !
« Salut, Dieu des Troyens ! plus d’une fois Anchise,
« (J’en avais jusqu’ici perdu le souvenir)
« M’annonça comme un bien ce malheur à venir.
« Mon fils, me disait-il, si la faim indomptable
« Un jour en aliment te fait changer ta table,
« Dans ce même moment, et dans ces mêmes lieux,
« De ton premier abri fais hommage à tes Dieux.

Ne voit-on pas que cette circonstance, qu’on jugea puérile, s’agrandit du souvenir des oracles qui s’y rapportent, et des indications du vénérable Anchise ? Non seulement elle était nécessaire puisque la croyance populaire l’avait consacrée ; mais elle a cette double vraisemblance commune et surnaturelle qui lui convient, soit que vous envisagiez ces guerriers qui consomment leurs dernières provisions, comme étant avertis, par le manque de vivres, du besoin de s’arrêter où ils sont, et de s’y établir par les armes, nécessité la plus impérieuse ; soit que vous les regardiez comme frappés de l’accomplissement d’une prédiction, et se soumettant aux décrets de leurs Dieux, nécessité non moins forte, à laquelle ils ne peuvent se soustraire.

Fiction défectueuse dans l’Énéide.

On justifie moins aisément Virgile de la transformation des vaisseaux phrygiens en Nymphes de la mer. Une telle métamorphose, produite sans nécessité, puisqu’elle ne concourt pas à la marche des événements, et sans vraisemblance, puisqu’elle contrarie même les idées mythologiques qui ne changent que des êtres animés en êtres inanimés, n’a pour excuse que la tradition d’une vieille crédulité des peuples albains. L’auteur ne manque pas de s’en appuyer :

« Qui sauva les vaisseaux de la fureur des feux ?
« Muses, racontez-nous ce grand bienfait des Dieux.
« Parlez : ce fait remonte au berceau de l’histoire ;
« Mais le temps d’âge en âge en transmit la mémoire.

Cybèle, en cédant au fils de Dardanus les bois de la forêt d’Ida, avec lesquels il construisit sa flotte, avait demandé à Jupiter que ces bois devinssent impérissables. La réponse même du Dieu témoigne l’absurde qui gâte la fiction, et qui empêche d’y croire. Jupiter a beau sceller sa promesse par un signe de tête qui fait trembler tout l’Olympe, un tel prodige n’a de vraisemblance que dans les esprits à qui les miracles des légendes paraissent croyables, et non pour ceux qui pensent avec Boileau que même,

« Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.

Passe encore si les nouvelles Nymphes des eaux avaient été reconnues d’avance pour des Nymphes animées, telles que des Dryades : elles eussent rappelé ce beau système de la métempsycose pythagoricienne, célébrée dans les Champs-Élyséens : il y aurait succession de l’être, et continuation des sources de la vie dans leur agréable métamorphose : mais on répugne à entendre une divinité dire à des barques inertes, à des bois morts,

« Soyez libres, partez, fendez les flots amers,
« Cybèle vous ajoute aux déités des mers.

Ce passage, dont l’omission n’eût rien ôté à la fable, est le seul, peut-être, où Virgile ait péché contre le vraisemblable et l’utile. On me pardonnera de m’y être arrêté : rien n’est plus profitable à l’enseignement que l’examen scrupuleux des fautes rares qui se glissent au milieu des nombreuses beautés des grands maîtres, et les hommages qu’on rend à leur génie deviennent d’autant plus instructifs, qu’on les leur a décernés sans aveuglement. On retire peu de fruit de la critique des défauts qui fourmillent dans les ouvrages médiocres ; mais on se tient en garde contre les erreurs du goût, en découvrant celles d’un poète tel qu’Homère, que sa supériorité n’a pas mis à l’abri du reproche.

Fiction bizarre dans l’Odyssée.

Le dénouement de l’aventure d’Ulysse chez Polyphèmes est aussi répréhensible que l’exemple cité dans Virgile. Le cyclope à qui le héros vient d’arracher le seul œil qui l’éclairé, appelle à grands cris les autres cyclopes de l’île. Tous accourent à son antre, et lui demandent quel ennemi l’attaque : lui, trompé par le faux nom que s’est donné le héros, leur répond, personne ; et ce mot qui les tranquillise, et les éloigne, sauve Ulysse, qui s’est couvert de cette appellation ambiguë. Ainsi tout finit par le jeu d’une équivoque, qui change ce terrible épisode en puérilité invraisemblable, et nullement nécessaire. On ne saurait s’expliquer l’oubli de ces deux règles, de la part du poète qui les a si bien suivies, qu’aucun autre ne l’égale en utiles et raisonnables développements, et surtout, en habileté à répandre cette extraordinaire illusion qui rend naturel et vrai le divin et l’impossible.

Invraisemblance d’une fiction de Milton.

On conçoit mieux quelles idées purent abuser Milton en prêtant les armes de la terre aux démons qui livrent bataille aux anges du ciel. Sans doute, il n’est nécessaire, ni vraisemblable, que Satan dresse du canon contre les guerriers que lui oppose le fils de Dieu : leur renversement aux décharges de son appareil excite la risée plus que l’admiration ; mais c’est une forte et morale image de l’horreur qu’inspire l’invention de nos instruments de mort que d’avoir supposé ces machines de destruction fabriquées dans l’arsenal des démons, pleins de rage, et que d’avoir fait sortir l’artillerie du fond même de l’enfer, où l’auteur la replace comme en réserve pour les châtiments de nos siècles de discorde. Toutefois sa fiction inutile et peu conforme à ses acteurs démesurés, blesse la vraisemblance, et ne produit que le ridicule : d’ailleurs l’originalité du moyen appartient à l’Arioste, que Milton n’a pu méconnaître. Quel avantage a le chantre italien dans la manière vive et naturelle dont il s’en sert !

Heureuse invention de l’Arioste.

Roland, vainqueur d’un tyran, qu’il tue pour le bien du monde, ne réserve de ses riches dépouilles, qu’une arme à feu. « Son intention, dit le poète, n’est pas de s’en servir pour sa défense, car il regarde comme une lâcheté de combattre avec le moindre avantage dans quelque occasion que ce soit ; mais il veut la jeter dans quelque endroit où jamais elle ne pourra nuire à personne. Il emporte aussi avec lui les balles, la poudre, et tout ce qui appartient à cette arme fatale. Ce fut dans ce dessein que dès qu’il se vit bien avancé dans la haute mer, et à une distance d’où l’on ne-découvrait aucun objet sur le rivage, ni à droite, ni à gauche, il prit cette arme dans ses mains, et dit : “Afin qu’à l’avenir aucun guerrier, par ton secours, ne se pare d’une fausse bravoure, et que la lâcheté ne puisse en aucun temps se confondre avec le courage, demeure à jamais ensevelie dans cet endroit, ô maudite et abominable machine, qui fut forgée dans le fond des enfers, de la propre main de Belzébuth, pour être la ruine du monde : je te rends à l’enfer d’où tu es sortie.” » En disant ces mots, il la jeta dans le fond de la mer. Heureuse et humaine fiction de l’Arioste, qui s’accorde en tout à nos deux conditions ; elle est utile à caractériser la généreuse vaillance de Roland ; elle est vraisemblable de la part de son héroïsme ; et je conclurai, messieurs, en pensant à ce dernier exemple des deux règles dont il s’agit, qu’il eût été bien nécessaire que l’arme homicide qu’il jeta dans la mer n’eût jamais été repêchée ; mais qu’il est trop vraisemblable que la fureur des humains en perpétuera l’usage. L’espérance de les voir en paix est une fiction plus vaine que toutes celles du merveilleux épique, dont nous parlerons dans la prochaine séance.

Trentième séance.
Sur le merveilleux en général, et sur le merveilleux divin, allégorique, et chimérique.

Messieurs,

« Le merveilleux doit-il entrer nécessairement dans l’épopée ? Oui, à moins que le sujet n’en soit pas susceptible. »

Telle est à la fois la demande et la réponse que se fit La Harpe, et que se sont faites les autres rhéteurs, avant et après lui. La question est de principe, et l’affirmative ne souffre point la restriction qu’ils y mettent.

6e Règle. Le merveilleux

Je vous démontrerai que le merveilleux est essentiellement caractéristique de l’épopée, qu’il en est une condition absolue, et c’est pourquoi je le range après les cinq premières règles élémentaires que j’ai traitées. Distinguons, avant tout, le merveilleux de l’extraordinaire, et nous le distinguerons aussi du sublime qu’on pourrait confondre ensemble, et qui, souvent unis, n’ont pourtant pas d’identité. Une forme gigantesque, une action héroïque, bien que naturelles, sont extraordinaires, parce qu’elles sont rares : une forme idéale, conventionnelle ou monstrueuse, une action supérieure à la puissance humaine, étant surnaturelles, sont merveilleuses parce qu’elles ne sont jamais. Or le récit épique devant être celui d’une fable héroïque et merveilleuse, ne remplit pas les deux termes de sa définition, lorsqu’il n’est qu’héroïque, ainsi que peuvent l’être toute histoire et tout roman : il faut encore qu’il soit merveilleux, c’est-à-dire ; qu’une partie des faits racontés résulte de causes incompréhensibles et divines. Il s’ensuit que les poèmes où l’usage des machines imaginaires n’entre pas ne sont pas épiques, et que tout sujet qui n’en est pas susceptible se refuse à l’épopée.

La Harpe déduit, en conséquence de l’exception qu’il admet, qu’il serait absurde d’exiger dans un sujet moderne l’intervention des dieux de l’antiquité ; mais sa logique dévie des termes de la question autant qu’il reproche à La Motte de s’en écarter. Il ne s’agit pas d’introduire les dieux de la mythologie grecque dans un sujet de notre histoire sainte, ou dans une action de notre chevalerie : Le Tasse et Milton, comme il le remarque aussitôt, ont substitué des agents de leur religion aux ressorts intermédiaires du paganisme ; et lui même approuve l’emploi de la magie dans la Jérusalem délivrée. Que faut-il donc ? Non pas appliquer les machines de l’antiquité à des sujets modernes, mais y adapter celles qui sont propres à leur qualité, et convenables aux temps, aux lieux, et à l’esprit des nations. C’est là ce merveilleux spécial qu’on doit chercher, ou savoir inventer, et dont toute grande action est susceptible. On me croirait fort en opposition d’avis avec La Harpe, sur ce point comme sur quelques autres ; mais ailleurs son jugement est conforme au mien ; car il contredit sa propre maxime à l’égard de la Henriade, en combattant les personnes qui ont pensé que le merveilleux ne pouvait pas s’accorder avec la gravité d’un sujet historique et récent. « Dire qu’il n’en faut point du tout, ajoute-t-il, est d’une philosophie très facile, et qui n’est point la règle de la poésie, mais trouver celui qu’il faut, est d’un talent difficile et rare. » C’est ainsi que le manque de méthode rend instable et douteuse la doctrine de ce littérateur, qui trop souvent se réfute lui-même, et qui, perdant de vue les axiomes qu’il avance à telle page, prodigue sa dialectique à telle autre pour les attaquer et les détruire, parce qu’il a d’autant plus vite oublié ses documents, qu’il les a jetés au hasard, selon ses impressions momentanées. Rien n’est plus curieux et ne prémunit davantage contre les caprices de son goût arbitraire, que de considérer toute l’éloquence qu’il déploie contre ses erreurs, après les avoir présentées comme des lois incontestables. Son talent ne fût pas tombé dans mille écarts qui le forcèrent à revenir en sens contraire sur tous ses pas, s’il eût appuyé sa marche d’un système exact et régulier, qui seul empêche de s’égarer dans les études littéraires. Je saisis jusqu’aux moindres occasions d’en prouver la nécessité aux écrivains, et surtout aux poètes qui répugnent à croire que les éléments fins de leur art aient des bases fixes et positives. De là naissent les contrariétés des jugements critiques sur l’intervention ou l’omission du merveilleux dans telle ou telle épopée, et sur l’essence du merveilleux convenable à chacune. Ces débats n’auront plus lieu si, premièrement, on reconnaît qu’il est indispensable en ce genre, et que ce soit une règle posée ; secondement, si l’on définit avec précision ce que c’est que le merveilleux, afin de ne le plus limiter au seul emploi des agents fabuleux de l’antiquité, ou des figures de nos saints mystères, et de le comprendre sous une acception plus étendue.

Définition du merveilleux et de ses trois espèces.

Le merveilleux, pris génériquement, est l’image sensible et personnifiée du surnaturel ; pris spécialement, il est de trois sortes ; le divin, l’allégorique, et le chimérique. La première comprend toutes les substances célestes et infernales qu’on suppose en relations avec les hommes ; la seconde, toutes les forces motrices de la nature morale et matérielle ; la troisième, tous les êtres fantastiques nés de nos rêveries spéculatives, et créés par notre imagination. Or ce merveilleux embrasse toutes les religions, tous les phénomènes, toutes les passions, toutes les idées, et ne se resserre pas dans l’Olympe des païens, dans le Paradis des chrétiens, dans leurs Enfers, et dans quelques châteaux de fées.

Principe des trois sortes de merveilleux épique.

Cherchons à présent où en est le fondement, et nous le trouverons avec celui des autres règles de l’art dans le cœur humain. Car nous avons remarqué que tout ce qui est principalement élémentaire en littérature prend son origine de là, et ne se fonde que sur les sentiments du cœur. La terreur, la piété, l’admiration, le ridicule, l’intérêt, l’ordre des parties, et les qualités du style, tout en sort, ou s’y rapporte ; et le bon La Fontaine nous révèle très bien notre penchant pour le merveilleux, par deux vers plaisamment naïfs :

« Si peau-d’âne m’était conté,
« J’y prendrais un plaisir extrême.

Aussi se plaît-il à transformer les divers instincts en passions humaines ; et nos sentiments et notre voix, qu’il prête aux animaux, sont les ressorts du merveilleux des charmants récits dont ce fabuliste s’amuse et nous enchante. Mais son autorité vous paraît-elle trop légère ? non sans doute, puisqu’elle s’accorde avec celle du grave Aristote, qui attribue à notre amour du merveilleux la propension de tous ceux qui racontent à grossir les objets pour faire plaisir à ceux qui les écoutent. L’action de l’épopée, devant être grande et héroïque par elle-même, exige donc, puisqu’on doit l’agrandir encore, qu’à son élévation qui atteint au plus haut des choses possibles, on ajoute l’incroyable, qu’il ne faut pas moins distinguer du sublime que de l’extraordinaire.

Distinction entre le merveilleux et le sublime.

Le sublime, en effet, est le point suprême des vues de la raison naturelle ; mais il est relatif aux facultés de notre jugement, et n’excède pas la portée de notre esprit, qui se l’explique et l’admire ; tandis que le merveilleux nous étonne, parce qu’il surpasse notre intelligence, et qu’il nous dévoile un comble de hauteur au-dessus de nous et de notre compréhension. Ce qui est sublime ne saurait se prêter à nul agrandissement sans devenir faux et outré ; c’est par cette raison qu’il convient aux faits et aux discours des héros ; ce qui est merveilleux reçoit une extension indéfinie, et pour cela convient aux actions et aux paroles des dieux, dont les attributs ne peuvent être exagérés, puisqu’ils sont inconnus et imaginaires. Cette différence notoire entre l’admirable naturel, et l’étonnant surnaturel, prouve que le poète qui parvient même au sublime, ne traite que la partie historique de l’épopée, et qu’il ne la complète que s’il y sait joindre le merveilleux, qui en est la partie fabuleuse.

Nous verrons dans la suite en quoi consiste la condition du sublime ; continuons d’approfondir l’essence du merveilleux, auquel nous avons découvert trois sources originelles.

Principe du merveilleux divin.

La plus antique et la plus haute est celle qui découle des religions, principe de toutes les fables traditionnelles adoptées par la croyance des peuples, inventions absolument poétiques, et rendues si augustes par le génie de leurs auteurs, qu’on ne doute plus que les premiers poètes n’aient été les premiers prêtres de l’antiquité, de laquelle des imitations plus ou moins brillantes ont diversifié les récits devenus sacrés dans tous les sacerdoces, inventions mystérieuses où l’improbable et l’absurde même ont acquis une majesté que leur prête la foi dont l’aveuglement ne juge rien, et reçoit tout avec soumission. La capacité des hommes ne recevant que les choses qui se présentent sous des formes sensibles n’eût pas conçu la pure idée d’un Dieu suprême qui créa le monde et qui le gouverne, ni celle des divinités secondaires qui concourent à la coordonnance universelle, si leur imagination n’eut revêtu ces êtres de raison de quelque figure matérielle qui tombât sous leurs sens, et qu’ils pussent envisager d’une vue intuitive. La poésie les leur a fait saisir en rassemblant les principes des choses qu’elle a transformées en divinités apparentes sous autant de traits et d’attributs qu’elle leur a découvert de propriétés. Elle a satisfait au besoin de la faible intelligence du vulgaire, à qui toutes les abstractions échappent, et leur a offert des objets comparatifs à la place des spéculations métaphysiques. Les causes de la naissance et de la mort, de l’ordre et du désordre, se sont métamorphosées, comme nous l’avons dit, en Oromase et en Arimane, chez les mages ; en Osiris et en Typhon, chez les Égyptiens ; en Jupiter et en Pluton, chez les Grecs ; en Ésus et en Héla, chez les druides ; en Jéhovaht et en Satan, chez les juifs et les chrétiens. Ces divinités ont porté les caractères symboliques des principes dont ils furent les emblèmes et les hommes en matérialisant ces fictions de leurs pensées, ont tremblé, frémi, et brûlé leur encens devant leur ouvrage.

Elles ont emprunté des traits analogues aux opinions, aux espérances et aux craintes de chaque peuple. L’agriculture, réglée par les croissants de la lune, le mugissement d’un fleuve et la multitude des reptiles venimeux, ont divinisé dans l’Égypte les formes du taureau, de la vache, et des serpents ; les menaces et les tributs de la mer ont érigé en monstrueux cétacée le dragon des Philistins : les Grecs, qui n’attribuaient l’autorité qu’à la force unie à la sagesse, ont déifié leur propre image sous les traits d’un homme dans l’âge de la vigueur, tenant la foudre et faisant tout mouvoir à son moindre sourcillement : les modernes, convaincus que leur dieu n’est que volonté, raison et préscience, se sont fait de même l’Éternel à leur image, mais sous la figure d’un vieillard, de qui l’âge est le symbole de la prévoyance et de la majesté qui commandent les respects. Quelle philosophie eût rendu les dieux aussi présents aux hommes, involontairement frappés des traits visibles, que le firent la poésie et l’éloquence qui peignent leur front, les éclairs de leurs yeux, leur bras tonnant, ou leur main brisant les trônes, et châtiant les rebelles ? Ah ! qu’elle fût venue dire aux chrétiens : Il est un être sans corps, sans origine, et sans fin, qui commande éternellement ; la parole ou le verbe est l’expression née de sa volonté, et l’esprit ou le zèle qui en émane a fait éclater le verbe dans le monde ; parce que la parole sort de ce qui est, et qu’elle ne se produit que par l’esprit qui l’inspire : voilà les trois qualités insubstantielles de tous temps réunies, l’être, l’esprit, et le verbe ; en un mot, la mystérieuse Trinité. Je vous laisse à penser si le vulgaire eût adoré cette proposition abstraite, comme la triple image du Tout-Puissant assis au plus haut des cieux, de son fils à sa droite, ou sous la figure de l’enfant ou de l’agneau ; et enfin, de l’esprit de charité qui vole en ramier lumineux ? Nous avons précédemment rapproché les ressemblances qu’établit ce merveilleux divin entre les combats des Dieux païens avec les Titans, et ceux de nos anges avec nos démons : il est superflu d’y revenir. Contentons-nous d’observer que notre faiblesse nous rendant malgré nous iconolâtres, c’est-à-dire adorateurs d’images, les poètes ont raison, pour l’intérêt de leur art, d’être en guerre contre le froid système des raisonneurs iconoclastes, c’est-à-dire briseurs d’idoles. Le merveilleux qui règne dans les religions figurées, et qu’brille dans les livres saints autant que dans les épopées, servit à perpétuer également de siècle en siècle le culte des dieux et celui dès muses : elles ne le négligèrent jamais sans voir décroître leurs honneurs, et ne le doivent pas défendre avec moins de persévérance, que les prêtres n’en montrèrent toujours à conserver les riches enseignes de leurs dogmes, de qui la splendeur frappe la dévotion de la multitude éblouie, dont elle leur attire les tributs et les hommages. C’est à l’aide de ce merveilleux, qu’exerçant un sacerdoce moral sur les esprits, elles se signalent vraiment les dignes prêtresses d’Apollon ou de Minerve. Il ne faut donc pas qu’elles y renoncent, quel que soit le sujet qu’elles célèbrent, quelle que soit la nation dont elles chantent les annales, quel que soit le peuple qui les écoute : elles en trouveront les sources dans les religions de tous les pays, de tous les temps, pour peu qu’elles creusent et fouillent les origines des crédulités. Le merveilleux qu’elles y puiseront aura du moins la vraisemblance et l’autorité nécessaires, étant consacré par les opinions courantes, et fondé sur des points de fait. Le plus ingrat de tous paraîtra toujours surprenant. Car le plus stérile en fictions et en personnages fut sans doute celui qu’employèrent le Dante et Milton : il ouvrit à l’un l’immensité des cercles de l’enfer, du purgatoire, et du ciel, qu’il peupla de légions animées, que la croyance d’un âge superstitieux osait à peine juger fantastiques : il fit assister l’autre au spectacle de la création et à l’entreprise de l’esprit des ténèbres, qui, pour se venger de l’esprit de lumière, l’attaquant dans la majesté de l’homme, son ouvrage, nous dévoue à perpétuité au châtiment d´une faute commise par notre premier père, aux premiers jours du monde : ce seul merveilleux, consacré par nos bibles, couvre la singularité de sa fable, et la fait reluire de la plus haute magnificence. Le succès qu’il eut dans les épopées de ces deux grands génies, que Boileau ne connut point, réfute aussi bien que la réputation du Tasse, les préceptes tant de fois cités qui réprouvent le merveilleux de l’ancien et du nouveau Testament.

« De la foi d’un chrétien les mystères terribles
« D’ornements égayés ne sont point susceptibles :
« L’évangile à l’esprit n’offre de tous côtés
« Que pénitence à faire et tourments mérités,
« Et de vos fictions le mélange coupable
« Même à ses vérités donne l’air de la fable.

Autant valait-il dire aux Vinci, aux Raphaël, aux Poussin, aux Corrège : Brisez vos pinceaux, puisque vous n’avez plus à peindre les amours de Jupiter et de Sémélé, de Bacchus et d’Ariane, de Mars et de Vénus, objets des tableaux de Zeuxis et d’Apelle ; cependant l’art des peintres, comparable à celui des poètes, selon l’axiome d’Horace, a formé de gracieuses et pathétiques images de l’annonciation, de la nativité, du repos en Égypte, des douleurs de la croix, et du concert des vierges et des anges. Raphaël a coloré d’un pinceau, qu’on peut nommer épique, le chef des séraphins terrassant le prince des abîmes, et je ne crois pas que le Jupiter éclos du cerveau d’Homère soit plus auguste que notre Dieu éternel personnifié par ce grand peintre, qui nous le montre assis dans le ciel sur les esprits des quatre évangélistes figurés par l’ange, et le taureau, le lion, l’aigle, animaux symboliques, groupe ailé, qui dans son vol lance des yeux enflammés de zèle et d’amour. Ce chef-d’œuvre enseigne comment le génie poétique sait voir et revêtir la nudité des choses que dépouilla de leurs ornements la triste orthodoxie des saints et des pères de l’église. Quant au blâme de donner un vernis d’imposture aux révélations, je répondrai que Linus, Orphée, Hésiode, eurent autant de foi dans leur polythéisme que nous en avons dans la Trinité, que leur religion paraissait aussi sacrée, aussi indubitable à l’esprit de leurs contemporains, que le christianisme à la croyance des hommes de nos temps, et qu’on ne les accusa pas de coupable impiété lorsqu’ils mêlèrent des fictions à ce qui leur semblait alors des vérités saintes. Poursuivons le parallèle, et nous avouerons que les Encelade, les Briarée, les Mimas, foudroyés et écrasés sous les monts par le roi de l’Olympe, qu’ils voulaient détrôner, ne sont d’un autre ordre que l’Astarot, le Belébut, le Lucifer, et qu’il ne faut pas nous tromper au ridicule que l’expression satirique de Boileau jette sur cette sorte de merveilleux, lorsqu’il nous dit en le raillant :

« Et quel objet enfin à présenter aux yeux,
« Que le diable toujours hurlant contre les cieux,
« Qui de votre héros veut rabaisser la gloire,
« Et souvent avec Dieu balance la victoire !

Ces vers interdiraient aux muses les théogonies anciennes et modernes, ou, si l’on veut, toutes les bibles de l’univers, car il n’en est pas une qui ne suppose ces mêmes luttes entre les bons et les mauvais principes. Résistons donc une fois à Despréaux, en imitant le Tasse et Milton, et tirons le merveilleux de chaque religion sans aucun scrupule : c’est de là qu’il tient son caractère authentique et divin : quel qu’il soit, son usage vaudra toujours mieux que de n’en employer aucun. Je ne saurais mieux exprimer la nécessité d’en user, qu’en citant l’exclamation d’un de nos poètes renommés qu’un jeune auteur consulta sur le plan d’une épopée prétendue philosophique, où les mystères de la religion devaient être expliqués par des phénomènes naturels ; mais, s’écria l’Aristarque, quel diable de Dieu mettrez-vous dans ce poème-là ? Ce mot apprit au jeune philosophe qu’on ne peut faire une épopée dénuée de merveilleux, et décida sa conversion poétique.

« Ce n’est pas que j’approuve en un sujet chrétien
« Un auteur follement idolâtre et païen,

dit sagement Boileau, qui savait que le merveilleux était nécessaire, et qui ne souffrait pas qu’on l’empruntât de nos dogmes saints, ni qu’on les mélangeât avec des ornements mythologiques. Je me rends à son opinion en ce dernier point ; et mes raisons vont me servir à développer les qualités que doit avoir le merveilleux.

Il n’est puissant sur l’esprit qu’autant qu’il a cette probabilité qu’approuve le jugement, et que lui donne la croyance. Or sa vraisemblance indispensable ne résulte que d’une complète analogie avec l’époque, les mœurs et les actions des personnages. Supposez un moment que la Vierge Marie, au lieu de Thétis, demandât à Vulcain un bouclier pour Achille ; votre bon sens sera révolté : cette fiction n’est pourtant pas plus bizarre que celle du Camoëns représentant Bacchus au seizième siècle, qui conjure avec l’olympe contre l’expédition du catholique Vasco de Gama ; et Vénus et les nymphes de la mer qui accueillent des navigateurs chrétiens dans une île enchantée. Une telle machine n’est pas merveilleuse, mais absurde et choquante.

« C’est là, dit gaiement Voltaire, que Vénus, aidée des conseils du Père-Éternel, et secondée en même temps des flèches de Cupidon, rend les Néréides amoureuses des Portugais. Les plaisirs les plus lascifs y sont peints sans ménagement : chaque Portugais embrasse une Néréide ; Thétis obtient Vasco de Gama pour son passage. Cette déesse le transporte sur une haute montagne, qui est l’endroit le plus délicieux de l’île, et de là lui montre tous les royaumes de la terre, et lui prédit les destinées du Portugal.

« Camoëns, après s’être abandonné sans réserve à la description voluptueuse de cette île, et des plaisirs où les Portugais sont plongés, s’avise d’informer le lecteur que toute cette fiction ne signifie autre chose que le plaisir qu’un honnête homme sent à faire son devoir. Mais il faut avouer qu’une île enchantée, dont Vénus est la déesse, et où des Nymphes caressent des matelots après un voyage de long cours, ressemble plus à un Musico d’Amsterdam qu’à quelque chose d’honnête. J’apprends qu’un traducteur du Camoëns prétend que dans ce poème Vénus signifie la Sainte-Vierge, et que Mars est évidemment Jésus-Christ, à la bonne heure : je ne m’y oppose pas : mais j’avoue que je ne m’en serais pas aperçu. »

Voltaire eût pu ajouter que Du Perron de Casterau cherche à prouver par son érudition que les Néréides ne sont la que les vertus théologales personnifiées, et que les moins pures d’entre elles ne sont que les vertus humaines. Il excuse la peinture de leurs vives galanteries, en présumant que Cupidon, étant allégoriquement l’amour de Dieu ou le Saint-Esprit, l’auteur ne présente que des voluptés spirituelles. Il ne voit en cela rien de choquant, et soutient que « la poésie eut toujours le droit d’employer des images corporelles pour nous élever à des connaissances purement métaphysiques ou morales ; non seulement des auteurs grecs et latins, mais encore les psaumes de David, les cantiques de Salomon, et tous les livres de l’écriture, sont pleins de semblables allégories : on y voit à chaque page les plaisirs de l’âme exprimés par ceux du corps ». Oui certes ; mais on n’y voit pas les dieux des païens exprimant les passions des patriarches ; et c’est une sorte de fiction bien étrange et bien compliquée que celle qui masque les figures divines d’une religion avec les figures divines d’une autre. Si l’apologiste prétend que le Camoëns est exempt de reproche, en donnant à son héros voyageur la même conductrice que donne Virgile à son pieux Énée, et s’il le loue d’une pareille imitation, persuadé qu’on ne peut s’égarer en marchant sur les traces de si bons guides, il tombe dans une autre erreur, et nous offre une occasion de remarquer que l’on imite très mal les anciens quand on ne les imite pas en tout, et que transposer leurs inventions païennes en des sujets chrétiens, c’est les dénaturer par une impropriété ridicule. Les leçons de la pédanterie classique conduisent à copier ainsi les choses que l’on déplace mal à propos ; et l’on s’autorise en vain de cette imitation servile : les leçons du goût instruisent à copier les formes des fictions antiques, en les adaptant aux choses de façon à leur garder leur caractère propre et original, et cette imitation libre est celle du génie.

L’élégant Fénelon n’a pas seulement imité les inventions des poètes anciens, mais il a pris leurs divinités même, et son ouvrage semble une création : pourquoi ? C’est qu’en prenant leurs dieux, il s’est emparé de même de l’un des héros de leurs fables. Aucun lecteur n’est choqué de voir Minerve sous les traits de Mentor sauver Télémaque des pièges que Vénus lui tend au milieu de belles nymphes. Là le merveilleux est parfaitement analogue au sujet ; et c’est bien assez pour l’allégorie que la prudence soit une déesse. C’en serait trop si, comme chez le Camoëns, cette déesse, simplement figurée, était de plus, sous une double figure, l’image d’une autre divinité. Le moindre mélange du merveilleux mythologique avec un merveilleux étranger est une incohérence qui détruit le vraisemblable, parce qu’elle vous avertit des mensonges de la muse.

On reproche au Tasse d’avoir seulement désigné Pluton et Alecton dans son épopée chrétienne ; on ne blâme pas moins judicieusement Milton d’avoir conservé aux fleuves qui circulent dans son enfer les noms fabuleux que les Grecs leur ont donnés. Le Dante eut le même tort avant ces poètes, et le fameux Michel-Ange, dont il fut l’inspirateur, imita cette faute lorsqu’il plaça le nocher Caron passant les damnés aux enfers de son jugement dernier ; composition merveilleuse qui, du reste, semble être l’épopée de la peinture.

L’illusion que produit la vraisemblance du merveilleux s’accroît de la confiance que nos opinions nous donnent en ses ressorts : elle est conséquemment plus forte quand il s’accorde avec les idées religieuses du lecteur. Une partie du grand effet des fictions de l’antiquité s’évanouit pour nous, à qui elles ne paraissent plus que des contes ingénieux et frivoles. Les Grecs, les Latins, tressaillaient au mouvement des sourcils du Dieu qui détrôna Saturne : une sainte terreur se joignait à leur admiration. Tel est l’avantage égal aujourd’hui des inventions puisées dans nos mystiques annales ; elles nous saisissent plus intimement en se rattachant aux idées dont on berça notre enfance. Les figures moins nombreuses dans notre austère religion semblent se dessiner avec plus de grandeur, et le merveilleux qui les accompagne paraît plus élevé, plus auguste : il se lie partout à notre histoire, et nul autre ne lui est plus applicable. Le parti qu’en a su tirer l’Homère anglais prouva combien le génie en peut multiplier les ressources, en fouillant dans les visions des prophètes et jusque dans les contes miraculeux des légendes, qui semblent puérils aux yeux de la raison, et qui sont des trésors ouverts pour la poésie. Les mythologies du nord, trop sombres et trop confuses, ne soutiennent point le parallèle avec celles qu’ont éclaircies les lumières de l’orient et du midi. Les Teutatèsv, les Irminsuls, les Odins, ne répandraient dans l’épopée qu’un merveilleux glacial : et si nous parcourions tous les systèmes religieux favorables à ce genre, non seulement nous répéterions que le plus fécond, le plus riche, le plus brillant, fut celui de la mythologie grecque ; mais nous ne pourrions expliquer le charme qu’on crut reconnaître à celui de ces chants qu’un Anglais publia sous le titre de poésies erses, et que le mauvais goût osa comparer aux poésies de l’antiquité. L’un de nos meilleurs lyriques, Lebrunw, combattit la vogue d’Ossian par une ode exquise, dont la lecture jettera sur ce sujet plus de clarté que mes faibles discours.

« La riante mythologie,
« Que celle du chantre d’Hector !
« Qu’il a de grâce et d’énergie !
« Tout ce qu’il touche devient or.
    « De quels feux divers il compose
« L’arc d’Iris au vol diligent !
« Son Aurore a les doigts de rose ;
« Sa Thétis a les pieds d’argent.
    « Toujours neuf sans être bizarre,
« Créant ses héros et ses Dieux,
« Que loin des gouffres du Tartare
« Son vaste Olympe est radieux !
    « De Neptune frappant la terre,
« Le trident s’ouvre les enfers :
« Tes noirs sourcils, dieu du tonnerre,
« D’un signe ébranlent l’univers.
    « Le dieu qui foudroyait soupire,
« Et l’Ida se couvre de fleurs ;
« Je pleure à ce tendre sourire
« Qu’Andromaque a mouillé de pleurs !
    « Homère et la nature même
« Ont su, variant leur pinceau,
« M’offrir l’antre de Polyphème,
« Et la grotte de Calypso.
« ……………………………………
« ……………………………………
    « Que le doux soleil de la Grèce
« L’échauffe bien de ses rayons !
« Mais Ossian n’a point d’ivresse ;
« La lune glace ses crayons.
    « Sa sublimité monotone
« Plane sur de tristes climats ;
« C’est un long orage qui tonne
« Dans la saison des noirs frimas.
« ……………………………………
« ……………………………………
    « De mânes, de fantômes sombres,
« Il charge les ailes des vents,
« Et le souffle des pâles ombres
« Se mêle au souffle des vivants.
    « Ses fleuves ont perdu leurs urnes,
« Ses lacs sont la prison des morts ;
« Et leurs Naïades taciturnes
« Sont les spectres des sombres bords.
    « Il n’a point d’Hébé, d’Ambroisie,
« Ni dans le ciel, ni dans ses vers ;
« Sa nébuleuse poésie
« Est fille des rocs et des mers.
    « Son génie errant et sauvage
« Est cet ange noir que Milton
« Nous peint de nuage en nuage,
« Roulant jusques au Phlégéton.
    « Vive Homère et son Élysée,
« Et son Olympe et ses héros,
« Et sa Muse favorisée
« Des regards du dieu de Claros !
    « Mes amis, qu’Apollon nous garde
« Et des Fingals, et des Oscars,
« Et du sublime ennui d’un barde
« Qui chante au milieu des brouillards !

Le dernier vers exprime admirablement la confusion et l’obscurité d’une mythologie où rien n’est distinct, où les corps semblent d’informes simulacres, où les âmes nagent dans les vapeurs. Lebrun composa cette ode dans sa vieillesse, et la pureté des pensées et de la diction qu’on y distingue répond victorieusement aux détracteurs de cet habile poète. Cet ouvrage naquit d’un de nos entretiens : je déplorais avec lui cette frénésie pour Ossian qu’avait inspirée l’influence d’un chef illettré qui prétendait tyranniser jusqu’aux lois du goût, et qui, bien au-dessous d’Alexandre, avait choisi le Barde écossais pour son Homère. Les traits principaux de l’ode que je viens de lire, et dont je n’ai passé que deux strophes moins liées à la matière qui nous occupe, caractérisent succinctement le système clair, éminent, ordonné, des machines merveilleuses inventées par les Grecs. Tout y est divinement à sa place : les puissances de l’olympe, celles de la terre, celles des enfers, ne s’y confondent point, mais réagissent ensemble par les justes relations de leurs discordes ou de leur harmonie.

Supériorité de la mythologie des Grecs, relativement à la poésie.

Quand on songe qu’à la supériorité d’un si beau système religieux se joignait l’appui de la croyance populaire accordée à ses fictions, on se demande si les grands poètes qui l’ont manié avec tant d’art pour la première fois, ne doivent pas autant l’éclat de leur succès à ce merveilleux divin qu’à leur propre génie. Les inconséquences que les modernes ont cru découvrir dans les fables mythologiques, disparaîtraient sans doute à leurs yeux, s’ils en pouvaient pénétrer les mystères altérés par les traditions, et cachés dans la profondeur des temps. Il est injuste de les reprocher aux anciens poètes, qui d’ailleurs, comme le remarque Fénelon, n’ont pas fait leurs dieux, mais les ont pris tels qu’ils les ont trouvés.

Une fois ces dieux admis dans la pensée sous des apparences corporelles, l’analogie veut qu’ils aient les passions qui animent les corps. Il n’est donc pas étrange de les entendre exprimer l’amour, la haine, la colère, puisqu’ils nous sont offerts avec des traits humains, et que dans toutes les religions l’homme a prétendu que les dieux l’avaient fait à leur image, parce qu’il n’a pu se les faire qu’à la sienne. Cela est incontestable ; car, sitôt que nous cessons de nous les imaginer sous quelqu’un de nos traits, notre pensée ne sait plus à quoi se prendre, et se perd abstractivement dans le vide où nous ne voyons plus rien. Les religions et la poésie qui suppléent à cette impuissance par des êtres fictifs sont en cela mieux en rapport avec notre infirme nature que la métaphysique : on en doit conclure qu’aucune philosophie ne prévaudra contre le merveilleux, qui émane de l’intervention des divinités présumées, et qui satisfait la raison et le sentiment de toutes les créatures qu’une piété innée attache, par l’espérance et la crainte, au pouvoir créateur de l’univers. Si les vrais philosophes se déclarent contempteurs des théologiens de tous les temps, ce n’est pas qu’ils se vouent à l’athéisme, c’est qu’ils conçoivent une idée plus sublime de la divinité que les sacerdoces ; c’est qu’ils ne la dégradent pas jusqu’à nous ressembler ; c’est qu’ils ne renferment pas son être dans des basiliques étroites, ni même dans les cercles d’un olympe ou d’un paradis, et qu’enfin ils pensent et se disent ce que j’exprimai dans une ode sur leur doute :

« L’enceinte divine est plus vaste,
« Non resserrée en vos abris,
« Ouverte à l’âme enthousiaste
« Qui plane aux célestes lambris :
« Par-delà l’ellipse profonde
« Où Saturne roule en son lieu,
« Le seul temple digne d’un dieu
« Est l’édifice entier du monde.
Principe du merveilleux allégorique.

La seconde source du merveilleux est l’allégorie : on aurait lieu de la confondre avec la première, si l’on s’en rapportait aux recherches de l’érudition qui s’efforça de démontrer que les systèmes théologiques de l’Asie, de l’Égypte, et de la Grèce, ne furent qu’une suite de symboles des révolutions de la nature et du cours des astres. Quiconque a lu, dans Plutarque, le traité d’Isis et d’Osiris, se croirait téméraire de rejeter cette opinion, appuyée d’ailleurs, à l’égard de la mythologie grecque, par les réflexions des plus graves historiens qui le devancèrent, et soutenue depuis par les nombreux commentateurs de l’antiquité qui le suivirent. J’écarte cette question qui nous mènerait beaucoup trop loin ; il nous est inutile d’approfondir si les douze travaux d’Alcide, ou les conquêtes de Bacchus, furent les emblèmes de la marche du soleil, traversant les douze signes de sa route zodiacale ; et si les exploits et la descente de Thésée et de Pirithoüs aux enfers, caractérisaient des mouvements célestes, ou des révolutions humaines. Le point qui nous importe est de nous bien rendre compte du merveilleux allégorique, et de ses avantages dans l’épopée. Il consiste en une invention fabuleuse, représentative d’une chose vraie dont elle est l’emblème animé. Cette invention sera bonne, si l’erreur qu’elle produit laisse entrevoir la réalité qu’elle déguise : elle s’applique également aux passions et aux phénomènes naturels ; elle les personnifie pour les faire agir, et les habille d’un voile transparent que l’œil de la raison peut percer. « Elle doit, (dit très bien Addison), paraître vraisemblable, non seulement dans le sens caché, mais encore dans le sens littéral ; elle doit être telle qu’un lecteur ordinaire puisse s’y prêter, quelque vérité naturelle, morale, ou politique que les hommes d’une plus grande pénétration y puissent découvrir. » C’est, pour ainsi dire, la création de la poésie épique, poésie qui, selon le législateur de nos muses,

« Dans le vaste récit d’une longue action,
« Se soutient par la fable et vit de fiction.
« Là, pour nous enchanter tout est mis en usage :
« Tout prend un corps, une âme, un esprit, un visage.
« Chaque vertu devient une divinité :
« Minerve est la prudence, et Vénus la beauté :
« Ce n’est plus la vapeur qui produit le tonnerre,
« C’est Jupiter armé pour effrayer la terre :
« Un orage terrible aux yeux des matelots,
« C’est Neptune en courroux qui gourmande les flots :
« Écho n’est plus un son qui dans l’air retentisse,
« C’est une Nymphe en pleurs qui se plaint de Narcisse.
« Ainsi, dans cet amas de nobles fictions,
« Le poète s’égaie en mille inventions,
« Orne, élève, embellit, agrandit toutes choses,
« Et trouve sous sa main des fleurs toujours écloses.

Boileau dit plus loin :

« Sans tous ces ornements le vers tombe en langueur,
« La poésie est morte ou rampe sans vigueur :
« Le poète n’est plus qu’un orateur timide,
« Qu’un froid historien d’une fable insipide.

Il insiste sur ce point, et vous donne à juger combien il eût censuré le mode philosophique de Voltaire, qui substitue sans cesse les idées morales aux peintures visibles : Boileau ne blâme-t-il point assez expressément ceux qui n’osent de la fable employer la figure,

« De chasser les Tritons de l’empire des eaux ;
« D’ôter à Pan sa flûte, aux Parques leurs ciseaux ;
« D’empêcher que Caron, dans la fatale barque,
« Ainsi que le berger ne passe le monarque :
« C’est d’un scrupule vain s’alarmer sottement,
« Et vouloir aux lecteurs plaire sans agrément.
« Bientôt ils défendront de peindre la prudence,
« De donner à Thémis ni bandeau ni balance,
« De figurer aux yeux la Guerre au front d’airain,
« Ou le Temps qui s’enfuit une horloge à la main.

Quels beaux vers ! et qu’ils signalent bien l’esprit vivifiant de la mythologie, qui, multipliant les existences passionnées, met nos sentiments en commerce avec la nature entière.

Effets de l’allégorie.

En effet son prestige nous environne des êtres créés par ses métamorphoses, et charme agréablement l’inquiète curiosité des hommes dont l’ignorance, ne pouvant expliquer les choses, a recours au plaisir de se figurer des chimères : ne sachant rien, ils imaginent tout. Ainsi leur âme, leur propre vie, passe dans les plantes, dans les rochers, dans les eaux, dans les airs, et jusques dans les cendres de leur dépouille mortelle. Les souvenirs du parent, de l’ami, de l’épouse, que nous aurons perdus, nous tourmenteront d’autant plus cruellement que nous aurons négligé de leur rendre des tributs funéraires. Eh bien ! ce sont là les mânes plaintifs qui demeurent errants sur le bord du Styx jusqu’au jour où leur sépulture obtenue leur permet de le traverser. Confiez les grains à la terre, elle en gardera le germe en son sein durant une moitié de l’année : voilà cette Proserpine six mois retenue dans l’empire des ombres, et six mois au pouvoir de Cérès, qui la retrouve plus riche et plus belle : l’odieux amour du carnage se transforme sous vos yeux, et vous frémissez à l’aspect de l’aveugle Mars ; les remords du crime sont les Euménides armées de torches et de fouets sanglants : Minos et Rhadamanthex sont les témoignages de l’inflexible conscience. Rien n’est plus ni muet, ni mort ; tout respire, se meut, vous parle, vous interroge ou vous répond. La solitude même se peuple autour de vous ; et le passé, le présent, et l’avenir, vous offrent partout des témoins qui vous renouvellent ces entretiens imaginaires que l’on supposait entre les messagers célestes et nos premiers aïeux. On croit les approcher, les entendre, et l’âme pure s’envisage elle-même au nombre des divinités sous la délicate et timide figure de Psyché.

Lisons Homère et Hésiode dans cet esprit allégorique, et peu de leurs fables nous refuseront le secret de leurs emblèmes. Nous ne serons plus surpris qu’Apollon enlève les héros du champ de bataille, c’est-à-dire que la fin du jour suspende leurs périls en arrêtant le combat. Nous trouverons probable que la beauté, les grâces des jeunes fils de Priam et d’Anchise, mutilées par le fer des plus terribles défenseurs de Ménélas, s’offrent sous la touchante image de Vénus blessée par la lance de Diomède. Le sommeil de Jupiter dans les bras de Junon qui le trompe afin de donner à Neptune le temps de secourir les Grecs, cessera de paraître absurde et contraire à la dignité des dieux, quand vous apercevrez en cette fiction délicieuse, l’air calmé sur les sommets de l’Ida que les nuées semblent entourer d’une ceinture légère et diaprée, et ce repos du ciel, permettant de conduire sur la mer les réserves attendues de l’armée. Il n’est pas besoin de s’enfoncer dans le labyrinthe des subtils scholiastes, ni d’en tirer leurs interprétations souvent ridicules, pour manifester que ces fables ont toutes un double sens que le vulgaire prend à la lettre, et dont les habiles saisissent l’esprit. L’homérique fiction du Rhin se levant en courroux et disputant le passage à Louis XIV, nous explique les combats du Simoïs et du Xanthe contre le jeune Achille, aussi bien que la victoire d’Hercule arrachant la corne du front d’Achéloüs, fleuve dont ce héros détourna le cours, afin de redonner l’abondance aux contrées marécageuses. Je ne finirais pas si je prolongeais ces développements autant qu’ils pourraient l’être.

L’exemple de Boileau, digne d’être cité parmi ces grands exemples, autorise encore l’usage de ces allégories merveilleuses. Les fleuves, les fontaines, la mer, l’air et les constellations, tous objets en qui le mouvement est déjà l’un des attributs de la vie, se prêtent à l’illusion qui les anime ; de plus, les bois et les fleurs ont en leur sève une circulation, et brillent de couleurs qui semblent vitales ; mais jusqu’où va le merveilleux, lorsqu’il ose personnifier un amas d’écueils en monstres hurlants, tels que Charybde et Scylla ? un mont de l’Afrique tel qu’Atlas, portant le ciel sur ses épaules chargées de glaces éternelles ? enfin un cap doublé pour la première fois par les navigateurs ?

Sublime allégorie du Camoëns.

Cette dernière fiction, rivale des plus poétiques, a fait naître le fameux géant Adamastor, dont l’image, une fois présentée aux esprits qu’elle frappa, s’y imprima en traits ineffaçables, comme celle des Encelades et des Polyphèmes.

Cet objet me rappelle une anecdote qui m’est personnelle, et qui peut servir d’un bon avertissement aux critiques. J’imaginai, dans ma jeunesse, d’introduire épisodiquement en un poème sur Moïse, une figure allégorique du frappement du rocher et de la source que le prophète en fit jaillir. J’exécutai ma fable de mon mieux et je la récitai à quelques littérateurs. La plupart censurèrent ma fiction et me conseillèrent de la supprimer ; ils disaient que l’idée de personnifier un désert aride était folle, et plus gigantesque que grande. Je me soumettais, quand un reste de cet amour qu’on a pour ses propres créations me persuada de ne rien changer avant d’avoir reçu l’avis du poète qui nous a traduit l’Énéide. Je lui lus mon épisode ; et loin d’en blâmer le merveilleux, il compara mon géant à celui du cap des tempêtes, que je ne connaissais pas alors, et blâma les juges qui l’avaient si sévèrement condamné. Lebrun, autre ami de mes jeunes années, très rigoureux et très éclairé, fut de l’opinion de Delille ; je gardai donc ma fable et je n’en refondis que la versification. Les Hébreux y sont représentés traversant le désert d’Oreb ; le géant Raphidim, de qui le nom est celui du désert, les menace de l’approche de la guerre et des effets de l’aridité. Après les divers mouvements de la fiction, le géant quitte sa forme, et les lieux où il apparut reprennent leur assiette naturelle. Que signifie cette métamorphose ? Que le désert perdit son aspect formidable devant les Hébreux, sitôt qu’ils ne craignirent plus d’y être consumés par la soif, et qu’ils se furent abreuvés des eaux de la source que leur guide sut leur découvrir. C’est de la même façon que, selon le jugement des doctes interprètes, les montagnes qui de loin semblent se superposer et aller menacer les cieux, parurent s’abattre et se disjoindre aux regards des premiers explorateurs qui les gravirent, et qui devinrent les Jupiter, les Vulcain et les Alcide victorieux des géants qu’on s’imagina les auteurs de l’entassement de ces terrestres masses. De même, aux yeux des Argonautes, l’illusion produite par la course circulaire de leur navire leur fit croire que les roches Cyanées s’écartaient, se rapprochaient et se heurtaient entre elles ; et l’apparence du mouvement de ces écueils fixés après le passage hardi de Jason, fournit au poète Valérius Flaccus le merveilleux qui prête aux Symplégades les passions de la colère et les accents de la menace : ce charme s’évanouit dès que l’optique change et devient immobile.

J’aurai plus d’une occasion de vous citer en vers français des fragments du beau poème, où brille cette fiction. M. Dureau l’a très savamment traduit avec son père Dureau de La Malley, en qui je regrette un ami dont je m’honorais, en qui nous regrettons tous un digne interprète des historiens latins. Ah ! c’est surtout en songeant aux êtres précieux que nous enleva la mort, qu’on a besoin de se déguiser les réalités de ses pertes par ces rêves fictifs de l’imagination, dont le merveilleux trompe l’absence, et nous transporte dans un autre monde ! L’allégorie, qui entre dans tous nos sentiments, ne s’est pas non plus bornée à ne vivifier que des objets inertes et matériels : elle a figuré nos idées morales, nos passions, et la mort elle-même, qui n’est qu’une ombre, qu’un néant.

Le merveilleux allégorique est moins puissant que le divin dans l’épopée.

Mais ces êtres de raison, moins positifs que les premiers, ne produisent qu’un merveilleux trop souvent indécis, vague, et toujours secondaire au milieu de l’action épique. Ces demi-déités, telles que la Discorde, la Fortune, le Fanatisme, la Renommée, la Gloire, n’y doivent apparaître que passagèrement et comme intermédiaires subalternes entre les héros et les divinités supérieures dont elles ne sont que les instruments. La préférence que leur ont accordée Lucain, La Motte, Voltaire, et leurs tièdes imitateurs, n’a pas peu contribué à la décadence de l’épopée : le nombre de partisans qu’elles ont eus parmi nous constate le refroidissement de nos imaginations. Ce n’est qu’en passant qu’Homère trace la Discorde en horrible déesse, dont les pieds sont sur la terre, et dont la tête est dans les cieux : c’est par un jet de sa force créatrice qu’il fait marcher la superbe Injure et les Prières humbles et chancelantes à leur suite, implorant Jupiter dont elles sont les filles ; mais il ne retient pas longtemps sous les yeux ces rapides simulacres de ses pensées ; il les laisse aussitôt se perdre dans le nombre des divins moteurs de son merveilleux. L’auteur de la Pharsale, au contraire, celui de la Henriade, n’ont pas d’autres agents du leur que ces allégories inférieures : la Discorde, la Politique et le Fanatisme jouent les premiers rôles de la ligue ; et le héros n’a, de son côté, que le fantôme de saint Louisz : ce merveilleux moral peut plaire à la philosophie : j’y consens ; mais il est loin d’être admirable, et fort près d’être impoétique.

Belle allégorie de Voltaire

Les beautés réelles que le talent de Voltaire en a pourtant deux fois tirées, nous enseigneront de quelle manière on peut user de cette espèce d’ornement. Parmi ces froides allégories que le poète ne signale presque jamais que par leur appellation et par des pensées, tandis qu’il aurait dû les peindre, la Discorde, mobile continuel de son action, va trouver la Politique à la cour du Vatican, où l’hypocrite Sixte-Quint, au nom du Dieu dont il est le vicaire, bénit les régicides pour s’allier la rébellion des peuples, et bénit les inquisiteurs pour en faire les espions des états. Le projet conçu par les deux monstres caractérise emblématiquement l’audace de l’imposture offerte aux peuples sous l’apparence de la vraie piété ; et l’artifice qu’ils mettent en jeu sépare entièrement celle-ci de la complicité des crimes que l’église sanctifie en son honneur. Rien n’est à la fois plus moralement et plus poétiquement imaginé.

« Loin du faste de Rome et des pompes mondaines,
« Des temples consacrés aux vanités humaines,
« Dont l’appareil superbe impose à l’univers,
« L’humble Religion se cache en des déserts.
« Elle y vit avec Dieu dans une paix profonde,
« Cependant que son nom, profané dans le monde,
« Est le prétexte saint des fureurs des tyrans,
« Le bandeau du vulgaire et le mépris des grands.
« Souffrir est son destin, bénir est son partage,
« Elle prie en secret pour l’ingrat qui l’outrage :
] « Sans ornement, sans art, belle de ses attraits,
« Sa modeste beauté se dérobe à jamais
« Aux hypocrites yeux de la foule importune
« Qui court à ses autels encenser la fortune.

Voltaire exprime admirablement ici les purs sentiments de la religion ; mais un ancien nous les aurait peints, en traçant son visage, son attitude, et ses attributs.

« Soudain la Politique et la Discorde impie
« Surprennent en secret leur auguste ennemie.
« Elle lève à son Dieu ses yeux mouillés de pleurs :
« Son Dieu pour l’éprouver la livre à leurs fureurs.
« Ces monstres, dont toujours elle a souffert l’injure,
« De ses voiles sacrés couvrent leur tête impure,
« Prennent ses vêtements respectés des humains,
« Et courent dans Paris accomplir leurs desseins.

Ceci est du meilleur goût épique. La Politique se revêtant des voiles et des habits de la Religion, et si saintement masquée, se flattant d’égarer les crédules, agit conformément à son caractère insidieux. Je ne connais de plus fort que l’image de l’hypocrisie dans l’enfer du Dante qui, pour exprimer par son supplice combien un long mensonge dut lui peser, l’habille d’un vêtement de plomb. Voltaire prolonge sa fiction très ingénieusement.

« D’un air insinuant l’adroite Politique
« Se glisse au vaste sein de la Sorbonne antique.

On la voit offrir de l’or, des rangs, des mitres : elle corrompt tous les orthodoxes théologiens.

« Parmi les cris confus, la dispute et le bruit,
« De ces lieux en pleurant la Vérité s’enfuit.
« Alors au nom de tous un des vieillards s’écrie :
« L’église fait les rois, les absout, les châtie ;
« En nous est cette église, en nous seuls est la loi.

Oui, comme la liberté souillée par la licence était la loi dans le sénat de la terreur. Écoutez la suite ; c’est le même langage révolutionnaire dans la bouche des ultra-catholiques.

« Nous réprouvons Valois ; il n’est plus notre roi.
« Serments jadis sacrés, nous brisons votre chaîne.
« À peine il a parlé, la Discorde inhumaine
« Trace en lettres de sang ce décret odieux.
« Chacun jure par elle et signe sous ses yeux.
« Soudain elle s’envole, et d’église en église
« Annonce aux factieux cette grande entreprise.

Voici dans les temples les clubs des ligueurs :

« De la religion reconnaissez les traits,
« Dit-elle, et du Très-Haut servez les intérêts.
« ……………………………………………………
« Il est temps de sortir de l’ombre de vos temples :
« Allez d’un zèle saint répandre les exemples,
« Apprenez aux français, incertains de leur foi,
« Que c’est servir leur Dieu que d’immoler leur roi.

Expressions tirées de la bulle même du pontife !

« Songez que de Lévi la famille sacrée
« Du ministère saint par Dieu même honorée,
« Mérita cet honneur, en portant à l’autel
« Des mains teintes du sang des enfants d’Israël.

Le nom de Lévi était à cette époque ce que le nom de Brutus devint à une autre. La Discorde continue sa harangue, et se glorifiant de la mort de Coligny, et regrettant les jours où les Français étaient massacrés par leurs frères, elle commande aux prêtres de se montrer au peuple, et de sanctifier les mêmes furies.

« Le monstre au même instant donne à tous le signal.
« Tous sont empoisonnés de son venin fatal.
« Il conduit dans Paris leur marche solennelle :
« L’étendard de la croix flottait au milieu d’elle :
« Ils chantent ; et leurs cris dévots et furieux
« Semblent à leur révolte associer les cieux.
« Une lourde cuirasse a couvert leur cilice.
« Dans les murs de Paris cette infâme milice
« Suit, au milieu des flots d’un peuple impétueux,
« Le Dieu, ce Dieu de paix qu’on porte devant eux.

Tout ce morceau est relevé par une allégorie aussi terrible que frappante. La Discorde, après avoir chargé la Politique de la direction de ses crimes, court aux enfers évoquer le Fanatisme ; et c’est lui (que Voltaire peint selon son usage, moins par sa physionomie que par ses actions), qui prend cette fois,

                        « Dans la nuit éternelle,
« Pour des crimes nouveaux une forme nouvelle :
« L’audace et l’artifice en firent les apprêts.
« Il emprunte de Guise et la taille et les traits.
« …………………………………………………………
« D’un casque redoutable il a chargé sa tête,
« Un glaive est dans sa main au meurtre toujours prête
« Son flanc même est percé des coups dont autrefois
« Ce héros factieux fut massacré dans Blois.

] C’est lui qui, sous ce maintien, va se présenter à Jacques Clémentaa, et lui met le poignard à la main. On ne saurait mieux personnifier le souvenir qui excite la vengeance d’un fanatique. Voilà du merveilleux allégorique par excellence ! Néanmoins il ne devrait briller qu’en épisode, et non principalement ; car le fanatisme, né d’une abstraction morale, n’est qu’un agent des puissances infernales en lutte avec les puissances divines. L’anarchie qui, certes, est une digne sœur du fanatisme, si nous en jugeons par ses œuvres, m’est apparue en personnage dans le poème de Moïse ; mais je me gardai bien de la faire agir en chef, et ne la chargeai que du ministère de Satan, esprit incorporé sous des formes presque palpables.

                 « Il descend au gouffre sans limite,
« Séjour de bruit et d’ombre, où l’Anarchie habite.
« …………………………………………………………
« Satan suspend son vol, et s’écriant trois fois,
« — Anarchie ! — Oh ! quel monstre apparut à sa voix !
« Hydre informe et sans yeux, de ses mains furieuses
« Elle-même abattant ses têtes odieuses,
« En nourrit une seule, et d’un bandeau sanglant
« Sur ses propres débris la couronne en hurlant :
« Cette tête agrandie et d’elle encor frappée,
« Roule, et l’hydre renaît de sang toujours trempée :
« Tel est le monstre. — Accours, épouse du Chaos !
« Toi qui souffles la guerre, et qui hais le repos,
« Des trônes et des lois ennemie éternelle,
« Ma fille, dit Satan, je réclame ton zèle.
« …………………………………………………………
« Si l’homme reconnaît l’empire des vertus,
« S’il craint un Dieu vengeur, notre empire n’est plus.
« Il se tait, et de l’hydre une tête se dresse
« Qui, prononçant ces mots, le remplit d’allégresse.
« — Je suis aveugle ; pars : ouvre-moi les chemins.
« Saisis pour me guider l’une de mes cent mains :
« Les autres porteront le fer, les feux avides. »
« À ces mots pleins d’horreur, les deux monstres livides,
« L’un à l’autre attachés, et volant à grand bruit,
« Traversent tout l’abîme et l’infernale nuit.

On sent que je n’ai pas raisonné sur l’anarchie, que je l’ai positivement montrée : je me flatte qu’on la voit : on saisit, dans ses attributions, son aveuglement, son impétuosité, et sa rage tournée contre elle-même ; et cette fiction peut avoir de la saillie, parce qu’elle se borne aux traits les plus fortement marqués. Je pense qu’on ne saurait donner trop de relief aux êtres de raison qu’on veut réaliser en poésie.

Les figures épiques les plus sortantes, qui laissent le plus durable souvenir, sont celles dont on circonscrit le mieux les contours d’un pinceau bien déterminé.

Belle allégorie de Lucain.

L’un des endroits où la Pharsale s’élève jusqu’au merveilleux est ce passage du Rubicon, où Rome déifiée veut arrêter César sur la rive. « Déjà César, dit Lucain, avait franchi dans sa course les sommets glacés des Alpes, agité des grands mouvements de son esprit et des approches de la guerre future. À peine il atteignait le bord des eaux du faible Rubicon, que la grande image de la Patrie frémissante apparut au-devant de ce chef : sa figure, toute consternée, éclatait de splendeur à travers les ténèbres de la nuit. De sa tête couronnée de tours, les restes de sa chevelure blanchie, que son désespoir avait arrachée, se répandaient en désordre sur la nudité de ses membres. Immobile, elle profère ces mots entrecoupés de gémissements : Où tendent vos pas plus loin ? où portez-vous mes enseignes ? Hommes, si la justice vous guide, si vous êtes citoyens, ici le devoir vous arrête. »

Quel lecteur n’est frappé de cette courte, mais vive apparition, qui concentre comme en un point lumineux, les idées de la majesté des lois, et celles des audacieux attentats de l’ambition. Ce fantôme du pays, ce simulacre de l’effroi de la violation la plus sacrilège, personnifie la pensée qui troubla l’homme le plus vicieux, le plus inflexible. « Il s’arrêta tout coi, dit Amyot, et plus il approchait du fait, plus il lui venait en l’esprit un remords de penser à ce qu’il attentait. » L’historien se trompe : c’est le doute de réussir qui retient un moment ces renommés bandits, tels que l’orgueilleux Jules, et non l’horreur de ravager leur pays : ils n’en ont point : cruels cosmopolites, et non citoyens, l’idée d’une patrie s’efface pour eux dans le monde, qu’ils regardent comme leur patrimoine et leur théâtre. Puisse quelque génie, aussi puissant qu’Homère, effrayer un jour leurs pareils à l’aide d’emblèmes capables de leur rendre plus visibles ces châtiments qu’ils n’évitent jamais au bout de leurs triomphes, soit sous le fer qui les attend, soit sous le poids de l’exécration des contemporains et du mépris de la postérité ; ou, si leurs cœurs durs et froids ne sont émus de rien, que de tels emblèmes de leur perfidie éclairent d’avance tous les esprits, soulèvent d’avance toutes les âmes avec tant de force, que le courage prévoyant des nations écrase ces brigands signalés dès leur naissance. Ce serait là le prodige du merveilleux allégorique, dont l’illusion doit toujours revêtir le vrai d’une forme évidente et positive.

Trente-unième séance.
Continuation sur les deux premières espèces de merveilleux ; définition et développement du merveilleux chimérique.

Messieurs,
[6e Règle. Le merveilleux (suite).]

Nous avons approfondi les deux plus grandes sources des fictions épiques, et nous allons descendre à la troisième :

« Qu’Énée et ses vaisseaux par le vent écartés,
« Soient aux bords africains d’un orage emportés ;
« Ce n’est qu’une aventure ordinaire et commune,
« Qu’un coup peu surprenant des traits de la fortune :
« Mais que Junon, constante en son aversion,
« Poursuive sur les mers les restes d’Ilion ;
« Qu’Éole, en sa faveur, les chassant d’Italie,
« Ouvre aux vents mutinés les prisons d’Éolie ;
« Que Neptune en courroux, s’élevant sur la mer,
« D’un mot calme les flots, mette la paix dans l’air,
« Délivre les vaisseaux, des syrtes les arrache ;
« C’est là ce qui surprend, frappe, saisit, attache.

C’est aussi là ce merveilleux divin auquel ne peuvent suppléer dans l’épopée, ni le merveilleux allégorique, ni le merveilleux chimérique. Bien que le sort du fugitif de Troie vous intéressât, vous ne seriez pas surpris de le voir échappé à tant de traverses, si la main d’une déesse ne s’appesantissait pas sur lui, et ne l’exposait pas à votre pitié en victime d’une puissance surnaturelle : mais l’épouse de Jupiter est l’ennemie qui le poursuit directement ; une autre déesse, dont il est le fils, le protège ; tout l’Olympe s’émeut pour sa destinée : vous devenez Troyen en lisant Virgile : dès lors ses dieux sont les vôtres ; et plein de foi dans sa religion, Junon n’est pas pour vous un amas de nuées, Éole n’est point la force des vents qui soulève les eaux, c’est une divinité, c’est un dieu, dont le courroux s’allie pour exercer immédiatement leur vengeance contre un malheureux mortel. Nous avons remarqué l’infériorité des machines allégoriques à côté de ces machines célestes dont les ressorts agissent d’une manière inexplicable, parce qu’ils tiennent aux systèmes religieux. On peut juger de celles-ci relativement à celles-là, comme des principes et de leurs conséquences. Les principes ou causes remontent jusqu’à l’inconnu : il en est de même des dieux reçus d’autorité, soit d’une révélation quelconque, soit de l’antiquité des traditions vulgaires : les conséquences ou effets ne sont pas incompréhensibles comme les principes dont elles se déduisent : il en est de même des allégories dont l’esprit saisit et pénètre le sens, dès qu’il admet les causes ou les effets dont elles offrent l’expression emblématique. Nous savons, par exemple, que la nature et l’industrie humaines ont la double faculté de rebâtir et de repeupler des villes détruites. Une vive allégorie nous en présentera l’image, facile à pénétrer dans les pierres qui, jetées par Deucalion et Pyrrha, s’animent aussitôt derrière eux ; mais cette image intelligible ne nous paraîtra pas si merveilleuse que les créations des dieux qui passent notre intelligence, et que leurs actions qui toutes sont des mystères impénétrables. Nous en dirions autant de Pégase, figure qui caractérise la force et l’audace de la poésie en un cheval impétueux, et son essor en des ailes qui l’enlèvent au sommet du Pinde. Les premiers poètes vinrent d’Égypte et d’Asie, chanter dans les îles de la Grèce : c’est aussi d’un coup de trident que naquit ce coursier ailé. L’emblème n’a rien d’obscur.

La fiction du poème épique doit donc se composer du divin, de l’allégorique, analysés tous deux dans notre leçon précédente, et même du chimérique, dont nous allons faire l’analyse pour complément de notre sujet ; car ces trois éléments de l’invention forment en se subordonnant les uns aux autres ce que l’on pourrait nommer l’hiérarchie du merveilleux, dont la partie sacrée est prédominante, la partie figurative est secondaire, et la partie purement fantastique est accessoire et inférieure. Toutes trois concourent à la beauté des grands poèmes, et se trouvent réunies dans les plus parfaits, mais l’usage de la dernière doit y être rare et modéré.

Définition du merveilleux chimérique.

Je définis le merveilleux chimérique un ordre de fictions arbitrairement imaginaire, qui naît de la fantaisie humaine, et qui ne se tire ni des croyances religieuses, ni des formes emblématiques ; il orne l’épopée héroïque, mais il ne la constitue pas, tandis qu’il agit principalement dans l’épopée héroï-comique, dont l’idéal n’exige pas la même vraisemblance, et qui récite plus souvent des contes que des histoires. C’est lui qui créa les harpies, les magiciennes, les monstres, dans l’antiquité ; et les fées, les nécromants, les hippogriffes, chez les modernes. Comparez quelques-uns des êtres fictifs entre eux, leur différence vous paraîtra fort distincte. Circé, Médée, n’exercent pas la puissance régulière attribuée à chaque divinité dans son ministère céleste ou infernal, mais un pouvoir d’illusion emprunté de la magie : à leur caprice, elles renversent la nature, métamorphosent les hommes, les animaux, et changent l’aspect des lieux à l’aide de leurs enchantements ; mais les effets que produisent leurs prestiges ne représentent point les phénomènes moraux et physiques, et ne se rattachent à nulle idée raisonnable.

Doute à l’égard des Harpies de la fable.

Quels que soient les efforts des commentateurs pour expliquer allégoriquement d’après Hésiode, Homère, et Virgile, l’existence des harpies, qu’ils veulent considérer comme étant les furies des vivants, ainsi que Mégère, Alecton et Tisiphone sont les furies des morts, nous restons sur ces monstres femelles, nés de Thaumas et d’Électre, fille d’Océan, dans le même doute que le héros de l’Énéide, et nous ne savons ce qu’ils sont :

Sive Deæ, seu sint diræ obscænæque volucres.
Ou déités, ou bien, oiseaux féroces et immondes.
Explication du monstre appelé la Chimère.

La chimère ailée des monts de la Lycie n’était pas si vaine encore, bien que formée d’une tête de lion, d’un corps de chèvre, et d’une croupe terminée en dragon couvert d’écailles, puisqu’elle offrait l’image animée d’une montagne dont la cime ombragée de bois était peuplée d’aigles et de bêtes sauvages, dont les côtes fournissaient la pâture aux troupeaux, et dont les pieds s’enfonçaient en des marécages pleins de serpents et de reptiles venimeux : là perce clairement l’allégorie ; les harpies nous cachent leur emblème.

Les prévisions fatidiques de la sibylle de Cumes interrogée par Énée, les feuilles mobiles et voltigeantes, dont l’arrangement offre les destins écrits au fond de son antre, et prêts à se disperser en désordre au souffle de l’air, ne font pas de cette étonnante interprète du sort un chimérique personnage ; car on comprend que le dieu qui la tourmente figure le trouble passionné du génie, et que l’ordre de ses oracles emporté par les vents représente la suite des vérités profondes que nous découvre la méditation recueillie dans la solitude, et que nous dérobent en peu d’instants la dissipation et les bruits extérieurs.

La Phémonoé de Lucain est allégorique comme la Sibylle de Cumes chez Virgile.

C’est avec raison que le chantre de la Pharsale compare à cette fameuse sibylle, sa Phémonoé pythonisse que consulte Appius dans le sanctuaire du Parnasse.

« Le plus grand malheur de ces derniers temps, dit Lucain, fut la perte de cet oracle, lorsque les rois, qu’effrayait l’avenir, imposèrent silence aux dieux. Les prêtresses de Delphes, loin de s’affliger de ce long repos, en jouissent au fond de leur temple ; car une mort soudaine est pour elles la peine ou le prix de l’enthousiasme. »

Notez que le poète écrivait cela du temps de Néron ; et que nous eussions pu, durant le nôtre, exprimer sous une même figure le péril des muses prophétesses.

« Jamais Apollon, continue-t-il, ne s’était emparé si pleinement du corps d’une mortelle : l’âme unie à ce corps fragile en est chassée : le Dieu la force à lui céder. Éperdue, hors d’elle-même, la Pythie errait dans son antre, roulant sa tête échevelée, le feu divin bouillonne dans ses veines ; elle porte dans son sein Apollon furieux, et tandis qu’il emploie à l’irriter ses fouets invisibles, ses aiguillons de flamme, il lui met un frein, qui la dompte, et il s’en faut bien qu’il lui laisse prédire tout ce qu’il lui laisse prévoir. »

Enfin Appius lui arrache le secret ambigu de l’oracle, et la Pythie s’échappe hors de son temple.

« Mais du moment qu’elle repasse de cette lumière fi Céleste qui l’éclairait sur le sort du monde, à la clarté faible et commune qui conduit les simples mortels, elle se sent tout à coup enveloppée de ténèbres. Apollon commande à l’oubli de s’emparer de son âme, et d’en effacer la trace des secrets de l’avenir. La vérité chassée du sein de la Pythie se retire vers les trépieds, et à peine la malheureuse Phémonoé a repris ses sens qu’elle succombe et qu’elle expire. »

Cette fiction, loin de porter un caractère chimérique, retrace toutes les idées augustes que nous peignent les transports extatiques et la retraite de la Sibylle, et de plus, une touchante allégorie de la mort qui suit souvent les prédictions inspirées par un saint zèle.

La Thessalienne Érichtho dans la Pharsale est un être chimérique.

Là tout porte l’empreinte divine et symbolique : voyons si la Thessalienne de Lucain, qui révèle aussi les événements futurs, ressemble à ces deux Pythonisses. Le fils de Pompée, inquiet des hasards de la bataille préparée qui doit décider de l’esclavage ou de la liberté de l’univers, va consulter la magicienne Érichtho, dans la ténébreuse caverne qu’elle habite au pied des rochers de l’Émus. Là croissent des herbes dont elle exprime les sucs nécessaires à la composition des philtres et des charmes tout-puissants qui lui soumettent les dieux, les astres, les enfers, le destin, et la nature entière. Son art arrête le soleil, soulève l’océan, suspend les fleuves, et tire de la lune, qui descend à sa voix, une écume dont la force mystérieuse ressuscite les morts. Je n’entreprendrai pas l’énumération des prodiges monstrueux que la muse déréglée du poète lui suggère. Lucain, n’ayant jamais su borner ses peintures, accumule ici les horreurs les plus hideuses et les moins croyables. Il nourrit son enchanteresse barbare du sang des victimes humaines ; il l’abreuve de poisons plus mortels que ceux de la Colchide ; il la ceint de couleuvres. Ni la terrible Médée, ni l’affreuse Canidie dévoratrice des enfants, ni les Furies, n’ont rien de comparable à son atrocité. Elle dérobe aux bûchers les os et les chairs à demi brûlés ; elle s’habille avec les lambeaux des linceuls ; elle donne aux mourants de derniers baisers, les blesse d’une morsure impie, ou fait passer aux enfers les noirs secrets qu’elle murmure sur leur bouche entrouverte et glacée. Sextus l’aborde en pâlissant, et lui demande quel est l’arrêt des destinées. Ne croyez pas que ce soit l’Émonide qui lui réponde par son propre organe ; il faut que les lèvres d’un mort profèrent son oracle, arraché du fond du Tartare, qu’elle coure pendant la nuit, à la lueur d’une lampe magique, disputer aux bêtes voraces un cadavre devenu leur proie sur un champ de bataille abandonné. Elle le traîne dans son séjour obscur et fangeux, où les dieux infernaux ne craignent pas d’envoyer les mânes, parce qu’ils ont lieu de douter, en y arrivant, s’ils sortent de l’Erèbe, ou s’ils y descendent. Elle détrempe des flots de venin avec du sang et l’écume que distille la rage des animaux, et verse le tout dans les plaies du corps mutilé, qui reprend la chaleur vitale : ses fibres recommencent à palpiter dans son sein refroidi ; mais il tarde à se relever. Alors les clameurs d’Érichtho, formées du mélange des plus épouvantables sons, forcent Hécate et les Euménides à relâcher des liens de l’enfer l’ombre évoquée que ces déités n’osent plus retenir. Le poète, par un de ces traits sublimes qui lui sont fréquents, peint cette ombre frémissante elle-même à la vue de sa dépouille livide et déchirée qu’elle regarde en reculant, et dans laquelle elle ne rentre qu’avec effroi. « Ah malheureux ! lui dit-il, on lui ravit le dernier bienfait de la rigoureuse mort, celui de n’avoir plus à mourir. » À l’aide de nouveaux enchantements, le triste spectre se redresse tout entier, mais sans perdre sa pâleur et la rigidité de ses membres ; mais les yeux ouverts et fixes, mais dans un stupide étonnement de son retour à la lumière, il reste immobile et muet. Enfin l’accomplissement du noir sortilège lui rend la voix ; Érichtho lui promet, s’il veut parler, qu’il repassera paisiblement le fleuve du Léthéab, et que nulle évocation ne l’arrachera plus à son sommeil éternel. Il obéit en gémissant, et prononce, tout baigné de larmes, un discours dont la beauté ne se reproduirait sans altération qu’en de beaux vers, mais dont la poésie éclate à travers la prose de Marmontel, mieux que dans la paraphrase rimée de l’ampoulé Brébeuf.

Le cadavre consterné répond à la Thessalienne : « Quand tu m’as rappelé du séjour du silence, je n’ai pas eu le temps d’examiner le travail des Parques ; mais ce que j’ai pu savoir des ombres, c’est qu’une discorde effroyable agite celles des Romains, et que la fureur qui les anime encore trouble le repos des enfers : les uns ont quitté l’Élysée, les autres ayant brisé leurs fers, se sont échappés du Tartare, et c’est par eux que l’on a su ce que les destins préparaient. Les ombres heureuses paraissaient consternées. » Il raconte qu’il a vu pleurer sur le malheur de la patrie les Décius, Camille, Scipion, tous les héros qui furent ses défenseurs ou ses victimes, et qu’il a vu se réjouir les Gracques, les Marius, les Catilina, et tous les factieux et les criminels. « Pluton, dit-il, fait élargir ses prisons infernales : il fait préparer des rochers aigus, des chaînes de diamant, et des tortures pour les vainqueurs. Ô jeune homme ! emporte avec toi la consolation de savoir que les mânes heureux attendent Pompée et ses amis, et que, dans le lieu le plus serein de l’Élysée, on garde une place à ton père. Qu’il n’envie point à son rival la faible gloire de lui survivre. Bientôt viendra l’heure où les deux partis seront confondus chez les morts. Hâtez-vous de mourir, et d’un humble bûcher descendez parmi nous avec les grandes âmes, en foulant aux pieds la fortune et l’orgueil de tous ces demi-dieux de Rome. Ce qu’on agite à présent se borne à savoir entre ces deux chefs, lequel périra sur le Nil, lequel périra sur le Tibre. Pompée et César ne se disputent que le lieu de leurs funérailles. »

Ce trait, d’une mélancolie admirable, est suivi de la fin de sa prédiction, et sitôt qu’il a prononcé son fatal oracle, il se tait, et son visage attristé redemande la mort : « Mais pour la lui rendre, ajoute l’auteur, il fallut un nouvel enchantement, car les destins ayant exercé leurs droits, ne pouvaient plus rien sur sa vie. L’Émonide compose donc un bûcher magique où ce corps vivant va se placer lui-même. Elle y met le feu, et l’y laisse mourir pour ne ressusciter jamais. »

Certes, une si extraordinaire invention qui produit la plus sinistre fantasmagorie, subvertit la raison, n’est fondée ni sur le vrai, ni sur le possible, ni sur aucun sens figuré : elle ne s’appuie sur rien de naturel et de reçu : ce n’est qu’un sombre rêve, et voilà pourtant du merveilleux d’un haut genre, de celui que j’appelle chimérique, parce qu’il n’a point de base convenue. Ce chant est un des plus épiques de Lucain : on dirait que le poète contemporain des plus odieux des Césars, irrité par la vue des scélérats couronnés qui reçurent l’héritage de la tyrannie du vainqueur de Pharsale, remontant avec indignation à la cause de tant de forfaits, dont l’horreur naquit de cette seule journée, prêt à la raconter, et préparant les esprits à la terreur, sent son imagination émue d’une frénésie qui lui fait chercher, hors des limites de la nature, quel inconcevable démon avait décrété la profanation de tous les sacrifices passés, le malheur et l’opprobre de l’avenir. Son génie ne pouvant supposer des dieux qui secondassent le triomphe du plus atroce des crimes, sans maudire leur noire injustice, cherche par-delà l’Olympe et le Tartare, quelque être exécrable au-dessus des divinités du Ciel et de l’Enfer, qui marque les champs du carnage, qui soit avide des ossements et des cendres du genre humain, et qui lui révèle, par la bouche des morts même, les sanguinaires arrêts de la fatalité. Il mesure ainsi la force de sa chimère incroyable à des forfaits qu’on a peine à croire ; et la monstruosité de sa Thessalienne se proportionne à l’énormité du meurtre général qu’exécute le bourreau de ses concitoyens, le destructeur des libertés de la terre. Un tel merveilleux est grand, parce qu’il sort de la profondeur d’une grande âme.

L’auteur, qu’on ne peut accuser ici d’exagération, s’est tellement plongé dans l’imaginaire, qu’il se demande quelle loi soumet les Dieux aux rites criminels de son Émonide : « Est-ce de force ou de plein gré, qu’ils lui cèdent ? Est-ce par un culte qui nous est inconnu qu’elle se les concilie ? ou bien sont-ils intimidés par ses menaces ? A-t-elle cet empire sur tous ? ou ne l’a-t-elle que sur un seul, qui peut sur le monde ce qu’elle peut sur lui, et qui force la nature entière à subir l’ascendant qu’il subit lui-même ? » Les questions insolubles qu’il se fait dans l’ardeur de sa verve communiquent son trouble au lecteur, et sont autant de poétiques artifices pour l’entraîner, le précipiter avec lui loin du réel et du probable. C’est ainsi qu’on maîtrise la raison de ses juges et qu’on les assujettit à ses chimères.

L’arbuste de Polydore dans l’Énéide.

La sage et régulière imagination de Virgile n’a pas dédaigné de parcourir les régions de ce merveilleux qui va jusqu’à l’impossible. Une fiction qui porte l’empreinte de sa sensibilité va contraster avec la terrible fable inspirée à Lucain par un courroux vertueux. Énée raconte qu’il descendit avec ses compagnons, son fils et ses pénates, dans les champs de la Thrace.

« À la belle Vénus, aux dieux dont les auspices
« Sont aux nobles projets funestes ou propices,
« J’offre mon humble hommage ; et le sacré couteau
« Immole à Jupiter un superbe taureau.
« J’aperçois une tombe où de leur chevelure
« Le cornouiller, le myrte, étalent la verdure :
« Mes mains les destinaient aux autels de mes dieux,
« Lorsqu’un soudain prodige est offert à mes yeux :
« Du premier arbrisseau que mon effort détache
« Un suc affreux jaillit sous la main qui l’arrache,
« Et rougit en tombant le sol ensanglanté.
« Un froid mortel saisit mon cœur épouvanté ;
« Je tressaille d’horreur ; mais ma main téméraire
« Du prodige effrayant veut sonder le mystère :
« Je tente d’arracher un second arbrisseau,
« Un nouveau sang jaillit d’un arbuste nouveau.
« Tremblant, j’offre mes vœux aux Nymphes des bocages,
« Au fier Dieu des combats, et mes pieux hommages
« Implorent humblement un présage plus doux ;
« Et déjà sur la tombe appuyant mes genoux,
« Luttant contre la terre, et redoublant de force,
] « D’un troisième arbrisseau ma main pressait l’écorce,
« Quand du fond du tombeau (j’en tremble encor d’effroi),
« Une voix lamentable arrive jusqu’à moi :
« Fils d’Anchise ! pourquoi, souillant des mains si pures,
« Viens-tu troubler mon ombre et rouvrir mes blessures ?
« Hélas ! respecte au moins l’asile du trépas ;
« D’un insensible bois ce sang ne coule pas.
« Cette contrée a vu terminer ma misère ;
« Mais celle où tu naquis ne m’est point étrangère :
« Épargne donc ma cendre, ô généreux Troyen !
« Ma patrie est la tienne, et ce sang est le mien.
« Ah ! fuis ces lieux cruels, fuis cette terre avare,
« J’y péris immolé par un tyran barbare.
« Polydore est mon nom ; ces arbustes sanglants
« Furent autant de traits qui percèrent mes flancs.
« La terre me reçut, et dans mon sein plongée
« Leur moisson homicide en arbres s’est changée.

Cet épisode, jugé vicieux par quelques critiques sous le rapport de la vraisemblance, mais trop touchant pour être condamné par le raisonnement, rentre dans ce merveilleux dont il ne faut pas abuser, mais dont les plus habiles auteurs ont usé très heureusement à l’exemple du chantre latin. Le lâche Polymnestor avait égorgé l’enfant que le vieux Priam lui avait confié, dans l’espoir que ce meurtre lui serait payé par les Grecs victorieux.

                « Quid mortalia pectora cogis,
« Auri sacra fames ?

Ce crime, commis par l’insatiable soif de l’or, révoltait la nature, et la fiction se montre analogue à ce forfait, en renversant les lois de la nature outragée. Là, comme dans l’autre exemple, le chimérique est de sentiment. Nous en retrouverons l’emprunt dans les magies de l’Arioste et du Tasse : il a chez eux plus d’éclat, mais moins de ce charme que répand la mélancolie.

La voix des chevaux d’Achille, dans l’Iliade.

Considérons avant de quelle façon Homère a manié ce merveilleux et le tour que lui donne sa vigueur originale : il a besoin de retirer Achille de son repos, et de le mener pour la première fois au combat. Déjà le héros monte resplendissant sur son char, et son ressentiment de la mort de Patrocle accuse la lenteur de ses chevaux de l’avoir trahi sur le champ de bataille : il les nomme et demande à tous trois s’ils laisseront leur maître étendu dans la plaine d’où ils n’ont pu sauver son ami. Xanthe, l’un de ses coursiers immortels, fils des vents et des harpies, incline sa tête dont la crinière flotte sur le timon et balaye la poudre ; il prend une voix miraculeuse, et répond au fougueux Achille qu’il le ramènera dans son camp, mais que le jour de sa mort n’est pas loin ; que Balie, Podarge, ni lui-même, n’en seront coupables ; et que, dussent-ils égaler le vol de Zéphyre, le plus rapide des vents, les destins veulent qu’un homme secondé d’un dieu le terrasse avant peu de jours : aussitôt la terrible Érynnis étouffe les accents du coursier. Achille, vraiment caractérisé demi-dieu, ne s’arrête pas étonné d’un tel prodige, qui eût confondu tout autre homme ; mais seulement courroucé des menaces de Xanthe, il le gourmande avec fureur, et se précipite dans les hasards au mépris des destinées qui lui sont prédites. Jamais illusion poétique fut-elle plus audacieusement fabuleuse, et ne porte-t-elle pas l’effet de l’admiration au plus éclatant degré de la surprise ?

J’oserai dire, à l’égard d’une fiction moins heureuse, si toutefois elle ne cachait pas quelque allégorie perdue, qu’Homère dort avec son Ulysse, tandis que les compagnons de ce héros lâchent les vents qu’Éole lui avait remis captifs en des outres attachées au mât de son vaisseau. Ces sortes de contes semblent convenir mieux au badinage de l’Arioste qui, divinisant des êtres de fantaisie, prodigue à ses héros le don des miracles. On rit de voir Astolphe descendu de la lune sous la protection d’un saint évangéliste, diriger sa course chez les Nubiens, « vers une montagne d’où part le Vent austral qui souffle contre les deux ourses : il trouva la caverne d’où, par une étroite ouverture, ce furieux s’élance en se levant. D’après les instructions de son maître, Astolphe avait apporté avec lui une outre vide, et tandis que le fier et sauvage Autan se reposait de ses fatigues au fond de son antre obscur, il l’ajuste adroitement et sans bruit à l’ouverture, et cache si bien cette embuscade, que le lendemain, ce Vent croyant sortir comme à son ordinaire, s’y trouva pris et renfermé bien étroitement ».

La fiction, devenue comique, sied plus à ces légères aventures qu’aux graves sujets : j’en dis autant de l’histoire de Phinée, gaiement imitée de l’Énéide et de l’Argonautique : mon goût préfère les sept harpies de l’Arioste aux deux d’Hésiode, aux trois de Virgile, et aux quatre d’Homère ; et j’aime à voir Astolphe chasser de la table de Sénapes, roi d’Éthiopie, ces sales et gloutons oiseaux, venus des îles Strophades pour empoisonner ses mets : le cor magique du paladin les écarte plus victorieusement que la lance de Calaïs et que le glaive d’Énée : il sonne en s’élançant, bride abattue, sur son cheval volant, et le bruit de son cor merveilleux les fait fuir à travers la zone torride jusques sous une grotte profonde où le Nil prend sa source, si, comme dit follement l’auteur, sa source est quelque part. De cette grotte la troupe scélérate descend par une fente dans l’Enfer, et pour ne plus entendre le son du cor, elle s’enfoncé au bourbier du Cocyte, d’où je ne conseille pas aux poètes sérieux de les retirer jamais. Leurs mains rapaces, leurs ongles crochus, leur ventre insatiable, et leurs queues de serpent, n’offrent que des chimères bizarres et dégoûtantes, qui n’ont que trop servi de modèles aux hideuses figures du Péché et de la Mort tracées par Milton.

Le cyprès de Clorinde.

Tournons plutôt l’imitation des disciples de l’art vers des fables aussi pures, aussi gracieuses que celle de Polydore, dont on suit la trace dans les métamorphoses du château de la fée Alcine, et qui se reproduit deux fois avec plus d’éclat dans la forêt enchantée par le magicien Ismen. Qui de vous ne se souvient des plaintes que pousse l’âme de la belle Clorinde, au moment où le haut cyprès qui la couvre, blessé par l’épée de Tancrède, verse des flots de sang aux pieds du héros, et l’accuse de donner une seconde mort à sa maîtresse, dont il frémit d’entendre la voix sortir d’une écorce entrouverte ? Il serait superflu de m’appesantir sur les rapports exacts de cette illusion magique, et de la fiction de Polydore : vous serez plus curieux de revoir comment le Tasse a varié le même moyen en amenant Renaud dans cette forêt d’où les conjurations infernales ont éloigné la fermeté de Tancrède.

Le myrte de la forêt enchantée dans le poème du Tasse.

La traduction élégante de M. Parseval-Grandmaison va joindre à l’utilité de la citation d’un bel exemple, le plaisir d’entendre des vers bien faits. Le poète italien, fidèle à ne pas démentir l’idée qu’il a fortement empreinte de l’intrépidité de son premier héros, se garde bien de lui opposer, comme aux autres guerriers, l’essaim des fantômes effrayants, et les torrents de feu qui les arrêtèrent. Inaccessible à la peur, de tels objets ne le feraient pas reculer. Un prestige plus dangereux l’attire et l’environne. La pureté des airs, la fraîcheur des bois, le murmure des sources vives, la vue et les soupirs des nymphes errantes sous les ombrages, tendent le piège le plus insidieux au penchant de son âge pour la volupté.

« Tandis que le héros, que ce spectacle étonne,
« Craint l’attrait séducteur du lieu qui l’environne,
« Au milieu du bocage il voit un myrte altier
« Dominant le cyprès et l’orgueilleux palmier :
« Ses bras sont déployés sur des arbres sans nombre ;
« Son verdoyant sommet répand au loin son ombre ;
« Il semble de ces bois l’auguste souverain.
« Renaud le voit, l’admire, ô prodige soudain !
« Voilà que tout à coup, du sein d’un vaste chêne,
« S’échappe une légère et charmante Syrène,
« Dont les souples habits, avec grâce flottants,
« Décèlent mille attraits encore à leur printemps ;
« Cent autres déités, qu’autant d’arbres enfantent,
« Aux regards du héros à la fois se présentent.

Ne croirait-on pas que c’est là pour un si jeune brave, qui ne veut pas faillir, la plus périlleuse féerie ? L’enchantement inépuisable lui rend le pas plus glissant encore : soudain le myrte exhale un son ; déjà son écorce s’entrouvre, et l’on en voit sortir une beauté ravissante. C’est une jeune immortelle, c’est Armide ! Elle approche avec timidité ; le trouble, la pudeur, l’amour, étouffent sa voix ; mais enfin elle adresse au guerrier un discours tendre, insinuant ; et le conjurant de réparer ses ingratitudes envers elle, dans son émotion, elle se précipite à ses pieds qu’elle arrose de larmes. Cependant retenu par une secrète défiance, et résistant à ses charmes,

« ……………… Renaud saisit son fer,
« Il va frapper le myrte. Alors, comme l’éclair,
« Armide vole au tronc, le saisit, s’en empare,
« Le couvre de son corps : “Ah cruel ! ah barbare !
« Oses-tu frapper l’arbre auquel j’unis mon sort ?
« C’est là, c’est dans ce sein qu’il faut plonger la mort.
« Ton bras, avant d’oser frapper l’arbre que j’aime,
« De ce fer assassin me percera moi-même.”
« Mais ses cris douloureux le conjurent en vain :
« L’inexorable bras frappe le tronc. Soudain
« Le fantôme, ô prodige ! étend ses traits, s’allonge ;
« Ainsi l’on voit souvent, dans un funeste songe,
« Des simulacres vains l’un par l’autre effacés,
« Ainsi par d’autres traits les siens sont remplacés :
« La fraîcheur de son teint déjà s’est obscurcie,
« Son corps est plus nerveux, sa peau s’est endurcie,
« Il s’élève entouré d’un crêpe ténébreux ;
« C’est un monstre-géant, un Briarée affreux :
« Cinquante boucliers sur son dos retentissent,
« Cinquante fers tranchants entre ses mains frémissent :
« Il rugit, et ses cris font tressaillir ces lieux.
« Son corps remplit le bois, son front s’élève aux cieux.
« Chaque Nymphe devient un Cyclope terrible,
« Roulant un œil sanglant dans une orbite horrible ;
« Leurs gigantesques bras s’arment d’airain, de fer,
« Et leur bouche vomit tous les feux de l’enfer.
« Mais Renaud, méprisant leur impuissante rage,
« Sur l’arbre de ses coups redouble encor l’outrage :
« L’arbre, entouré d’éclairs, tout sanglant, tout meurtri,
« Tremble, chancelle, exhale un lamentable cri ;
« Le tonnerre alors gronde, éclate ; la tempête
« Frémit, siffle en fureur. Renaud, que rien n’arrête,
« Malgré l’air, et la terre, et l’enfer en courroux,
« Frappe, l’arbre expirant reçoit ses derniers coups,
« Il tombe ; l’enfer fuit, l’air d’ombres se dégage,
« Et le charme rompu montre un myrte sauvage :
« Sans magiques attraits, sans magique terreur,
« La forêt n’offre plus que son antique horreur.

Quelque brillant que soit ce morceau, l’espèce de merveilleux qui le relève n’atteint qu’à peine à la vraisemblance conventionnelle que demande la grande épopée. Ces rapides fantômes qui s’entre-détruisent à l’instant, avertissent trop tôt de l’artifice qui les a créés ; c’est le tort du chimérique : dès qu’il cesse d’éblouir, on ne s’attache plus à son erreur. L’art infini du Tasse n’empêche pas qu’elle ne jette sur les plus agréables endroits de son poème une teinte romanesque plus apparente dans son sujet historique que dans les sujets fabuleux du chantre des amours de Jason et de Médée.

Le chimérique personnage de Médée est le plus épique entre toutes les magicienne.

Cette autre magicienne, consacrée dans l’âge des fictions, semble avoir reçu de son antiquité je ne sais quel caractère plus grave et plus épique. Elle est reconnue pour fille du soleil, pour confidente d’Hécate, pour alliée des demi-dieux ; c’est une des créatures immortelles de la mythologie, et le poète Valérius Flaccus lui en conserve tous les traits. On sent en elle une mère des Armides et des Alcines, plus auguste que ses filles. Peut-être aussi les magiques secours qu’elle donne au conquérant de la Toison d’or conviennent-ils mieux à l’entreprise des divins argonautes, que les prestiges ennemis d’une enchanteresse à la sainteté des libérateurs de Sion.

Comique emploi du chimérique dans l’Arioste.

Le véritable empire des magiciens et des fées, en un mot, de tous les êtres purement fantastiques, c’est l’épopée badine : l’Arioste n’a pas d’autres divinités agissantes, et c’est à leur aide qu’il remue toutes les sphères merveilleuses où s’élance son hippogriffe ailé, dont le vol est l’emblème de sa propre imagination extravagamment emportée, et si vagabonde. Non content des puissances chimériques auxquelles il assujettit son univers idéal, il s’y élève jusqu’au Père-Éternel, il a recours à tous ses saints, et les met très plaisamment en contraste avec Satan, les sorciers et les mécréants. Le merveilleux sans fondement raisonnable est là dans son centre, et l’exemple de l’Arioste en a fait la condition principale de l’épopée héroï-comique. Il prend d’ailleurs les fées et les enchanteurs à l’époque où le nord avait rempli l’Europe de leurs histoires miraculeuses ; chez les Maures et les Sarrasins, dont les mœurs n’étaient qu’amour et galanterie ; chez les neveux des Celtes et des Gaulois, enclins à supposer en leurs prophétesses des facultés surnaturelles et presque divines ; chez les Francs, accoutumés à croire que le beau sexe conquiert les châteaux et les ruine en un clin d’œil, peu surpris de voir les transformations et les prodiges qu’opèrent ses charmes, et ne répugnant pas à prendre les dames pour des enchanteresses et pour des fées, qui rajeunissent par fois les vieillards, qui vieillissent très vite les jeunes gens, métamorphosent les hommes d’esprit en bêtes, et mènent tout à la baguette. Enfin ce temps chevaleresque était celui des barons et des comtes, grands mangeurs de leurs vassaux, et qui, dans leurs forts et sur les routes, avaient assez l’air des Cacus et des ogres : c’était le temps des ermites, passés maîtres en fait de sortilèges, et celui des saintes dévotes, grandes opératrices de miracles. Les folies du poète de Ferrare vont à merveille avec tout cela. L’épopée badine a des licences que n’a pas l’épopée sérieuse.

Parmi les éléments du merveilleux propre au genre héroïque, nous choisirons, de préférence à tout autre, ceux que fournit la théologie grecque, autant qu’il sera possible de la conformer au sujet. Aucune n’est plus brillante, plus riche, plus gracieuse ; elle déifie tout, elle anime et transforme tout. Notre religion sévère nous parle d’un être infini qu’on ne peut peindre, et les deux personnes divinement incarnées, qui en émanent, n’offrent pas aux poètes la variété du polythéisme. Le seul Jupiter qui communique sous notre chair avec la chaste Alcmène, pour la nativité d’Hercule, et qui devient Cygne auprès de Léda, se prête plus aisément aux fictions que notre Dieu, qui s’est fait homme dans le sein d’une femme, et que notre Saint-Espritac sous la figure d’un pigeon. Les Muses auraient donc intérêt à demeurer païennes, si leur culte n’était pas usé par le temps, qui en a prodigué les trésors à tant de grands génies. Elles ne feront jamais mieux que ce qu’elles ont fait à l’aide de leur vieil Olympe. Je les avertirais volontiers que les familles d’immortels vieillissent et passent comme les races humaines, et que les druides de notre Gaule n’encensaient pas le Jésus de nos prêtres. ; mais ne diraient-elles pas de celui qui leur tiendrait ce langage ?

« Comme avec irrévérence
« Parle des dieux ce maraud !

Il vaut mieux leur rappeler ma dévotion poétique, et la reconnaissance que je dois à leurs divinités, qui m’ont fourni tout le merveilleux dont j’avais besoin pour chanter leur Homère3.

Cet illustre aveugle, abandonné par des pêcheurs sur un bord de l’île de Chio, passa la nuit errant au rivage, et fut rencontré, le matin, par un berger qui le sauva de la fureur de ses chiens, et le reçut dans sa cabane. Ce simple fait s’agrandit à l’aide de la mythologie. Homère est le chantre d’Achille, et le bruit de la mer est représenté par la déesse Thétis qui s’élance des eaux, et vient avertir celui qui rendit son fils immortel de s’éloigner des flots qui le menacent : son aveuglement égare ses pas vers une forêt ; aussitôt le premier chêne que touche sa main devient une Dryade, qui lui cède un rameau vert pour assurer sa marche et sonder sa route : sa lyre lui échappe et tombe dans un lac ; Syrinx la retient dans ses roseaux : une orageuse pluie l’accable ; qu’est-elle pour lui, que Junon, la reine des nuages ? Son ressentiment persécute le poète, qui chanta ses artifices pour endormir Jupiter au mont Ida : la nymphe Écho lui révèle une grotte dans laquelle il trouve un refuge contre la tempête : enfin l’Aurore ouvre les portes de l’Orient : Apollon, dieu du jour, touché des misères de son auguste favori, demande au roi des dieux de rappeler Junon ; il s’élance, et du haut du ciel réchauffe son cher Mélésigène, sous l’influence de ses rayons, et l’avertit par leur ardeur de la présence du Dieu qui le protège ; mais la faim et la soif le consument ; il ignore en quels lieux il est jeté, quand une vigne qui l’arrête l’abreuve du jeu de ses raisins ; elle se personnifie en Nymphe de la suite d’Érigone, et lui révèle qu’il est dans le terroir de Chio, où jadis Bacchus l’a laissée sur le penchant d’une colline. C’est là que le pasteur Glaucus le trouve, et lui offre l’hospitalité. Quelle était la matière de ce chant ? Un vieillard infirme exposé durant une nuit aux intempéries de l’air : on voit ce qu’en a fait l’intervention des Dieux et des Nymphes.

Quelque heureux usage que j’aie pu faire dans ce poème des ornements variés de la mythologie, et quelque richesse que m’ait encore offerte la religion hébraïque dans le poème inédit de Moïse, j’avouerai que cependant leurs sources de nouveauté m’ont paru s’épuiser, et que la contradiction de la physique des anciens et de la nôtre m’a semblé nuire à des fables qui ne sont plus pour nous les symboles de la vérité, telles qu’elles devaient l’être pour les Grecs et pour les premiers chrétiens. Cette idée m’a fait présumer qu’il était temps de s’ouvrir des cieux nouveaux, de se construire un autre monde idéal, et d’y créer une Théogonie merveilleuse qui représentât les phénomènes de la nature, ainsi que nous les a fait concevoir la philosophie newtonienne : là il me fallut tout inventer.

Invention épique d’un système de merveilleux en accord avec les sciences dans mon poème de l’Atlantiade.

Je sentis qu’on ne pouvait prêter à des peuples connus nulle autre religion que la leur. Je supposai donc un peuple antérieur aux autres, et le plaçai dans l’île Atlantide, dont la submersion précède toutes les annales. Théose, premier Dieu de cette nation imaginaire, est l’Être-Suprême, que je me gardai bien de figurer, persuadé que l’homme ne conçoit plus l’immensité de l’Éternel, dès qu’il se le peint à son image. Je ne personnifiai que les puissances motrices de la création, quelles propriétés des substances, et j’établis entre ces divinités une hiérarchie correspondante à leur importance naturelle. Des noms étymologiques que je leur donnai remplacèrent les noms techniques reprouvés par la poésie : j’appelai Barythée, la force centrale ; Proballène, la force centrifuge : ces deux frères divins me représentèrent le système de la gravitation universelle. Nomogène, leur mère, fut la grande déesse de J’équilibre, et Syngénie fut celle des affinités secrètes. Le soleil cessa de me paraître un Dieu courant sur un char attelé de coursiers qu’il dirige de l’orient à l’occident : cet astre, immobile au centre où nos sciences l’ont fixé, devint l’auguste Hélion de qui la lumière et la chaleur furent les filles ; et sous les noms de Lampélie et de Pyrophyse, s’élançant du palais radieux de leur père, elles portèrent dans leur vol, qui parcourut l’univers, la splendeur, le mouvement, et la fertilité. Cette fiction, inspirée par la vérité même, égale, je crois, en majesté celle qu’inspira l’erreur aux disciples du vagabond Phébus, et s’accorde mieux à nos opinions sur la stabilité du soleil. Les lois de l’attraction qui influe sur les marées me fournirent le tableau des mystérieux amours de l’Océan pour la tendre Ménie, déité qui représenta la lune dont les phases varient les agitations des mers. Ménie, ainsi qu’on le voit, me tint lieu de Diane ou d’Hécate. Cette fable explicative du mouvement des flux et des reflux est la meilleure du poème, et l’une de celles qui obtinrent les suffrages de Delille et du fameux géomètre Lagrange. Je trouvai dans les inclinaisons de l’aiguille aimantée vers le fer et vers les pôles, dans les actions de l’électricité, des substances volcaniques et du feu fulminant, d’autres intrigues amoureuses, d’autres rivalités allégoriques entre des Dieux inférieurs et des Nymphes qui s’attiraient ou se combattaient : la nature matérielle se déifia toute entière en mon imagination comme en celle des anciens mythologues : il ne me restait plus qu’à diviniser, à leur exemple, l’intelligence et la vie. L’une, image de l’âme universelle, se nomma Psycolie, et remplaça Minerve dans ma création ; l’autre se nomma Bione, et prit la place de Vénus génératrice. Celle-ci (de mes conceptions la plus favorable à la variété des effets) ne représenta pas seulement la force vitale, mais la force végétative, et la transformation perpétuelle des êtres. Aussitôt cette divinité, soumise à d’innombrables métamorphoses, emprunta mille traits des animaux et des plantes, et, toujours fugitive, sans cesse reparut dans les airs, sur la terre, et dans les eaux, sous toutes les formes que prennent la vie et la végétation. Je retrouvai dans les sexes des fleurs, parmi les zoophytes et les madrépores, de nouvelles amours, et jusqu’aux hermaphrodites de la fable. Voilà le précis de ce que m’ont donné les vues de Newton sur la nature. On ne contestera pas qu’elles m’ont fourni les trois ordres constituants du merveilleux épique. Une religion qui remonte à un créateur et suprême moteur des choses, par qui tous les phénomènes et toutes les actions se produisent, et qui ordonne et gouverne tout. Qu’exprimai-je en exposant le sujet ?

« Un centre est au grand corps de la matière immense,
« Ce qu’à l’âme est un Dieu, centre d’intelligence.

De là le merveilleux divin, ou sacré.

Des divinités symboliques de tous les principes naturels offrent mes fictions sous deux faces, et celle de la fable qui se développe en aventures ; de là le merveilleux allégorique. Celui-ci me sert à peindre les mouvements physiques et leurs causes. Citons-en un court exemple.

Je vous ai dit que le centre solaire se nommait Hélion : on pense que son attraction étend son influence jusque sur la projection des masses très lointaines, qui lui sont subordonnées ; et que cette cause règle les retours périodiques de quelques météores. Ce phénomène est ainsi dramatisé :

« Une ardente comète, esclave d’Hélion,
« Vole, et plonge en ses feux toute sa chevelure :
« Son corps entier s’embrase aux chaleurs qu’il endure..
« Jadis, et du plus loin de l’empire des airs,
« Aveuglément lancée aux cieux les plus déserts,
« Elle avait cru, sans maître, en des nuits sans limites,
« Échapper au Soleil, roi des vastes orbites ;
« Mais l’astre impérieux qui suspend son lien,
« Au bout de sa carrière, enfin lui dit, Revien !
« Elle, de par-delà les ellipses des mondes,
« L’entend, et de retour en ses routes profondes
« Du trône d’Hélion approche la splendeur,
« Et ne soutenant plus son éclat, son ardeur,
« Bouillante de courroux, pâlie, échevelée,
« Pour dix siècles encor reprend sa fuite ailée.
    « Va, lui crie Hélion, va, mais sans t’approcher
« De l’orbite où la terre aime en paix à marcher.
« Ton essor trop voisin, troublant sa masse errante,
« En soumettrait le poids à ta force attirante ;
« Et renversant son axe et le cercle des ans,
« Soulevant ses vapeurs, gonflant ses océans,
« Y renouvellerait les terribles merveilles
« Qu’autrefois produisit l’une de tes pareilles,
« Qui submergea son globe au flux des vastes eaux,
« Déluge écrit encore au sein des minéraux :
« Les fossiles marins attestent ses passages
« Sur les plus hauts des monts pétris de coquillages ;
« Et l’homme y reconnaît qu’aux flots jadis ouverts
« Tous les lieux qu’il parcourt furent les lits des mers.
« Va donc, fends l’Empyrée ; et, de loin menaçante,
« Traîne ton atmosphère en queue étincelante :
« Mais des lois de tes sœurs ne crois pas t’abstenir ;
« Je te rappellerai dans mille ans à venir.
    « Il dit ; et la Comète, effréné météore,
« Semble échapper au joug qui la domine encore.

La théorie reçue ne s’explique-t-elle pas clairement en cette rapide scène ?

Tâchons de prouver que, m’étant soumis le premier aux leçons que j’essaie de donner, je n’ai pas négligé les ressources du merveilleux chimérique. On sait que la poésie ne réussit en ce dernier que par le droit qu’elle a d’exagérer ses figures. Le sujet du poème est l’engloutissement de l’Atlantide, par l’effet des volcans et des mers. L’atmosphère obscurcie, dans sa plus grande hauteur, au moment de cette subversion totale, intercepte le passage à la lumière : je peins donc Lampélie, qui en est la déité, remontant au palais du Soleil ; son père : elle porte à ce Dieu ses plaintes de la disparition de l’île qu’elle éclairait, et qu’elle n’a plus revue parmi les continents.

    « L’immuable Hélion, instruit de ses alarmes,
« Souriant de son trouble et d’un choc si léger :
« Ma fille, calme-toi ; cesse de t’affliger.
« Sur le trône central où ma gravité règne,
« Il n’est point dans l’éther d’orage qui m’atteigne.
« Vois l’auguste univers, tranquille autour de moi,
« Garder son équilibre et suivre en paix ma loi.
« Les révolutions de la terre lointaine,
« Fuyante dans l’espace où je la vois à peine,
« Mon immobilité ne peut les ressentir.
« J’ignorerais quel choc vient de la subvertir,
« Si tes plaintes vers moi n’en portaient la nouvelle.
« Dérange-t-il en rien l’ordonnance éternelle
« Des mondes gouvernés par mon stable pouvoir ?
« Son étroit Océan saurait-il m’émouvoir ?
« Moi, qui fais circuler onze sphères pesantes,
« Que me font de ses eaux quelques gouttes roulantes,
« Dont les hommes à peine ont entendu le bruit
« À deux degrés du point que le flot a détruit.
« Redescends, Lampélie ; et va sous ta lumière
« De ce globule encore éclairant la poussière,
« Charmer les habitants des rivages prochains
« Qui n’ont pas même appris les maux dont tu te plains.
« Ris-toi des changements de cet amas d’argile :
« Comme ses animaux sa surface est fragile.
« Ses chocs sont peu de chose, au prix des mouvements
« Où s’embrase mon disque en tous ses éléments.
« Que diras-tu de voir, dans leur âge tombées,
« Les comètes se fondre en mes feux absorbées ?
« Et quand j’aurai rempli mon profond avenir,
« Mon orbe consumé se dissoudre et finir..
« Tout passe ; et le soleil, centre de tant d’orbites,
« D’un centre plus pesant n’est qu’un des satellites.
    « Ainsi parle Hélion, qui dans l’immensité
« N’ose se confirmer son immortalité.

Il me semble qu’une pareille fiction, toute chimérique qu’elle soit, présente bien la mesure indéfinie de l’univers, qu’elle terrasse bien nos petites importances, et qu’elle confond aussi l’amour-propre involontaire du poète qui vous la cite, et de qui la faiblesse demanda quelquefois à l’amitié d’inscrire simplement, après lui : Il fut l’auteur de l’Atlantiade 4.

Il m’était indispensable, en vous développant les systèmes du merveilleux, de ne pas omettre ici le résultat de mes propres efforts pour agrandir le domaine de l’idéal, et pour y tenter une nouvelle conquête. Mon but, en consacrant douze années d’étude et de travail à ce projet, fut d’imiter le fonds même des inventions de l’antiquité dont on n’emprunta jamais que les formes, de concilier autant qu’elle l’avait fait, les sciences du temps avec la poésie, et d’indiquer encore quelque route où l’on aille puiser le merveilleux dans la grandeur de la nature qui, toute merveilleuse elle-même, est la source intarissable de nos surprises, de notre admiration, et de la fécondité du génie.

Le merveilleux chimérique relatif aux choses, aux espaces, et à la durée.

Les qualités du merveilleux chimérique étant bien examinées à l’égard des personnages agissants, considérons-le relativement aux choses inanimées, aux lieux, et aux temps. Ce n’est qu’à son aide que le poète se transporte dans les espaces inconnus, dans les âges passés ou futurs, et qu’il pénètre en idée dans les régions éthérées ou dans les abîmes infernaux : ce n’est que par son prestige qu’il bâtit les palais célestes, les pandémonium, et les châteaux de la féerie. Sous ce rapport il sert d’ornement à toutes les espèces d’épopée. Sa plus éclatante merveille reluit dans la peinture aussi savante que fantastique des enfers où descend Énée.

Les enfers de l’Énéide.

Jamais ces vues idéales des demeures qu’habitent les coupables et les justes après la mort, ne furent rassemblées dans un optique si épuré, si vaste et si profond. L’ordre majestueux qui règne dans les intervalles tracés par les circuits des fleuves de douleur et d’oubli ; celui des compartiments distincts où sont rangés les appareils des supplices suivant les différents degrés des forfaits ; le lucide tribunal des juges éternels ; et la paisible enceinte où se promènent les ombres heureuses en des retraites dont les agréments se mesurent au bonheur que méritent les vertus plus ou moins héroïques : tous ces aspects composent le plus grand et le plus admirable monument des chimériques fictions. Les clartés enflammées qui rougissent les torrents du Phlégéton, les ténèbres des gouffres du Styx, les sombres teintes répandues dans les cavernes du Tartare, ne se confondent pas plus que les nuances délicates de ce crépuscule, ou demi-jour lunaire, qui règne dans les berceaux et sur les collines de l’Élysée : et partout ce magnifique tableau des plus tristes et des plus consolantes rêveries se colore de la lumière la mieux assortie aux scènes terribles ou charmantes qu’elle doit éclairer.

Localités chimériquement merveilleuses du poème du Dante.

Le Dante, architecte et peintre d’un autre édifice idéal, ne pouvait choisir un meilleur guide que Virgile, pour lui tracer sa route dans les cercles brûlants de l’immense spirale où il place ses damnés ; mais les éclairs de l’Apocalypse et les rayons du Saint-Esprit lui ont merveilleusement illuminé l’étendue des autres cercles qui, par une seconde et troisième spirale, portent son génie jusqu’au-delà d’un septième ciel. On ne peut l’y suivre sans être ébloui des flots de clarté qu’y répand son imagination sur une croix plus démesurée que la voie lactée, et composée d’autant dames réunies sous cette figure, qu’on suppose en celle-ci d’innombrables étoiles. Le chimérique ne saurait briller d’un plus vif éclat qu’en cette fiction mystique, et je défie les Isaïes, et tous les pères de l’église dans leurs plus véritables extases, d’avoir rien vu de si resplendissant. L’Olympe des païens n’est qu’obscurité, en comparaison de ce Paradis où le Dante porte les lumières de la foi. Son pinceau ne recule que devant le trône éternel de Dieu, que nos organes ne peuvent contempler, et que je désespérai comme lui de figurer dans mon poème de Moïse quand j’exprimai notre impuissance de le voir, par ces vers :

« La lumière est un voile à sa splendeur extrême,
« Dont l’éclat brûlerait les yeux des anges même.
Grandeur du Chaos de Milton, et de son Éden.

L’essence du même merveilleux remplit le chaos illimité dans lequel Milton fait nager le prince des démons, et ses illusions les plus pures embellissent le riant séjour d’Éden, et les promenades du plus beau des hommes et de la plus belle des femmes ; à peine si la riante magnificence de leurs jardins fleuris par un impérissable printemps cède en éclat aux demeures où planent le Messie, et les chœurs des archanges. Homère n’a pas mieux construit les chimériques habitations de Jupiter, de Phébus et de Proserpine. On dirait qu’il n’ose franchir le seuil des enfers avec son Ulysse afin de laisser à Virgile, son émule, la gloire de les ouvrir le premier : il s’arrête à l’entrée des chemins du Cocyte, et se contente d’y faire évoquer les mânes par son héros. Remarquez que ces descentes aux enfers furent imitées par les plus habiles des auteurs épiques. Fénelon même y conduit hardiment Télémaque sur les traces des héros grecs et latins ; mais Voltaire, retenu par la froide raison du siècle, moins familier avec le merveilleux, manifeste un esprit plus timide. Il semble craindre de matérialiser ses images, et leur ôte la consistance poétique qui les réalise. Ce n’est qu’en songe qu’il transporte Henri dans le ciel et dans l’enfer ; comme si l’intelligence de l’homme éveillé ne pouvait voir cet univers expliqué par Newton qu’il choisit pour y voyager en rêve. Aussi le merveilleux qu’il décrit n’a-t-il pas ces formes déterminées, précises, qu’Hésiode, Homère, Virgile, le Dante, et Milton, surent prêter à leurs régions fantastiques. Sa muse, trop métaphysicienne, raisonne, expose, mais ne tient qu’un pinceau vague et confus. Elle ne figure assez ni les choses, ni les chimères. En quoi le goût sage des modernes serait-il offensé de voir un héros descendre dans les enfers de sa religion, et en sortir ainsi que les héros fabuleux ?

Explication des emblèmes attachés aux descentes des héros dans les enfers.

Ignore-t-on que ces voyages ténébreux passaient chez les anciens pour une simple allégorie des épreuves effrayantes que subissent les hommes illustrés par les hauts faits et les vertus ? On présumait que leur courage n’avait accompli les grandes entreprises qu’en traversant les périls, qu’en touchant le fond des abîmes, et qu’en envisageant de près la mort, contre laquelle ils avaient lutté sans peur. Tel est le fondement réel de ces enfers où la poésie les fait entrer vivants, qu’elle ouvre sous leurs pas, qu’elle approfondit sous leurs yeux, et dans lesquels peut-être chaque homme se souvient que les dangers de sa carrière, ou les maladies mortelles, ont fait plus d’une fois voyager sinistrement sa pensée.

L’Enfer de Grisbourdon.

L’esprit de Voltaire s’est plus enhardi dans les fictions de son merveilleux comique ; et n’était que notre dévotion se scandalise de voir sa philosophie erronée faire gaîment rôtir dans la chaudière de Grisbourdon tant de rois canonisés, tant de papes et de benoîts évêques, que nous croyons au ciel, notre critique ne trouverait rien à redire à son enfer. Il y est entré plus avant que l’Arioste qui retient son Astolphe à la porte de ce noir séjour, comme le héros de l’Odyssée. Celui-ci se flatte qu’en embouchant le cor dont le son mit les harpies en fuite, il chassera devant lui Pluton, les diables, et Cerbère lui-même. Il se précipite donc sans crainte dans le gouffre : mais des bouffées de poix et de fumée lui obscurcissent le passage ; et ce qui le détourne d’aller plus loin, c’est le récit de la première aventure qui distrait le poète, comme de coutume, de tout ce qu’il se propose d’abord. Il n’aperçoit à l’entrée que la demeure des ingrats, parmi lesquels sont sévèrement punies les belles dont l’insensibilité se laisse aimer en vain, qui ne cèdent pas aux tendres instances, qui, telles qu’Anaxarète, font pendre leurs amants de désespoir, ou, telles que Daphné, les fatiguent à courir inutilement après elles. Nombre de ces cruelles ingrates sont damnées, et je recueille en passant cette bonne leçon de l’Arioste, dont la sagesse veut rendre les femmes moins inexorables.

Le voyage d’Astolphe dans la Lune.

D’ailleurs il n’entre dans l’Enfer que pour obéir à la loi des vieilles épopées, il n’y reste pas assez de temps pour nous y fixer : montons plutôt avec lui sur le char d’Élie, et voyons-le transporter son merveilleux dans la sphère de la lune. Là, par une fiction très originale et moins énigmatique que celle de l’auteur de l’Apocalypse qu’il y conduit, nous retrouvons toutes les choses perdues sur notre globe, ou par notre faute, ou par le temps, ou par hasard. Les heures mal employées, les jours usés dans l’oisiveté de l’ignorance, les larmes, les soupirs des amoureux, les prières des misérables pécheurs, les réputations faussement acquises, les stériles projets, les désirs plus nombreux et plus vains, les hommages intéressés offerts à l’insouciance des princes et des patrons, les vers à la louange des grands seigneurs, les serres d’aigle figurant l’excès d’autorité qu’usurpent les ministres, les cruches cassées représentant les disgrâces des courtisans, les aumônes léguées par testament ; là, comme il l’ose dire, la donation de Constantin au bon pape Sylvestre, les couronnes antiques, les empires jadis fameux, dont les noms ne sont plus connus, enfin les trésors, les villes, les citadelles, ou dissipées ou tombées en ruine par les effets de nos frénésies désastreuses, tout ce que nous perdons va droit en ce lieu, où nous chercherions vainement un grain de folie, car elle nous est toute restée ici-bas. Mais, en revanche, notre bon sens, dit l’Arioste, est si bien amoncelé là-haut, qu’à peine si les plus sages d’entre nous en ont gardé quelque dragme.

Belle fiction de l’Arioste.

En cette sphère chimérique, rien n’est plus surprenant que de rencontrer les Parques déroulant sur un éternel dévidoir le fil de la vie humaine : et quand leurs quenouilles sont épuisées, elles sortent de leur palais, et vont remettre les noms et les étiquettes des hommes expirés, à un vieillard agile et robuste ; c’est le Temps qui court sans cesse, et qui, secouant son manteau, jette leurs titres dans le fleuve de l’oubli : la plupart s’y engloutissent : des vautours, des chouettes, des oiseaux croassants, images des flatteurs, des complaisants, des bouffons et des favoris des grands, reprennent les noms dans leur bec, et les font surnager peu d’instants ; après quoi ils retombent et s’abîment : d’un autre côté de beaux cygnes, images des poètes, emportent les seuls noms recommandables au souvenir, et, les ravissant au Léthé, les déposent dans le temple de la Gloire immortelle où la nymphe les reçoit de ces oiseaux éclatants pour les inscrire sur sa colonne. Ici la vision est sublime, et l’antiquité n’en offre pas de plus parfaite. Mais je m’aperçois qu’elle touche à l’allégorie et que nous sortons du pays des chimères sur lesquelles je crois m’être assez étendu : « j’ai donc envie, selon l’expression d’Arioste, de faire un saut de tout l’espace qui est entre le ciel et la terre, car notre vol ne peut se soutenir si haut ».

Permettez-moi d’imiter brusquement ses transitions, afin de ne pas vous laisser oublier la distinction que j’ai faite entre le merveilleux divin, puisé dans les religions, l’allégorique, dans la représentation des phénomènes, et le chimérique enfin, dans la seule fantaisie de l’imagination. Notre analyse les a tour à tour examinés. Observez seulement qu’ils sont employés tous trois dans l’Iliade, l’Énéide, l’Argonautique, la Divine Comédie, et le Paradis perdu ; que l’un d’entre eux est banni de la Jérusalem délivrée, où l’auteur n’use d’aucune allégorie ; et que la Henriade ne se sert que d’un seul, puisque ses divinités agissantes sont emblématiquement morales. Ce poème, où deux sortes de merveilleux manquent totalement, est en conséquence le plus faible des modèles. L’allégorie même n’y a pas acquis la consistance que Boileau sut lui donner dans le Lutrin : là tout agit et prend du relief.

Belle fiction de Boileau.

La Nuit en personne vient placer en sentinelle son formidable hibou : la Discorde sort des monastères et de l’antre de la Chicane ; et parmi ces figures la Mollesse devient un être de qui les formes saillantes et doctement dessinées ne peuvent plus sortir de la mémoire, dès qu’une fois on a vu et entendu cette nouvelle Déité qui, dans sa nonchalance,

« … Lasse de parler, succombant sous l’effort,
« Soupire, étend les bras, ferme l’œil, et s’endort.

L’importance de la condition du merveilleux dans l’épopée égale celle de la terreur et de la pitié dans la tragédie, et celle du ridicule dans la comédie : chacune de ces conditions est majeure dans le genre auquel elle s’applique. Je n’ai pu resserrer en moins de deux leçons les développements qu’exigeait cette règle fondamentale du poème épique, tant il m’a paru nécessaire d’en exposer les principes et les exemples.

Trente-deuxième séance.
Sur les caractères, et sur les passions propres à l’épopée.

Messieurs,
7e Règle. Les caractères et leurs espèces.

Les rapports du genre épique et du dramatique les font participer tous deux à la plupart des mêmes conditions : celle des caractères leur est commune : je crois superflu de vous retracer les définitions que j’en ai faites en traitant de la tragédie, et de renouveler les distinctions établies entre les quatre sortes de caractères principaux et secondaires, généraux et particuliers. Vous savez que les caractères principaux sont ceux qui impriment le mouvement à l’action de l’épopée, ainsi qu’à celle du drame ; que les secondaires, modifiés par les premiers, concourent moins énergiquement au sujet, et n’y éclatent que dans ce demi-jour où les nuances accompagnent les couleurs vives et tranchantes. Vous savez aussi que les caractères généraux sont ceux qui manifestent les inclinations diverses de l’âme, du cœur et de l’esprit, dans l’universalité des hommes ; telles que la vertu, le vice, l’héroïsme, la générosité, l’ambition, l’envie, la cupidité, la haine ; et que les caractères particuliers sont individuellement propres à telle ou telle personne dénommée soit dans l’histoire, soit dans la fable, telles que Cécrops, Hercule, Sésostris, Périclès, Socrate, Tibère, ou Henri IV. Nous n’avons pas besoin de revenir à ces principes élémentaires, prenons seulement en main les deux flambeaux dont nous avons l’habitude de nous éclairer, l’Épître d’Horace à Pison, et l’Art poétique de Boileau : quelques traits de la lumière qu’ils jettent répandront des clartés suffisantes sur l’objet de notre examen, et nous les verrons s’étendre et reluire à mesure que se développera l’étendue de la règle par les applications de ses exemples. La lucidité de ces ouvrages pleins et compactes, rejaillit de la précision et de la justesse des maximes qui y sont concentrées : les idées qu’ils renferment composent les seuls rudiments d’instruction qu’il soit profitable de commenter ; tandis que dans la plupart des livres d’enseignement à peine trouve-t-on autre chose qu’un amas de communes redites sur des généralités littéraires, noyées en des flots de paroles et de phrases méthodiquement stériles, où l’on n’aperçoit que la prétention du pédagogue et non les racines du savoir. Vainement y cherche-t-on ces axiomes clairs et solides, desquels il ne reste plus qu’à tirer les conséquences comme autant de brillants corollaires. Horace et Boileau, moins diserts que tous nos maîtres, ont encore dit le plus et le mieux. Comment nous conseillent-ils de peindre les caractères ?

Conseils d’Horace au poète épique.

Aut famam sequere , ou de les tracer d’après la renommée : Aut sibi convenientia finge  : ou de les imaginer bien en accord de convenance avec eux-mêmes, c’est-à-dire, selon l’explication qu’il en donne plus bas, que le personnage conserve jusqu’à la fin les traits qu’il aura portés au commencement, et qu’il reste constamment lui, et sibi constet .

Si par hasard vous représentez Achille vengé, qu’il se montre actif, emporté, inexorable, violent, qu’il méconnaisse toute loi, qu’il s’arroge tout par les armes : que Médée soit féroce, indomptable ; Ino gémissante, Ixion perfide, Io fugitive, Oreste triste et sombre. Le poète, après vous avoir commandé de ne point trahir la ressemblance en vos portraits, vous avertit qu’il est rare de donner un air de vérité individuelle à des caractères généraux, et qu’il est plus sûr de les retirer d’une fable ou d’une histoire connue, que de produire des êtres ignorés et de qui l’on n’ait parlé jamais. Cependant il indique l’art de s’approprier les choses que l’on emprunte, en ne les copiant pas servilement trait pour trait, mais en leur ajoutant ou leur retranchant avec discernement, ceux qui peuvent rehausser ou altérer la beauté d’une libre imitation.

Conseils de Boileau.

Écoutons maintenant Boileau : il nous apprend que ce n’est pas tout de peindre les caractères tels que la tradition ou l’histoire les offre, qu’il faut aussi les choisir d’après les nobles bienséances de l’épopée.

« Voulez-vous longtemps plaire et ne jamais lasser,
« Faites choix d’un héros propre à m’intéresser,
« En valeur éclatant, en vertu magnifique ;
« Qu’en lui jusqu’aux défauts tout se montre héroïque ;
« Que ses faits surprenants soient dignes d’être ouïs ;
« Qu’il soit tel que César, Alexandre ou Louis,
« Non tel que Polynice et son perfide frère :
« On s’ennuie aux exploits d’un conquérant vulgaire.

Le dernier vers jette une grande lucidité sur les préceptes contenus dans ceux qui le précèdent. Boileau recommande, non que les héros soient parfaits, mais que l’héroïsme se fasse sentir jusqu’en leurs défauts : ce n’est pas assez que leurs faits excitent la surprise, s’ils ne sont dignes d’être ouïs : les crimes de famille des fils d’Œdipe déshonorent l’épopée ; et les crimes d’état de César ou d’Alexandre n’empêchent pas les vertus de leur caractère d’éclater assez pour qu’il rapproche ces personnages de Louis XIV, qu’il veut flatter : il ne considère ici que l’espèce de grandeur qui relevait leurs actions à l’égal de celles du roi dont il a loué la jeunesse, et ne les envisage pas de leur côté blâmable et vicieux qu’il a su condamner par un arrêt de la raison dans sa satire sur le véritable honneur.

« Un injuste guerrier, terreur de l’univers,
« Qui, sans sujet, courant chez cent peuples divers,
« S’en va tout ravager jusqu’aux rives du Gange,
« N’est qu’un plus grand voleur que Dutertre et Saint-Ange.

Deux fameux héros de grand chemin, suppliciés du temps de Boileau.

« Du premier des Césars on vante les exploits ;
« Mais dans quel tribunal, jugé suivant les lois,
« Eût-il pu disculper son injuste manie ?
« Qu’on livre son pareil en France à la Reynie,

] Ancien, lieutenant général de police,

« Dans trois jours nous verrons le phénix des guerriers
« Laisser, sur l’échafaud sa tête et ses lauriers.

Je ne néglige pas, messieurs, le soin d’appuyer les maximes de bon goût que j’extraie de Boileau, par celles de son bon sens et de sa droiture, persuadé qu’à la pureté des principes du cœur tient la pureté des vues de l’esprit, et que l’écrivain dont l’âme n’est pas viciée, garde en tout le plus sain jugement : cette observation est utile en mon cours, dont la nouveauté consiste à ne pas moins rendre compte des choses et des sentiments qui constituent les bons ouvrages, que des règles de plan et de style qui relèvent leur perfection. Principium et fons, voilà notre matière première. Loin de prendre la peine de discourir sur l’art des poètes et des orateurs, je n’en parlerais que pour vous démontrer ce qu’il a de pernicieux, si je n’y voyais qu’un instrument fabriqué pour donner un faux relief aux hideux caractères du crime, et pour l’étaler en spectacle à notre admiration : je ne vous dirais pas : Étudiez les beaux poèmes, mais brûlez-les, de peur que leur poison n’infecte les esprits : craignez que leurs exemples n’instruisent le talent à faire briller l’imposture, et ne vous fassent mépriser l’honnête et le juste. J’aime, au contraire, à vous prouver que la poésie et l’éloquence, en leurs plus nobles genres, n’ont servi qu’à nous enthousiasmer de l’amour du bien, et que les hommes qui ont le mieux usé de l’art d’écrire ont été les plus rigoureux censeurs du mal. Je pense que vous regardez comme superficiels tant de traités de littérature qui rebattent les errements de la rhétorique, et négligent la morale que ses leçons nous apprennent à revêtir de formes séduisantes qui lui prêtent des charmes.

Boileau veut surtout que l’écrivain soit vrai : de là découle cette bonté résultante de l’effet des peintures du poète : les personnages vertueux brilleront de tout leur lustre : les vicieux apparaîtront tels qu’ils sont ; et ceux de qui le caractère se mélangera de bon et de mauvais, intéresseront davantage parce qu’ils ressembleront le plus au grand nombre des hommes. Que le poète épique soit donc vrai ; mais qu’il choisisse bien l’objet dont il doit montrer la ressemblance.

« Des héros de roman fuyez les petitesses :
« Toutefois aux grands cœurs donnez quelques faiblesses.
« Achille déplairait, moins bouillant et moins prompt :
« J’aime à lui voir verser des pleurs pour un affront.
« À ces petits défauts marqués dans sa peinture,
« L’esprit avec plaisir reconnaît la nature.
« Qu’il soit sur ce modèle en vos écrits tracé :
« Qu’Agamemnon soit fier, superbe, intéressé ;
« Que pour ses dieux Énée ait un respect austère.
« Conservez à chacun son propre caractère.

Du respect de cette règle dépendent l’arrangement dramatique de la fable, et la diversité des scènes qu’elle expose. Si la plus exacte conformité d’humeurs distingue les personnages introduits dans l’action, ils se placeront d’eux-mêmes, d’un bout à l’autre, dans le rang qui leur convient ; et le lecteur, qui les aura d’abord connus, ne confondra dans la suite ni leurs traits ni leur situation. Les éminentes qualités prendront nécessairement le dessus partout, et leurs contraires les plus prononcés apparaîtront dans l’opposition directe qui mettra toute leur valeur en jeu : les qualités intermédiaires se partageront les rangs inférieurs plus ou moins élevés, en raison de leur importance réciproque : et du concours mutuel des unes et des autres, ressortira la variété du tableau général, où chaque figure distincte se détachera comme il faut.

Conformité des caractères épiques avec les qualités de l’épopée.

Mesurez maintenant l’échelle des caractères épiques sur la proportion des acteurs qu’admettent le merveilleux et le naturel de l’épopée : elle ne les prend pas parmi le vulgaire des hommes, ni seulement parmi les héros, mais entre les divinités ; et même elle fait agir et parler les premiers des Dieux. Je n’ai encore vu cette considération dans aucune poétique ; et j’en attribue l’omission à la méthode qu’ont suivie jusqu’ici les professeurs de littérature : il était facile pourtant d’appliquer les leçons d’Horace à cette haute spéculation : les choses qu’il indique à l’égard des personnages humains, soit fabuleux, soit historiques, peuvent comprendre par extension les acteurs des machines célestes et infernales. On n’inventera pas sans danger ces êtres divins, purement possibles, à moins que l’allégorie ne leur prête des traits individuels et spéciaux : mais on empruntera leurs caractères des religions courantes, des livres sibyllins, ou des écritures saintes, ainsi que l’on tire les traits caractéristiques des héros, de la tradition et de l’histoire sacrée et profane. Jupiter sera souverainement équitable, Junon jalouse et vindicative ; Minerve ou Bellone constamment sage, invincible ; Mars, ardent, impitoyable et furieux ; Vénus tendre, séduisante, voluptueuse ; Neptune orgueilleux, indomptable ; Pluton sévère et taciturne. Ces caractères seront donnés par la mythologie et les discours que proféreront ces divinités ne les signaleront bien qu’autant qu’ils s’accorderont à l’idée qu’on en a prise. D’autre part, les mysticités hébraïques et chrétiennes offriront dans leur Jéhovah le caractère de la préscience, de la justice inflexible, et de la miséricorde infinie ; dans leur Satan, celui de l’implacable orgueil, de l’ambition insatiable, et de la révolte ; dans leur Messie, celui de l’amour et de la charité ; dans les chérubins, les archanges et les anges, ceux des ministres de la rigueur et de la clémence éternelles : leurs qualités permanentes, invariables, éclateront en des discours conformes à leurs mœurs prononcées, et ne se modifieront par aucun de ces mélanges qui altèrent celles des hommes, toujours faibles et mobiles dans leurs plus grandes vertus et dans leurs plus grands vices. Ces divinités resteront constantes en leurs traits, et le moindre changement qui les rendrait méconnaissables s’imputera comme une faute de l’art qui les aura peintes. C’est en les caractérisant avec sublimité qu’Homère, surtout, mérita qu’un ancien dît de lui, qu’il était le seul poète qui eût vu, où fait voir les Dieux.

Auguste figure du premier dieu d’Homère.

Son Jupiter domine sur les déités comme sur les héros de son Iliade : rien ne dément sa justice et sa suprême autorité : du haut de l’Olympe, il préside aux conseils des cieux, et pèse les destins de la terre. C’est lui qui inspire les sages résolutions du roi des rois, lui qui châtie ses erreurs, lui qui venge l’injure du fils de Thétis, lui qui fait rentrer la pitié dans le sein du fier Achille, et qui le force à rendre le corps d’Hector aux mains suppliantes de son père. La fierté de Junon fléchit sous ses décrets ; ses redoutables frères n’osent lui désobéir ; et l’immuable caractère de son équité surveillante et protectrice des hommes, n’éclate nulle part avec tant de splendeur qu’en un passage éloquemment rendu par l’une des plus belles lyres françaises. On est heureux de devoir un tel exemple à J.-B. Rousseau, qui nous retrace dans la prosopopée de son Ode à la Paix,

« … Ces combats affreux où le dieu Mars lui-même
« De son sang immortel vit bouillonner les flots.
    « D’un cri pareil au bruit d’une armée invincible,
« Qui s’avance au signal d’un combat furieux,
« Il ébranla du ciel la voûte inaccessible,
« Et vint porter sa plainte au monarque des dieux.
    « Mais le grand Jupiter, dont la présence auguste
« Fait rentrer d’un coup d’œil l’audace en son devoir,
« Interrompant la voix de ce guerrier injuste,
« En ces mots foudroyants confondit son espoir :
    « Va, tyran des mortels, dieu barbare et funeste,
« Va faire retentir tes regrets loin de moi :
« De tous les habitants de l’Olympe céleste
« Nul n’est à mes regards plus odieux que toi.
    « Tigre, à qui la pitié ne peut se faire entendre,
« Tu n’aimes que le meurtre et les embrasements.
« Les remparts abattus, les palais mis en cendre,
« Sont de ta cruauté les plus doux monuments.
    « La frayeur et la mort vont sans cesse à ta suite,
« Monstre nourri de sang, cœur abreuvé de fiel,
« Plus digne d’habiter sur les bords du Cocyte,
« Que de tenir ta place entre les dieux du ciel.
    « Ah ! lorsque ton orgueil languissait dans les chaînes,
« Où les fils d’Aloüs te faisaient soupirer,
« Pourquoi, trop peu sensible aux misères humaines,
« Mercure malgré moi vint-il t’en délivrer ?
    « La Discorde dès lors avec toi détrônée
« Eût été pour toujours reléguée aux enfers ;
« Et l’altière Bellone, au repos condamnée,
« N’eût jamais exilé la paix de l’univers.
    « La Paix, l’aimable Paix, fait bénir son empire ;
« Le bien de ses sujets fait son soin le plus cher ;
« Et toi, fils de Junon, c’est elle qui t’inspire
« La fureur de régner par la flamme et le fer.

Nulle citation ne relève davantage le but d’Homère, qui ne chanta les batailles que pour en faire abhorrer les causes, et plaindre les désastres. J’en retrouve la preuve dans les principaux caractères de ses guerriers ; ainsi que dans les traits du premier de ses Dieux.

Touchant portrait d’Hector dans l’Iliade.

Sur qui rassemble-t-il les marques éclatantes de la valeur animée par le patriotisme et par la nécessité d’une noble défense ? c’est sur un prince, innocente victime de l’inimitié des Grecs, sur Hector, citoyen vertueux, mari tendre, bon père, parent sensible, et courageux soutien de sa famille et de sa ville menacée. Le poète accomplit en ce personnage le modèle des vertus civiles et militaires, afin de redoubler le pathétique de l’action, en dévouant ce héros à la fatalité de la guerre.

Beau caractère d’Achille.

Son vainqueur même, quoique sur un plus haut plan, dans la fable, n’y prédomine point par la cruelle impétuosité de son courage ; mais plutôt par une énergique sensibilité à la gloire, aux outrages, et surtout à l’amitié qui l’arrache à toute commisération humaine dès que la vie de son cher Patrocle lui est enlevée à jamais : il rugit de sa perte irréparable : sa fureur naît de sa tendresse : ce sont ses larmes qui l’aveuglent ; c’est le désespoir et non la barbarie qui le plonge dans le sang ; sa fougueuse douleur immole tout aux mânes de son ami ; et vous pleurez son égarement, alors même qu’il vous fait frémir : l’extraordinaire immodération de ses sentiments, en qui tout est extrême, fait de ce héros, attendrissant et terrible à la fois, un caractère inimitablement épique. Je dis qu’il est inimitable, puisqu’il devint l’écueil et d’Alexandre, et de Virgile. Le conquérant, en traînant, à son exemple, le magnanime gouverneur de Gaza, qu’il suspendit par les pieds à son char, après l’avoir vaincu, n’exerça qu’une atroce vengeance de l’orgueil irrité, et n’eut pas pour excuse le délire de l’amitié désespérée : le poète, en faisant égorger Turnus par Énée, vengeur du fils de son allié, paie une férocité par une autre, et contredit le caractère tempéré de son héros législateur, pieux et doux. Les éloges que les enthousiastes de l’Énéide ont accordés à cette catastrophe ne m’empêchent pas de la croire susceptible de blâme. Car nulle réputation ancienne ou nouvelle n’eût prévalu contre l’autorité du raisonnement, si l’on eût soumis tous les ouvrages à une méthodique analyse. Autant Virgile est supérieur aux autres poètes par certaines conditions du genre, et surtout par celle du style, autant il est inférieur au Tasse même, par celle des caractères. Vainement s’est-on efforcé de le justifier de ce défaut, que n’a pu déguiser l’adresse de son art. Godefroi de Bouillon égale Énée en piété, en valeur, en vertu ; mais il le surpasse en grandeur, en inébranlable constance, en force agissante, et en conformité de sentiments avec lui-même : les traits de son héroïsme n’ont rien d’emprunté ; tous partent d’un premier desserti original ; ce n’est point un chef passif des événements, mais un héros actif qui les commande, qui les gouverne, ou lutte victorieusement avec eux. Énée n’est suivi que de compagnons dont les caractères ne sont signalés que par des épithètes : Godefroi marche environné comme Agamemnon d’une foule de guerriers que distinguent leur courage et leur zèle différents. Son Renaud est le nouvel Achille de la Jérusalem délivrée : mais il n’est pas imité de celui d’Homère : celui-ci se montre plus touché d’une offense que des afflictions de l’amour ; celui-là, moins entraîné par le ressentiment d’une injure que par les appas de la volupté : l’un, en s’éloignant lui seul de l’armée des Grecs, lui ôte la force de résister à ses ennemis, la prive de son rempart, et semble la désarmer tout entière par son absence ; l’autre, en quittant les tentes des chrétiens, laisse derrière lui des défenseurs capables de repousser leurs adversaires ; et l’absence de tous les principaux chefs ensemble est nécessaire pour que l’armée des croisés s’affaiblisse autant que celle des Grecs par la seule disparition d’Achille. Combien cette unique circonstance ne rehausse-t-elle pas le caractère du demi-dieu de l’Iliade ?

Nobles physionomies des héros nombreux tracés par le Tasse. Belle peinture de Jason dans l’Argonautique.

De tous les poèmes héroïques modernes, il n’en est pas qui renferme une quantité de divers personnages mieux prononcés que ceux de la Jérusalem délivrée : Soliman, Ismen, Argant, Clorinde, Armide, opposent d’heureux contrastes aux Bouillon, à Renaud, à Tancrède, à Herminie ; et les traits des acteurs secondaires y sont très savamment gradués : principalement de cette condition résultent la richesse, l’intérêt, l’ordonnance variée, de ce brillant ouvrage. Le Tasse n’est pas moins imitateur que Virgile ; mais il déguise plus ses emprunts ; s’il s’empare des traits d’un personnage, il ne les déplace pas pour les approprier à des caractères différents : on revoit la double ressemblance de Didon et de Médée en son Armide : les traits passionnés sont de Virgile ; les traits magiques sont de Valérius Flaccus : ce dernier poète, très habile à marquer les physionomies héroïques, a supérieurement dessiné son Jason, que la fermeté d’Hercule retire du sein des voluptés de Lemnos, ainsi que la voix des messagers de Godefroi fait sortir le vaillant Renaud de ses langueurs amoureuses. L’imitation du Tasse est évidente. Jason aussitôt presse le pilote Typhis, et abandonne la tendre Hypsipyle, ainsi que Renaud quitte son enchanteresse. On peut citer les curieuses remarques dont l’érudition du traducteur a enrichi son livre ; quelques-unes viennent ici fort à propos :

« Jason, dit-il, est ferme et adroit : aussi ses qualités distinctives sont un courage tranquille et une éloquence persuasive. Jason est le chef de l’expédition ; c’est sur lui que roulent tous les soins du commandement. Il est le général d’une armée de héros, mais il n’est pas le héros du poème : c’est Hercule que Valérius a décoré de l’éclat de la plus brillante valeur. Jason n’efface pas Hercule par ses exploits ; mais il efface tous les héros, par son adresse, sa et fermeté et sa prudence. »

Le traducteur a raison de le comparer au Godefroi du Tasse ; mais il a tort de voir son Renaud dans Hercule qui ne lui ressemble pas.

Caractère de la Médée de Valérius Flaccus.

Il insère avec justesse l’analyse que le chevalier Pindemonte5, émule du tragique Alfieri, a faite du caractère de Médée. « Une jeune vierge d’un sang royal qui, atteinte par l’amour, ne connaît d’abord ni l’état de son cœur, ni ce trouble nouveau pour elle, qui ensuite s’en étant aperçue, s’en indigne, en soupire profondément, lutte de toutes ses forces contre cette ardeur naissante ; qui, après avoir longtemps combattu, lorsqu’à toute la puissance de l’amour se joint la volonté des Dieux, se laisse insensiblement vaincre à leurs efforts ; qui cède enfin, et trahit sa patrie, mais le cœur toujours déchiré des remords les plus dévorants : telle est la Médée de Valérius Flaccus, digne (selon M. Pindemonte) d’être mise à côté de la Didon de Virgile, avec cette seule différence, que l’une a à combattre la chasteté du veuvage, et l’autre la pudeur virginale. » Et voilà pourtant encore un ouvrage assez beau pour mériter de tels rapprochements, duquel notre La Harpe parle avec un mépris si peu fondé, que MM. Dureau n’hésitent pas à le soupçonner de lui avoir préféré Apollonius de Rhodes, sans même avoir lu ni l’un ni l’autre : il eût trouvé comme eux, chez Valérius, qu’il juge d’un ton si tranchant, des modèles de tendresse maternelle dans le caractère d’Alcymède ; de piété filiale, dans celui d’Hypsipyle ; d’amour fraternel et de tendre amitié, dans ceux de Castor et Télamon ; de résignation magnanime, dans le vieil Éson : enfin, dans les caractères de Pélias et d’Aeétèsad, le mélange de cette férocité perfide, de cette timidité cruelle, et de cette tyrannie envieuse dont l’affreux Domitien avait fourni à l’auteur un terrible modèle, qu’il sut accommoder aux mœurs de ces temps barbares.

Le Camoëns chanta, comme Valérius, une expédition maritime, de laquelle son pays attendait une nouvelle source de richesses commerciales : il eût pu suivre le poète qui l’avait devancé dans une carrière pareille ; mais il esquisse les caractères sans les achever : sa touche est fière, mais trop rapide ; elle ne détermine pas assez les traits. Nous ne chercherons pas de caractères dans la Divine Comédie du Dante, qui n’étale qu’une galerie de portraits vifs et frappants, mais dont les physionomies passent avec rapidité sous les yeux du lecteur : les caractères n’entraient pas dans son plan, ce qui le met à l’abri du reproche.

Grand dessin des caractères par Milton.

Arrêtons-nous au prodigieux Milton, seul véritable rival d’Homère, par la création des personnages fictifs et naturels. Il n’a pour acteurs réels qu’un homme et qu’une femme : mais il trace admirablement en eux la dignité, l’élévation d’un sexe, la grâce et la pudique vertu de l’autre ; et les peint tous deux dans cet idéal état d’innocence qu’il embellit de couleurs toutes célestes. Homère n’inventa rien qui surpassât ces beaux modèles de la primitive grandeur humaine. Les êtres incréés qui communiquent avec eux, resplendissent de tout l’éclat, de leur majesté divine : elle brille dans les discours ainsi que dans les démarches du rédempteur, en qui se caractérisent l’amour et la consolation. Le langage de l’Éternel est moins conforme à son auguste prépondérance : mais quel génie peut faire parler le Dieu inconnu, si l’inspiration des prophètes ne sut lui prêter elle-même que des paroles dictées par nos intérêts et nos colères : c’est déjà trop que de le figurer. L’art de Milton exerce mieux sa puissance en diversifiant les caractères de ces créatures intermédiaires, ministres éclairés et doux de l’être infini. Michel, Raphaël, Uriel, paraissent chacun sous des traits particuliers, et tous restent semblables à eux-mêmes d’un bout à l’autre de l’action. Descendez de ce ciel dont il a rangé les dominations imaginaires ; plongez vos regards dans l’abîme qu’enferme son chaos : écoutez-y les harangues des princes des démons ; et vous vous étonnerez de ces grands et hardis caractères des vices les plus funestes au monde. Le poète, jadis instrument de l’ambitieux Cromwell, et témoin des discordes de ces assemblées parlementaires où luttaient à grands cris la rébellion, le fanatisme, et les cupidités, a-t-il voulu transporter tout le combat des factions politiques dans le conseil tumultueux des enfers ? a-t-il imaginé que le choc de tous les éléments confus n’avait rien de si terrible que les vociférations de l’orgueil démesuré, de l’implacable envie, de l’aveugle haine, et de l’avarice déchaînée ? Satan, Belzébut, Mammone, et leurs suppôts anarchiques, en portent les gigantesques caractères. Leurs chagrins, leur courroux, leurs frénésies, offrent le plus vrai tableau des révoltes populaires, et de l’empire affreux des chefs qui s’érigent au milieu d’elles, et qui gouvernent leur rage. Pas un de ces caractères infernaux ne se trahit, ne change, et ne se dément ; on les voit se dissimuler sous mille formes, et toujours se maintenir les mêmes. N’avons-nous pas assez rencontré de ces démons-là, pour être à même d’en juger ? Le personnage de Satan, le plus dramatique du poème, méchant et audacieux génie, est dessiné d’une touche mâle, vigoureuse et fière. Il représente à merveille l’infatigable activité de l’ambition : elle brûle d’un fiel qui la dévore, et qui l’excite à renouveler sans cesse les soins laborieux qui la consument ; elle s’irrite dans les revers, elle défie les châtiments, et s’en courrouce encore plus qu’elle ne s’en laisse abattre : un espoir éloigné de se venger et de nuire la soutient dans ses dures traverser, et la fait sourire à l’exécution des crimes ; jalouse de l’admiration de ses complices, elle s’efforce de les étonner de sa gloire, fût-ce même par des succès monstrueux, et se gonflant dans ses prospérités sous les attributs qui lui pèsent, elle entasse couronne sur couronne sur sa tête, et frémit sans cesse de se briser sous le fardeau quelle accroît, et qui la surcharge d’ennuis dont elle retombe écrasée.

Tel est Satan ; nul trait ne signale mieux sa fureur incorrigible que ce fameux discours qu’il s’adresse, à la rencontre du soleil, dont un ange lumineux dirige la sphère.

« Globe resplendissant, majestueux flambeau,
« Toi qui sembles le dieu de ce monde nouveau,
« Toi dont le seul aspect fait pâlir les étoiles,
« Et commande à la Nuit de replier ses voiles,
« Bienfait de mon tyran, chef-d’œuvre de ton roi,
« Toi qui charmes le monde et n’affliges que moi,
« Soleil, que je te hais ! et combien ta lumière
« Réveille les regrets de ma splendeur première !
« Hélas ! sans ma révolte, assis au haut des cieux,
« Un seul de mes rayons eût éclipsé tes feux ;
« Et sur mon trône d’or, presque égal à dieu même,
« J’aurais vu sous mes pieds ton brillant diadème.
« Je suis tombé ; l’orgueil m’a plongé dans les fers,
« Il m’a fermé les cieux et creusé les enfers.
« ……………………………………………………
« Pourquoi fus-je placé si près du rang suprême ?
« Hélas ! tout mon malheur est né du bonheur même ;
« Plus éloigné du trône il n’eût pu me tenter :
« Le faible se soumet, le puissant veut monter.
« Oui, l’orgueil du pouvoir me conduisit au crime,
« Je prétendis au trône et tombai dans l’abîme.
« Mais quoi ! de sa puissance enivré comme moi,
« Quelque autre aurait peut-être osé braver son roi,
« Et, suivant de l’orgueil l’amorce enchanteresse,
« Aurait dans ses complots entraîné ma faiblesse.
« Mais non ; de mes égaux aucun n’a succombé ;
« Tous sont restés debout, et moi seul suis tombé.

Ensuite, reconnaissant que ses passions ont creusé dans son cœur un enfer plus cruel que celui qu’il habite ;

« Eh bien ! sois repentant si tu fus criminel.
« N’est-il plus de remords ? ou n’est-il plus de grâce ?
« Devant le Dieu vengeur fais plier ton audace.
« Moi, plier ! ce mot seul est un affront pour moi.
« Que diraient ces guerriers dont j’ai séduit la foi ?
« Ah ! quand ils m’opposaient à ce dieu que je brave,
« Leur ai-je donc promis de devenir esclave ?
« Dois-je aux pieds d’un tyran, me courbant en leur nom,
« Au lieu de la vengeance emporter le pardon ?
« Ah ! si je dus prétendre à leur obéissance,
« C’était sur les débris de sa toute-puissance :
« Et, quand à pardonner il pourrait consentir,
« Le pardon serait court comme le repentir.
« Satan s’indignerait d’avoir obtenu grâce,
« Assis au même rang j’aurais la même audace ;
« Je briserais mes fers, et bientôt le bonheur
« Se jouerait d’un serment qu’arracha le malheur.

Enfin retenu par la fausse honte, par les liens de la vanité, par le doute d’une clémence que la scélératesse ne conçoit jamais :

« Adieu donc l’espérance et la crainte avec elle !
« Fuyez, lâches remords ! Vengeance, je t’appelle :
« Que du monde entre nous l’empire soit égal ;
« Qu’il soit le dieu du bien, je le serai du mal.
« C’en est fait ; je lui voue une éternelle guerre.

Le trouble des sentiments qui animent ce discours peint si fortement l’agitation du personnage, que Louis Racineae et Voltaire se sont rivalisés pour en rendre les expressions en vers français, et ce n’est pas un léger titre, en honneur de Delille, que de nous en avoir donné une traduction préférable. Du reste Voltaire soutiendrait rarement le parallèle avec lui dans ce genre de poésie : il a mieux réussi, dans certain poème trop gai, à peindre une impénitence finale pareille à celle de Satan : le caractère de l’Anglais Tirconel, qu’un noir chagrin conduit chez les trappistes, y reste constamment ce qu’il est d’abord ; car cet autre diable a beau vouloir s’y convertir, Voltaire dit de cet endurci :

« Il mit le ciel entre le monde et lui ;
« Fuyant ce monde, et se fuyant lui-même,
« C’est là qu’il fit un éternel carême :
« Il y vécut sans jamais dire un mot,
« Mais sans jamais pouvoir être dévot.

Ce comique personnage nous rappelle un fameux mécréant, de qui l’Arioste a laissé le nom à tous les tueurs d’hommes, et à tous les braves de dure cervelle : on se souvient comment le poète signale l’humeur de ce Rodomontaf, qui, stupéfait qu’une chaste veuve se fût donné la mort pour échapper à sa brutale galanterie, s’obstina dans son étrange mélancolie à demeurer pendant une année sur un pont dont il fermait, la lance en arrêt, le passage à tout venant.

Diversité des caractères vrais, tracés par l’Arioste.

Je ne vous exposerai pas l’innombrable quantité de chevaliers amoureux, insensibles, courtois, discourtois, vaillants, poltrons, avares, prodigues, magnanimes ou perfides, que l’Arioste a copiés d’après nature : je ne vous citerai pas l’exemple de tels ou tels caractères originaux qu’il ait tracés ; car il a peint tous les caractères imaginables, et les a tous offerts sous un aspect si vrai, que, dans le dédale de leurs marches, il n’en est pas un qu’on ne reconnaisse sitôt qu’il reparaît, et qu’il en est une foule qu’on ne peut perdre de vue, tant ils sont élevés et attachants. Cette variété d’objets, et cette vigueur d’un franc coloris, lui méritent la palme de l’épopée héroï-comique.

Les simples portraits ne sont pas des caractères.

Nous penserions avoir assez éclairci l’importance de la règle des caractères, si nous avions relevé l’erreur des écrivains modernes qui se flattent d’en tracer, en faisant des portraits. La Henriade est remplie de ces physionomies ressemblant à certains personnages de l’histoire, que l’auteur a très habilement dessinées et coloriées ; mais on ne voit pas un seul acteur se mouvoir et se caractériser lui-même pas ses faits et par ses discours, dans toute l’étendue du poème. Les personnages une fois nommés et désignés par le narrateur, n’agissent point, ou trop rarement, pour que le lecteur les reconnaisse et les distingue entre eux chaque fois qu’ils se représentent. Ce défaut malheureusement autorisé par les succès de Voltaire, et qu’ont excusé ses sectateurs, a prévalu chez tous les poètes de l’école du dix-huitième siècle. Peut-être suffit-il de les bien avertir que les portraits sont l’ouvrage de l’esprit, et les caractères celui du génie : ils sentiront assez quelle différence existe entre les uns et les autres, et lesquels conviennent à l’épopée.

8e Règle. Les passions épiques.

Pouvons-nous passer maintenant à la condition non moins indispensable des passions. Eh bien ! ne quittons point encore l’Arioste qui les a parfaitement représentées. Entre les auteurs épiques, aucun n’a mieux connu ces affections de l’âme humaine exaltées par la privation et le désir de l’objet moral ou physique auquel tend l’imagination, avec un trouble pénible qui porte l’effervescence dans les sens et dans les idées. Les passions sont dans l’homme, qu’elles font mouvoir, ce qu’est le souffle du vent dans les voiles d’un navire : que sa force soit modérée, elle lui communique l’heureuse impulsion qui le dirige avec facilité vers un but ; que son impétuosité soit trop vive, elle l’emporte, l’égaré et le brise contre un écueil. Le poème épique n’a pas de mobiles plus puissants ; et l’on a droit de dire que les passions sont les premiers leviers de cette grande machine. Elles seules produisent l’action qui cesse dans l’épopée comme en nous, dès qu’elles ne nous agitent plus. Leur diversité résulte de celle des sentiments : elles ne sont que les effets de l’exagération de ceux-ci : c’est donc traiter des sentiments de l’épopée que de traiter des passions qui l’animent. Les passions seront propices ou funestes, nobles ou basses, raisonnables ou folles, et plus souvent de cette dernière espèce.

Noble passion de Roger et de Bradamante. Frénétique passion de Roland.

Roger et Bradamante, unis l’un à l’autre d’un penchant vertueux, triompheront de tous les obstacles pour se demeurer fidèles, et sacrifieront jusqu’à leur volonté de s’appartenir au noble vœu de se mériter également par les actes d’une générosité mutuelle. La lutte des deux passions de l’honneur et de l’amour fera des peines de leurs cœurs un spectacle aussi noble qu’attendrissant. La dédaigneuse insensibilité d’Angélique, dont la vanité se plaît à mépriser les plus dignes hommages, irritera les fougueux désirs de Roland ; et lorsqu’il apprendra que cet orgueil qu’il prit pour une vertu, dans l’objet de son illusion, a tout à coup échoué devant un caprice inspiré par le jeune Médor, le fier et ardent paladin, frappé de la chute de son idole, perdra soudain la raison, et manifestera, par son exemple, que toute passion excessive n’a de terme que la folie. Ici le génie du poète suspend le cours des railleries de son esprit : ce n’est pas pour extra vaguer lui-même qu’il décrit les extravagances de son chevalier romanesque : la démence qu’il lui donne est proportionnée à la violence de ses sentiments et de ses facultés robustes. Elle sert de mesure à l’excès de son malheur que ne peut surmonter son grand courage, et qui tourne ses forces extraordinaires contre lui-même et contre tout ce qui l’approche. Cet insensé n’était point un homme vulgaire, mais un héros invincible ; rien ne pourra donc le dompter : il rompt tous les liens dont on essaie de le charger : les arbres qui portent des chiffres amoureux, dont la vue l’irrite, sont arrachés par ses mains ; les toits qui ont abrité son ingrate maîtresse sont renversés par sa furie ; les rochers de la grotte où la perfide s’est reposée, volent en mille éclats : les hommes, les animaux s’épouvantent de son abord, de ses cris ; il se jette sur eux et les tue : on se rallie, on court à sa poursuite ; il se débat, et son habitude de vaincre n’abandonne à ceux qui l’attaquent que les lambeaux de ses habits déchirés. Le voilà vagabond, affamé, nu sur la terre qu’il traverse en bête farouche : tout devient une arme à sa rage ; son aveuglement, enhardi par son héroïsme accoutumé, le jette tête baissée au milieu des troupes de soldats, et le misérable croit que d’un seul bâton, que de ses seuls bras, il les peut tous assommer, et faire reculer des armées entières. Son délire passionné n’est que celui d’un fou ; mais ses traits n’ont rien d’outré : c’est un fou qui vous fait pleurer et trembler, un fou terrible comme l’était Ajax dans sa démence, et non moins insaisissable qu’Achille dans sa frénésie douloureuse. Peu d’écrivains savent élever ainsi les passions à leur comble, suivre la progression des effets de leur énergie relative, les mettre aux prises avec le désespoir, les surprendre dans leurs transports, les voir, les montrer, et répéter leurs propres paroles. Il faut soi-même être passionné pour entrer dans le délire des passions extrêmes.

Amitié passionnée d’Achille.

Un cœur doué d’une sensibilité commune n’eut jamais imaginé que l’amour pût causer la folie d’un preux tel que Roland ; une âme froide n’eût jamais conçu que le regret d’une vive amitié pût rendre Achille si barbare : elle eût craint de faire horreur au lieu d’attendrir ; elle n’eût point songé à mettre dans la bouche de ce héros cette sublime réponse adressée à toutes les victimes qui tombent à ses genoux, en lui demandant la vie.

« Meurs ; Patrocle est bien mort !

Excuse pathétique de son inflexibilité qui les égorge, en vengeant son ami par le glaive : justice passionnée que se crée son désespoir, au regard duquel la mort de tant d’hommes, faible compensation de la mort du guerrier qu’il pleure, ne paraît plus qu’une loi désormais inévitable à tous :

« Meurs ; Patrocle est bien mort !

Répète-t-il, sans pouvoir se rassasier de ses meurtres, et ce trait ne vous révolte pas, mais il vous déchire, tant il est dicté par le génie des passions.

Vous vous apercevez qu’à chaque examen d’une condition nouvelle nous revenons au grand Homère. Le respect de son antique réputation ne nous y contraint pas ; mais lui seul a excellé dans toutes les parties de l’art, et sa supériorité se soutient dans les passions, ainsi que dans les autres règles.

L’amour du pays natal dans Ulysse.

Écartons pour l’instant son Iliade, et jugeons-le sur l’Odyssée, dont le héros sage et modéré n’est entraîné ni par d’impétueux amours, ni par de fortes amitiés. L’image d’une passion raisonnable y brille néanmoins partout d’un doux et pur éclat. Cette tendre affection, si naturelle à tous les hommes, qui les attache au sol qui les vit naître, ce penchant de leurs désirs vers la patrie que ne détruisent jamais les longues absences, ni les attraits des relations étrangères, et qui les y rappelle et les y fait vivre en idée du fond des contrées lointaines, ce besoin de revoir ses foyers domestiques prend dans le cœur d’Ulysse le triste et inquiet caractère d’une passion qui l’afflige. Dans les grottes de Calypso, il gémit d’être éloigné de sa chère Ithaque ; dans le palais de Circé, il soupire des retards qu’éprouve son retour ; aux banquets d’Alcinoüs, et parmi les jeux, il pleure et ne peut goûter les plaisirs de l’hospitalité qui l’arrête : prévenu d’une seule pensée, effet distinctif de toute passion, il ferme l’oreille aux séductions des Nymphes, il affronte les tempêtes de Neptune : les gouffres de Charybde et de Scylla ne le retiennent point : il regarde d’un œil glacé l’innocente beauté de Nausicaa : tous ses vœux sont pour sa patrie, et sa persévérance à s’en rapprocher répand sur chacune de ses aventures une empreinte passionnée, qui sans cesse fait craindre pour lui le malheur de n’y jamais rentrer. Quel lecteur sensible ne partage la mélancolie d’une si touchante passion ! l’infortune d’Ulysse est de ne point revoir son Ithaque : en est-il une plus grande ? oui, celle des hommes de cœur qui vivent dans leur propre pays, après la perte de son indépendance, et qui n’espèrent plus y jamais voir une véritable patrie.

Amour de la patrie dignement peint dans le Caton de la Pharsale.

Ce malheur fut celui de Caton, personnage bien tracé par le poète Lucain, plus habile toutefois à décrire et à conserver les caractères qu’à donner aux passions leur propre langage. Un tour continuellement oratoire, imprimé à son éloquence, leur ôte la vivacité simple, et l’expression vraie qui leur sont familières. Le trouble de leurs mouvements repousse une égale et monotone emphase.

« La nature est en nous plus diverse et plus sage.
« Chaque passion parle un différent langage.
« La colère est superbe, et veut des mots altiers :
« L’abattement s’explique en des termes moins fiers.

Boileau ajoute, en proscrivant le style ampoulé,

« Tous ces pompeux amas d’expressions frivoles
« Sont d’un déclamateur amoureux de paroles.
« Il faut dans la douleur que vous vous abaissiez.
« Pour me tirer des pleurs il faut que vous pleuriez.

Lucain s’assujettit rarement à cette loi du goût : son ton, peu flexible, conserve uniformément la noblesse convenable aux harangues, mais non aux discours dialogués ; et si ce vice se fait moins sentir en son ouvrage qu’en d’autres poèmes, c’est que ses personnages politiques délibèrent publiquement sur la tribune du peuple ou à la tête des armées. Il serait intolérable si ses acteurs parlaient souvent dans le secret de leurs foyers. La sévérité des sentiments et des expressions de l’auteur s’est fort bien accordée avec la rigidité de Caton. Je n’ai pas examiné ce héros dans le nombre des caractères, quoique le sien soit admirable, parce que la vertu qui le distingue se rapporte davantage à la condition que nous analysons ici. La fidélité aux lois du pays n’est que l’acquit d’une dette qu’on y contracte, en recevant leur protection dès le berceau ; mais cet amour du pays, qui porte un homme à défendre ses lois au prix de la vie, est une vertu rare et magnanime. Or une telle vertu naît d’un héroïque enthousiasme, et dès lors est une passion : c’est la plus noble, sans doute ; et le modèle qu’en offre Caton démontre que c’est la plus courageuse. Il connaît l’affaiblissement et les vanités de Pompée, autant que la profonde habileté de César, caractères tous deux largement dessinés par le poète ; il pressent la chute du juste parti, et c’est celui qu’il embrasse pour se précipiter avec lui. Il épouse tristement la publique infortune comme il reprend Marcie, veuve, au sortir des funérailles de l’ami tendre auquel il l’avait cédée :

« Non, Rome, dit-il, je ne me détacherai de toi qu’après avoir reçu ton dernier soupir. Liberté, je suivrai ton nom, même quand tu ne seras plus qu’une ombre. — Ah ! que ne puis-je offrir au ciel et aux enfers ma tête chargée des crimes de ma patrie, et condamnée à les expier ! — Eh ! pourquoi ferait-on périr des peuples dociles au joug, et disposés à fléchir sous un maître ? C’est moi qu’il faut perdre, moi qui m’obstine seul à défendre inutilement nos lois et la liberté. »

Sa retraite, après la victoire impie de César, n’est point une fuite, mais un dernier effort du courage pour rallier le reste des ennemis de ce traître : il apprend l’assassinat de Pompée : « Que tu es heureux, s’écrie-t-il, d’avoir trouvé la mort au sortir de Pharsale ! Tu aurais eu peut-être la faiblesse de vivre sujet de César. Le premier avantage de l’homme dans le malheur est de savoir mourir ; le second, d’y être forcé. » Il s’embarque avec les débris du sénat et de son armée : il ne dissimule pas aux soldats leurs périls futurs. Sa grandeur n’imite en rien les artifices de son politique adversaire : il exécute par vertu tous les actes que l’autre n’égale que par ostentation. Il traverse les sables de la Lybie, en disant à ses concitoyens : « Je veux éprouver le premier tous les périls qui vous menaceront. Si quelqu’un me voit boire avant lui, qu’il se plaigne de souffrir la soif ; qu’il se plaigne de la chaleur, s’il me voit chercher un ombrage ; qu’il se rebute d’aller à pied, s’il me voit aller à cheval à la tête des cohortes, ou si l’on distingue à quelque marque le chef entre les soldats. » La vertu, qui se fait une triste joie de s’exercer en de si dures extrémités, ne ressemble pas à l’audace du tyran que troublent des influences superstitieuses : il passe devant le temple de Jupiter-Ammon, et répond au Romain qui lui conseille d’en consulter l’organe : « La divinité n’a pas besoin de parole : celui qui nous a fait naître, nous dit quand nous naissons tout ce que nous devons savoir. Sa demeure est le cœur de l’homme juste : elle est tout ce que tu vois, et tout ce que tu sens en toi-même. Que ceux qui, dans un avenir douteux, portent une âme irrésolue aient besoin d’interroger le sort ; pour moi, ce n’est point la certitude des oracles qui me rassure, c’est la certitude de la mort. » En ses discours, en ses actions, tout respire la passion du bien, du juste et du vrai ; la passion, dis-je, car le sentiment ordinaire du devoir ne pousse pas le commun des hommes à tout sacrifier aux lois, et à se poignarder plutôt que de survivre à la honte de voir le crime régner sur la patrie ensanglantée. On admire César qui sacrifia des milliers d’hommes à renverser l’ancienne constitution de son pays ; on se prosterne devant tous ceux en qui les moindres de ses qualités le rappellent : on rend à peine justice à Caton, qui ne sacrifia personne, et qui s’immola lui-même à la fidélité conservatrice des droits de l’humanité. Pourquoi les passions du crime sont-elles les plus éclatantes dans l’histoire ? pourquoi celles de la vertu ne semblent-elles que des fictions poétiques ? Quand ne dira-t-on plus, brave comme César, dont la réputation de courage ne fut peut-être qu’un effet de son adroite imposture ? Et quand dirons-nous, brave comme Caton, qui mourut volontairement pour qu’on ne doutât plus du prix de la liberté des nations ? Que voulait Caton ? que l’état, le sénat, le peuple, ne fussent point la propriété de César ; que le courage de tant de généraux des armées du pays ne fût point uniquement nommé celui de César ; que la gloire nationale ne devînt pas la seule gloire de César ; que la grandeur de tous ne fut pas appelée César ; et qu’enfin le sang versé pour la commune patrie ne cimentât pas le seul nom de César ? C’est à cela qu’il consacra son admirable dévouement. Ah ! tu te dévouais aussi, Lucain ! tu ne craignis pas d’expier, par la sentence du Néron Césarag sous lequel tu vécus, le crime d’avoir chanté une passion si généreuse : mais tu t’efforçais à te faire entendre des grandes âmes dans la postérité ; et les fautes de ton art, effacées par la pureté de tes sentiments, n’ont pas empêché que Corneille, plus homme que rhéteur, ne recueillît les accents de ta jeunesse inspirée. C’est là ta récompense. Pour nous, tâchons seulement d’expliquer à ceux qui ne sentent, ni comme Caton, ni comme Corneille, que l’on peut s’imaginer le désespoir d’un citoyen qui se détruit par le noble amour du pays, ainsi que l’on conçoit un monarque bravant la mort par amour de sa gloire et de sa religion.

Sans doute, le sujet de la Jérusalem délivrée était, comme nous l’avons dit, le point central de l’histoire des croisades ; mais supposez que, sans blesser la chronologie, un malheur tel que celui de notre roi chrétien, prisonnier à Massoure, entrât dans les circonstances de cette action épique, et fût célébré par le Tasse, au lieu de l’avoir été par le père Le Moyneah, combien l’héroïsme passionné de Louis IX n’y eût-il pas ajouté de grandeur ! Quel pathétique eût résulté de ce combat d’un martyr du courage qui, désarmé, dans les fers, parmi des bourreaux, et séparé d’une épouse captive à Damiette, au moment de la naissance d’un fils, s’arrache aux sentiments de famille, surmonte son amour conjugal et sa douleur paternelle ; résiste seul à des barbares qui lui mettent sous les yeux le cœur tout sanglant de leur chef, en le menaçant de percer le sien, s’il n’abjure sa croyance ; s’endurcit aux apprêts de son supplice, au spectacle, plus cruel pour lui que la mort, des tortures d’un vieillard, son ami ; et, se montrant comme impassible aux humiliations, aux tourments, à la nature révoltée, refuse de se faire musulman pour racheter sa vie, celle de sa femme, de son enfant, et de ses chevaliers, et soutient en sa personne l’honneur de la royauté, comme Caton soutint en lui la majesté des lois publiques. Les fortes passions produisent seules ces nobles fureurs de l’âme, qui étouffent en elle la voix de toute considération, qui n’admettent nulle excuse à l’affaiblissement, et ne connaissent d’autre nécessité que celle de périr fidèle à sa foi sincère et à l’inviolabilité de ses paroles. C’est par de tels dévouements que les revers des vertus sont aux yeux de l’histoire plus triomphants que tous les succès des vices de César. C’est par ces traits que l’on consacre les institutions, qu’on leur imprime un caractère éternel, et qu’on se met à la tête des législateurs. C’est ainsi que l’héroïsme de Caton légua la vengeance de la liberté aux Cassius du monde, et le respect de sa république aux peuples futurs ; c’est ainsi que la magnanimité de saint Louis perpétua ce long amour de la vertu monarchique, et ce vieux respect de sa race qui survécut dans la France à tant de siècles et de révolutions !

Passion de Didon.

Aurait-on plus de peine à comprendre le dévouement d’un grand citoyen que celui d’un grand roi ? Eh bien ? nous ferons mieux sentir ce qui inspira les saints exemples qu’ils donnèrent, en comparant ces sacrifices où le zèle du devoir est la passion qui rompt tous les autres liens, à ces actes tragiques où le regret des nœuds illicites est la passion qui lutte contre le devoir ; et peut-être s’expliquera-t-on du moins par quelle douleur un héros ne veut pas survivre à son pays, en songeant à la pitié qu’excite une reine telle que Didon, qui ne peut perdre son amant sans renoncer à la vie. Nous aurons assez de peine encore à bien pénétrer le vulgaire de la puissance de cette autre frénésie causée par un amour moins rare, moins élevé, mais sincère et profond dans les êtres vraiment sensibles. Tant de cœurs sont éteints au milieu des dissipations de notre monde, qu’ils ne savent plus ce que c’est réellement qu’aimer ! Le charme de plaire et de séduire ne leur permet de voir le comble des peines amoureuses que dans la séparation de Renaud et d’Armide. La succession des discours que Didon s’adresse, des confidences qu’elle fait à sa sœur, des reproches timides que lui dicte sa première inquiétude en interrogeant Énée ; les soudaines explosions de sa surprise et de sa douleur, quand son abandon lui est assuré ; les accents de sa rage désespérée, et son silence plus effrayant que ses menaces, à l’instant des apprêts de sa mort, tout fait passer dans l’esprit du lecteur les agitations diverses qui la déchirent tour à tour. Son amour est désigné comme un poison agréable et subtil qui pénètre peu à peu jusqu’au fond de ses veines, et dont les blessures internes jettent le dernier désordre dans ses sens et dans ses pensées, et la brûlent d’un feu qui finit par la dévorer. Cette figure ne cesse point et sans cesse reparaît. Il faut entendre le poète à qui notre langue doit une heureuse traduction de ce chef-d’œuvre, en louer l’invention et l’exécution originale : ses remarques annoncent le rare sentiment qu’il eut de son art. « Rien, nous affirme-t-il, n’égale la force et l’harmonie avec lesquelles sont peints les symptômes du désespoir qui conduit Didon au bûcher : la vérité de ce tableau (dit notre Delille, en parlant de l’autre Virgile) ferait croire qu’il avait vu lui-même de pareils événements, et qu’il avait été témoin de tout le désordre de l’âme et des sens qui accompagne le suicide. » Que ne puis-je vous rapporter tous les secrets que cet illustre ami m’a confiés cent fois dans nos familiers entretiens sur ce chant délicieux et pathétique. Ses notes fines, délicates, et fructueuses pour le bon goût, n’en sont qu’un précis trop succinct. Par un prodige des mystères de l’art, cette passion amoureuse renferme dans ses imprécations le présage de l’inimitié passionnée de Carthage et de Rome, en des vers où la chaleur première est conservée. La mourante reine maudit Énée, qui l’abandonné, et prédit Annibal. Il faut citer cette fois le texte latin ; car ce serait en donner une faible idée que de recourir à quelques traductions françaises ; aucun de nos auteurs n’a pu, ce me semble, encore atteindre à la force, à l’élévation, à la belle fureur poétique qui éclate dans ce morceau de l’antiquité, que je me souviens d’avoir entendu très bien interpréter par M. Lemaire, l’un des professeurs de l’université de Paris :

« Tum vos, o Tyrii, stirpem et genus omne futurum
« Exercete odiis, cinerique hæc mittite nostro
« Munera : nullus amor populis nec fœdera sunto.
« Exoriare aliquis nostris ex ossibus ultor,
« Qui face Dardanios ferroque sequare colonos,
« Nunc, olim, quocumque dabunt se tempore vires.
« Littora littoribus contraria, fluctibus undas,
« Imprecor, arma armis : pugnent ipsique nepotesque.

En vain les plaintes ingénieuses des amants représentés dans la Jérusalem délivrée, démentent l’excès désordonné de leur douleur ; en vain les pointes de l’esprit blessent la vérité de leurs sentiments ; en vain les apprêts de l’art fardent leurs emportements et leurs reproches : on prendrait encore les regrets de la volupté pour le désespoir de l’amour, si le bon goût, conservé par les admirateurs de Virgile, n’eut sans cesse opposé le pathétique naturel de sa muse aux passions élégamment trompeuses de celle du Tasse. En ce moment, messieurs, j’éprouve l’impuissance de vous parler dignement du chef-d’œuvre le plus accompli de la latinité, premier objet de nos études classiques, inépuisable sujet de nos méditations littéraires en tous les âges ! Tant de profonds et doctes commentaires des amours de Didon et d’Énée ont multiplié les analyses des beautés de cette épique tragédie, que ma mémoire en est surchargée : que vous en dirais-je qui ne vous fût déjà révélé ? que vous en citerais-je dont vous n’eussiez pas gardé le souvenir ? Ce ne sont pas seulement les scholiastes, les professeurs les plus versés dans la bonne latinité, mais les orateurs et les poètes fameux, mais les philosophes renommés, mais le saint d’Hippone qui se reprocha les larmes que ce bel épisode lui arracha, mais les érudits les plus sévères, qui nous léguèrent le témoignage de leur admiration qu’aucun littérateur éclairé n’a contredit jusqu’à ce jour. L’assentiment de tous les modernes a confirmé cet unanime suffrage des Romains, qui virent dans le quatrième chant de l’Énéide le plus beau tableau d’une passion malheureuse. Mais n’eût-on jamais exposé les innombrables qualités qui le distinguent, n’eut-on encore expliqué aucune des raisons qui nous le rendent exquis, à peine la durée de plusieurs séances consacrées à son examen suffirait-elle à vous en décomposer entièrement la perfection presque indéfinissable. Cet ouvrage si pur, si achevé, sur une seule passion, ressemble aux grandes passions elles-mêmes, qui, dans le trouble charmant ou douloureux qu’elles causent, nous ôtent la faculté d’exprimer absolument tout ce qu’elles nous font sentir, et qui nous tiennent muets, faute de leur trouver un langage qui communique l’émotion qu’elles inspirent au fond de l’âme. Mesurons uniquement de quel point de chasteté part la jeune veuve de Sichéeai qui atteste sa pudeur de la foi qu’elle veut garder au premier époux qui emporta ses feux dans la tombe, et par quels progrès la révolution involontaire de son cœur, d’abord douce, insensible et lente, bientôt vive, ardente, désordonnée, enfin s’accélère jusqu’aux emportements qui l’arment contre elle-même pour se punir d’avoir sacrifié sa fidélité aux cendres conjugales, son rang, son honneur, sa personne, à l’ingrat qui la délaisse, et que poursuit la flamme du bûcher où cette amante se précipite. La malédiction ne s’est que trop accomplie, et ces funestes legs de la haine, qui divisent les puissantes nations, n’ont que trop passé aux rivaux des héritiers des Romains. Concluons, en remarquant que Virgile, moins savant qu’Homère à tracer les grands caractères, ne le cède à nul poète dans l’art de peindre les grandes passions. Si l’on n’a pu traduire sa Didon au théâtre, on ne doit s’en prendre qu’à la Phèdre de Racine, qui lui a enlevé ses plus beaux traits. Étudiez les anciens, et vous vous convaincrez qu’ils n’ont produit de si surprenants effets que pour avoir tout passionné jusqu’à l’extrême, l’héroïsme, l’amitié, l’amour, la gloire, la vengeance, la douleur, la politique même, et la vertu. Leur étude approfondie vous découvrira pourquoi nos muses réservées et raisonneuses n’enfantent plus d’Hercule, d’Alceste, d’Hécube, de Phèdre, de Médée, d’Oreste, et encore moins d’Achille : elle vous décèlera pourquoi Voltaire, si dramatique sur la scène, l’est si peu dans l’épopée. Les amours enjolivés de Henri et de Gabrielle sont même trop au-dessous des amours qu’a peints le Tasse pour être cités après ceux de Virgile ; et l’intérêt de la règle m’engage à laisser vos souvenirs frappés du magnifique exemple que l’art doit au poète latin.

Trente-troisième séance.
Sur l’intérêt ou le nœud de l’épopée, et sur ses péripéties.

Messieurs,
Signification vague du mot intérêt.

Il est des mots dans notre langue qui ont reçu tant de diverses acceptions, qu’il faut souvent, pour être entendu, désigner celle sous laquelle on va les employer avant que de s’en servir. Tel est le mot intérêt qui, outre ses significations étrangères à l’objet de nos leçons, s’applique généralement et spécialement aux ouvrages littéraires. L’intérêt nécessaire aux compositions, soit en vers, soit en prose, résulte des qualités du sujet plus ou moins propre à plaire, à toucher, à effrayer, ou à exciter la curiosité. Tout ce que nous avons dit relativement au choix de la fable ou action épique, comprend les différentes sortes d’intérêts universels, nationaux ou passionnés, que l’épopée doit produire. Après en avoir amplement traité, nous ne pourrions en faire une condition à part, sans que cette subdivision inutile ne nous entraînât à répéter les choses que nous avons remarquées. Qu’est-il besoin de s’étendre en déclamations pour avertir les auteurs de la nécessité qu’ils sentent très bien, d’animer leurs poèmes d’un intérêt qui saisisse le lecteur, et sans lequel leurs productions n’attachent point et ne peuvent durer dans la mémoire ? J’écarte donc le sens général qu’on donne à ce terme, et je ne l’entends ici que sous la signification spéciale d’intérêt résultant du nœud de l’épopée ; c’est ainsi qu’il exprime une condition du genre. Nous verrons nettement en quoi consiste cette condition intégrante, au seul aperçu du nœud de chaque poème : ceux en qui ce nœud d’intérêt manquera, nous paraîtront fautifs par l’absence de cette règle à laquelle s’attache celle des péripéties, comme dans les actions théâtrales.

9e Règle. L’intérêt, ou nœud épique.

Une entreprise quelconque ne s’effectue pas qu’elle n’ait été projetée, et qu’elle n’ait traversé les obstacles que les hommes ou la nature lui opposent : l’instant de cette opposition est ce qu’on appelle proprement l’intérêt, le nœud de la fable ; tout ce qui précède cet instant n’en est que la préparation et l’acheminement ; tout ce qui le suit mène, par les chances alternatives, à l’accomplissement du fait exposé. Ulysse veut revenir dans l’île d’Ithaque ; il abandonne la nymphe dont l’amour le retenait ; il brave les périls de la mer ; une tempête le jette chez les Phéaciens, qui lui donnent un vaisseau et le font porter dans son île : mais les princes ses voisins y règnent insolemment, et prétendent à la main de Pénélope : leur nombre les rend redoutables au héros dont ils dévorent les biens, et dont ils usurpent la puissance.

Nœud de l’Odyssée.

Ulysse est réduit à rentrer dans ses propres foyers sous les habits d’un mendiant ; son fils et ses domestiques, seuls confidents de son retour et de ses desseins, conjurent avec lui la perte de ses ennemis : là l’intérêt est fortement lié, et ce nœud est principal, puisque le sort de tous les acteurs de la fable tient à sa seule solution. Chaque fil, tendu vers ce point, attache la curiosité du lecteur, avide d’apprendre comment se dénouera l’aventure, où la fortune du personnage se trouve embarrassée de tant d’obstacles, et environnée de tant de périls. Proposez en ce moment à celui qui ne connaît pas le dénouement de laisser là le poème, et vous verrez s’il consent avec insouciance à ignorer la suite des choses. Non sans doute, et c’est la meilleure épreuve de la puissance d’un tel nœud, que de retenir le cœur et l’esprit si attentivement captifs. Le même examen vous convaincrait encore de l’excellence du nœud intéressant de l’Iliade ; mais je passerai souvent avec rapidité sur ce chef-d’œuvre, dont il est plus profitable de réserver l’analyse que nous compléterons en toutes ses parties. Le seul exemple de l’Odyssée nous prouve que les règles correspondent entre elles et se communiquent des forces qui dépendent de leur coordonnance. Car d’où provient le vif intérêt du nœud de ce poème, si ce n’est de sa belle unité d’action ? Tous les sujets où cette unité règne comportent un nœud principalement attachant. Suivez le plan de Valérius Flaccus, peut-être le plus classiquement régulier ; examinez celui du Tasse, dessiné sur les formes d’Homère ; considérer celui de Milton, inspiré par son propre génie : en ces trois poètes fidèles à l’unité, vous retrouvez l’intérêt d’un nœud solidement formé.

Nœud de l’Argonautique.

Les Argonautes sont arrivés dans la Colchide après avoir triomphé de toutes les difficultés du passage de l’Euxin : le but de leur expédition est la conquête de la toison d’or : Jason, leur chef suprême, la demande au roi d’Œa, qui la lui promet si ce héros et ses compagnons veulent repousser la guerre dont un frère ambitieux menace le royaume de Colchos : les Grecs acceptent sa proposition ; ils s’arment et délivrent Aeétès de ses ennemis ; et lorsque Jason réclame, en récompense de sa victoire, la dépouille du bélier divin qui porta Phryxus dans la Colchide, le perfide roi lui répond avec ingratitude. À cette réponse imprévue, toutes les espérances des Argonautes s’évanouissent : vainqueurs des obstacles qu’ils croyaient les plus grands, ils voient la volonté du roi leur opposer une barrière presque insurmontable. Le succès de Jason devient plus incertain que jamais. Victime de la haine jalouse du tyran Pélias, qui l’a chargé de lui apporter la toison d’or, le voilà victime encore de l’artifice du tyran Aeétès, qui la lui refuse, après l’avoir méritée par ses exploits. Cédera-t-il à l’impossibilité de la conquérir, ou persistera-t-il dans son dessein avec l’aide des Dieux, et doublement soutenu par sa valeur et par l’amour de Médée ? Là l’intérêt de l’action est au comble par l’effet de ce nœud qui rend les périls du héros plus imminents et la réussite de son entreprise plus douteuse.

Nœud de la Jérusalem délivrée.

Cherchons maintenant le point central où se noue l’intérêt de la Jérusalem délivrée : la cité sainte est assiégée par une armée chrétienne que rendent formidable aux infidèles l’enthousiasme de sa cause, et le nombre de chefs invincibles dont elle est composée. Mais Sion est protégée par une séduisante magicienne de qui les grâces et la beauté sont les plus forts enchantements : elle ajoute à ses charmes les apparences du malheur. Suppliante, elle vient répandre des larmes feintes devant des chevaliers que la générosité de leur cœur engage à secourir la faiblesse opprimée, et que leur jeunesse désarme contre les attaques de l’amour. Tous briguent l’honneur de défendre Armide, et la foi des serments qu’elle en obtient balance la sainteté de leur devoir. Ils la suivent ; ils partent sur ses traces ; et le camp, dégarni de ses plus vaillants guerriers, reste ouvert aux insultes des assiégés dont les fréquentes sorties ne peuvent plus être réprimées. Le plus brave des croisés languit dans les fers de l’enchanteresse, tandis que le tyran de Jérusalem accroît ses forces du secours de ses alliés et de l’arrivée du soudan d’Égypte. Ce ne sont plus dès lors les caractères, les incidents, les détails, qui occupent l’attention du lecteur, c’est l’incertitude même du succès de l’entreprise commencée : c’est le grand obstacle élevé contre les glorieux desseins du chef qui doit délivrer le Saint-Sépulcre ; c’est la curiosité d’apprendre si Renaud se dégagera de sa voluptueuse captivité ; si Tancrède, éloigné de la lice où l’attend un rendez-vous d’honneur, y pourra jamais rentrer ; enfin c’est l’intérêt général de la croisade et de ses héros qui remplit votre âme d’une agréable inquiétude, source des plaisirs de cette poétique invention. Un tel nœud, comme vous le voyez, intéresse vivement, parce qu’il suspend à la fois chaque fil de la contexture entière, et qu’il se resserre au centre de l’action, qu’on croit un moment prête à se rompre, et qui se prolonge et se débrouille en vous faisant passer de surprise en surprise.

Les trois nœuds du poème de Roland furieux.

Arioste, avec un art égal, a, dans sa triple intrigue, tissu le lien d’un triple intérêt, en séparant Roger de Bradamante à l’approche de l’hymen qu’il espère, en exposant la ville de Paris aux horreurs d’un siège incendiaire, en ramenant l’amoureux Roland aux lieux même où son Angélique s’est unie à Médor. Remarquons, toutefois, que l’effet de ces trois intérêts qui se contrebalancent chez lui, s’accordent à la variété de ses fables comiques ; mais qu’il nuirait peut-être à la grave et majestueuse ordonnance de l’épopée sérieuse qui n’admet qu’un fait, qu’un nœud, et qu’une conclusion.

Nœud du poème de Milton.

C’est cette loi qu’a parfaitement exécutée le sublime auteur du Paradis perdu. Le premier couple humain, nouvellement créé, respire la vie, l’innocence et la sécurité dans le délicieux Éden où Dieu, qui l’y a placé, ne lui impose, pour prix de ses bienfaits, qu’un seul acte d’obéissance. Le respect et l’amour soumettent ces deux êtres reconnaissants à la volonté de l’Éternel : ils sont loin de transgresser un ordre qui n’a rien de pénible pour eux, et n’ont pas même besoin de songer aux menaces du châtiment qui suivrait la moindre infraction à la loi qui leur est faite. On se plaît à les voir concentrés dans les paisibles jouissances des sentiments qui les animent, et des sensations qu’ils essaient. Le spectacle de leur bonheur tranquille nous pénètre d’un charme mêlé d’une crainte qu’il ne soit troublé ; car nulle fiction ne nous ferait imaginer une prospérité durable pour l’homme, tant l’expérience nous avertit qu’il n’est pour lui que des joies passagères et trompeuses dans la nature ! Néanmoins l’illusion est si artistement disposée, qu’elle nous saisit un instant à l’aspect de leur céleste félicité. Mais déjà les conjurations de l’esprit tentateur en annoncent le terme fatal ; cependant l’ange surveillant qui les garde les a prémunis contre les attaques de leur ennemi qui, tandis que tous deux l’écoutent, s’est furtivement glissé dans l’enceinte des créations nouvelles qu’il veut profaner en perdant l’homme et sa race entière. Adam, resté seul auprès de sa chère Ève, la confirme dans la résolution de ne jamais enfreindre la loi divine ; et, pour mieux la préserver des écueils, il désire ne plus se séparer d’elle, afin que leur vertu reçoive sans cesse un mutuel soutien l’une de l’autre. Vain souhait ! L’esprit malin avait soufflé la curiosité téméraire, l’indiscrète présomption en ses forces, et surtout l’indocilité dans le cœur de la femme : elle osera quitter un seul jour son époux ; en vain lui dira-t-il, avec l’accent d’une tendresse alarmée :

« Chère Ève, au nom de Dieu, demeure à mon côté,
« Il fut ton origine, il est ta sûreté.

Bientôt sa vanité lui répondra qu’elle sait se garantir des périls dont l’ange l’a prévenue :

« Ces dangers, fuyons-les ; j’y consens ; mais que moi
« Dont mon Dieu, mon époux, ont éprouvé la foi,
« Parce qu’un noir esprit médite des vengeances,
« Tu m’oses affliger d’injustes défiances !…

Et plus bas :

« Ah ! si chacun de nous ne peut impunément,
« Pour errer à son choix, quitter l’autre un moment,
« Où donc est le bonheur ?

Elle ne tardera pas à se plaindre des rigueurs du ciel, et même à s’enorgueillir de la supposition de sa victoire, si le séducteur engage une lutte contre sa vertu. Enfin elle arrachera ces tristes paroles à la sensibilité d’Adam :

« Pars ; Ève à mes conseils à regret complaisante,
« Présente, malgré soi, serait encore absente.

Et cette aveugle compagne s’empressera de profiter de son imprudente générosité, en terminant le débat par ces mots empreints de la naissante coquetterie de son sexe : t

« Mais crois-tu que jamais le fier Satan s’abaisse
« À venir d’une femme attaquer la faiblesse ?
« Quel triomphe pour moi ! quelle honte pour lui !
« Elle dit, et des mains de son fidèle appui,
« Sa main, qu’il tient encor, doucement se dégage ;
« Elle part.

Et ce moment d’une séparation, première peine ressentie par l’amour conjugal dans le sein de l’homme, et premier présage du malheur irréparable que va causer la fragilité de la femme, est le véritable point où s’engage le plus profondément l’intérêt de cette pathétique action. Le génie n’a pas tissu de nœud plus habilement formé pour entraîner et émouvoir le cœur. Il n’est que Milton à qui le sentiment du vrai beau ait inspiré de puiser d’une manière si neuve la terreur et la pitié la plus forte du fond de la plus délicate mélancolie. Une seule scène comme celle-là aurait dû révéler son haut talent à la nation anglaise, avant que le goût d’Addison l’avertît de la sublimité qui couvre les fautes de ce grand ouvrage.

Absence de nœud bien formé dans l’Énéide.

La condition de l’intérêt, pris dans le sens que nous avons circonscrit, manque à l’un des meilleurs poèmes de l’antiquité : où trouver le nœud central qui le constitue dans les deux actions successives de l’Énéide ? L’inobservation de cette règle, qui n’entra pas dans le premier jet du plan, cause la langueur générale du double corps de la fable, dont les parties, toutes belles qu’elles soient, ne sont attachées entre elles que par des liens faibles et artificiels. Ce défaut ne put échapper aux critiques ; car les doctes le voient, et les ignorants le sentent. Il s’ensuit qu’on lit avec passion des chants séparés de ce poème, et qu’on ne le lit pas malgré soi d’un bout à l’autre, ainsi que l’Iliade, l’Odyssée, et le Paradis perdu. Notez encore que la nullité de nœud dans l’Énéide, résulte du manque d’unité de sujet. Je reviendrai souvent sur ces conséquences, afin de prouver que la plupart des règles littéraires se tiennent, non arbitrairement, mais positivement, comme dans les systèmes exacts. Même, de peur que de fausses interprétations ne détournent l’esprit de ma méthode, je ne me lasserai point d’en donner les plus minutieuses explications : il serait si facile de rendre absurdes les préceptes réels que j’avance, qu’il m’importe d’ôter à l’erreur ou à la malignité le moyen de publier, par exemple, que ma doctrine tend à démontrer que Virgile est sans intérêt. Cette ridicule assertion rencontrerait peut-être des oreilles assez crédules pour l’admettre. Or entendons-nous bien ; ce qui nuit, abstraction faite du style, des passions, et des épisodes, à l’intérêt général de la totalité de l’Énéide, est de ne point contenir un nœud en qui tout se concentre, et qui se rapporte à chaque fil d’une fable unique et entière. Mais ce qui produit l’immense intérêt réparti dans les divers chants de ce poème, est de contenir autant de nœuds particuliers qu’il y a de sujets incidentels renfermés dans le voyage d’Énée, et dans sa guerre chez le roi Latinus. J’ajouterai, en rendant au mot intérêt son extension ordinaire, que Virgile n’en a pas seulement ici, là, mais qu’il en est plein partout ; car ses moindres incidences sont de courtes actions qui toutes ont leur nœud attachant ; et même son style figuré met si bien les images en mouvement, que ses périodes poétiques comportent chacune leur action que lie un nœud fait pour intéresser dans tous ses vers. Voilà le charme partiel répandu sur sa délicieuse lecture, où rien n’est inanimé.

Nœuds épars des chants de l’Énéide.

Parcourons les chants préférés de ce poème, dont les moins remarquables sont meilleurs que les plus beaux des poèmes modernes, nous y saisirons bientôt-le point d’intérêt qu’ils excitent. Énée traverse les mers, et la plus puissante des déesses veut lui fermer l’Italie. Elle court chez Éole, et le prie de servir son ressentiment. Le roi des vents, debout sur la caverne qui renferme les moteurs des orages, lui jure de contenter sa vengeance :

« …… Et du revers de son sceptre divin
« Du mont frappe les flancs : ils s’ouvrent, et soudain
« En tourbillons bruyants l’essaim fougueux s’élance,
« Trouble l’air, sur les eaux fond avec violence :
« L’Eurus et le Notus, et les fiers Aquilons,
« Et les vents de l’Afrique en naufrages féconds,
« Tous bouleversent l’onde, et des mers turbulentes
« Roulent les vastes flots sur leurs rives tremblantes.
« On entend des nochers les tristes hurlements,
« Et des câbles froissés les affreux sifflements ;
« Sur la face des eaux s’étend la nuit profonde ;
« Le jour fuit, l’éclair brille, et le tonnerre gronde,
« Et la terre et le ciel, et la foudre et les flots,
« Tout présente la mort aux pâles matelots.
    « Énée à cet aspect frissonne d’épouvante.
« Levant au ciel ses yeux et sa voix suppliante,
    « Heureux, trois fois heureux, ô vous qui sous nos tours,
« Aux yeux de vos parents terminâtes vos jours !

Vous entendez ses plaintes, et ce vœu touchant de mourir aux yeux de sa famille, ante ora patrum , vous pénètre des souvenirs du péril dont il échappa au sortir de Troie embrasée, et de l’horreur de ceux qu’il va courir sur une mer en furie. Là, l’intérêt vous a saisi, et vous ne vous en détacherez plus avant que de savoir comment le héros se sauvera du naufrage. Délivré par le secours de Neptune, accueilli d’une reine par l’entremise de Vénus, il raconte l’embrasement de sa ville natale, sa narration, progressivement pathétique, vous remplit surtout de terreur, après que l’infortune simulée du fourbe Sinon a convaincu les Troyens de la nécessité d’introduire en leur cité ce cheval intérieurement armé, qui doit enfanter des soldats incendiaires :

« Au coursier gigantesque on offre un large espace :
« Il s’avance porté sur des orbes roulants ;
« Des cordages tendus hâtent ses pas trop lents.
« Prête à vomir le fer, les feux, et le carnage,
« L’horrible masse arrive, et franchit le passage.
« De vierges et d’enfants un chœur religieux
« Au bruit des saints concerts, des cantiques pieux,
« Accompagne à l’envi l’offrande de la haine,
« Et se plaît à toucher le câble qui la traîne.
« Elle entre enfin ; elle entre, et menace à la fois
« Et les temples des dieux et les palais des rois.
« Ô Troie ! Ú ma patrie ! ô théâtre de gloire !
« Murs à jamais présents à ma triste mémoire !
« Murs peuplés de héros et bâtis par les dieux !
« Quatre fois, près d’entrer, le colosse odieux
« S’arrête ; quatre fois on entend un bruit d’armes.
« Cependant, ô délire ! on poursuit sans alarmes ;
« Et dans nos murs enfin, par un zèle insensé,
« L’auteur de leur ruine en triomphe est placé.
« C’est peu ; pour mieux encore assurer sa victoire,
« Cassandre, qu’Apollon nous défendait de croire,
« Rend des oracles vains que l’on n’écoute pas :
« Et nous, nous malheureux qu’attendait le trépas,
« Nous rendions grâce aux dieux ; et notre aveugle joie
« Faisait fumer l’encens dans les temples de Troie.

L’entrée de cette machine meurtrière forme le nœud du terrible événement qui va suivre ; aussi le poète ne néglige aucune circonstance, aucun doux contraste, capable d’y fixer l’attention ; il semble s’arrêter lui-même avec épouvante aux portes d’Ilion, où la masse fatale hésite quatre fois de passer. L’intérêt en cet endroit monte à son plus haut degré : le reste est l’accomplissement de tout ce qu’il promet ; car ce vaste tableau d’une ville abandonnée au sac, à l’incendie, et à la brutale rage de la guerre, est tellement vrai, tellement effrayant, que tous les poètes à venir qui auront à décrire les férocités de la victoire seront éternellement réduits à ne faire qu’imiter Virgile, qui laissa la plus durable peinture de ces désastres, ou, pour mieux dire, de ce comble de forfaits qu’on ose compter parmi les exploits célèbres.

Le chant fameux des amours de Didon démontre le talent suprême de l’auteur à faire contraster les sujets par les heureuses oppositions qu’ils lui fournissent. Vous l’avez vu entourer une machine de mort d’un peuple aveuglément joyeux, et d’une troupe de folâtres enfants, et de jeunes filles empressées de la toucher, et chantant autour d’elle : vous l’allez voir environner le lit de l’amour et de l’hyménée de tous les redoutables signes d’un malheur prochain et d’une mort future. Je n’ai besoin pour vous rappeler ce nœud intéressant, que de vous citer encore quelques beaux vers de Delille, et d’y joindre la note exquise par laquelle sa finesse relève le texte qu’il traduit. Sa muse et son goût seuls vous développeront, mieux que moi, l’intérêt de la scène concertée par l’accord de Junon et de Vénus au milieu d’une chasse royale que disperse un orage dans les bois :

« On court, on se dérobe à ces bruyants éclats ;
« Didon fuit dans un antre, Énée y suit ses pas :
« L’Amour à l’Hyménée en a montré la route.
« À peine ils sont entrés sous cette obscure voûte,
« Deux grandes déités, de cet hymen fatal
« À la nature entière ont donné le signal.
« Complices de Junon, soudain les cieux tonnèrent ;
« Cybèle y répondit, les montagnes tremblèrent ;
« Les Nymphes de longs cris remplirent les coteaux,
« La nuit servit de voile et l’éclair de flambeaux.
« Ô malheureuse reine ! amante infortunée !…
« Combien tu paîras cher ce funeste hyménée !
« C’en est fait de ta gloire ; et ce fatal bonheur
« Te coûte le repos, et la vie, et l’honneur !…
« Didon ne cache plus les secrets de son âme :
« Son cœur en liberté laisse éclater sa flamme,
« Et pour couvrir l’erreur de ce malheureux jour,
« Voile du nom d’hymen les larcins de l’amour.

Voici la remarque de l’élégant traducteur. « On a observé avec raison que ce qui se passe de mystérieux dans la grotte où l’orage conduit Énée et Didon est décrit par Virgile avec toute la décence de la pudeur ; et si une foule d’autres peintures fait honneur à son génie, celle-ci a toujours honoré son caractère. Une observation plus importante, et peut-être plus nouvelle, c’est que pour donner plus de solennité à cet hymen, il suppose que ce sont de grandes divinités qui ont donné le signal : c’est le tonnerre qui le proclame, c’est la foudre qui l’éclaire. Les Nymphes, hurlant au sommet des montagnes, rappellent les femmes qui, suivant l’usage antique, annonçaient par leurs cris celui de la pudeur mourante. Ainsi ce sont les éléments, ce sont les Dieux, c’est la nature entière qui fait les frais de cet hymen ; idée vraiment neuve et imposante. »

Cette note est dictée par la sagacité même : il serait à désirer que les grands maîtres fissent plus souvent confidence de leurs ingénieux aperçus : les clartés qu’ils jetteraient sur des points précis empêcheraient de croire que les inspirations poétiques sont de hasard. Cette opinion est pernicieuse aux belles-lettres, et surtout funeste aux disciples, qui font avant que de savoir faire. La plupart des commentateurs du quatrième chant que nous examinons, faute de connaître les vrais éléments de l’art, auraient eu peine à nous dire en quel endroit était le nœud du sujet, si nous les avions interrogés ; les uns eussent répondu qu’ils le trouvaient dans la conjuration des deux déesses : mais ce n’est qu’une suite de l’exposition ; les autres, qu’ils le voyaient dans le divin message de Mercure, ordonnant au héros de quitter sa maîtresse, pour remplir le grand destin qui l’appelle ; message qui commence les douleurs de Didon : mais les regrets de cette reine, à la nouvelle qui la désespère ne sont que des péripéties qui produisent la catastrophe. La seule union de Didon et d’Énée est le principe du chagrin qui la tue : ce lien, contracté au mépris des devoirs imposés aux deux amants, constitue l’intérêt naissant de ce drame épique : c’est donc là qu’est le nœud auquel se rejoint tout l’antérieur et tout ce qui vient après. Énée, engagé par sa foi, trahira-t-il l’amour de Didon ou la destinée que lui prépare Jupiter ? Didon, après s’être personnellement livrée, pourra-t-elle vivre en perdant Énée, dont l’ingrat abandon l’accable ? De cette question part toute la force des choses, et conséquemment l’évidence du nœud de l’intérêt.

Au contraire, dans la seconde partie de l’Énéide, ce n’est pas de l’émeute excitée dans une chasse par la mort du cerf percé des flèches d’Ascagne, que naît la guerre chez les Laurentins : elle eût pu s’allumer par quelque autre incident : mais cette guerre prend son origine dans la rage qu’Alecton, évoquée par Junon, souffle aux cœurs d’Amate et de son neveu Turnus. À ce moment s’élèvent les contradictions au mariage de Lavinie, les obstacles à l’établissement d’Énée, et la fureur des combats entre les Latins et les Troyens : c’est donc là que se noue l’autre intérêt de cette petite Iliade. N’allons pas plus loin ; nous avons reconnu à l’examen de plusieurs nœuds de ce poème que ses intérêts sont divisés, indépendants les uns des autres, et qu’il manque d’un haut point d’intérêt central, parce que son action est partagée.

Nullité d’intérêt central dans la Henriade.

J’ai lieu de craindre, messieurs, que de tels préceptes sur l’intérêt ne vous en paraissent dénués par leur sécheresse élémentaire : c’est pourquoi j’omettrai les critiques que j’aurais à déduire des exemples de cette condition, contre le poème de la Henriade, sur lequel je me restreins à dire qu’on peut rigoureusement affirmer qu’il n’a pas plus de nœud général, et de nœud partiel d’intérêt, que de caractères, de passions, et de merveilleux : il n’offre, en son entier, qu’une noble et judicieuse versification sur de grands événements nationaux, où la beauté des sentiments de Voltaire apparaît plus que les ressorts actifs de son épopée. En trouve-t-on le nœud dans le chant de la Saint-Barthélemy, qui se compose d’un discours raisonné, d’un souvenir réfléchi, plus que d’un récit détaillé de ce massacre, où la seule scène tragiquement épique est la mort de Coligny ? Trouve-t-on ce nœud dans le chant du meurtre de Valois, qui ne présente qu’une catastrophe par laquelle s’achève une première action ? Trouve-t-on ce nœud dans les galantes et inutiles amours de Gabrielle et de Henri, froide pièce de rapport intercalée dans l’œuvre, à laquelle il n’ajoute ni dialogue ni mouvement ? Trouve-t-on enfin ce nœud dans les horreurs confusément entassées du siège de Paris, et si près de la conclusion du second sujet qui termine le poème ?

Beau nœud de la Pharsale.

Comparez à l’intérêt vaguement disséminé que l’on y trouve, l’intérêt fixe et décidé qui prédomine aux approches de la bataille de Pharsale, nœud principal de l’action historique, nœud solide, nœud auquel tout remonte, et duquel tout redescend, nœud serré, pour ainsi dire, aux entrailles du sujet, et attirant tout l’intérêt au cœur de la fable animée par la création de Lucain ? Cet intérêt est fort et plein, parce que l’action est une et entière ; et comme il embrasse à la fois la fortune de tous les personnages et de la cause auguste qu’il tient en suspend, la fatalité de l’événement change d’un seul coup le destin des deux partis luttants, de leurs chefs, de Rome, et de l’univers dépendant de son sort. César triomphant s’affermit ; la liberté tombe ; Pompée fugitif abandonne sa tête à la perfide politique d’un roi ; Cornélie, sa veuve, pleure sur son urne ; son fils Sextus court errant de mers en mers ; Brutus n’espère plus le salut des lois que d’un crime ; Caton cherche un dernier rempart aux derniers Romains, et pleurant l’antique législation de ses pères, veut mourir avec la patrie mourante : ainsi la plus vaste et la plus majestueuse péripétie résulte de cet intérêt qui lie aux hasards d’une bataille la destinée de tant de grandes âmes, et celle des vertus républicaines, pour jamais victimes du prédécesseur des Tibères.

10e Règle. Les péripéties.

Quel avantage la force de l’intérêt n’a-t-elle pas, puisqu’elle influe sur la force des péripéties, et que cette autre condition, que nous allons traiter, augmente ou diminue ses effets dans le poème ; en raison de la puissance ou de la faiblesse du nœud. Les péripéties, c’est-à-dire les changements de sort ou de volonté des personnages par lesquels ceux-ci passent du bonheur au malheur, ou de la joie à la peine, ou de l’agitation au repos, et réciproquement dans tous les états contraires, ces révolutions, dis-je, appartiennent à l’épopée comme au drame. On sent que plus l’intérêt est tendu, que plus il est général, plus la péripétie est grande et complète : l’art veut qu’elle soit aussi prompte que possible, afin qu’elle frappe et surprenne vivement. Il n’est pas toujours nécessaire qu’elle soit imprévue, et l’exemple des meilleurs poèmes a prouvé que les péripéties les mieux ménagées par de lentes préparations, qui les font un peu pressentir et presque entrevoir de loin, agissent plus profondément sur l’esprit. Alors, l’étonnement qu’elles causent par les circonstances fortuites qui les accompagnent ne paraît pas l’effet d’une illusion de roman : elles satisfont mieux la raison, qui revient sur elle-même et qui les reçoit comme les effets produits par une histoire réelle ; car à cette apparence de vérité doivent se conformer tous les moyens de la fiction. N’imite-t-elle pas la nature, qui n’agit que progressivement, et chez laquelle les secousses et les explosions subites ne partent que de causes réunies par le temps, et d’embarras graduels dont il est souvent aisé de suivre l’accroissement et de deviner les commotions ? Or, la marche du poète doit être la même dans le cours des événements qui aboutissent à des révolutions soudaines ; il ne sied qu’à la folle imagination de l’Arioste de renverser tout à coup les choses sans que vous puissiez vous y attendre : ces saillies de sa cervelle emportée se pardonnent au chantre des fées du poème héroï-comique de qui Delille a dit, en remarquant cette sorte de moquerie excusable à son genre :

« Il se rit du sujet, du lecteur, de lui-même.
Habileté de l’Arioste a ménager les péripéties.

Cependant ce poète folâtre, aussi touchant parfois que railleur, s’est bien gardé de heurter les nobles péripéties de ses fables. Personne ne les a préparées avec plus de soin et promises d’avance par des traits plus ingénieux. Il vous a bien mis au fait, par exemple, de l’humeur fougueuse de son Roland, de son amour pour une femme insensible aux hommages de tous les chevaliers, des excès dont il est capable pour satisfaire ses passions, et de l’impétuosité de ses moindres caprices. Une fois bien instruits de ces particularités, vous voyez l’ingrate qu’il aime se livrer follement à un jeune Sarrasin : dès lors vous pressentez que l’état du cœur de Roland ne restera pas le même à la nouvelle de cette union clandestine. Quand ce même paladin, si prompt à s’irriter, arrive dans les lieux où son Angélique s’est engagée, vous ne doutez plus que le choc ne soit prochain ; mais vous ignorez de quelle manière il sera reçu, comment Roland le subira ; et votre surprise n’est pas diminuée par vos pressentiments dès que la péripétie annoncée se manifeste par les épouvantables accès d’une démence que l’auteur a eu grand soin de ne pas vous laisser prévoir, et de faire éclater subitement. Du reste, aucun poète ne fut plus expert à manier en tous les sens les ressorts mobiles qui opèrent ces changements. Son ouvrage semble un continuel tissu de péripéties nobles, tendres, effroyables, graves ou plaisantes, et partout il s’égaie ou s’applique à vous faire passer d’étonnements en étonnements. D’où vient qu’il y réussit toujours ? c’est qu’il ne néglige jamais de bien nouer d’abord ses intérêts variés : nouvelle preuve de la correspondance des deux règles. Une habileté semblable à former, comme il faut, le nœud d’une action fait exceller Boileau dans les péripéties enjouées de son épopée satirique. Ces deux conditions s’appliquant à l’espèce badine autant qu’à l’espèce sérieuse, nous ne risquons pas d’atténuer l’autorité des principes en les appuyant de cet amusant exemple. D’ailleurs, condamnés par notre conscience littéraire à souffrir que les sévères critiques retranchent de nos titres à l’épopée la pâle Henriade, qui n’est pas un modèle, recherchons-en la compensation dans le lustre de notre Lutrin, plus vivant et plus coloré. Ce titre-là mérite d’être enregistré dans les archives épiques.

Les trois péripéties comiques du Lutrin.

On n’aperçoit pas moins que trois fortes péripéties dans la courte fable de ce poème : la première suit l’apparition du sinistre hibou placé par la Nuit en personne dans le creux du vieux lutrin que les champions de la querelle du prélat veulent remonter dans le chœur : l’oiseau, par son vol imprévu, change leur fier courage en une terreur panique, après avoir éteint d’un coup d’aile le flambeau qui les éclairait dans la sacristie.

« Les guerriers à ce coup demeurent confondus,
« Ils regagnent la nef de frayeur éperdus.
« Sous leurs corps tremblotants leurs genoux s’affaiblissent.
« D’une subite horreur leurs cheveux se hérissent ;
« Et bientôt au travers des ombres de la nuit,
« Le timide escadron se dissipe et s’enfuit.

La seconde, au chant suivant, n’est pas moins vive : elle naît de la surprise du chantre à l’aspect inattendu de ce lutrin monstrueux dressé par ses adversaires pour obscurcir la place dans laquelle il brille à l’égal du prélat. Celle-ci est telle, que l’auteur invoquant sa muse à son aide lui demande une autre voix,

« Pour chanter le dépit, la colère, la rage,
« Que le chantre sentit allumer dans son sang,
« À l’aspect du pupitre élevé sur son banc.
« D’abord pâle et muet, de colère immobile,
« À force de douleur il demeura tranquille.

Mais dès que les sanglots lui permettent de parler, Boileau lui prête une plainte où l’excès du chagrin de ce bon chanoine laisse éclater combien l’humilité coûte au zèle des moindres ecclésiastiques.

« Ô ciel ! quoi ? sur mon banc une honteuse masse
« Désormais me va faire un cachot de ma place ?
« Inconnu dans l’église, ignoré dans ce lieu,
« Je ne pourrai donc plus être vu que de Dieu.

Quelle contrition amère pour sa piété ! on croit entendre celle d’un évêque de cour en résidence dans un petit diocèse. Au cinquième chant, la troisième révolution éclate d’une manière tout à fait surprenante et remarquable : les deux factions dévotes sont en présence, à l’entrée du palais de la Chicane, qu’ils viennent solliciter pour les intérêts de la pacifique chapelle ; une sainte ardeur met tout en feu : chantre, porte-croix, chévecier, sacristain, marguillier, vont tous se jeter dans la boutique d’un libraire ; et là, par une invention merveilleusement satirique, chacun s’arme des volumes les plus assommants pour les jeter à la tête de son ennemi : l’un est accablé du Jonas, l’autre assoupi d’un Charlemagne, un Brébeuf pesant fait maudire la Pharsale à celui-ci, un Quinaultaj mollit sur le front de celui-là ; ici les poèmes lancés affadissent les cœurs ; là les tomes d’érudition font pâlir les plus rudes athlètes et les écrasent ; et tandis que le dépôt de tous les mauvais livres devient un arsenal inépuisable en instruments fournis à la sanglante dispute, tout à coup le prélat remet le calme entre les combattants par un moyen qui semble venir du ciel. Félicitons-nous de n’avoir point à extraire ceci de quelque œuvre philosophique de notre Voltaire, qui eût tourné la chose en moquerie ; mais de Boileau, qui écrivait sous le règne pieux de Louis XIV, avant le damné dix-huitième siècle, et qui n’altère en rien la prompte efficacité que doit toujours avoir une bénédiction. Nous aurions regret de reconnaître un philosophe novateur dans le sage législateur du Parnasse français. Un vieux Infortiat vient d’abattre un chapelain :

« Le prélat pousse un cri qui pénètre la nue,
« Il maudit dans son cœur le démon des combats,
« Et de l’horreur du coup il recule six pas.
« Mais bientôt, rappelant son antique prouesse,
« Il tire du manteau sa dextre vengeresse ;
« Il part, et de ses doigts saintement allongés,
« Bénit tous les passants en deux files rangés.
« Il sait que l’ennemi que ce coup va surprendre,
« Désormais sur ses pieds ne l’oserait attendre ;
« Et déjà voit pour lui tout le peuple en courroux
« Crier aux combattants, Profanes à genoux !
« Le chantre, qui de loin voit approcher l’orage,
« Dans son cœur éperdu cherche en vain du courage :
« Sa fierté l’abandonne, il tremble, il cède, il fuit ;
« Le long des sacrés murs sa brigade le suit :
« Tout s’écarte à l’instant ; mais aucun n’en réchappe.
« Par tout le doigt vainqueur le suit et le rattrape.
« Evrard seul, en un coin prudemment retiré,
« Se croyait à couvert de l’insulte sacré :
« Mais le prélat vers lui fait une marche adroite,
« Il l’observe de l’œil, et tirant vers la droite,
« Tout d’un coup tourne à gauche, et d’un bras fortuné
« Bénit subitement le guerrier consterné.
« Le chanoine, surpris de la foudre mortelle,
« Se dresse, et lève en vain une tête rebelle,
« Sur ses genoux tremblants il tombe à cet aspect,
« Et donne à la frayeur ce qu’il doit au respect.
« Dans le temple aussitôt le prélat plein de gloire
« Va goûter les doux fruits de sa sainte victoire,
« Et de leur vain projet les chanoines punis
« S’en retournent chez eux éperdus et bénis.

Quelle complète et édifiante péripétie ! plusieurs choses sont à noter dans cet admirable passage ; la puissance efficace du moyen qui soumet à s’agenouiller l’indomptable et gras Evrard, si bien peint par l’auteur alors qu’il répugne à consulter les écrits de droit canonique pour savoir s’il doit renverser le lutrin.

« Va maigrir, si tu veux, et sécher sur un livre :
« Pour moi je lis la Bible autant que l’Alcoran.
« Je sais ce qu’un fermier nous doit rendre par an,
« Sur quelle vigne à Rheims nous avons hypothèque.
« Vingt muids rangés chez moi font ma bibliothèque.
« En plaçant un pupitre on croit nous rabaisser ;
« Mon bras seul sans latin saura le renverser.
« Que m’importe qu’Arnaud me condamne ou m’approuve ;
« J’abats ce qui me nuit partout où je le trouve.

Et c’est d’une humeur si militante que la bénédiction triomphe en un instant ! Les vers qui décrivent sa défaite sont une imitation détournée de ceux où Virgile représente Rhétus caché derrière un grand vase, et qui, au moment qu’il se relève pour fuir, reçoit toute l’épée d’Euryale dans le sein, avec la différence que l’arme du Troyen donne la mort, et que celle du prélat donne la vie. Multâ morte , met Virgile ; et Boileau, gratiâ plenâ . Ce rapport ne rendit pas l’exemple tout classique ?

Admirez aussi la nature de cet expédient merveilleux, duquel un spectacle de nos jours, dont je fus curieux d’être le témoin, m’a démontré la vraisemblance. N’avons-nous pas vu des factions de toute sorte, bien autrement irritées, s’enchaîner comme par miracle autour d’un étrange mondain changé tout d’un coup en oint du seigneur sous la plus haute main sacerdotale ; et l’agenouillement public, avec un grand dépit,

« Donner à la frayeur ce qu’il doit au respect.

Dès lors je me convainquis sérieusement au sortir de la cathédrale, que de braves gens peuvent, ainsi que les chanoines du Lutrin,

« S’en retourner chez eux éperdus et bénis.
Belles péripéties du poème du Tasse.

En déduction de nos préceptes antérieurs, les trois poètes sérieux qui nous ont fourni les meilleurs nœuds d’intérêt nous procurent encore les meilleures péripéties. Celles de la Jérusalem délivrée sont la plupart tirées du fond des sentiments du cœur. Rien de plus naturel que de voir le courroux d’Armide et son désir de vengeance faire place à la tendre et secrète influence de l’amour que lui inspire la vue de son bel ennemi désarmé par le sommeil sur un lit de fleurs. Rien aussi de plus vrai que le soudain retour de ce guerrier sur lui-même, en se contemplant dans le miroir d’un bouclier qui lui montre les vils ornements de la mollesse dans laquelle sa valeur languit dégradée. Cette révolution, qui détruit tout à coup le bonheur de son enchanteresse, et qui, le rappelant au devoir du courage, le rend à l’armée, produit une péripétie générale liée à cette péripétie particulière, avantage que le changement d’Énée à la cour de Didon n’a point sur la totalité de la fable troyenne. Celle du Tasse, par cette raison, l’emporte sur celle de Virgile.

Une des plus touchantes me paraît la conversion de Clorinde ; elle a je ne sais quoi d’auguste qu’ajoute au sujet la majesté d’une mort pieuse : tout d’ailleurs motive bien le changement de passions survenu dans l’âme des deux personnages. La guerrière, avant de s’engager dans son expédition nocturne, apprit qu’elle reçut le jour d’une famille chrétienne ; mais un faux point d’honneur la précipite au combat pour la cause des Musulmans, qui fut jusqu’alors la sienne. Elle rencontre Tancrède, dont elle est adorée, qui ne la reconnaît pas sous sa visière et dans l’ombre. L’un et l’autre s’attaquent avec furie : son amant lui enfonce le glaive dans le sein ; à ce coup, la perte de son sang entraîne sa colère avec ses forces, sa rage s’écoule, l’attendrissement la saisit, et le doute de l’avenir convertit son âme. Elle tend la main à son vainqueur ; Tancrède la voit, la pleure, la baptise des eaux qu’il puise en son casque, et l’héroïne, qu’il a tant aimée, lui échappe en tombant aux bras de la miséricorde divine. Rien de plus attendrissant que cette péripétie vraisemblable et profonde.

Forte péripétie du Paradis perdu.

Rien, ai-je dit ? il en est une que l’immense sensibilité de Milton a mieux approfondie peut-être, et dont l’effet se répand sur le corps entier de son ouvrage. L’intérêt que nous avons vu tout à l’heure si bien préparé par la première séparation d’Adam et d’Ève s’accroît par un changement cruel aussitôt qu’ils se rejoignent. Tandis que le serpent séduisait la femme, son époux tressait des tiges fleuries pour en couronner sa tête à son retour : il court inquiet au-devant de ses pas, et la revoit tenant encore la branche où pendent ces fruits qu’elle prit d’une main sacrilège : elle lui raconte, en souriant, l’imprudence qui la perd et l’enorgueillit.

« … Que devint Adam à ce récit funeste ?
« De sa force mourante il cherche en vain le reste.
« D’horreur, en l’écoutant, son front s’est hérissé,
« Tout son corps en frissonne et son sang s’est glacé.
« Sa défaillante main laisse tomber les roses,
« Que pour un sort plus doux le matin vit écloses,
« La couronne de myrte, et les festons fleuris,
« Brillants comme elle, hélas ! et comme elle flétris.

Mais enfin, sorti de sa stupeur longtemps muette, il lui exprime des reproches mêlés de sanglots amers, et sentant que si la mort annoncée la lui enlève, il ne pourra souffrir la vie, son amour le décide à mourir avec elle.

« D’ailleurs puis-je penser que ce Dieu tout-puissant,
« Qui nous a faits les rois de ce monde naissant,
« Tout à coup au néant rende son propre ouvrage,
« Détruise l’univers et l’homme son image.
« De créer, de détruire, il se ferait un jeu !
« Détruire est d’un démon, et créer est d’un dieu.
« Le voilà donc ce dieu, dirait le noir abîme ;
« L’ange périt, et l’homme à son tour est victime.
« Qu’épargnera-t-il donc ? Quoi qu’il puisse arriver,
« Adam veut avec toi périr où se sauver.

Ainsi la passion de l’amour et les arguments de la raison humaine le poussent à partager la faute de l’être qui ne fait qu’un avec lui. Ingénieux ressort du poète qui ennoblit la cause de sa tentation par les motifs du sentiment et de la pensée ! Il succombe ; la révolution s’achève, devient générale, et se communique à l’ensemble des créations émues.

« Jusqu’en ses fondements la terre en a frémi ;
« Au tonnerre en éclats les deux pôles répondent ;
« L’horizon s’est voilé, le jour fuit, les vents grondent,
« Et sur ce jour fatal qui comble leurs malheurs,
« Le ciel même attendri répandit quelques pleurs.

À cette sympathie de la nature gémissante sur leur dégradation, correspondent les altérations de leurs personnes : les désirs déréglés des sens succèdent à leurs voluptés innocentes et pures, les cruelles accusations de la méfiance aux doux serments de leur tendresse ; leurs traits se fanent ; leur sérénité calme disparaît ; la honte, le repentir aigrit leurs entretiens et les poursuit partout ; ils voudraient se cacher à leur riant séjour, à eux-mêmes, à leur créateur ; ils implorent des cavernes, des bois ténébreux, des repaires, qui puissent les dérober à la vue du ciel : leurs cœurs ont perdu la paix ; leur native concorde est à jamais rompue, et leurs âmes sont déjà comme en présence de la mort qui les menace, et qu’ils s’annoncent en leurs querelles envenimées. Quel changement ! quel grand contraste entre leur effroi présent et leur sécurité passée ! Voilà comment le vrai génie étend, exalte les effets des péripéties, généralement frappantes et tirées du propre fonds de l’intérêt principal.

Sublime et parfaite péripétie de l’Odyssée.

Après la plus belle qui soit dans Milton, je ne vous citerai plus que celle de l’Odyssée, si fameuse dans l’opinion de Longin, et si admirée des Grecs, qu’ils n’écoutaient jamais sans des transports d’enthousiasme le passage de ce chant qui représente Ulysse versant à terre les flèches de son carquois, et prêt à punir les poursuivants de Pénélope. Ce morceau, que j’ai traduit avec un soin respectueux pour le texte grec, entre épisodiquement dans mon poème sur Homère : c’est lui qui le chante en un festin.

Les prétendants, pour mériter la main de Pénélope, qui leur prescrit de faire passer un trait en douze cercles d’airain, s’efforçaient vainement à tendre l’arc d’Ulysse, qu’elle leur apporta : lui, sous le déguisement de l’indigence,

« Demanda d’essayer sa force et son adresse.
« Dirai-je le débat aussitôt élevé,
« Par quels noms offensants Ulysse fut bravé ;
« Comment son jeune fils termina la querelle,
« Et quels mots il adresse à la reine fidèle ?
    « — Ma mère, reprenez le lin et les fuseaux :
« Rentrez, et surveillez vos femmes, leurs travaux :
« De cette arme à nous seuls appartient l’exercice.
    « Étonnée, elle sort ; et pour son cher Ulysse
« Verse un torrent de pleurs par le sommeil calmé.
    « De l’arc vengeur enfin le héros est armé.
« Télémaque avertit la nourrice Euryclée
« De fermer le palais, de n’être point troublée
« Si, durant ses travaux, de confuses rumeurs
« Jusques à son oreille apportent des clameurs.
    « À cet ordre secret chaque porte est fermée,
« Par le sage Philète et le prudent Eumée, *
« Qui rentre au même instant l’œil fixé sur le roi.
« Lui, d’un regard tranquille en ce moment d’effroi,
« Examine, à l’écart, si l’arme entière et sûre
« N’a pas des vers rongeurs éprouvé quelque injure :
« Et tel que, pour former des sons mélodieux,
« Un homme habile monte un luth harmonieux,
« Et pose un doigt léger sur la corde sensible ;
« Tel, ayant sans effort courbé l’arme terrible,
« Il attire le nerf soudain abandonné,
« Qui rend un son pareil à la voix de Procné.
    « Les princes interdits changent tous de visages ;
« Et du grand Jupiter annonçant les présages,
« La foudre réjouit le héros éclairé
« Par les avis du dieu dont l’appui s’est montré.
« Sur la table voisine il prend un dard rapide,
« Nu, séparé des traits dont l’amas homicide,
« Pressé dans le carquois, y cachait le trépas.
« Il s’assied ; son grand arc obéit à son bras ;
« Le trait aigu, chassé par la corde qui tremble,
« Part, siffle, et traversant les douze anneaux ensemble,
« Dans les portes au loin va plonger tout son fer.
    « Télémaque, dit-il, je viens de triompher.
« Rougis-tu de ton hôte ? et d’une main débile
« Lance-t-il loin du but une flèche inhabile ?
« Ai-je à tendre cet arc épuisé ma vigueur,
« Et des mépris des chefs mérité la rigueur ?
« Voici l’heure où ces Grecs, pleins d’un joyeux délire ;
« À table vont goûter le doux chant et la lyre,
« Qui des heureux festins font le charme et le prix.
    « Ses sourcils menaçants avertirent son fils,
« Qui, déjà ceint d’un glaive et prenant une lance,
« Vers le siège d’Ulysse au même instant s’avance
« Terrible, armé d’un fer homicide et brillant.
« Alors de ses lambeaux le roi se dépouillant,
« S’élance au vaste seuil ; et là, ses mains guerrières
« Répandant à ses pieds ses flèches meurtrières ;
« Il fait à tous les chefs entendre ce discours :
« — Sans peine j’ai vaincu dans ce premier concours ;
« Mais d’un but tout nouveau je vais tenter la gloire.
« Veuille encore Apollon m’accorder la victoire !”
« Et son trait dirigé menace Antinoüs,
« Au moment que ce prince, aveuglé par Cornus,
« Tient les deux anses d’or d’une coupe élevée,
« Qui porte le nectar à sa lèvre abreuvée.
« Il n’envisageait pas son malheureux destin.
« Qui l’eût pensé qu’un homme, au milieu d’un festin,
« Eût-il une vigueur égale à son courage,
« Seul, entre tant de chefs, commençât le carnage.
    « Le trait fuit ; à la gorge il perce Antinoüs,
« Et tranche de son col les flexibles tissus.
« La coupe de sa main tombe, son front s’incline ;
« Un noir ruisseau de sang jaillit de sa narine ;
« Son pied chasse la table, et loin d’elle poussés
« Roulent les aliments sur la terre versés.
    « Les chefs que fait pâlir cette mort imprévue,
« En tumulte levés, jetant partout la vue,
« Cherchent autour des murs, des boucliers, des dards :
« Aucun trait, aucun fer, ne brille à leurs regards.
« Ils menacent Ulysse, et soudain : “— Ah, perfide !…
« Tu paieras de ta main l’imprudence homicide…
« C’est fait de toi : c’est là le dernier de tes coups…
« Ta victime est un prince illustre parmi nous…
« Ta dépouille aux vautours sera bientôt livrée !!…
    « Ils accusaient l’erreur de sa flèche égarée :
« Les insensés, hélas ! ignorants de leur sort,
« Étaient près de tomber aux pièges de la mort ;
« Et les fixant d’un œil plein d’une affreuse joie :
« — Lâches ! m’attendiez-vous des rivages de Troie ?
« Dit Ulysse : je vis ; et consumant mes biens,
« Vous forciez mon épouse à trahir ses liens ;
« Vos feux souillaient le lit d’esclaves infidèles,
« Sans redouter les lois, les dieux armés pour elles
« L’inévitable mort enfin plane sur vous.
    « De frayeur, à ces mots, les chefs pâlissent tous.
« Contre l’arrêt fatal ils cherchent un asile :
« Et d’Eurymaque en vain l’imposture inutile,
« Chargeant le prince mort de leurs crimes divers,
« Veut lui laisser ce poids à porter aux enfers :
« En vain par des présents il croit fléchir Ulysse.
« — Eurymaque, dit-il, s’armant pour son supplice,
« Dussiez-vous, me comblant de richesses et d’or,
« Me donner tous vos biens, et mille autres encor,
« Je ne reposerai mes mains de ce carnage,
« Que si tout votre sang lave tout mon outrage.
« La fuite et le combat sont vos derniers recoure ;
« Et tentez la retraite, ou défendez vos jours,
« Vous n’échapperez point à la parque fatale

À ces mots il continue à exécuter sa vengeance. Télémaque, le pasteur Eumée et Philète le secondent avec fureur. Vainement les chefs se font un rempart des tables et des sièges : tous sont percés de traits, tous tombent sous le glaive ou la lance. Le merveilleux se mêlé à cette tumultueuse scène, et Pallas, agitant son égide au haut des voûtes de la salle, achève d’assurer la victoire du héros qu’elle protège contre ses ennemis.

« Après un long combat, le roi, de toutes parts,
« Cherche si quelqu’un d’eux, soustrait à ses regards,
« Put échapper vivant à sa main meurtrière :
« Il les voit en un lit de sang et de poussière
« L’un sur l’autre entassés, ainsi qu’au bord des eaux
« Les poissons qu’un filet, en ses amples réseaux,
« Sur le sable attira loin de la mer blanchie,
« Étalés au soleil qui leur ôte la vie.
    « Le chantre Phémius, vers un seuil retiré,
« Fuyait le noir destin aux amants préparé :
« Debout, et dans ses mains tenant un luth sonore,
« Entre un double projet son cœur flottait encore.
« Aux genoux du vainqueur ira-t-il se jeter ?
« Ira-t-il, embrassant l’autel de Jupiter,
« S’asseoir au vestibule où de tant de génisses,
« Laërte et sa famille ont fait des sacrifices ?
« Quand ses esprits émus se furent consultés,
« Près d’un siège enrichi de ses clous argentés,
« Il dépose sa lyre, et court aux pieds d’Ulysse :
    « Épargne-moi, dit-il, j’implore ta justice.
« Redoute d’immoler un chantre harmonieux
« Qui célèbre en ses vers les héros et les dieux,
« Qu’instruit son seul génie, et tout plein des pensées
« Que Jupiter lui-même en sa tête a versées.

Phémius prouve ensuite son innocence ; et la protection que lui accorde Ulysse termine cette dramatique péripétie tirée de l’intérêt fondamental de la fable. Les dernières paroles de ce chantre nous deviennent remarquables ; car elles renferment l’idée qu’avait Homère lui-même des véritables poètes, instruits par eux seuls, dit-il, et pleins des pensées infuses en leur tête par Jupiter. Or, selon ses expressions, il faut qu’un génie naturel, directement reçu d’une influence divine, leur apprenne les mystères de leur art pour leur faire si bien voir, si bien montrer, si bien circonstancier les choses, que celui qui les écoute pense assister en effet aux scènes touchantes ou terribles que leur muse raconte. Cette réflexion m’arrête dans la démonstration des règles, et je me demande si quelques autres maîtres que la nature et la méditation les avaient enseignées au sublime Homère.

Trente-quatrième séance.
Sur le sublime et sur la moralité, convenables à l’épopée.

Messieurs,
11e Règle. Le sublime.

Quand nous avons parlé du merveilleux, nous l’avons distingué du sublime, autre condition du poème épique. En effet on ne doit pas les confondre : le merveilleux est fondé sur le surnaturel et l’incompréhensible, dans lequel, selon les leçons de Pétrone, « le génie poétique s’élance librement hors des routes communes par la force excessive de ses inventions fabuleuses, afin que sa narration paraisse moins l’exact et fidèle rapport d’une histoire digne de foi, que le récit incroyable de quelque aventure toute divine qu’une inspiration révèle à l’esprit agité d’un transport furieux ».

Distinction du merveilleux et du sublime.

Mais le sublime se fonde sur l’extraordinaire naturel et possible, pris dans la plus haute élévation des choses, sans pourtant sortir du cercle des idées accessibles à l’intelligence humaine. Le merveilleux concerne les dieux et tout ce qui se fait par l’entremise des êtres imaginaires ; le sublime ne s’élève qu’à ce que font et expriment de plus grand les hommes et les êtres réels : toute passion, toute qualité, toute vertu poussée à son degré supérieur est sublime, en ce qu’elle est extraordinaire, et non en ce qu’elle est merveilleuse, puisque nous en concevons l’éminence, et que nous ne la comprendrions pas si elle n’était dans la nature. Partout où il y a sublimité, nous apportons une croyance de conviction ; partout où il y a miracle, nous n’avons qu’une foi de soumission ; ici, nous ressentons un étonnement confus ; là, nous éprouvons une admiration éclairée ; car l’incommensurable du merveilleux nous échappe, et nous atteignons la mesure du sublime, quoiqu’il nous surpasse. Nous possédons à l’égard de celui-ci des échelles comparatives qui perdent tout usage à l’égard de celui-là. Que savons-nous de l’essence et des attributs des objets divins ? rien autre chose que ce que nous en imaginons à plaisir, ou par de vaines terreurs ; au contraire, nous connaissons la nature des objets humains, dont les actions et les sentiments sont en relation avec notre entendement. Ainsi l’humeur impétueuse d’Achille nous paraîtra sublime, étant au dernier terme où monte la passion de l’héroïsme belliqueux. La prudence inaltérable d’Ulysse nous semblera sublime, étant le comble de la sagesse auquel un homme puisse atteindre. Nous jugerons sublime la chasteté de Pénélope, qui, ne démentant pas sa constance dans le cours de longues épreuves, se montre par son extrême pureté le plus rare modèle de l’honneur de son sexe. La piété d’Énée envers son père et ses dieux, la vertu de Socrate et celle de Caton, se sacrifiant, l’un à la vérité, l’autre à l’amour du pays, vous présenteront également le caractère de la sublimité, parce que ces héros vous offrent le plus haut point de ces mêmes vertus admirables à notre raison. Tel est en premier lieu le sublime des sentiments, duquel celui des actions et des discours sort et découle abondamment ; mais à ce sublime des choses, matière essentielle de l’épopée, il faut joindre le sublime de l’art : or il consiste dans l’extrême hauteur des sujets qu’il choisit, de l’imitation qu’il en fait, et des expressions qu’il emploie. Son objet sera telle passion vertueuse ou vicieuse, n’importe ; l’art saura rendre sa peinture sublime en la poussant à la dernière supériorité que l’on puisse imaginer.

Exemples.

Homère veut exprimer l’excès de la valeur guerrière dans Ajax : il égare ce héros au milieu de l’épaisse obscurité qui lui dérobe l’ennemi, et lui fait s’écrier, en apostrophant Jupiter même :

« Grand Dieu ! chasse la nuit qui nous couvre les yeux,
« Et combats contre nous à la clarté des cieux.

Voilà bien le dernier emportement du courage qui demande de périr glorieusement au grand jour, plutôt que de céder aux ténèbres qui le forcent à la retraite. Virgile veut offrir en Didon l’image d’un entier égarement de l’amour : il exalte en elle le trouble, l’ardeur des sens, les regrets, le repentir, le désespoir, et la haine de la vie, si bien que, multipliant la seule passion qui la dévore en mille passions diverses, auxquelles il la livre en proie tour à tour, son génie rassemble dans son cœur toutes les sortes d’émotions extrêmes qui varient les accents de sa douleur éloquente, qui l’accompagnent dans son délire extraordinaire, et qui la transportent jusque sur le bûcher. Voilà le dernier période des maux d’un amour incurable dont l’art du poète rend le tableau sublime par la hauteur sans égale de l’imitation des touchantes circonstances qu’il ramasse et qu’il soutient par le choix des belles expressions.

Milton veut représenter la primitive innocence de l’homme et de la femme au sortir des mains de Dieu : il choisit les plus simples et les plus purs sentiments qui lui semblent innés en notre âme, et ne prête aux deux créatures placées dans le paradis terrestre que les hautes idées de la reconnaissance envers l’auteur suprême, de la majestueuse harmonie de l’univers, de la tranquille sérénité que leur inspire la vue d’un ciel sans orage, et d’un sol chargé de fleurs et de fruits par un printemps qui se marie éternellement à l’automne. La douce et mutuelle jouissance de leur être, le ravissement d’une ineffable joie, leurs délicieuses extases, la plénitude de leur existence, leurs sensations chastement partagées, leurs pensées où règne l’ignorance du mal ; l’union de leurs vœux réciproques, le charme naturel qui les enchaîne l’une à l’autre, et qui, pour ainsi dire, les berce dans une volupté céleste ; tout cela répand sur leurs personnes et sur leurs naïfs entretiens un sublime d’autant plus éminent, que rien n’est plus au-dessus de la portée de nos désirs et de nos vues, qu’une félicité sans mélange, qu’une vie uniforme sans ennui, que des plaisirs sans attiédissement, qu’une paix sans altération, et que la candeur originelle des premiers jours du monde. Adam, de qui l’âme et les regards s’élèvent vers le ciel, porte l’empreinte de la dignité de son rang dans ses nobles sentiments et dans son langage ; une douce gravité règne en tous ses mouvements ; il possède une autorité qu’il exerce avec douceur, et ce souverain d’Éden semble fait pour aimer Dieu et le servir avec ses anges. Ève, sa compagne, et reine du paradis, dotée par l’Éternel de toutes les grâces de la jeunesse et de la pudeur, soumise à son époux par la tendresse, semble n’être faite que pour aimer l’homme, et lui rendre le culte volontaire qu’il rend à la divinité. Voilà le plus haut idéal de la grandeur unie à l’innocence. Le sublime, comme on le voit dans Homère, Virgile et Milton, est la limite concevable du beau, le terme de la perfection. Quelquefois, comme dans le transport d’Ajax, il éclate par un trait : c’est ainsi que Longin le désigne encore en cet endroit où le poète donne si rapidement une grande idée de la Discorde.

« Sa tête est dans les cieux, et ses pieds sur la terre.

C’est la même qualité qu’il admire en ces vers qui expriment si majestueusement la promptitude des dieux à passer d’un lieu dans un autre.

« Autant qu’un homme, assis aux rivages des mers,
« Voit d’un roc élevé d’espace dans les airs :
« Autant des immortels les coursiers intrépides,
« En franchissent d’un saut, etc.
Association du sublime et du merveilleux

Là, le sublime accompagne le merveilleux : observons de quelle manière il se mêle souvent avec lui. La poésie, après s’être figuré les dieux et tous les êtres inconnus qu’elle suppose, et qu’elle revêt d’images corporelles, est contrainte à leur prêter les passions et le langage des hommes : ces premières données étant reçues, il s’ensuit que le sublime propre aux discours et aux actes humains s’applique d’autant plus aux faits et aux paroles des divinités, qu’il doit y reluire davantage, puisque leur nature symbolique est supérieure à notre nature la plus extraordinaire. Leurs attributions infinies ajoutent une immense extension aux sentiments dont nous les supposons animés : la volonté sera sans borne dans Jupiter, le ressentiment sans fin dans Junon, la sagesse au-dessus de tout dans Minerve, la séduction irrésistible dans Vénus, la fureur indomptable en Mars, et l’industrie surnaturelle en Vulcain. Or le sublime relatif aux dieux consistera, comme relativement aux hommes, dans les traits ou les discours suivis que l’esprit imaginera de plus parfaitement conformes à l’élévation extrême de leur toute-puissance et de leurs caractères établis : de cette conséquence résulte que le sublime, partout nécessaire à l’épopée, constamment varié dans le merveilleux et dans le sujet, doit briller et s’empreindre en toutes les parties, soit de la narration du poète, soit des récits et du dialogue des personnages naturels ou divins. Dès que l’art cesse d’en faire sentir la présence, l’épopée se relâche et semble tomber. Nous avons remarqué que parfois il éclate en une saillie telle que l’admirable fiat lux du Dieu de la Genèse ; plus souvent il se développe en une éloquence périodique et soutenue, dont la pompe se constitue sur l’amplification, l’hyperbole et les autres grandes figures du style : c’est là proprement le sublime démontré par la rhétorique, et l’un des modes de cette condition. J’aurais mille exemples à extraire de ce sublime continu, tant d’Homère, qui n’est qu’un vaste tissu de sublimités de toute espèce, que des premiers chants de l’Énéide, où nous en trouvons de page en page ; mais je préfère en indiquer un modèle dans la seconde partie de ce poème, jugée inférieure à la première, afin de prouver que Virgile n’est pas moins sublime dans les choses qu’il ne doit qu’à lui-même, que dans l’emprunt de celles qui reçurent tant de lustre des traditions grecques.

Le poète, à son septième chant, conduit Énée chez le roi de Laurente, qui lui promet sa fille en mariage et l’établissement de ses Troyens dans le Latium. La fable qu’il a racontée semble toucher à sa fin, et pour la prolonger, on dirait qu’il prend des forces nouvelles, et qu’il rassemble toute sa verve au moment où Junon aperçoit la flotte du héros arrivée au port, et le prince phrygien accueilli dans la cour du père de Lavinie. J’invite ceux à qui les détails du sublime continu qui remplit ce discours auraient échappé, à les étudier dans le compte qu’en a rendu le poète Legouvé, qui suppléa Delille dans la chaire de littérature latine au Collège de France. Ce sensible écrivain leur en indiquera les nombreuses beautés : ils se demanderont avec lui quoi de plus fort, quoi de plus impétueux que les exclamations de l’exorde, qui respire la colère de cette déesse passionnée ? Quoi de plus éloquent que l’accumulation de toutes les circonstances que rappelle à son esprit la fougue des sentiments et des idées qui se succèdent en elle et qui la pressent ? Quoi de plus naturel que la récapitulation de tant de vains efforts qu’elle fit pour nuire aux Troyens, dont le triomphe humilie sa fierté ? Quoi de plus conforme aux passions que de se rabaisser elle-même par des reproches qu’elle s’adresse et par des comparaisons avilissantes pour aigrir le souvenir amer de son orgueil, pour mieux aiguillonner ses ressentiments, et pour se relever plus terrible ? N’est-ce pas là le dernier degré de la fureur, leur dira-t-il, que de vouloir se venger, même sans l’espoir de réussir ? Il leur marquera du doigt les énergiques et frappantes figures de ce monologue plein de verve ; et surtout, parmi les images barbares où se complaît la rage enflammée de Junon ; il nous arrêtera sur la profondeur de ce vœu menaçant où la déesse du mariage se jure de substituer une autre qu’elle à sa place pour l’hymen de Lavinie, et choisit Bellone pour y présider. Rien, en ce discours rapide et véhément, qui renferme l’abrégé de tous les faits passés et l’annonce de tous les faits à venir, rien, dis-je, qui ne soit grand et sublime. Ce morceau nous devient doublement classique par l’excellente traduction de Delille et par la judicieuse analyse de Legouvé. Tous deux prouvèrent qu’un docte poète n’est bien traduit et bien interprété que par ses émules : l’un, du moins, nous éclaira dans toute une longue carrière, de laquelle il sortit couronné par les publics hommages ; l’autre nous fut trop tôt enlevé, et sa mémoire, par un triste rapport avec celle du Tasse, nous laisse encore à gémir sur le facile abus des ordres surpris à l’administration arbitraire, qui l’inhuma vivant sous le règne du tyran qu’un aveugle parti voulut reprendre, afin de substituer à la possibilité de nos libertés constitutionnelles le gouvernement des muets et des Mamelouks. Mon amitié pour Legouvé tenta vainement de parer au moins ce coup du despotisme, et je ne pus, quelques jours après, accuser la barbarie et défendre les titres du malheur et du talent que sur une pierre funéraire. Efforçons-nous de ne jamais laisser renouveler cette époque de crimes à laquelle semblait présider le Satan de Milton, qui s’écrie, à l’aspect du monde créé dont l’ordre et les richesses tourmentent son génie envieux :

« Ô combien me plairait votre aspect enchanteur
« Si le plaisir encor était fait pour mon cœur !
« Il n’en est plus pour moi ; pour calmer mes supplices,
« J’ai besoin de forfaits, j’ai besoin de complices.
« Il me faut un malheur à mes malheurs égal ;
« Le bien n’est plus pour moi que dans l’excès du mal.
« Enfer, en vain j’ai fui ton océan de flamme,
« Un enfer plus ardent se rallume en mon âme.
« …………………………………………………
« Objet de mon envie, objet de mon courroux,
« Homme, Dieu, terre, ciel, évanouissez-vous :
«  Dans les mêmes projets ma haine vous rassemble :
« Je vous attaque tous, périssez tous ensemble ;
« Qu’au gré de ma fureur tout soit anéanti.
« Rendons-leur le tourment que mon cœur a senti ;
« Et qu’heureux d’un désordre ou mon bonheur se fonde,
« Satan seul soit debout sur les débris du monde ;
« Alors je pars content ; je cours dire aux enfers :
« Le voilà ce vainqueur du Dieu de l’univers.
« Tombez tous à ses pieds, rendez-lui tous hommage.
« Des six jours en un seul j’ai renversé l’ouvrage.

Méconnaîtriez-vous là le comble des expressions de la rage et de l’orgueil ? Et n’est-ce pas le propre du sublime de toucher à ces grandes extrémités, soit de la vertu, soit du vice. La terrible sublimité de ce discours se soutient dans l’action jusqu’à la fin ; et quand Satan réalise son vœu, quand il revient conter son expédition achevée aux démons,

« … D’un ange obscur il emprunte les traits,
« Glisse à travers la foule, entre dans le palais,
« Observe, inconnu d’eux, tous les grands de l’empire,
« Monte enfin, et s’assied sur un trône où respire
« Toute la majesté qui sied au nom royal ;
« L’or et la pourpre ornaient le siège impérial.

Soudain il se montre avec les restes de sa splendeur aux yeux de son peuple, qui frappe les voûtes de ses acclamations d’étonnement et d’amour : lui-même leur rend compte des peines de son entreprise et de l’issue de ses travaux ; son orgueil se flatte alors d’un surcroît déloges.

« Mais quand il se promet des applaudissements,
« L’air soudain retentit d’horribles sifflements.

Fiction sublime représentant bien ce blâme involontaire et général qui ne tarde pas à devenir l’accueil réservé au crime présomptueux par l’indignation qu’il excite même à ses complices. Enfin le serpent reparaît :

« De son trône sans gloire il s’élance, il s’abat.
« Sous sa forme rampante en vain il se débat.
« La main du Tout-Puissant sur lui pèse et le dompte :
« Ce qui fit son succès aujourd’hui fait sa honte.
« Il veut parler, trois dards, qu’il agite à la fois,
« Remplacent en sifflant l’organe de sa voix.

Autre vive image des reproches que les méchants s’adressent en leur propre conscience, qui les force à se mépriser eux-mêmes.

« Dans le même destin, rois, sujets se confondent :
« Aux sifflements aigus les sifflements répondent.
« L’un par l’autre saisis, l’un par l’autre embrassés,
« Tous par d’horribles nœuds se sont entrelacés.

Nouvelle figure des accusations réciproques et des cruelles récriminations des agents du mal, qui ne peuvent, en se décriant les uns et les autres, échapper à l’opprobre de la complicité qui les a souillés tour à tour. Le poète conserve encore au dragon dominateur une ombre de supériorité sur les reptiles subalternes qui l’entourent.

« Leur rage aveugle encore obéit à sa rage.
« Il sort, tout l’accompagne ; ils arrivent aux lieux
« Où tous ceux qu’épargna la vengeance des cieux
« Veillaient à chaque porte, ou joignant leurs bannières,
« Déployaient dans les champs leurs phalanges guerrières,
« Attendant que ce chef, objet de tant de vœux,
« Superbe et triomphant, reparaisse à leurs yeux.
« Mais quel spectacle affreux trompe leur espérance ;
« Partout de noirs serpents s’offre une horde immense.

C’est alors que se prolonge un emblématique tableau de la défection des drapeaux du monstre devant la foule horrible des adversaires qu’il s’est attirés :

« Leurs bras sont enchaînés par d’invincibles charmes,
« Même effroi fait tomber les guerriers et les armes.
« Tous, poussant à la fois des hurlements affreux,
« Suivent en se traînant leurs frères malheureux.
« Un même châtiment punit le même crime :
« D’une horreur mutuelle un instinct unanime
« Fait siffler tous les dards, et leur orgueil surpris
« Reçoit au lieu d’honneurs les signes du mépris.

Et, par un dernier coup de pinceau, un nouvel arbre défendu se reproduit à leurs regards : ils convoitent ses fruits pareils à ceux que l’autre portait ; ils s’attachent et se pendent à ses branches ; mais ils n’y cueillent que des fruits âcres et piquants, et mâchent une cendre amère et pétrie de sucs empoisonnés. Poétique allusion aux objets tentateurs que cherche à dévorer la cupidité, et que les dégoûts et les remords cuisants convertissent en fruits détestables de ses peines. Le sublime de l’allégorie éclate dans cette fable, dont Addison admire la grandeur, quand de froids critiques dédaignent d’examiner la petitesse que leur courte vue croit y apercevoir, tant le sublime est diversement jugé par le savoir où l’ignorance ! Les dépréciateurs de cette fiction n’en eussent pas tourné l’excellence en ridicule, s’ils avaient assisté comme Milton, et comme nous, aux suites des révolutions ambitieuses dont elle est le frappant emblème. Ils n’eussent pas trouvé que c’était un léger châtiment des triomphantes scélératesses du conquérant infernal, que de s’entendre sifflé de ses propres suppôts et de ses ministres soudain transformés en obscurs reptiles : ils n’eussent pas cru qu’un bruit de mépris universel, que Milton ne donne allégoriquement que comme un on dit, punissait peu l’audacieux esprit des ténèbres des exploits de sa campagne pernicieuse au genre humain. Ne sentent-ils pas que le sujet du poème est la chute des vanités du démon ; et que le supplice le plus intolérable pour l’orgueil, c’est de subir une humiliation éternelle, peine plus rigoureuse que la mort même ? Idée profonde, idée juste et vraie, en un mot toute sublime ; idée à laquelle s’attache, par un effet du génie de Milton, la justification de sa vertu personnelle et trop calomniée. En effet que signifie le renouvellement de la forme honteuse des esclaves de son Satan, et la métamorphose annuelle qu’ils subissent à jamais, si ce n’est une allusion à l’anniversaire d’un forfait qu’il condamna dans son parti même, et que son républicanisme déplora comme un fatal égarement dans l’âge de l’expérience ? Négligerais-je ce témoignage en faveur de l’Homère anglais ? et ne dois-je pas relever tout ce qu’a de sublime cette fable ingénieuse, qui produit à la fois pour tous les temps une application si forte aux revers de l’orgueil, et l’authentique protestation de la conscience de ce grand poète ? Ce fut lui pourtant que des ressentiments invétérés voulurent, à défaut d’une proscription capitale, reléguer dans l’ombre de l’oubli, mais que l’impartialité des temps retira de cet exil pour le consacrer à une immortelle mémoire. La famille des Stuarts se crut le droit d’anéantir sa gloire, parce qu’elle prétendit pouvoir punir ses talents même de l’influence qu’ils donnèrent à ses opinions hardies : la justice des siècles les sauva de cette vengeance, parce qu’elle reconnut que la nature forte du génie, toujours tendant à la liberté, n’aspire qu’à la conquérir à tout prix, et que, par sa vigueur indomptable, s’élevant jusqu’à cette haute abstraction, il y sacrifie à son insu tout ce qui lui paraît au-dessous de ce but suprême. Mais, quand les hommes supérieurs, tels que Milton, détrompés par le spectacle des passions vulgaires sur la possibilité de l’atteindre, aperçoivent que leurs cruels sacrifices, devenus stériles, ne sont plus que des crimes, c’est alors qu’ils reviennent sur eux-mêmes ; c’est alors qu’ils gémissent, comme lui, sur l’exaltation de leur âme, qui leur fit immoler l’inviolabilité des têtes couronnées à l’originelle et primitive souveraineté de la race humaine ; c’est alors que, redescendus au matériel des intérêts, ils abjurent ce que leur dictèrent la témérité de leurs vues spirituelles et leur aveugle amour du bien des peuples.

On ne disconviendra pas que des fautes n’obscurcissent par intervalle l’éclat du Paradis perdu, et que l’extravagant ne s’y mêle en plusieurs endroits au vrai sublime de sentiment, de sujet et d’images ; car il en a de toutes les sortes : mais ses défauts sont de petits nuages dans un beau ciel, ou, comme on l’a dit, des taches au soleil ; ils semblent venir de ces vapeurs qui offusquent de temps en temps les esprits lumineux. Vaste et abondant comme la nature, le génie de l’auteur est irrégulier comme elle, et n’a pas la perfection uniforme de l’art. Homère, plus sublime que Virgile, n’est pas aussi achevé que lui dans le détail : il s’élance plus haut et risque plus souvent de retomber. Longin nous dira, « que c’est un médiocre avantage d’être exempt de fautes, si l’on n’a quelque chose de surnaturel et de divin ; que d’exceller en toutes les autres parties, cela n’a rien qui passe la portée de l’homme, mais que le sublime nous élève aussi haut que les dieux ; que tout ce qu’on gagne à ne point faillir, c’est qu’on ne peut être repris ; mais que le grand se fait admirer, et qu’un seul de ses beaux traits qu’on rencontre dans les ouvrages de génie peut payer tous leurs défauts ». Cette opinion des anciens s’est maintenue parmi les doctes modernes ; et l’illustre Pope, dans son apologie d’Homère, assure « qu’il pardonnerait plus volontiers en cette matière la folie que la froideur ; et qu’il n’envie point à un poète d’avoir des amis qui le qualifient de simple, tandis que le reste des lecteurs le déclare stupide ». Il est une simplicité gracieuse et noble, il en est une plate et rampante. Ce traducteur de l’Iliade ne voulait pas, comme Voltaire, qui glaça son poème par les prudentes réserves de son goût, que le sublime fût si tempéré et que le merveilleux fût si sage ; Pope voulait que le génie se variât ainsi que le modèle grec. « Est-il élevé, hardi, sublime, dit-il, élevons-nous de toutes nos forces. S’abaisse-t-il, abaissons-nous avec lui sans craindre la mauvaise humeur d’un critique moderne. » Profitons de cet utile encouragement que donne Addison aux auteurs contre les censures erronées : on ne saurait trop souvent appliquer son blâme aux épilogueurs du jour, qui, pensant que la critique ne peut être critiquée, font consister la littérature en argumentation de rhétorique, et qui ôtent à Pégase intimidé ce je ne sais quoi d’emporté qui le fait voler jusqu’aux sommités des choses. De la définition que nous avons faite du sublime, en le distinguant du merveilleux, on déduira facilement le vice qui lui est contraire, je veux dire la bassesse : le sublime étant la plus haute mesure des idées ou des sentiments ne ressemble pas non plus à l’exagération. Sa première qualité, c’est d’être clair et vrai : tout ce qui excède la raison est obscur et faux ; tout ce qui outre les dimensions des choses, soit par l’enflure des formes, soit par l’emphase de la diction, n’est plus que ridicule et absurde.

Faux sublime très fréquent chez Lucain.

Lucain saisit votre esprit par le grand dans la noble justesse de son éloquence ; mais cette grandeur véritable de ses harangues le quitte dans ses descriptions surchargées de merveilles qui, à force d’être surprenantes, cessent d’être concevables, ou choquent le bon sens ; on n’y sent plus le génie qui se passionne, mais l’imagination qui s’enivre des flots d’une verve débordée. Le mot historique de César au pilote de Brindeak, qu’épouvante un orage, « Ne crains pas, tu portes César et sa fortune », est vraiment sublime : le poétique discours que Lucain fait tenir à ce héros n’est qu’une lourde amplification. La poésie s’écarte loin du beau qui lui est propre, lorsqu’elle ne surpasse pas les grands effets de l’histoire.

Absence du sublime dans la Henriade.

Le défaut contraire se fait remarquer dans la Henriade : son auteur, exact et raisonnable, n’outre jamais le sublime, il est vrai ; mais à peine s’il y arrive : le seul point qu’il atteigne est la noblesse et la vérité commune : nulle part il ne s’échauffe assez pour monter à l’extraordinaire, à l’étonnant qui nous frappe, et nous éblouit : la clarté qu’il jette est tremblante, pâle et voilée. Il n’a point ce feu d’Homère et de Virgile qui, dans l’effusion d’une lumière vive et constante, étincelle en larges éclairs, et dévore tout en passant d’un rapide et brillant incendie. On a retenu mille mots, partis du cœur d’Henri IV, où le caractère de sa sublime bonhomie éclate plus hautement que dans les plus nobles discours du poète. Ce n’est pas toujours dans les choses élevées que le génie rencontre le sublime ; un des premiers secrets de l’art est de le chercher dans les choses ordinaires et simples. Ce sublime de naïveté diversifie le ton uniforme qu’une grandeur égale soutiendrait dans l’épopée aux dépens des plaisirs du lecteur : nous aimons les contrastes qu’apporte la simplicité dans les sujets majestueux ; et notre goût s’émousse et se fatigue au spectacle continu de l’extraordinaire. Mais, je le répète, il faut que dans la simplicité même le grand se fasse sentir, et la rehausse agréablement.

Exemples de sublimité simple dans Homère.

Homère ne dédaigne pas de nous peindre la jeune fille d’Alcinoüs lavant ses vêtements et ses voiles sur le bord de la mer ; et le ballon lancé dans l’air par ses folâtres suivantes, allant réveiller Ulysse nu sur le rivage :’il apparaîtra devant ces timides vierges ; elles fuiront à sa vue ; Nausicaa seule restera pour écouter sa prière, et soutiendra l’aspect de sa nudité, que couvriront à ses yeux les sentiments d’une pudeur ingénue, et d’une commisération naturelle : voilà le sublime de l’innocence. Le fidèle chien qu’Ulysse laissa dans son palais, ne sera point un acteur négligé dans l’épopée ; une double péripétie, produite par la reconnaissance et par la mort de cet ami domestique, qui expire en léchant les pieds de son maître, signalera, dans une scène naïvement sublime, le caractère d’un constant souvenir que les hommes n’obtiennent guères de leurs semblables : une même source admirable de sensibilité répandra le sublime sur le pasteur Eumée et sur la vieille nourrice Euryclée.

À l’école de ces tableaux agrandis par le simple naturel, Virgile apprit à tracer le contraste des dieux de bois d’Évandre, et des statues d’or de César, et ces humbles cabanes d’où sortirent les amphithéâtres d’une république législatrice des nations, et d’un empire oppresseur du monde entier.

Sublime naïvement épique dans les poèmes de La Fontaine.

Le goût trop subtilisé de notre âge apprécie aussi peu le charme de cette sublimité simple, qu’elle en connaît peu les mystères : le bel esprit des Perrault et des La Motte nous a corrompus avec érudition ; on va jusqu’à dénigrer ces beaux traits : il n’est que le bon La Fontaine qui se les soit approprié, et nous pourrions dire, en lisant les fables d’Adonis et de Philémon et Baucis, que notre Ésope fut encore notre seul Homère. Veut-il peindre une déité allégorique ; il l’a montre en un trait aussi grandement que la Discorde du poète grec :

« … La Renommée, en naissant inconnue,
« Nymphe qui cache enfin sa tête dans la nue.

Veut-il offrir à votre esprit Vénus même ; il caractérise la grâce, en disant que rien ne manque à la déesse ;

« Ni ce charme secret dont l’œil est enchanté,
« Ni la grâce plus belle encor que la beauté.

Pourtant il vous révèle le pouvoir de cette même beauté par ce peu de mots qu’il met dans la bouche de Vénus descendue de l’Olympe :

« La beauté dont les traits même aux dieux sont si doux,
« Est quelque chose encor de plus divin que nous.

S’il lui faut exprimer combien le plaisir des entretiens de l’amour hâte le cours du temps :

« Jours devenus moments, moments filés de soie.

Si Vénus en pleurs est forcée à regret de quitter un instant Adonis, il marque sa tendresse et sa peine par le sublime de la diction :

« Cent humides baisers achèvent ses adieux.

Quel langage que celui qui rend ainsi le mélange des pleurs et des baisers par lesquels de tristes adieux se terminent ! Méditez le secret de cette poétique fusion des mots, et la subtile hardiesse de ce tour insolite et original ; il rappelle ce beau trait de Valérius Flaccus, qui, pour peindre le saisissement d’Admète embrassant Alceste revenue des enfers, imprime la pâleur de ces deux époux aux baisers qu’ils se donnent, oscula pallentia , expression neuve, admirable néologisme, qu’il est facile aux pédants de proscrire, et difficile au génie de trouver.

La Fontaine a-t-il besoin de rendre la vélocité du coursier que monte le jeune chasseur :

« D’haleine en le suivant manquent les Aquilons.

Le dénombrement des compagnons qui l’escortent à la chasse est un tableau fait à la manière antique, et d’une touche digne de Virgile. On en peut dire autant de l’impétuosité du combat livré au sanglier, que l’auteur compare énergiquement à un brigand qui, se dérobant au supplice dans l’épaisseur d’un bois comme en un fort inaccessible, fi Laisse gronder les lois, se rit de leur courroux,

« Et ne craint point la mort, qu’il porte au sein de tous.

Ce sanglier effleure d’une blessure le beau Palmire ; et le poète exprime par un seul hémistiche quelle douloureuse sympathie fait ressentir à sa maîtresse l’atteinte d’un coup léger,

« Léger pour le héros, profond pour son amante.

Avec tant de beaux traits qui étincellent dans ce poème, admirons la sublimité naturelle des mouvements passionnés qui le remplissent, et la justesse parfaite de l’ensemble ; nous croirons lire un chant du meilleur poète ancien.

Rapprochements entre Homère et La Fontaine.

Le parallèle de La Fontaine et d’Homère devient plus évidemment juste à l’égard de Philémon et Baucis, action simple et merveilleuse à la fois, à laquelle s’adaptent le simple et le grand sublime également. Cette fable, dont la leçon morale ne tend qu’à inspirer le goût des vertus douces et des désirs modestes, a pour exorde le portrait du sage, et commence avec une heureuse élévation de pensées ;

« Il regarde à ses pieds les favoris des rois,
« Il lit au front de ceux qu’un vain luxe environne,
« Que la fortune vend ce qu’on croit qu’elle donne.

Quelle noblesse naturelle dans l’accueil que les deux époux font aux deux voyageurs divins qui viennent les éprouver sous leur chaume hospitalier !

« ……… Usez du peu que nous avons :
« L’aide des dieux a fait que nous le conservons :
« Usez-en ; saluez ces pénates d’argile.
« Jamais le ciel ne fut aux humains si facile
« Que quand Jupiter même était de simple bois :
« Depuis qu’on l’a fait d’or il est sourd à nos voix.

L’eau tiédie pour laver les pieds de leurs hôtes, les apprêts de leur feu, de leur table, de leur repas champêtre, semblent reluire par la beauté des détails, de l’admirable simplicité du poète : tout à coup le sublime change de forme, par la transition à un autre sublime qui s’élève jusqu’à une grandeur inimaginable :

« Les divins voyageurs, altérés de leur course,
« Mêlaient au vin grossier le cristal d’une source :
« Plus le vase versait, moins il s’allait vidant,
« Philémon reconnut ce miracle évident.
« Baucis n’en fit pas moins ; tous deux s’agenouillèrent,
« À ce signe d’abord leurs yeux se dessillèrent :
« Jupiter leur parut avec ses noirs sourcils,
« Qui font trembler les cieux sur leurs pôles assis.

Ne semble-t-il pas qu’avec ce Jupiter si magnifiquement dévoilé, Homère nous apparaisse dans sa majesté tout entière ? Son inspiration passe de vers en vers dans ce chef-d’œuvre ; au sublime d’une grande image, elle fait succéder celui du pathétique. Les époux demandent à la bonté du Dieu la seule grâce de mourir à la même heure : vœu attendrissant, prière que terminent deux vers dont la négligence apparente et l’air d’abandon sont le sublime de l’art du style :

« Je ne pleurerais point celle-ci, ni ses yeux
« Ne troubleraient non plus de leurs larmes ces lieux.

Jupiter les exauce ; ils vieillissent ensemble, et lorsque la métamorphose allégorique de la perte des formes et des sens qu’un long âge leur enlève, les change tous deux en arbres ; leur amour conjugal survit en eux sous une écorce insensible dans ce vers plein de sentiment,

« L’un et l’autre se dit adieu de la pensée.

Enfin la fiction s’accomplit avec une égale sublimité,

« Même instant, même sort à leur fin les entraîne :
« Baucis devient tilleul, Philémon devient chêne.

Et leurs deux noms rapprochés dans le même vers paraissent perpétuer la mémoire de la douce union de leur vie, comme la solidité du chêne et du tilleul paraît un nouvel emblème de la durée du souvenir de de ces êtres constamment vertueux. Où trouver le sublime qui l’emporte sur celui-là ?

En quittant La Fontaine, on me pardonnera de ne recueillir aucun autre exemple dans les auteurs modernes. Les traits que j’ai cités caractérisent trop bien le vrai beau pour qu’on puisse s’y méprendre en les comparant à ceux qui n’éclatent que par les antithèses, les pointes d’esprit, les recherches ingénieuses de l’élégance, les rapports forcés, et les jeux subtils qui naissent de l’alliance inusitée des mots, ou des figures. La sévérité des critiques a trop souvent reproché ces sortes de finesses au génie du Tasse. On trouve en lui plus d’or que de clinquant ; et la hauteur de son sujet, la noblesse de ses caractères, la vérité de ses passions, le portent généralement au grand. En effet le propre des fables religieuses, c’est d’élever l’esprit des poètes à cette métaphysique supérieure, qui produit l’étonnant et le sublime : aussi règne-t-il dans les harangues de Godefroi, dans ses démarches, et dans les parties principales du plan de la Jérusalem délivrée : mais on n’y distingue qu’une même espèce de sublimité soutenue par la nature de l’action, et par l’uniforme pureté du style. Ses beautés nous deviendront plus familières, quand la plume élégante et correcte de M. Baour de Lormian les aura fait harmonieusement passer en notre langue, et quand la poétique traduction qu’il en achève, et dont je connais d’excellents passages, aura rendu au Tasse le même honneur que notre Delille à Milton.

Sublimités du Dante.

Moins pur, mais plus fort et plus varié que le Tasse. dans ses innombrables fictions, le Dante y répand toutes les sortes de sublime : dès le premier pas il vous fait toucher au seuil de l’enfer, et quand vous allez le franchir, tout à coup il en personnifie la porte, qui prend une voix, et qui vous frappe de cette foudroyante et mémorable apostrophe,

« Par moi l’on va dans la cité des lamentations,
« Par moi l’on va aux éternelles douleurs,
« Par moi l’on va chez la nation réprouvée :
« …………………………………………………
« Laissez-là toute espérance, ô vous qui entrez !

Paroles menaçantes qui ont retenti dans tout le monde poétique, et qui signalent d’abord le sombre génie du poète florentin : tour à tour attendrissant, terrible, naïf, il puise en sa forte imagination la forme de tous les vices, l’image de tous les châtiments ; et non moins pathétique dans les plaintes amoureuses de Rimini, qu’effrayant dans les discours qu’Ugolin affamé, pâle de rage, adresse à son petit Anselme expirant, qui va lui servir de pâture ; son génie prend un si surprenant essor avec la céleste Béatrix, qu’à peine le pouvez-vous suivre en son vol qui plane d’une aile si bien déployée au séjour des anges et de la béatitude. Heureux si la bizarrerie de ses inventions ne défigurait pas quelquefois leur beauté ; la plupart d’entre elles sont pourtant si frappantes qu’on s’étonne que la critique de ses contemporains ait longtemps prévalu contre l’évidence de leur grandeur. On ne peut accuser de l’injustice dont il se défendit lui-même, que l’aveugle envie qu’il représente dans son purgatoire, les paupières cousues d’un fil de fer en punition d’avoir fermé les yeux devant les beautés les plus visibles. Ses conceptions originales lui ont valu le titre d’inventeur comme à Homère, non qu’une égale perfection le place au même niveau, mais parce qu’il a mérité de s’asseoir aussi dans un premier rang, en créant comme lui un merveilleux tout neuf tiré des symboles de la nature, et des traditions théologiques de son crédule siècle. « Il n’y a sans doute aucune comparaison à faire entre l’Iliade et la Divine Comédie, écrit le docte M. Ginguené ; mais, ajoute-t-il spirituellement, c’est parce qu’il n’y a aucun rapport entre ces deux poèmes, qu’il y en a un grand entre ces deux poètes, celui de l’invention poétique et du génie créateur. » Pour moi, je pense que le bon goût aurait droit de louer le Dante sans restriction, s’il eût mieux réglé la marche de sa muse sur les pas du guide qu’il a pris en sa descente dans l’enfer. Le divin cygne de Mantoue, qui se soutient toujours au souvenir d’un brillant idéal, l’eût détourné des horreurs parmi lesquelles il se plonge ; il l’eût retiré des amas fangeux de monstruosités sur lesquelles son imagination se roule, se salit, se fatigue, et s’égare. L’extraordinaire et le terrible produisent souvent le sublime ; mais l’horrible et le bizarre n’en offrent jamais que la fausse apparence.

Différence des terribles images de Virgile, et des monstrueuses figures du Dante.

Il est effrayant et douloureux d’envisager le Laocoon et ses enfants déchirés par les morsures de deux immenses reptiles qui les serrent de leurs replis, et qui surmontent de leurs crêtes sanglantes la vénérable tête de leur victime en pleurs et jetant des cris vers les deux : mais il est affreux et repoussant de se figurer des damnés concussionnaires entortillés par des serpents tout hérissés, qui, dans une mutuelle transmutation, métamorphose inconcevable entre le corps et les membres de ceux-ci, et le tronc, la croupe et la queue écaillés de ceux-là, semblent se coller et se fondre à demi dans leurs chairs creusées les unes par les autres, se sillonner de plaies, échanger entre eux la moitié de leurs formés et de leur composé mobile, puis se courber, se dresser en partie indistincte, et marcher et ramper à la fois en un mélange hideux qu’on n’a jamais vu, qu’on ne peut plus oublier, dont on frémit de se souvenir, et dans la double confusion duquel l’œil ne sait s’il aperçoit l’homme et le dragon enlacés, ou les deux natures mutilées de l’hydre et de l’homme, qui, s’animalisant ensemble, se seraient monstrueusement incorporés en s’entre-dévorant. Quelle que soit l’énergie du dessin, la vigueur du coloris qui réalise cette horreur fantastique, quelle que soit la fierté mâle de l’expression, et surtout la force de l’allégorie, qui représente ainsi la perfide et basse duplicité des voleurs de l’état, que Dante dépouille des traits humains par cette image hardie de leur inhumanité dévoratrice qui les porte à se déchirer entre eux, après avoir sucé la substance du peuple ; on hésite à reconnaître le sublime en des fictions pires que la face de Méduse, et si peu comparables aux supplices d’Ixion et de Tityeal, aux ondes fuyant les lèvres de Tantale, à l’urne percée des Danaïdes, et même aux couleuvres ceignant le front des Furies.

Les châtiments décrits dans l’enfer catholique vous glacent et vous répugnent à contempler, parce qu’ils sont physiques et qu’ils ressemblent aux tortures inventées par les inquisiteurs ou par les tyrans : les peines du Tartare mythologique vous épouvantent et vous étonnent, parce que ce sont des punitions surnaturelles, qui paraissent ne pouvoir être infligées que par des Dieux. Répétons-nous que la loi du beau, dans les arts, exclut la grimace des douleurs convulsives, et que la pure idéalité constitue vraiment le sublime.

Vrai sublime des fictions de Virgile.

Virgile, que Dante choisit pour se diriger, lui eût appris ce que la perfection des formes, la place et l’ordre des choses, la progression mesurée des effets, et le juste enchaînement des images, ajoutent à la sublimité : d’où vient la suprême transcendance du sixième chant de l’Énéide ? Là plus de passions, plus de caractères, plus de pitié dramatique ; mais le plein sublime des idées et des peintures ; et ce sublime assorti au merveilleux du double tableau d’un Tartare effroyable et d’un ravissant Élysée ; toutes les richesses du savoir et de la philosophie ancienne, ramassées par le génie, et concentrées dans un seul chant digne de l’harmonie d’Orphée ! Qu’on suppose entendre avec recueillement d’un bout à l’autre, un tel chant accompagné de la lyre antique, ne manquerait-on pas de langage pour exprimer les impressions profondes qu’on aurait éprouvées ? Ne serait-on pas dans l’état de Télémaque, à qui les paroles de l’ombre d’Arcésius entraient jusqu’au fond du cœur : « Elles s’y gravaient, dit Fénelon ; (écoutez-le, ceci est encore du sublime) elles s’y gravaient comme un habile ouvrier grave sur l’airain les figures qu’il veut montrer aux yeux de la plus reculée postérité. Ces sages paroles étaient comme une flamme subtile qui pénétrait dans les entrailles du jeune Télémaque, il se sentait ému et embrasé : je ne sais quoi de divin semblait fondre son cœur au-dedans de lui. Ce qu’il portait dans la partie la plus intime de lui-même, le consumait secrètement ; il ne pouvait ni le contenir, ni le supporter, ni résister à une si violente impression : c’était un sentiment vif et délicieux qui était mêlé d’un tourment capable d’arracher la vie. »

Quel poétique passage ! quelle langue ! quel tour simple et pur ! quelle douceur et quelle force à la fois ! Qu’aurions-nous pu dire qui s’appliquât mieux au charme inconcevable et pénétrant des sublimités de Virgile ?

Sublimité poétique de Fénelon.

De si belles périodes font reconnaître la haute imagination du prosateur qui nous offre, dans ses champs élyséens, la fictive existence des justes fortunés rayonnant dans une atmosphère lumineuse, et nourris de sa lumière qu’ils respirent, et qui s’incorporent en leur essence, comme l’air et les aliments qui soutiennent les vivants sur la terre. N’affirmerait-on pas, en écoutant une prose si parfaite, qu’Aristote eut raison de déclarer que la versification n’est point une indispensable qualité de l’épopée.

Toutefois, en admettant que cette condition fut devenue nécessaire, Fénelon la rachète par tant d’autres, que nous méconnaîtrions plutôt un poème épique dans les vers de la Henriade, que dans la poésie non rimée du Télémaque. À ce titre, il faudrait que tant de digressions morales et de leçons politiques n’eussent pas ralenti la fable de ce dernier ouvrage : ce sont là les raisons qui l’excluent du genre dans lequel il entrerait par le merveilleux et par le sublime. Les hauts points de vue sous lesquels nous avons envisagé Milton nous dispenseraient de considérer en ce moment Klopstock, dont nous avons, à l’égard d’une autre condition, critiqué l’emphase extatique, et le langage embarrassé d’une affectation mystérieuse. L’imagination de ce dernier emprunta du Paradis perdu le grand ordre idéal qu’il transporta dans la Messiade. Il doit au souffle inspirateur du poète anglais cette impulsion, qui seule pouvait l’élever jusqu’aux sublimes fictions de ces mondes hyperboliques à travers lesquels il s’élança sur les traces qu’avait frayées son audacieux modèle : mais disons qu’il ne doit qu’à son propre génie, et qu’aux propriétés de son sujet chrétien, deux exemples originaux de sublimités, très louables dans son poème.

Deux fictions sublimes de Klopstock.

Sa muse veut peindre le châtiment de la trahison et du suicide : Iscariot a vendu son divin maître ; déchiré de remords et de pitié, ne pouvant plus soutenir l’horreur de son forfait, ni l’aspect des souffrances de sa victime, il croit trouver un refuge dans la nuit de la mort ; elle est à ses yeux l’anéantissement de l’être : celui qui a dit sur le mont Horeb « Tu ne tueras point » n’est plus pour lui le Dieu qui lui défend de se tuer lui-même, il n’est plus aucun Dieu qu’il avoue et qu’il redoute ; il ne craint que le sentiment de sa détestable existence ; il cherche le repos dans sa destruction, et se tue de sa propre main. À ce coup, dit le poète, des esprits vitaux, émanés de sa dépouille, s’élèvent comme en vapeur légère, environnent son âme qui s’envole, et, plus rapides que la pensée, forment autour d’elle un nouveau corps qui sent, qui voit, qui tremble et frémit : l’âme, remise de son trouble, recommence à penser : elle se demande ce qu’elle est, où elle est, où elle va, ce qu’elle devient : elle se répond, je vis, je souffre, je suis moi, je suis le traître qui espérais finir, je vois un abîme de douleurs. Qu’aperçois-je encore ? mon affreux cadavre ! Qu’entends-je ? la voix d’un juge inévitable, et les gémissements de l’innocent qui périt par mon infamie ! Cette âme de Judas éprouve d’abord le tourment qu’elle avait voulu fuir ; elle est traînée par l’ange de la vengeance au pied de la croix ; elle assiste aux derniers soupirs du juste expirant, et son immortelle vie devient une interminable torture. Cet effrayant tableau ne présente-t-il pas la plus frappante allégorie du passage d’une mort matérielle à la spirituelle éternité des peines de l’Enfer ? La poésie pouvait-elle réaliser plus vivement ce dogme que l’éloquence n’eût étalé qu’en déclamations ? À ce sublime de terreur, succède plus loin un sublime de pathétique dans l’hymne de Miriamam et de Debora, qui chantent au haut du ciel le sacrifice du Messie à l’heure de sa consommation. L’enthousiasme le plus pur anime, en ce chant, tous les traits de la mourante hostie, et prêle des attributions vivantes et sensibles à tous les instruments de son opprobre et de son trépas.

« Ô le plus beau des hommes, s’écrie la voix inspirée ! il était le plus beau de tous ; mais la mort, la mort sanglante, l’a défiguré !

« Cèdres, versez des larmes ; ce cèdre qui gémit était sur le Liban : il prêtait son ombre au voyageur fatigué, mais il a été taillé en croix.

« Buissons fleuris de la vallée, attristez-vous : cette branche homicide croissait près d’un ruisseau argenté ; elle a été ployée en couronne autour de la tête de l’homme-dieu.

« Ces mains infatigables qu’il levait sans cesse vers son père en faveur des pécheurs, ces pieds qu’il ne se lassait pas de porter dans la cabane des malheureux ; ces pieds et ces mains sont percés par le fer.

« Ce front divin qu’il humiliait dans la poussière ; ce front d’où coulait sur la montagne une sueur mêlée de sang, ce front est déchiré par une couronne ensanglantée.

« Le glaive de la douleur perce l’âme de sa mère : prends pitié de ta mère, fils divin ; soutiens-la, empêche-la de mourir.

« Si j’étais sa mère, et que je fusse déjà dans le sein de la joie éternelle, le glaive de la douleur viendrait encore y percer mon âme… »

Ce dernier trait me paraît le plus sublime, et le reste de ce chant alternatif éclate de mille beautés de sentiment. Bientôt vous voyez la tête d’Emmanuel se pencher pour ne plus se relever ; vous entendez Jérusalem souillée pleurer sur sa misère ; et Jérusalem glorieuse chanter son triomphe ; et l’offrande réconciliant l’Éternel avec le genre humain. Voilà comme on grandit, par les hautes figures, l’expression de la douleur qui multiplie toujours les images, et qui donne la vie à toutes les formes des choses inanimées. Ce ne sont point là les grandeurs fantastiques du poète allemand, mais des sublimités réelles, touchantes, qui n’ont pas besoin d’être traduites en vers pour qu’on les reconnaisse essentiellement poétiques.

L’Argonautique de Valérius, et la Lusiade du Camoëns se soutiennent par le merveilleux ; mais ces épopées ont rarement du sublime : et je crois utile de noter que le succès moins étendu de ces deux poèmes tient à l’absence de cette condition. Vous observerez, à l’examen de chacun, que quelque imperfection résulte toujours, dans les ouvrages, de la négligence ou de l’omission d’une seule des règles.

Sans doute on a remarqué que l’épopée badine ne se constitue pas absolument de cette élévation qui s’appelle le sublime : l’art y supplée par l’éminence du comique, ainsi que l’a fait l’Arioste, et comme on voit que la force du ridicule est le point élevé de la comédie. Un seul exemple du chantre de Roland confirmera le précepte.

Belle allégorie de l’Arioste.

L’armée de Charlemagne a besoin qu’un renfort de troupes entre dans Paris à l’insu des Maures : aussitôt l’ange Michel reçoit l’ordre du Tout-Puissant, qui veut troubler le camp des infidèles, et leur dérober la vue du secours qu’attendent les chrétiens, d’amener le Silence qui doit accompagner les soldats, et la Discorde qui doit agiter les ennemis. Michel, après avoir bien médité sa commission, pense qu’il ne trouvera le Silence que dans les cloîtres : il y vole : mais que lui dit-on à la porte ?

« Le Silence n’habite plus ici : il n’y est plus qu’en écrit à l’entrée du chœur, des dortoirs, des réfectoires, et des cellules. Il n’en existe plus que le nom. À présent on n’y trouve non plus ni la Pitié, ni l’Humilité, ni l’Amour du prochain, ni la Paix. »

Michel se détourne très étonné, lorsqu’il aperçoit dans ce lieu saint, qui ? la Discorde. Quelle surprise pour lui, qui se disposait à l’aller chercher aux enfers ! Elle a pour compagne la Fraude, que l’Arioste dépeint avec un visage serein, un habit décent, un regard humble, une démarche grave, un parler si bénin et si modeste, qu’on l’aurait prise pour l’ange Gabriel disant ave. Du reste, laide, difforme, et cachant sous une longue et large robe un poignard empoisonné. C’est à la Fraude que Michel demande où est le Silence, dont elle connaît la finesse, qui a déserté la demeure des philosophes et des religieux, qui a rôdé la nuit avec les amants, qui s’est ensuite retiré auprès des faux-monnayeurs, des traîtres, et des homicides, et qui enfin s’est caché dans l’antre du Sommeil. On sait que le plus haut comique excelle en cette fiction, et l’on y reconnaît l’endroit d’où Boileau tira comiquement aussi sa déesse Discorde.

« …… Encor toute noire de crimes,
« Sortant des Cordeliers pour aller aux Minimes,
« Avec cet air hideux qui fait frémir la Paix.

La déité de l’Arioste est reconnaissable chez Boileau, qui, l’ayant rencontrée toute chargée de sacs à procès, devant, derrière, et à côté des notaires, des procureurs, et de tous les agents de loi, transmet ses attributions à la Chicane, et la conduit au palais de cette dévorante compagne. L’éminence du comique équivaut à la sublimité dans les deux poèmes badins de l’Italien et du Français : mais la simple gaieté du conte, et la plaisanterie modérée, n’eussent pas suffi à les rendre épiques ; de même que la noblesse ne suffit pas à la grave épopée, qui veut le sublime, c’est-à-dire ce vol de la pensée, cet élan d’enthousiasme qui se soutient en des régions lumineuses, où l’on croirait que la Minerve du poète, à légal de celle qui sortit du cerveau de Jupiter,

« Monte au séjour des dieux, sa demeure éternelle,
« Voûte d’or et d’azur que n’obscurcissent pas
« Les torrents orageux, la nue et les frimas ;
« Ciel sans nuit et sans voile, aux vents impénétrable,
« Et qu’à toute heure éclaire un jour inaltérable.

À cette image que j’ai traduite de l’Olympe d’Homère, comparez l’idée de la sublimité nécessaire à la poésie épique, et nous l’aurons assez définie.

12e Règle. La moralité.

Jusqu’ici, vous m’avez entendu insister sur chacune des conditions : je n’appuierai pas autant sur celle de la moralité. Les avis sont si partagés à son égard, quant à l’épopée, que je l’en aurais omise sans préjudice aux préceptes de l’art, si je n’avais pensé qu’il faut établir le code des règles sur ce qu’il y a de parfaitement complet, et non sur les heureuses exceptions. En effet, quoique la moralité ne doive pas toujours ressortir d’une fable épique, ni la conclure, on voit qu’elle est le résultat définitif des meilleurs poèmes. Au contraire, ceux dont elle ne se déduit pas, sont moins accomplis. Modelons-nous donc sur le mieux, et admettons la condition morale comme règle intégrante, puisque l’Iliade, l’Odyssée, l’Énéide, et le Paradis perdu, paraissent en avoir reçu leur durable solidité. J’ajouterai même que le sublime qui rapproche le Télémaque du rang de l’épopée se fonde sur la grandeur de la moralité qu’il renferme. Est-il rien de plus majestueux et de plus moral que de peindre la jeunesse d’un héros conduite à travers les dangers et les écueils par la divinité de la prudence, sous la figure d’un sage vieillard ? On nous opposera que l’Argonautique, la Jérusalem délivrée, la Lusiade, sont des épopées, et que leur action totale n’aboutit pas à une moralité définitive : ce ne sont purement que des narrations de différents faits historiques et merveilleux, racontés seulement pour le plaisir de l’imagination : il est vrai, mais ces récits abondent de tous côtés en sages maximes, en philosophie, en vérités utiles ; nous serions donc autorisés à faire au moins une loi de ces moralités dans les discours et dans le détail. À plus forte raison devons-nous en établir la condition, lorsque nous la trouvons dans le résultat de l’ensemble des chants d’Homère, de Virgile, de Milton, et même du Dante.

Moralité d’Homère, de Virgile.

L’un apprend aux rois et aux peuples les suites pernicieuses de leur violation du droit des gens, et des fureurs de la vengeance : il présente aux hommes les désordres qu’entraîne l’abandon de leurs foyers d’où les arrache l’amour des expéditions lointaines : l’autre vous révèle dans les aventures d’Énée, que la piété, la persévérance, le mépris des passions, et le respect de la justice et des coutumes sont les devoirs des législateurs, et les seuls moyens de réussir à fonder les nations.

Moralité de Milton.

Celui-ci vous offre, dans la chute des anges rebelles et de l’homme transgresseur d’une loi, un moral emblème du malheur des révoltes de l’ambitieuse envie, et de la dégradation dans laquelle tombe l’orgueil qui ose interpréter les commandements éternels, et aspirer au rang suprême. L’auteur s’enrichit, en outre, des moralités saillantes de la Bible et des livres apostoliques, également remplis de traits où étincelle le grand sublime et le sublime simple, et des récits naïfs qui remuent le cœur par l’expression des sentiments pieux, vrais et charitables.

Moralité du Dante.

Enfin celui-là par le spectacle de sa Divine Comédie, vous étale les supplices réservés au crime, les expiations inévitables aux fautes, et les récompenses promises par la céleste équité, afin que de ce vaste tableau ressorte une leçon dont le souvenir se grave assez fortement dans votre imagination frappée pour vous écarter du mal, et vous diriger au bien. Ces pleines moralités ne nous sont-elles pas évidentes ?

Moralité des poèmes héroï-comiques et satiriques.

Ouvrez de plus les épopées héroï-comiques ; vous y verrez la satire des folies humaines, ou des vices, remplacer la gravité des leçons sérieuses, et les reproduire sous une forme enjouée. La manie vagabonde des chevaliers, l’extravagance de leurs prouesses militaires et de leur courtoisie errante, l’imposture, l’avarice, la jalousie, la concupiscence, et l’oisiveté des gens d’église, fournissent à l’Arioste et à Boileau l’occasion de railler les deux abus les plus funestes du monde, celui de la bravoure déréglée et celui des choses saintes. Concluons des plus parfaits exemples que la moralité, proprement dite, n’est exclue des grandes épopées qu’à leur détriment et que la satire en tient lieu dans les poèmes héroï-comiques-Cette condition, sinon indispensable, au moins importante, tout en rehaussant la nature du comique dans les uns, et en agrandissant le sublime dans les autres, joint eh eux l’instruction au plaisir, et leur donne un poids qui les rend plus généralement précieux et recommandables aux bons juges. Les hommes font peu de cas des plus belles fleurs poétiques, s’ils n’en peuvent retirer des fruits ; et l’on ne doit pas, dans le plus beau genre des ouvrages de l’esprit, négliger ce précepte d’Horace, d’unir l’utile à l’agréable.

Notre bon fabuliste se distingue par ce soin autant que par le sublime. Refeuilletez le petit poème des Filles de Minée, d’où rejaillissent principalement trois moralités : une contre l’aveuglement de l’amour dans l’aventure de Thisbé, dont il nous fait pleurer le suicide, par ces vers pleins de grâce,

« Elle tombe, et tombant, range ses vêtements,
« Dernier trait de pudeur même aux derniers moments.

Une, contre les jalousies de l’hymen, dans la mort de Procris, percée involontairement d’une flèche de Céphale. Enfin une, contre l’impiété des indévotes ouvrières, qui osent filer et travailler de l’aiguille au jour d’une solennité consacrée : cette leçon est la plus grave, et mérite une profonde méditation : n’en rions pas. Nous y voyons d’abord comment La Fontaine désigne ces laborieuses filles :

« Troupe aux arts de Pallas dès l’enfance adonnée,
« Et de qui le travail fit entrer en courroux
« Bacchus, à juste droit de ses honneurs jaloux :
« Tout Dieu veut aux humains se faire reconnaître.

Cependant elles se refusent à quitter les fuseaux ; et le poète nous prémunit déjà contre la vanité mutine, que notre propre sagesse et notre industrie nous inspirent, en nous présentant ces obstinées fileuses comme instruites et chéries par Minerve même : leur présomptueux esprit finira par un sacrilège, et commence par le blasphème : elles babillent indiscrètement sur la quantité de leurs dieux, ainsi que nos incrédules parlent scandaleusement de nos saints et de nos patronnes :

« L’Olympe ne peut plus contenir tant de têtes,
« Ni l’an fournir des jours assez pour tant de fêtes.

Les voilà qui brodent et ourdissent leur trame avec cet empressement inquiet qui signale plutôt l’ardeur de mal faire que la raisonnable activité : on aperçoit dans leur émulation cet effet du trouble de la conscience des esprits-forts qui osent se soustraire aux saintes pratiques : elles ont besoin de tromper leur peur secrète, en se faisant des contes les plus intéressants possibles : mais que leur arrive-t-il enfin ? Pour n’avoir pas assisté aux offices de Bacchus, et n’avoir pas gardé la facile oisiveté du dimanche dionysiaque, un coup de tonnerre abat soudain le caquet de ces audacieuses. Le dieu païen qui n’a point de subalternes pour surveiller l’observance des règlements de sa loi dominicale, et qui fait lui-même la police de ses fêtes, entre en personne dans leur laboratoire :

« Où sont, dit-il, ces sœurs à la main sacrilège ?
« Que Pallas les défende, et vienne en leur faveur
« Opposer son égide à ma juste fureur,
« Rien ne m’empêchera de punir leur offense ;
« Voyez, et qu’on se rie après de ma puissance.
« Il n’eût pas dit, qu’on vit trois monstres au plancher
« Ailés, noirs, et velus, en un coin s’attacher :
« On cherche les trois sœurs ; on n’en voit nulle trace.
« Leurs métiers sont brisés ; on élève en leur place
« Une chapelle au dieu, père du vrai nectar.
« Pallas a beau se plaindre, elle a beau prendre part
« Au destin de ces sœurs par elles protégées ;
« Quand quelque dieu, voyant ses bontés négligées,
« Nous fait sentir son ire, un autre n’y peut rien.
« L’Olympe s’entretient en paix par ce moyen.

Ces vers sont pleins d’éléments d’instruction. Comment une divinité sévère vengerait-elle ses commandements, ses jeûnes et ses carêmes, si le dieu des orgies sanctifiées, fermant les ateliers et les boutiques, pour ouvrir les cabarets, venge ainsi ses oraisons et ses bacchanales ? Comment traite-t-il ces travailleuses réfractaires ? Il les transforme en chauves-souris, volatiles rencognées sous les toits et dans l’obscurité, tandis que les autres courent les champs et respirent l’air, la distraction et la joie. Le bon La Fontaine nous avertit finement aussi qu’il en est de l’Olympe comme des cours, où lorsque l’on fâche un prince ou quelque ministre, un autre se garde bien de vous protéger, de crainte de s’attirer une inimitié qui trouble la paix céleste. Cette fable antique atteste que, de temps immémorial, la religion ne permit de labeurs qu’aux jours ouvrables ; et si des païennes n’ont encouru que la peine d’une métamorphose, quand leurs dieux les punissaient directement, nous n’en serions pas quittes peut-être à si bon compte, nous, chez qui les ordonnances de l’Éternel sont maintenues par ses vicaires, et même par des laïcs. Ainsi, comme le recommande notre simple La Fontaine,

« Profitons, s’il se peut, d’un si fameux exemple,
« Chômons : c’est faire assez qu’aller de temple en temple
« Rendre à chaque immortel les vœux qui lui sont dus.
« Les jours donnés aux dieux ne sont jamais perdus.

Au seul aperçu de la moralité sérieuse que comporte le poème des Filles de Minée, si court et si léger en apparence, on ne doutera plus, je m’en flatte, qu’il soit nécessaire de faire entrer dans tout grand sujet épique une leçon plus profitable et plus universelle encore, s’il s’en trouve quelqu’une dont l’utilité la surpasse, ce qu’en bonne foi je n’oserais vous assurer, étant moins sage que poète.

Il ne m’a pas moins fallu que le secours des citations tirées du bon La Fontaine, pour égayer un peu l’austérité du sujet de cette leçon, qui tend à recommander aux écrivains de renfermer toujours dans l’épopée les tableaux les plus propres à inspirer les bonnes mœurs et les vertus généreuses. C’est dans cette vue morale que j’ai d’abord étendu mes considérations sur l’objet philosophique des chefs-d’œuvre. Les plus belles leçons sur les calamités de la guerre nous ont été fournies par l’Iliade et par l’Odyssée ; les plus touchantes leçons sur la sagesse et sur la piété, par l’Énéide ; les plus graves et les plus terribles sur les discordes civiles et religieuses, par la Pharsale et par la Henriade. De là j’ai dû tirer les images qui nous font abhorrer les attentats des sectaires hypocrites, et détester le régime proscripteur, les retours alternatifs des Marius, des Syllaan, et de l’ambitieux fondateur de l’empire des Tibère et des Caligula. Ne souffrons plus que de pareils monstres sortent victorieux des fanges de leur Minturnesao, pour séparer le soldat du citoyen, et pour dresser des tables homicides, qui servent de lois à leurs bourreaux. Sachons vivre en hommes, abjurer les partis, et préférer la mort à des jours ternis par l’esclavage. Il serait beau que, dans notre pays, toute l’activité qui défend la cause du crime échouât contre le courage tranquille qui soutient celle de la vertu. Telle est la plus salutaire moralité : celui de nos braves qui saura le mieux la mettre en action, deviendra le libérateur de tous, et le sauveur de la gloire nationale.