Chirurgie.
Je suis un ignorant, et je m’adresse à des ignorants comme moi. Je tâcherai d’ailleurs de m’exprimer modestement.
Voici quelques petites choses que je viens d’apprendre touchant la chirurgie.
Deux inventions, comme vous savez, l’ont transformée de notre temps, ont extraordinairement agrandi son pouvoir : l’application des anesthésiques, et en particulier du chloroforme, et l’antisepsie.
En dix-huit ans, le champ des grandes opérations chirurgicales s’est peut-être décuplé. D’abord limité à l’ovariotomie, il s’est étendu aux tumeurs solides du ventre, aux lésions les plus diverses du foie, de la rate, de l’estomac, de l’intestin, du rein et des poumons. L’opération césarienne est devenue bénigne, l’ouverture du crâne facilement praticable. Les cavernes pulmonaires, l’ulcère de l’estomac, la péritonite tuberculeuse, bien d’autres maladies qui jadis ne regardaient que le médecin, lequel n’y pouvait pas grand’chose, appartiennent désormais au chirurgien. La chirurgie des membres s’est elle-même transformée. Les opérations conservatrices, résections, ostéotomie, suture osseuse, ont réduit à presque rien le nombre des amputations. Le goitre s’extirpe sans danger. Et que ne peut-on espérer de la suture des tendons, des nerfs et, plus récemment, des veines et des artères ?
Songez-y bien : s’il y a quelque fond de vérité dans cette oraison, un peu cynique et vantarde, d’un de mes amis : « Seigneur, épargnez-moi la souffrance physique ; quant à la souffrance morale, j’en fais mon affaire », l’anesthésie et l’antisepsie ont peut-être plus sérieusement amélioré la misérable condition humaine que n’avaient fait soixante siècles d’inventions. Vous vous en apercevrez le jour où vous aurez une tumeur ou une fistule. Réfléchissez que la chirurgie d’aujourd’hui eût pu « prolonger » Bossuet, sauver Racine, sauver Napoléon…
Mais ce progrès, tout en restant un grand bien, n’a pas donné partout ce qu’on en pouvait attendre. Il fallait, en effet, tout en profitant des merveilleuses facilités de la chirurgie nouvelle, retenir du moins les bonnes habitudes de l’ancienne chirurgie : et c’est ce que tous les chirurgiens n’ont pas su faire.
Les grands praticiens d’autrefois, obligés d’opérer rapidement et sur une chair sensible, torturée, révoltée, hurlante, avaient une extrême habileté de main, une belle énergie, un imperturbable sang-froid. Ces qualités ne paraissant plus indispensables au même degré, beaucoup de nos chirurgiens oublient de les acquérir. La tranquillité que donnent l’anesthésie et l’antisepsie permet à l’opérateur de prendre son temps, de tâtonner, et, n’eût-il qu’une main hésitante et d’insuffisantes notions d’anatomie et de médecine générale, de mener à bien un certain nombre d’opérations jadis réputées malaisées. On a pu devenir, à peu de frais, un chirurgien passable, c’est-à-dire médiocre.
Par suite, l’occasion étant fréquente de faire certaines opérations relativement faciles, les « spécialistes » ont pullulé. Phénomène inquiétant ! Le titre de spécialiste, loin d’indiquer une supériorité, signifie trop souvent que celui qui se pare de ce titre, ne connaissant en effet que l’objet de sa « spécialité », risque de le connaître mal, s’il est vrai que toutes les parties et fonctions du corps soient liées entre elles et dépendantes les unes des autres.
Ainsi, dans bien des cas, tandis que l’anesthésie et l’antisepsie tolèrent la lenteur et la maladresse du chirurgien, la « spécialisation » lui permet, en outre, l’ignorance.
Enfin, chaque perfectionnement de l’outillage et du métier, en amenant une facilité nouvelle, a produit aussi un nouveau relâchement de l’art chirurgical. On a abusé de l’hémostase ; on a, pour une simple hystérectomie, employé jusqu’à quarante et cinquante pinces ; et l’opération durait trois ou quatre heures.
Or, l’abus de l’hémostase préventive n’empêche pas toujours l’hémorragie immédiate ou secondaire, et aggrave sûrement les opérations en les prolongeant. Le meilleur moyen de ne pas perdre de sang est d’opérer vite et de ne pincer ou lier que les artères et les veines de gros calibre. Deux, trois, quatre pinces y suffisent. « Le temps, pour l’opéré, c’est la vie. » Simplification de la technique opératoire, suppression de toutes les manœuvres inutiles, ablation rapide et, autant que possible, sans morcellement, puis sutures minutieuses et aussi lentes qu’on voudra ; hardiesse à « tailler », soin extrême à « recoudre » : voilà la vérité.
La conséquence, c’est que, pour exceller dans la première partie de ce programme, le chirurgien doit avoir, avec une connaissance toujours présente de tout le corps humain, un sang-froid inaltérable, un regard lucide et sûr, une main délicate et intelligente, et comme des yeux au bout des doigts, une initiative toujours prête, la puissance d’inventer ou de modifier, à mesure, les procédés de son art, une faculté divinatoire, bref un « don », aussi rare peut-être, aussi instinctif et incommunicable que celui du grand poète ou du grand capitaine. On naît chirurgien, comme on naît poète ou rôtisseur.
« L’art de la chirurgie est personnel.
« Tout chirurgien vraiment digne de ce nom doit avoir conscience de sa sagacité, de ses aptitudes. Il doit savoir juger ce qu’il peut, ce qu’il doit entreprendre.
« Il lui est permis alors de s’affranchir de toute tutelle et de s’enhardir à des opérations nouvelles et originales : il les réussira d’emblée. »
C’est par ces fières paroles que se termine l’Introduction de la Technique chirurgicale du docteur Eugène Doyen, où j’ai puisé mon érudition d’aujourd’hui. Cette introduction est admirable de fermeté impérieuse, et si clairement écrite qu’elle peut être lue, avec le plus vif intérêt, même des profanes.
Je ne vous dirai pas — car je n’en sais rien — si le docteur Doyen surpasse ses anciens maîtres, Championnière, Terrier, Périer, Labbé, Guyon, — et Bouilly qu’il vénère entre tous et admire, — et les Pozzi et les Second, et tels autres chirurgiens célèbres que vous pourriez nommer. Mais je sais que sa réputation est immense, et plus européenne encore que française ; qu’il est plein d’idées, fertile en inventions, et mécanicien et chimiste presque autant que chirurgien ; qu’il s’est élevé seul, en dehors des cadres officiels et des académies, et que son exemple est excellent à une époque où nous commençons à connaître mieux le prix de l’énergie individuelle et de ses œuvres.
Surtout, je l’ai vu « au travail » ; et — expliquez-moi cela, — bien que je ne pusse le comparer, je l’ai senti supérieur. J’ai compris, en le voyant, cet axiome de sa préface : « Le chirurgien doit être un artiste et non pas un manœuvre », et cette tranquille déclaration : « On a objecté que mes procédés étaient dangereux et inaccessibles à la majorité des opérateurs. Je regretterais qu’il en fût autrement. Il est temps que l’on sache que le premier venu ne peut s’improviser chirurgien. »
C’est un spectacle très prenant que celui d’une grande opération chirurgicale, surtout dans les cas où, le diagnostic n’ayant pu être entièrement établi, un peu d’aléa et d’aventure achève de la dramatiser.
D’abord, tout cet appareil compliqué, précis, luisant et froid ; ces multiples et fins instruments faits pour couper, percer, pincer, brûler, scier, limer, tordre, et qui éveillent en nous l’idée de sensations atrocement aiguës et lancinantes ; puis cette pauvre nudité exposée sur le lit opératoire, et qui (nous y pensons fraternellement) pourrait être la nôtre ; ce mystère violé de nos plus secrets organes ; cet aspect de corps éventré sur un champ de bataille ; la vue du sang, et des entrailles ouvertes, et des plaies béantes et rouges, vue qui serait insoutenable si le malade sentait, mais qui n’est que suprêmement émouvante puisqu’on a la certitude qu’il ne souffre pas et l’espoir que, en se réveillant, il aura la joie infinie de se savoir affranchi de la torture ou de la honte de son mal ou de son infirmité…
Et ce spectacle est aussi très bon pour l’intelligence. On conçoit, en voyant faire l’opérateur, un ordre d’activité qui vous est complètement étranger, — aussi étranger que celui du grand compositeur ou du grand mathématicien. On essaye de s’imaginer les préoccupations habituelles, l’état d’esprit, les impressions, les angoisses et les plaisirs de cet homme qui taille cette chair, qui répare ces organes, qui refait de la vie d’une manière plus visible, plus immédiate et plus sûre que le médecin, et qui a l’orgueil de créer presque après le Créateur. On songe qu’il doit éprouver, dans sa besogne libératrice, une sorte d’exaltation austère ; qu’il doit, à sa façon, « aimer le sang »… On se dit que le plus grand bienfait qu’un homme puisse attendre d’un autre homme, c’est le chirurgien qui le dispense. Et cela nous rend modestes sur la littérature.
Enfin, comme il s’agit ici, après tout, de choses qui se voient et se touchent, il suffit au spectateur le plus ignorant de connaître le but poursuivi pour s’intéresser aux gestes de l’opérateur. On s’associe aux explorations de ses doigts, à ses découvertes, à ses hésitations, à ses décisions, aux « réussites » successives dont se composera l’opération totale. On le suit avec une curiosité passionnée ; on le seconde de la ferveur de son désir ; on a pour le « patient » une sympathie, une pitié qu’on ne saurait dire, et, dans ce drame de vie ou de mort, on fait des vœux passionnés pour le triomphe de la vie. Non, il n’est pas de tragédie écrite qui égale, en intensité d’émotion, cette tragédie sans paroles.
Puisque j’ai dû au docteur Eugène Doyen quelques-unes de mes émotions les plus rares — émotions artistiques, car le bon sorcier était beau à voir ; il respirait la force et la joie dans sa fonction salutaire et sanglante, et je sentais le « drame » conduit par une main délicate et forte, et cette main elle-même dirigée par une intelligence audacieuse et inventive ; — puisque, d’autre part, ce poète du scalpel m’apparaît comme un des hommes les plus évidemment prédestinés à diminuer parmi nous la somme du mal physique, pourquoi ne vous le dirais-je pas ?
Donc je vous le dis, — bien moins pour sa gloire que par amour des malades, des infirmes, de tous les malheureux que ronge un ulcère, qu’une tumeur dévore ou qu’une difformité humilie.