Bilan des dernières divulgations littéraires.
Donc, les révélations continuent.
Cela a commencé, cet été, par la correspondance de Mme Desbordes-Valmore ; puis vinrent les lettres de George Sand à Alfred de Musset et le journal de Pagello, et les lettres de jeunesse de Victor Hugo ; et la Revue de Paris nous donnait ces jours-ci les lettres de George Sand à Sainte-Beuve. Et ce n’est pas fini, je l’espère.
Là-dessus, critiques et chroniqueurs, et non seulement ceux qui ne sont pas très intelligents, mais aussi les autres, se sont écriés comme un seul moraliste (et, tandis qu’ils suppliaient « qu’on ne parlât plus de ces choses », ils en parlaient eux-mêmes abondamment) : — À quoi bon ces exhumations ? Elles ne nous apprennent rien que de futile ou d’affligeant. Voilà bien l’esprit de ce temps et sa rage de tout diminuer ! Au moins, que l’indiscrétion et la badauderie de l’interview s’arrêtent devant ces tombes ! Paix aux morts, respectons leur cendre, laissons intacte leur gloire et l’image épurée que nous nous formons d’eux ! Etc…
C’est contre ce lieu commun oratoire que je voudrais réclamer avec modestie.
D’abord, il n’est pas vrai que les correspondances intimes récemment publiées ne nous aient rien apporté que d’insignifiant ou de désobligeant pour des mémoires respectées.
Je n’ose plus nommer cette touchante Marceline. Mais si elle m’inspira naguère un intérêt un peu débordant, ce ne fut pas sans raison. Ses Lettres nous révélaient en effet ou nous laissaient deviner le plus poignant et le plus singulier des drames intimes. Grâce à quoi, la pauvre petite comédienne du théâtre Feydeau, la crédule et douloureuse compagne de Delobelle-Valmore eut quelques semaines de réelle survie et presque de gloire.
Et cela était juste, et d’une justice gracieuse.
Ce fut un divertissement distingué que de chercher « le jeune homme de Marceline ». Et ses vers parurent meilleurs, même à ceux qui ne les avaient pas lus, quand on sut de quelle blessure ils avaient coulé en pleurs de sang. Les gens du monde eux-mêmes furent avertis qu’il ne fallait pas confondre Mme Valmore avec Loïsa Puget ou Anaïs Ségalas. Bref, les lettres de Marceline et la découverte de son « malheur » créèrent, en quelque façon, la beauté de ses vers.
Car on sait que la beauté de certains vers dépend beaucoup de la disposition d’âme de ceux qui les lisent.
Et que de choses, tristes ou réjouissantes selon le biais dont on les prend, nous révèlent les lettres de George Sand — et le journal, si plaisamment tranquille et consciencieux, de son docteur vénitien, prudent comme Ulysse, rougissant comme une jeune fille et « fort comme un cheval ! » Oh ! ce Pagello avec « son beau gilet », si pareil aux robustes gars demi rustiques des romans de cette excellente Lélia… avouez qu’il eût été dommage que cet homme-là ne nous fût pas présenté.
Nous connaissons mieux encore, par ses lettres, le cœur inquiet et hospitalier de George, sa prodigieuse facilité à croire, quand elle aimait, qu’elle aimait uniquement avec son âme (et cela, au fort des démonstrations les plus concrètes) et à se figurer qu’elle souffrait le martyre quand elle n’aimait plus. Nous y voyons (et cela est neuf) que la multiplicité de ses amours vint de ce qu’elle se croyait d’un tempérament froid, et que c’était cette persuasion, un peu humiliante, qui l’incitait à plus d’expériences qu’elle n’eût voulu… Nous y découvrons aussi qu’elle ne commença à aimer Musset « pour de bon » qu’à partir du jour où, l’ayant trompé, elle le congédia : et ce nous est une nouvelle preuve qu’elle fut une personne d’une extraordinaire imagination. Et enfin, parmi cette étrange puissance d’illusion, au travers des confusions qu’elle fait de ses sens avec son cœur, et sous les boursouflures de son inlassable lyrisme, nous avons la joie de retrouver quand même sa bonté et sa bonhomie profonde, et son invincible maternité.
Et c’est pour nous un allégement de constater que ces extases, ces tortures, ces cris, ces sanglots de George et d’Alfred, et ce mirifique essai d’amour à trois, tout cela, aussitôt « vécu », et avant même d’être fini, s’est sagement transformé en « copie », et en copie de premier ordre, puisque ce fut celle de Jacques et des Lettres d’un voyageur, des Nuits et de On ne badine pas avec l’amour, en attendant la Confession d’un Enfant du siècle. Cela nous rappelle que la matière première des plus beaux livres n’est, fort souvent, qu’une réalité souillée et médiocre. Cela nous rassure, en outre, sur le cas de ceux qui, ayant eu cette aventure, en ont su tirer à mesure cette prose et ces vers. Et cela nous avertit de ne pas croire trop ingénument à leur souffrance, et de réserver notre pitié pour les vrais malheureux. Que d’utiles enseignements !
N’oublions pas un détail exquis, et qui enrichira d’une « note » bien précieuse les éditions classiques du théâtre de Musset. La plus belle phrase peut-être, et la plus profonde, de On ne badine pas avec l’amour a été empruntée textuellement par Alfred à une lettre de George. Car un homme de lettres ne laisse rien perdre. Mais, au fait, de quoi pourrions-nous former la substance de nos livres, sinon de notre vie même, et parfois de la plus secrète ? Il y a forcément de la prostitution dans le métier d’écrivain : prostitution sacrée, si vous voulez, comme celle qui était pratiquée dans les temples de Babylone. Et voilà un enseignement de plus !
Je ne vous dirai pas si Musset et Sand ont gagné ou perdu, mais assurément Victor Hugo a beaucoup gagné aux récentes divulgations. Un personnage de Labiche dit à un mari trompé : « Tiens-toi tranquille ; tu as le beau rôle : garde-le ! » Dans ses rapports intimes avec Sainte-Beuve, c’est Victor Hugo qui eut « le beau rôle », il le faut dire sans raillerie. Ses lettres au critique nous montrent que l’énorme poète eut, jusqu’à trente ans, une âme tendre, noble, confiante, parfaitement candide, naturellement héroïque, — sublime. Cela est peut-être une découverte, et qui valait la peine d’être livrée au public.
Et maintenant j’aspire, je l’avoue, aux lettres de Sainte-Beuve. Fut-il l’amant, ou seulement l’amoureux de la femme de son ami ? Et comment cet homme de peu de mine sut-il s’y prendre ? Ce Livre d’amour, que je ne connais pas, est-il, comme on le dit, une infamie ? Et, si l’auteur de Volupté l’a commise en effet, y a-t-il quelque moyen, je ne dis pas de la justifier, mais de l’expliquer, de la faire rentrer dans l’idée que nous nous faisons de Sainte-Beuve ? Car enfin il est difficile de croire que cet esprit si complexe, si délicat et généreux à quelques égards, ait été, en cette occasion, purement et simplement abominable. De quoi fut-il coupable au juste ? et s’il fut plus coupable que nous ne souhaiterions, dans quelle mesure fut-il excusé par l’agacement si naturel que donne un homme de génie à un homme extrêmement intelligent, et par l’impossibilité où étaient les deux amis de se comprendre et de se pénétrer, impossibilité que leur intimité même devait rendre plus irritante ?… Ah ! quel ennui de ne pas savoir !
Enfin, les lettres de George Sand à ce même Sainte-Beuve m’ont ravi. George s’y confesse ; elle consulte le critique sur les aventures de ses sens, du ton dont elle consulterait un prêtre sur les moyens de parvenir à la sainteté. Et là encore il faut admirer sa bonne volonté à recommencer sans fin les expériences sentimentales et à parer de beaux mots et de philosophie (telle cette noiraude de Mme d’Épinay) les inquiétudes de sa chair. Elle dit, ayant rencontré Mérimée : « Cette fois, c’est pour la vie, car je sens que celui-là est vraiment mon maître ». Et, huit jours après, c’était fini, parce que Mérimée la « blaguait » et qu’il lui demandait des choses !… Elle écrit : « Je n’aimerai donc plus », et, deux mois plus tard, elle était folle de Musset, chérubin alcoolique et génial. Elle écrit : « L’amour me fait peur » et, dans la même année, elle aime Sandeau, Mérimée, Musset et Pagello, tout en demeurant persuadée de la froideur de son tempérament. Entre temps, elle se montre pleine de respect pour le petit travail de séduction entrepris par Sainte-Beuve auprès de Mme Hugo. Et avec cela elle est bonne, mais bonne ! C’est charmant.
Vous trouverez, vous, que c’est horrible, et vous répéterez avec tous nos austères chroniqueurs : « Mais à quoi bon ces révélations ? Ne ressemblent-elles pas à une violation de sépulture et à une trahison ? » — J’avoue ne point partager ce scrupule. Les morts n’ont de pudeur que celle que nous leur prêtons pour donner bonne opinion de notre délicatesse. Il leur est fort égal, et pour cause, qu’on divulgue même leurs crimes. Mais il n’est question ici que de péchés. Et puis, au fond, les morts n’ont pas de secrets et n’en sauraient avoir. Quoi qu’on nous apprenne d’eux, il n’y a pas de quoi nous étonner, puisqu’ils furent des hommes et des femmes, et qu’on ne nous en apprendra jamais rien qui ne soit humain, hélas ! Absolvons les morts en bloc (sauf ceux qui furent méchants). Les pauvres diables étaient comme nous : ils ont fait ce qu’ils ont pu.
- — « Mais, s’il n’y a peut-être pas grand inconvénient, quel profit y a-t-il à publier leurs faiblesses ou leurs sottises cachées ? » — Quel profit ? D’abord de menus gains pour l’histoire de la littérature, ainsi que vous l’avez vu. Et puis, tout cela c’est de la vie, de la vie vraie, toute palpitante, et rien n’est plus intéressant que la vie elle-même, fût-ce celle du plus vulgaire des hommes. Or, il s’agit ici de types éminents de notre espèce. N’aimeriez vous pas connaître dans le détail la vie passionnelle de Racine et de Molière ? Mais il y a encore autre chose. Tous ces hommes de génie ont sur nous assez d’avantages ; et notre instinct de justice trouve son compte dans toutes ces divulgations, dussent-elles les rabaisser un peu. Je serai franc : j’aime de tout mon cœur les œuvres des écrivains illustres, mais je n’éprouve pas le besoin de respecter particulièrement leur personne.
- — « Mais ce sentiment est odieux ! » — Hé ! non, si je suis d’ailleurs disposé à accorder mon respect à ceux d’entre eux qui le méritent. Il est assez probable que la publication de la correspondance même la plus secrète de Corneille ou de La Bruyère ne les desservirait point : de quoi je me réjouirais sincèrement. Mais enfin si je veux de la vertu, je sais où la trouver. Ce sera chez tel homme complètement obscur ou chez telle humble femme qui n’a jamais écrit. Je ne l’attends point des grands écrivains, ni des autres ; et dès lors le bien qu’on m’apprendra d’eux me causera un plaisir mêlé d’un peu d’étonnement, mais la découverte de leurs défaillances ne leur fera aucun tort dans mon affection.
En résumé, Marceline et Victor Hugo gagnent personnellement aux récentes indiscrétions ; Musset, Sand et Sainte-Beuve n’y perdraient que si nous avions eu beaucoup d’illusions sur eux. Et nous y gagnons, nous, de les mieux connaître, quels qu’ils aient été, de les avoir vus et sentis vivre naïvement : spectacle inestimable. Le tout se solde par un bénéfice évident.
Continuez, éditeurs, à ouvrir les tombes.