I
I. Sa race ; sa jeunesse. — Sa carrière rompue à la mort de Henri IV, — Son rôle dans les troubles civils, — Guerrier tout politique ; sa physionomie.
Le xvie siècle, qui a produit un si grand nombre de bons capitaines et d’écrivains d’épée, a eu comme un dernier rejeton dans le duc de Rohan, qui s’illustra sous ce double aspect durant le premier tiers du siècle suivant. Il est le dernier grand homme qu’ait eu la Réforme en France, et c’est le droit des historiens de ce parti de l’étudier avec une complaisance et avec une admiration singulières. Pour nous, qui nous contentons de sentir sa force, son mérite, mérite toujours contrarié et traversé de certaines ombres, il nous attire surtout à titre d’écrivain, et nous voudrions par ce côté nous en rendre compte à nous-même en présence de nos lecteurs, sans rien ajouter à l’idée, fort élevée d’ailleurs, qu’on se doit faire de lui, et sans rien exagérer.
C’est qu’on est en train d’exagérer bien des choses en ce moment. L’étude du passé, où de grands talents ont allumé des phares qui ont attiré toutes les sortes d’esprits, commence à devenir un entraînement de mode et un piège. Il serait temps que la critique, si elle osait encore être de la critique, y vînt apporter quelques restrictions utiles et rappeler quelques règles salutaires. En France, on fait trop souvent les choses par veines et par accès : l’accès du jour, en ce quart d’heure, est de réhabiliter tout ce qui tombe sous la main et ce qui vient à la portée de chacun. Quelques vieux papiers retrouvés, et qui souvent, si on les lit bien (mais rien n’est plus difficile que de bien lire, surtout ce qui n’est pas imprimé), n’en apprennent pas plus que ce qui est connu déjà ; quelques documents inédits qui, dans tous les cas, doivent se combiner avec les notions déjà certaines et acquises, sont des prétextes à bouleversement ; on casse les jugements reçus, on refait des réputations à neuf ; chacun embouche des trompettes pour la découverte qu’il veut avoir faite, et, dans l’empressement de réussir, volontiers on accorde tout à son voisin pour qu’en retour il vous accorde tout à vous-même. Je ne vois que des pionniers qui ont la prétention d’être architectes, et des transcripteurs qui se disent : Et moi aussi je suis peintre. Mais ce n’est pas le moment de traiter ces graves et délicates questions : heureusement· le duc de Rohan n’est pas à réhabiliter, il n’est qu’à étudier, et nous n’avons à nous occuper que de lui.
Il était de fière et forte race, descendant des anciens ducs et rois de Bretagne, allié et apparenté aux principales maisons souveraines : « Je me contenterai, écrit à ce sujet un de ses anciens biographes, de dire seulement une chose assez belle et assez particulière, c’est qu’en quelque lieu de l’Europe qu’il allât, il se trouvait parent de ceux qui y régnaient. » On sait le mot de sa sœur répondant à une déclaration galante de Henri IV : « Je suis trop pauvre pour être votre femme, et de trop bonne maison pour être votre maîtresse. » Né au château de Blein en Bretagne en 1579, Henri de Rohan, l’aîné de sa famille, fut donc élevé avec de grands soins par sa mère veuve, Catherine de Parthenay, qui mit de bonne heure sur lui son orgueil et ses espérances. Il réussit à tous les exercices qui faisaient partie de l’éducation d’un gentilhomme et d’un homme de guerre, et s’appliqua aussi aux choses de l’esprit, notamment à l’histoire, à la géographie, aux mathématiques, qu’il disait être la véritable science d’un prince. On ajoute qu’il méprisait les langues anciennes, latin et grec ; il était avide des choses plus que des mots. Toutefois il ne lui eût pas nui de savoir du latin, et il en eût fait son profit, puisqu’il aime à étudier les auteurs anciens et à commenter César, dont il se fera en ses loisirs une sorte de bréviaire. Il lisait aussi, comme avait fait Henri IV, le Plutarque d’Amiot, et s’enflammait pour les héros grecs et romains ; Épaminondas et Scipion étaient ses modèles. En un mot, il reçut des soins de son excellente mère une éducation hardie et mâle, que la nature en lui favorisait, et que l’austérité de sa communion religieuse confirma : il eut la jeunesse ardente, frugale et grave.
Henri IV l’avait distingué entre tous ceux de la jeune noblesse et l’aimait41. Le jeune vicomte de Rohan fit sa première campagne sous ses yeux au siège d’Amiens, à l’âge de seize ans : ce fut sa première école de guerre. La paix de Vervins (1598), qui allait donner à la France des années de repos et d’une félicité dès longtemps inouïe, rendit le zèle du jeune homme inutile, et il résolut de voyager. Il avait l’idée d’abord de pousser jusqu’en Orient et de voir l’empire des Turcs, « non par superstition », dit-il, comme la plupart de ceux qui y vont seulement pour visiter Jérusalem, mais pour s’instruire en ces années actives d’apprentissage et pour considérer la diversité des pays et des peuples. Les circonstances s’étant opposées à ce premier dessein, il se rabattit à se promener par la chrétienté et en Europe (1600-1601)42. Il a laissé de son voyage une relation destinée à fixer ses souvenirs, à contenter ses amis, et dédiée à sa mère. Ce coup d’œil d’un touriste de vingt ans à travers la France, l’Allemagne, l’Italie, la Hollande et la Grande-Bretagne, nous marque bien les qualités et les inclinations solides d’un esprit qui se prépare à un grand rôle. Il note partout, comme un futur capitaine et politique, l’assiette des places, leurs fortifications, leur commerce, le génie des nations, la forme des gouvernements. Pour un homme qu’on dit n’avoir pas eu de goût aux études classiques, il s’occupe beaucoup des antiquités, et il cite assez de latin pour qu’on puisse croire que son premier biographe a exagéré sa répugnance et son ignorance à cet égard43. Strasbourg est une des premières villes qu’il décrit avec quelques détails ; c’était alors une petite république, et toute bourgeoise ou municipale. Rohan, qui y admire l’arsenal et qui en dénombre l’artillerie (370 pièces de fonte), ajoute : « Ils n’ont point de canon de batterie : leur raison tient fort du roturier ; car, à ce qu’ils disent, ils ne veulent attaquer personne, mais seulement se défendre. » Venise le saisit vivement par son originalité d’aspect, son arsenal, sa belle police, ses palais, ses tableaux même et ses bizarres magnificences :
Pour le faire court, dit-il, si je voulais remarquer tout ce qui en est digne, je craindrais que le papier me manquât : contente-toi donc, ma mémoire, de te ressouvenir qu’ayant vu Venise, tu as vu un des cabinets de merveilles du monde, duquel je suis parti aussi ravi et content tout ensemble de l’avoir vue, que triste d’y avoir demeuré si peu, méritant non trois ou quatre semaines, mais un siècle, pour la considérer à l’égal de ce qu’elle mérite.
Il séjourne plus longtemps à Florence, et de là fait une pointe jusqu’à Rome et à Naples ; quoiqu’il n’ait passé que huit jours à Rome, et qu’il l’ait comme saccagée, en courant, dans ses curiosités et ses ruines, il n’est pas trop injuste ni trop calviniste envers elle. Mais après Venise, il ne trouvera rien de plus curieux ni de plus admirable qu’Amsterdam et le gouvernement des Provinces-Unies : il le préfère à celui même de Venise. Il aime tout de la Hollande, même ce qu’elle a d’un peu triste, même ses difficultés et cette longue guerre qu’elle achève de soutenir contre la puissante Espagne pour son établissement et son indépendance. La Hollande sous ses illustres Nassau, c’était alors l’idéale patrie des réformés. Il termine ses voyages par l’Angleterre et par l’Écosse, et plus encore qu’ailleurs il y est reçu avec distinction et hospitalité par les souverains des deux pays. La reine Élisabeth l’appelait son chevalier ; et le roi Jacques, le traitant en cousin, voulut même qu’il fût parrain d’un fils qui lui naissait en ce temps-là, et qui ne fut autre que l’infortuné Charles Ier. Rohan institue, en concluant son récit, une manière de parallèle entre le génie des différents peuples et leur gouvernement. Ce qu’il dit des qualités et défauts de la nation française, par opposition à l’anglaise, le montre observateur judicieux et impartial. Quant à la noblesse et aristocratie de France, il l’estime, et sans assez de raison peut-être, beaucoup plus heureuse que celle d’outre-mer, « tant parce que celle-ci, dit-il, paie taille comme le peuple, qu’aussi pour la rigueur de justice qui est si ordinairement exercée contre eux, qu’il y en a qui tiennent à beaucoup d’honneur, et prennent la grandeur de leurs maisons par le nombre de leurs prédécesseurs qui ont eu la tête tranchée, au lieu que cela est fort rare parmi nous. » Il parle ici en jeune homme et avant Richelieu. Il voit les avantages agréables dont il jouit présentement, « les privilèges de la noblesse en France, sa liberté, la familiarité dont le roi use envers elle, au lieu de la superstitieuse révérence que les Anglais rendent à leur roi », toutes choses qui étaient bien faites pour séduire un esprit même aussi solide que celui du jeune Rohan. Ce n’est qu’avec Louis XIV que le nivellement fatal à la noblesse fut tout à fait sensible ; il était permis de s’y méprendre à travers les saillies gracieuses et les sourires de Henri IV. Et cependant, à une année de là, devait tomber la tête de Biron.
Henri IV avait une vraie amitié pour le jeune Rohan ; en lui il voyait un élève, un lieutenant futur pour ses projets militaires ; il discernait aussi sans doute une tête capable de maintenir et de conduire un jour le parti réformé, et de s’opposer dans un sens meilleur aux intrigues éternelles du maréchal de Bouillon. Il pensa à l’établir grandement et le fît duc et pair (1602) : il avait eu l’idée d’abord de le marier à une princesse de Suède ; ce projet n’ayant pas eu de suite, Rohan épousa la fille de Sully et devint le gendre de l’homme qui gagnait chaque jour en importance dans l’État et en crédit auprès du maître. Il eut lui-même la charge de colonel général des Suisses. Il servait en cette qualité en 1610, et il était l’un des principaux dans l’armée où l’on attendait Henri IV pour sa grande et mystérieuse entreprise dont, selon toute apparence, le siège de Juliers ne devait être que le signal : la plus brillante et la plus noble carrière s’ouvrait devant lui ; il avait trente et un ans, lorsque le coup de couteau de Ravaillac, en ôtant à la France un grand roi, enleva à tous les généreux courages leur vrai guide.
Rohan le sentit, et cette mort lui arracha un cri de douleur dont il a consigné l’expression dans le premier de ses discours politiques. Ce qu’on appelle discours politiques de M. de Rohan est un recueil soit de vrais discours tenus dans les assemblées des protestants, soit de mémoires à consulter et d’avis donnés confidemment dans telle ou telle conjoncture, soit d’apologies de sa propre conduite (et il en eut souvent besoin en un temps de partis), soit même de considérations pour lui seul ; car c’était le tour de son esprit d’aimer à raisonner sur les faits et à se rendre compte à lui-même. Ce premier discours semble n’être qu’un épanchement. Mandé à la première nouvelle de l’assassinat par Sully effrayé, puis contremandé en chemin, il était allé au siège de Juliers que faisait le maréchal de La Châtre conjointement avec l’illustre Maurice de Nassau. C’est là, sous la tente, qu’il écrivit ce premier discours, en se livrant cette fois à l’émotion de ses sentiments, et en raisonnant aussi sur la situation extraordinaire qui s’ouvrait à l’improviste :
« Si jamais j’ai eu sujet de joindre mes regrets avec ceux de la France, c’est à la mort malheureuse de Henri le Grand, pleine de tristesse et d’accidents funeste ? pour nous, et cependant qui peut être estimée pour son regard, et selon le monde, heureuse. » Et il explique en quoi et en quel sens (un peu païen et antique) cette mort fatale est heureuse pour le héros, une mort sans appréhension, sans douleur, commune à plusieurs grands personnages du passé, et qui laisse l’imagination rêver un avenir de gloire plus grand encore que ce qu’il avait obtenu. Il montre quel a été le bonheur de Henri IV, jusque dans ses traverses, puisqu’il en était si valeureusement sorti :
Depuis son avènement au royaume (1589), il a employé huit années à le remettre à son obéissance ; lesquelles, quoique pénibles, ont été les plus heureuses de sa vie : car, augmentant sa réputation, il augmentait son État : le vrai heur d’un prince magnanime ne consiste pas à posséder longuement un grand empire qui ne lui serve qu’à se plonger dans les voluptés, mais bien à d’un petit en faire un grand, et à contenter, non son corps, mais son courage. L’on dort souvent plus mal parmi les délices sur de bons matelas, que sur des gabions ; et n’y a de pareil repos que celui qui s’acquiert avec beaucoup de peine.
Selon Rohan (et ce jugement le caractérise), ces huit années laborieuses et victorieuses, mais d’une victoire si combattue et achetée par tant de périls et de veilles, furent plus heureuses encore pour Henri IV que les douze années de paix et de félicité durant lesquelles il gouverna sans plus de lutte. Rohan sera, à sa manière, un héros, mais un héros empêché, qui aura un fardeau à porter sur les épaules : on dirait qu’il s’y plaît encore plus qu’il ne s’y résigne ; il aime la peine.
Il y a d’estimables écrivains réformés qui s’attachent depuis quelque temps à noircir, à obscurir du moins la gloire de Henri IV, et qui assombrissent sans raison le tableau de la prospérité publique dans les douze années qui suivirent la paix de Vervins, prospérité dont toutes les voix du temps rendent témoignage. Faut-il leur citer un de leurs auteurs, leur grand chef politique, Rohan, qui leur dit : « Nous sommes si insensibles à notre félicité, que nous ne la connaissons que quand elle est passée. La France était si heureuse durant sa vie, que depuis douze cents ans elle n’avait joui d’une pareille félicité. »
Rohan prévoit tous les maux qui vont recommencer, toutes les ambitions qui s’aiguisent déjà :
En sa vie, il (Henri IV) contenait par son autorité les méchants : en sa mort, toute crainte de mal faire est ôtée, et semble que toute liberté soit permise aux méchants. La mémoire si récente de son nom fait qu’on y apporte encore quelque respect ; mais autant de jours que nous nous en éloignons sont autant de pas que nous faisons au chemin de la désobéissance. Ceux qui ont vu le règne de Charles IXe, avec la suite des maux que la France a soufferts depuis, jugeront facilement le danger où elle est.
Il écrit cela à quelques jours seulement de la mort de Henri IV. Il prévoit juste. Il y aura moins de violence peut-être aux nouvelles factions, mais aussi plus d’art et de corruption malicieuse : « Le temps passé a fait connaître beaucoup de défauts, dont ceux de ce siècle feront leur profit. En ce temps-là, on était apprenti aux divisions ; en celui-ci, tout le monde y est maître. » Et ce n’est point par intérêt personnel qu’il parle, dit-il, car « j’avais assez et trop de connaissance de la jalousie qu’il (Henri IV) portait à ceux de ma condition et religion, et connais bien que nous ne fûmes jamais plus considérables qu’à présent. » Mais cet intérêt qu’il a comme religionnaire et comme l’un des grands du royaume, il le met sous ses pieds un moment et le subordonne (ce qu’il ne fera pas toujours) à sa qualité de Français :
Je regrette, s’écrie-t-il, en la perte de notre invincible roi, celle de la France. Je pleure sa personne, je regrette l’occasion perdue, et soupire du profond de mon coeur la façon de sa mort. L’expérience nous fera connaître en peu de temps le sujet légitime que nous avons de le pleurer et regretter. Le peuple frémit déjà et semble prévoir son malheur ; les villes font garde, comme si elles attendaient le siège ; la noblesse cherche sa sûreté parmi les plus relevés de son corps, mais elle les trouve tous désunis, et y a toute occasion de crainte, et nulle apparence de sûreté. Bref, il ne faut pas être Français, ou regretter la perte que la France a faite de son bonheur. Je pleure en sa personne sa courtoisie, sa familiarité, sa bonne humeur, sa douce conversation. L’honneur qu’il me faisait, la bonne chère dont il me favorisait, l’entrée qu’il me donnait en ses lieux plus privés, m’obligent non seulement à le pleurer, mais aussi à ne me plus aimer où j’avais accoutumé de le voir. Je plains la plus belle et glorieuse entreprise dont on ait jamais ouï parler… occasion que je ne verrai jamais, pour le moins sous un si grand capitaine, ni avec tant de désir d’y servir et d’y apprendre mon métier… N’est-ce pas à moi un assez grand sujet de plaindre la seule occasion qui m’était jamais arrivée de témoigner à mon roi (mais, ô Dieu, à quel roi !) mon courage, ma fidélité, mon affection ? Certes quand j’y songe, le cœur me fend. Un coup de pique donné en sa présence m’eût plus contenté que de gagner maintenant une bataille. J’eusse bien plus estimé une louange de lui en ce métier, duquel il était le premier maître de son temps, que toutes celles de tous les capitaines qui restent vivants… Je veux donc séparer ma vie en deux, nommer celle que j’ai passée heureuse, puisqu’elle a servi Henri le Grand ; et celle que j’ai à vivre, malheureuse, et l’employer à regretter, pleurer, plaindre et soupirer.
Rohan ne passa point le reste de sa vie à pleurer et à, soupirer, ni même à servir inviolablement, comme il en faisait voeu en terminant cet écrit, la France, le jeune roi et sa mère. Mais il avait raison d’envisager ainsi sa carrière comme coupée en deux par cette mort. Au lieu d’une route désormais tout ouverte pour lui de grand capitaine en plein soleil, de généreux et féal Français, sous un grand homme dont il aurait été le lieutenant illustre et le second, il va se trouver engagé par la force des choses dans une vie de faction, de lutte en tous sens, de dispute pied à pied et de chicane avec les siens et les orateurs envieux de son parti, de rébellion en face des armées et de la personne même de son roi, d’alliance continuelle avec l’étranger ; il va former et consumer ses facultés d’habile politique et d’habile guerrier dans des manœuvres où l’intérêt et l’ambition personnelle font, avec les noms sans cesse invoqués de Dieu et de conscience, le plus équivoque mélange, tellement que celui même qui s’y est livré si assidûment serait bien embarrassé peut-être à les démêler. Enfin, avec des qualités d’un ordre supérieur qu’il aura eu sans cesse à exercer et à combiner, à tenir en échec les unes par les autres, il ne trouvera jamais cette occasion pleine et entière qu’il avait une fois espérée, l’une de ces journées de gloire éclatante et incontestable qui consacrent un nom ; et même après ses plus belles campagnes, par quelque accident final qui en rompt l’effet, il aura toujours besoin d’éclaircissement et d’apologie. Mais ne devançons point les temps.
Ses mémoires, qui comprennent, à son point de vue, toute l’histoire de France depuis la mort de Henri IV jusqu’à la fin de la troisième guerre contre les réformés où succomba La Rochelle (1610-1629), se ressentent de la complication des événements et des embarras de l’auteur. Ceux qui parlent du duc de Rohan, tout net, comme d’un grand écrivain, ne l’ont pas relu récemment, et se l’imaginent de souvenir. Le fait est que dans les discours, dans les apologies, dans les lettres, dans ce qui se rapproche de la parole vive et parlée (où il devait exceller), le style de Rohan est bien meilleur que dans la narration, qui reste chargée sous sa plume et parfois assez obscure. La langue est saine d’ailleurs, rarement éclairée de grands traits, mais pleine de sens, de gravité, et telle qu’il sied à un homme d’affaires qui va au fait et ne s’amuse point à l’accessoire. Il a, chemin faisant, quelques maximes morales à la Salluste. Les Montluc toutefois et les d’Aubigné ont, à tout moment, des rencontres ou des reflets d’imagination qui ne nuisent en rien à ce qu’ils veulent dire, et dont l’absence attriste un peu la diction chez Rohan. Celui-ci nous fait bien fidèlement assister aux intrigues et menées de mille sortes qui remplissent ces premières années de la Régence. On y voit à nu la politique et les mobiles du maréchal de Bouillon, du prince de Coudé, de Lesdiguières et autres. La méthode du premier, de cet artificieux Bouillon, c’est de se rendre nécessaire de tous côtés, de nouer avec tous, puis de retenir tous les fils dans sa main, et de rester, en fin de compte, le maître et le moyenneur des situations. Rohan, plus jeune et plus actif, et qui doit le détrôner comme chef du parti protestant, est son principal adversaire. Au reste, il ne laisse pas entrevoir d’abord une politique bien différente. Le principe et les moyens sont toujours à peu près les mêmes : quand, par intrigue ou par audace, on s’était rendu assez important et qu’on s’était relevé de mépris du côté de la Cour, on était compté et recherché d’accommodement ; ce qui faisait le profit. Toutefois le caractère du duc de Rohan, bien que surtout formé de politique, et différant peu en cela de celui de Bouillon, semble plus fait pour embrasser les intérêts du parti en lui-même, et on entrevoit dans ses desseins, s’il avait réussi, plus de générosité et de grandeur : à mesure qu’il avance, il est plus sincère dans son rôle de grand seigneur réformé. Il agissait dans le sens de ses talents, et ces talents eussent aimé les grandes occasions. Il nous montre d’ailleurs sans fard les motifs habituels aux acteurs de son temps, les revirements hideux et non colorés à chaque tour de roue de la fortune et à chaque vacance du pouvoir. On voit quel rôle jouait en ce temps-là l’envie, « ce vice lâche en soi, et néanmoins assez connu parmi les hommes », qui fait que « souvent on se fâche plus du bien et des honneurs que le compagnon possède que de ce qu’on n’en jouit pas soi-même », vice d’autrefois et qui semble presque supprimé aujourd’hui, tant nos beaux esprits et nos éloquents parleurs se sont fait une loi et une habitude (à laquelle ils ont peut-être fini par croire) de complimenter à outrance, d’encenser en plein nez la nature humaine.
La première guerre civile religieuse, entamée en 1621, paraît s’être faite contre le gré de Rohan, quoiqu’il en ait été l’instrument et le champion énergique. Il lui arriva ce qui arrive le plus souvent aux chefs de parti ; ce sont les partis et les assemblées qui les mènent. L’assemblée des protestants, convoquée à La Rochelle, croyant les Églises menacées dans leurs garanties, dans les conditions mêmes de l’Édit de Nantes, et excitée quelle était par le vicomte de Favas, poussa à une rupture : la prudence de Rohan lui en faisait voir les périls ; le point d’honneur et l’instinct de guerrier les lui firent braver. La plupart des grands de la religion, qui avaient paru d’abord embrasser le même parti, firent peu à peu leur arrangement et se retirèrent. Rohan, avec son frère Soubise, eut à porter le poids de la défense. Ses gouvernements de Poitou tombèrent au pouvoir des armées royales ; il organisait la résistance dans le Midi. Il parvint à jeter du secours dans Montauban, malgré le voisinage de deux armées. Son dessein eût été d’agir militairement, de démanteler les petites places qui ne pouvaient tenir, et de fortifier les principales, Nîmes, Montpellier, Uzès ; « Nous avions, dit-il, des hommes assez suffisamment pour faire une gaillarde résistance ; mais l’imprévoyance des peuples et l’intérêt particulier des gouverneurs des places firent rejeter mon avis, dont depuis ils se sont bien repentis. » Dans ses remarques sur les Commentaires de César, admirant l’influence qu’eut Vercingétorix sur les peuples de la Gaule pour leur faire accueillir les meilleurs moyens de défense :
Il a eu, dit-il, le pouvoir de faire mettre le feu à plus de vingt villes pour incommoder leurs ennemis, ce qui témoigne son bon sens… Son grand crédit est remarquable ; car, à des peuples libres, au commencement d’une guerre, avant que d’en avoir éprouvé les mauvais succès et dans l’espérance de pouvoir vaincre sans venir à des remèdes si cuisants, il leur persuade de mettre le feu à leurs maisons et à leurs biens, pour la conservation desquels se fait le plus souvent la guerre. C’est une entreprise bien difficile, pour ce que la perte des choses certaines et présentes qu’on voit et qu’on touche est préférable, parmi un peuple ignorant, aux choses dont les événements sont incertains et les utilités éloignées : et nul ne peut bien comprendre cette difficulté, qui ne l’a expérimentée au gouvernement des peuples.
Chef de ligue et d’une ligue religieuse, M. de Rohan eut donc à lutter contre tous les inconvénients de sa situation, prédications fanatiques et dénonciations au dedans, violences populaires, excès et crimes à punir (comme autrefois M. de Mayenne avec les Seize), troupes volontaires et difficiles à ramasser ou à contenir sous le drapeau. Il roulait comme il pouvait, quelquefois trois mois durant, avec ces troupes sans paye, tenant tête aux armées ennemies, faisant plusieurs sièges, et il était forcé après cela de se désister de ce qu’il était près d’atteindre, « tant à cause de la mauvaise humeur de ses mestres de camp, que parce que les moissons approchaient, qui est un temps où les pauvres gens gagnent gros au bas Languedoc. »
Ce ne sont là que des aperçus, mais qui donnent idée de la nature de génie et de constance qu’il lui fallut pour faire si bonne mine en un tel genre de guerre : je laisse à d’autres à l’en admirer. Les grandes occasions lui manquant, il ennoblit le mieux qu’il peut les petites. Il y a un endroit du récit où le connétable de Luynes, qui était son allié (ayant épousé sa cousine), lui fait demander une conférence à une lieue de Montauban ; M. de Rohan se fie à lui et nous raconte les détails de l’entrevue ; il nous donne leurs deux discours, celui de Luynes et sa propre réponse. Ces deux discours sont fort bons, mais ils ont plus de relief que les actions qui s’y rattachent :
Je serais ennemi de moi-même, dit M. de Rohan à Luynes, si je ne souhaitais les bonnes grâces de mon roi et votre amitié. Je ne refuserai jamais de mon maître les biens et les honneurs, ni de vous les offices d’un bon allié. Je considère bien le péril auquel je me trouve, mais je vous prie aussi de regarder le vôtre. Vous êtes haï universellement, pour ce que vous possédez seul ce qu’un chacun désire. La ruine de ceux de la religion n’est pas si prochaine qu’elle ne donne aux mécontents loisir de former des partis… Songez que vous avez moissonné tout ce que les promesses mêlées de menaces vous pouvaient acquérir, et que ce qui reste combat pour la religion qu’il croit…
Il finit en refusant de se prêter à aucune conclusion particulière et qui le sépare de l’intérêt général. Car, une fois ces guerres religieuses entamées, ce fut l’honneur de M. de Rohan de ne jamais donner les mains à des traités particuliers et de ne pas sacrifier son parti ; c’est en cela autant que par ses talents de capitaine qu’il se distingue des autres seigneurs tôt ou tard défectionnaires, et qu’il a mérité que cette cause protestante française restât identifiée à son nom. Cette première entrevue, où il a pris soin de se dessiner, nous offre l’idéal du rôle. Bref, après la mort de Luynes, après bien des pourparlers semblables entremêlés aux coups de main, M. de Rohan, qui voit tout le peuple las de la guerre, à qui il ne reste pas de fourrage pour nourrir huit jours sa cavalerie très diminuée, et qui n’a plus aucun espoir de secours de la part des coreligionnaires étrangers, s’abouche avec le connétable de Lesdiguières pour rédiger un traité (octobre 1622) qui sauve et maintient les points principaux nécessaires au parti, et où ses propres intérêts aussi ne sont pas tout à fait oubliés : après quoi il n’est pas seulement pardonné par le roi, il a un éclair de faveur en Cour. Richelieu, qui s’acheminait à pas lents vers le pouvoir, n’était pas encore là, et, quand il y sera, les pacifications se passeront autrement.
Mais cette paix, obtenue ainsi en marchandant, fut mal observée. M. de Rohan eut bientôt à subir à Montpellier un affront de la part du gouverneur, M. de Valençay, et une espèce de prison. D’un autre côté, il eut à se défendre par-devant les siens contre des censeurs qui, la plupart, avaient eu les bras croisés durant la guerre, et à justifier « ses bonnes intentions blâmées, et ses meilleures actions calomniées. » Nous commençons à voir le rôle ingrat et difficile qu’il eut à remplir, et qui le deviendra bien davantage dans les deux guerres suivantes, en présence de Richelieu.
Il y a la famille des guerriers brillants, favorisés, des héros heureux : Rohan n’en est pas. Il est de ceux à qui l’adversité sert d’école continuelle et comme de réconfort, et qui n’arrachent la gloire et l’honneur que pièce à pièce et par lambeaux. Lui qui lisait Plutarque, il put quelquefois méditer un passage de la vie de Timoléon, qui m’a toujours paru charmant et à faire envie. En face du profil de ce politique pénible et de ce guerrier contentieux, dont le chant de triomphe habituel était forcément une apologie, ne craignons pas de mettre le lumineux contraste pour nous consoler un peu le regard, d’autant que lui-même il a pu s’y arrêter et s’en faire l’application, en se disant : « Ce n’est pas comme moi ! Timoléon, on le sait, appelé de Corinthe en Sicile, délivra l’île des tyrans, et l’ayant trouvée tout effarouchée et sauvage, comme dit Amyot, et haïe par les naturels habitants même », il la rendit si douce et si désirée des étrangers, qu’ils y venaient de loin pour habiter et pour y vivre. Une victoire merveilleuse qu’il remporta avec six mille hommes sur soixante-dix mille Carthaginois (je ne réponds pas des chiffres) au passage de la rivière de Crimèse, acheva de porter haut son nom et de le rendre vénérable et cher. Timoléon, pour toutes les cités de l’île, c’était le sauveur, le réparateur par excellence ; aucune n’aurait cru sa réforme intérieure et ses institutions agréées et bénies des dieux, si Timoléon n’y avait mis la main. Écoutons Plutarque nous exprimer et nous définir cette grâce singulière et ce je ne sais quoi de réussi qui s’attachait à toutes les actions de l’heureux mortel :
Car de son temps, en Grèce, nous dit-il, beaucoup ayant été grands et ayant fait de grandes choses, desquels étaient Timothée, et Agésilas, et Pélopidas, et celui que Timoléon avait surtout pris pour modèle, Épaminondas, les actions de tous ceux-là eurent pour caractère l’éclat mêlé d’une certaine violence et d’un certain labeur, de telle sorte qu’il a rejailli sur quelques-unes et du blâme et du repentir ; mais des actions de Timoléon, si l’on excepte cette fatale nécessité au sujet de son frère, il n’en est pas une où il ne convienne, selon la remarque de Timée, de s’écrier avec Sophocle : « Ô dieux ! quelle est donc la Cypris, ou quel est l’Amour qui a touché du doigt cet homme ? » Car, de même, continue Plutarque, que la poésie d’Antimaque et les peintures de Denys, ces deux enfants de Colophon, avec tout le nerf et la vigueur qu’elles possèdent, donnent l’idée de quelque chose de forcé et de peiné, tandis qu’aux tableaux de Nicomaque et aux vers d’Homère, sans parler des autres mérites de puissance et de grâce, il y a, en outre, je ne sais quel air d’avoir été faits aisément et coulamment : c’est ainsi qu’auprès de la carrière militaire d’Épaminondas et celle d’Agésilas, qui furent pleines de labeur et de luttes ardues, celle de Timoléon, si on la met en regard, ayant, indépendamment du beau, bien du facile, paraît à ceux qui en jugent sainement l’œuvre non pas de la fortune, mais de la vertu heureuse. Et cependant ce grand homme rapportait à la fortune tous les succès qu’il avait ; car, soit qu’il écrivît à ses amis de Corinthe, soit qu’il haranguât les Syracusains, il disait souvent qu’il savait gré à Dieu de ce que, voulant sauver la Sicile, il s’était inscrit sous son nom ; et dans sa maison, ayant érigé une chapelle à la Spontanéité (à ce qui vient de soi-même), il y sacrifia ; et la maison même, il la dédia au Génie sacré.
Page unique de charme et de grâce, et qui se peut appliquer plus ou moins à tous ces guerriers, enfants chéris de la victoire, qui portent la flamme au front, l’inspiration au cœur, et qui sont doués de l’illumination soudaine dans les périls, les Condé, les Luxembourg, les Villars, les de Saxe. Rohan, encore un coup, n’en est pas ; il n’est pas de ce groupe de capitaines dont on peut dire que la fortune leur sourit comme une Vénus et comme une femme. Il est de la race des graves, des contrariés et des moroses, dont le brillant même est rembruni et sombre, qui ont eu plus de mérite que d’occasion et de bonheur, estimés quoique souvent battus, et qui tirent tout le parti possible de causes morcelées et rebelles : il est de la famille, en un mot, des Coligny, des Guillaume d’Orange ; moins Français peut-être qu’étranger de physionomie. Au lieu de l’éclair à la française, la Réforme a mis sur son front son cachet pensif et son froncement de sourcil qui annonce moins le guerrier inspiré que le guerrier raisonneur