Sénecé ou un poète agréable40.
Un poète agréable ! y en a-t-il encore ? Il y a maintenant de grands poètes, des poètes de talent, des poètes de génie, des poètes d’art, ou des poètes qui veulent être quelqu’un de ceux-là ; mais ce qui constituait autrefois le poète agréable, ce mélange d’esprit, d’imagination, de facilité, de négligence et de bonne humeur, cette absence de prétention en rimant ou cet air de n’en pas avoir, ce demi-ton de conteur qui était de plain-pied avec la conversation du salon, cet à-propos de menus sujets, cette adresse à trousser en vers un compliment ou une épigramme qui circulait aussitôt et faisait fortune, et parfois aussi la fortune de son auteur, tout cela existe-t-il encore ? En cherchant bien, et même sans chercher beaucoup, on trouverait des talents spirituels qui étaient nés pour cet emploi, et à qui il ne manque qu’un accueil meilleur et, comme aux plantes, une exposition plus favorable ; mais ils sont dépaysés aujourd’hui, ils n’ont que de très petits cercles, si encore ils en ont, et la société ne les entend pas, ne les écoute pas ; elle n’est plus faite pour eux, elle n’a pas le temps. Quand elle s’éprend de caprice pour un poète agréable, il faut que celui-ci ait en lui quelque chose de plus, qu’il ait une flamme et des éclairs d’un Byron ; il faut qu’il donne à cette belle société au moins quelques accès de fièvre et qu’il la secoue : autrement elle passe et court à ses affaires ou à ses plaisirs, ce n’en est plus un pour elle que d’entendre des petits vers légers et bien tournés. La profession de poète agréable n’existe donc plus, bien que l’étoffe dont était fait ce genre de poètes n’ait pas péri, et qu’il y ait par le monde bon nombre de ces demi-vocations errantes qui ne savent plus à quoi se prendre et qui sont réduites souvent à viser trop haut, à se forcer en pure perte, faute d’avoir trouvé à se loger dans la médiocrité animée et riante qui était leur milieu naturel.
Il n’en était pas ainsi du temps de Sénecé, et celui-ci nous représente bien le rimeur-amateur d’autrefois, dans sa diversité, son abondance et presque son originalité ; il est du moins certainement le doyen de la famille, ayant vécu quatre-vingt-treize ans. M. Émile Chasles, qui, fort jeune, soutient par des travaux solides et avec une application suivie un nom brillant dans les lettres, se trouvant il y a peu d’années professeur à Mâcon, eut l’idée de rassembler tout ce qu’il pourrait recueillir sur le poète de cette province le plus célèbre avant M. de Lamartine. De son côté, un littérateur du pays, M. Cap, avait réuni depuis longtemps de nombreux matériaux et des notes qu’il confia à M. Émile Chasles. Il est résulté de cette association une biographie complète du poète et même, comme on le dit aujourd’hui, une monographie de sa famille, et une édition qui se compose en partie d’une réimpression d’Œuvres choisies et en partie d’une impression toute nouvelle d’Œuvres posthumes. Voilà des honneurs, et Sénecé n’en est pas indigne.
Né à Mâcon le 27 octobre 1643, fils d’un père lieutenant-général au bailliage, petit-fils et arrière-petit-fils de médecins fort considérés, Antoine Bauderon (c’était son nom de famille), connu sous le nom de Sénecé, qui est celui d’une terre, reçut une éducation très littéraire, mais qui sentait un peu la province. Je m’explique : quoique venant à une date déjà avancée du siècle, et de manière à avoir vingt ans lorsque Racine et Boileau faisaient leur glorieux début, il n’en reçut point l’influence directe, précise et comme soudaine ; il ne rompit point avec le goût antérieur, il ne s’aperçut point qu’un goût nouveau, ou plutôt qu’une réforme neuve et en accord avec le vrai goût ancien, s’inaugurait, et qu’on entrait décidément dans une grande et florissante époque qui tranchait par bien des caractères avec la précédente. Lorsqu’on descend le Rhône de Lyon à Avignon, il y a un moment, aux environs de Valence, où le ciel change ; l’azur est plus bleu, l’air plus limpide et plus transparent, les horizons se détachent en contours plus harmonieux : on est entré dans le pur Midi, dans la zone lumineuse. Sénecé ne s’aperçut pas qu’il s’opérait quelque changement pareil dans le climat des esprits vers cette date mémorable de 1664, et quand lui-même avait vingt et un ans ; il ne vit point qu’en descendant le fleuve on avait passé l’une de ces lignes par-delà lesquelles le soleil et le ciel sont plus beaux. Il ne paraît jamais avoir connu une première discipline bien sévère : il avait été élevé au collège des jésuites à Mâcon, puis à Paris ; son père, qui voulait faire de lui son successeur dans la magistrature, et qui l’obligea d’étudier les lois, le laissait en attendant se livrer aux amusements de son âge, aux muses légères, à la poésie galante et de compliment. On ne voit pas trace que Sénecé ait jamais ce qu’on appelle travaillé. Des aventures romanesques vinrent agiter et disperser sa jeunesse. Un duel de quatre contre quatre auquel, dit-on, il assista et où il y eut mort d’homme, le força de quitter la France et de se réfugier en Savoie. Le duc, souverain du pays, le prit en amitié et voulut même le marier richement. Après de nouveaux accidents qui le firent passer de Savoie en Espagne, Sénecé put reparaître à Mâcon en 1669. Il y épousa la fille de l’intendant de la duchesse d’Angoulême, et s’attacha dès lors à cette princesse, qui était de Bourgogne et née de La Guiche ; il eut un pied à la Cour. Il en fut tout à fait lorsqu’il eut acheté de De Vizé la charge de premier valet de chambre de la reine. Être à la Cour était le rêve de Sénecé et le vœu le plus cher de son ambition. Il a adressé une épître en vers à Dangeau, toute pleine de louanges ; il était lui-même, à son degré, de cette race des Dangeau, et bon nombre de ses pièces (ce ne sont pas les meilleures) annoncent simplement en lui un poète suivant la Cour. Poli, doué, à ce qu’il semble, des avantages extérieurs et d’un grand esprit de sociabilité, aimant à se répandre, à voir, à savoir, à observer, et se plaisant à verser chaque matin sur une idée aisément éclose un courant de versification facile, il était heureux et si bien dans son élément, que le dégoût ne lui serait point venu. Mais la mort de la vieille duchesse d’Angoulême en 1682, et celle surtout de la reine en 1683, vinrent arrêter la fortune et intercepter en quelque sorte la vocation de Sénecé. Il n’était pas un grand seigneur ni un gentilhomme ; ce n’était qu’un bourgeois très comme il faut, qui ne pouvait paraître dans ce grand monde de Versailles que moyennant une charge. Celle qu’il avait achetée fort cher de De Vizé se trouvait anéantie entre ses mains. Sénecé, à peine âgé de quarante ans, redevint donc, à sa grande douleur, provincial et Mâconnais ; le reste de sa vie (et il vécut longtemps), il se considéra comme exilé, un exilé de cet Olympe dont il avait été l’un des Mercures secondaires et où il ne pouvait remonter. Il s’en plaint sans cesse, il y revient en idée, il renoue et entretient tant qu’il peut des relations de compliments et de louanges avec les grands noms qu’il a connus. Il y a des jours où il se figure qu’il est guéri de ce mal du pays, et qu’il vit en philosophe au milieu de ses champs, sur les bords de cette belle Saône. Erreur ! il s’ennuie ; avec la différence des caractères et des humeurs, il s’ennuie comme s’ennuyait Bussy, comme s’il était un disgracié.
Il se compare à Clément Marot, poète et valet de chambre également, et qui s’est mal trouvé en Cour des accusations et calomnies de ses ennemis ; mais Sénecé n’a pas d’ennemis, il n’a pas été calomnié ; à lui, il ne lui est arrivé qu’un accident bien simple : une mort de reine l’a dégagé d’une domesticité honorifique, d’une chaîne dorée ; il est retombé dans son ordre et dans sa classe : c’est assez pour son malheur, pour son incurable ennui, car le bonheur le plus souvent dépend pour nous de ce premier cadre idéal dans lequel l’imagination, dès la tendre jeunesse, s’est accoutumée à placer et à découper la perspective flatteuse de la vie.
Cependant il occupe ses longs loisirs à une poésie ou à une versification de tous les jours. Il trouve autour de lui, dans les châteaux des environs, des femmes aimables, des gentilshommes plus ou moins lettrés : il les célèbre, il leur adresse des contes ou épîtres, des étrennes et madrigaux en vers : Mlle de Saint-Point, Mlle de Mompipeau, Mme de Rambuteau, figurent tour à tour dans ses dédicaces. En redevenant ainsi poète mâconnais, il ne se doutait pas qu’il travaillait peut-être plus sûrement pour sa mémoire que s’il fût resté poète à Versailles, comme perdu et noyé parmi tous ces demi-dieux et ces naïades ; car en étant d’un lieu et d’une cité particulière, et en y laissant sa tradition, il a trouvé, après plus d’un siècle, des investigateurs curieux et presque des fidèles pour en recueillir le souvenir, et il a eu cet honneur que M. de Lamartine, tout jeune, entendant réciter de ses vers marotiques a fait un dizain à sa louange et un peu à son imitation. M. Émile Chasles cite ce gentil dizain. J’ai emprunté la plupart des détails qu’on vient de lire, et même des idées, à sa notice fort complète.
Quand je dis que Sénecé ne porte pas dans son talent ni dans son esprit la marque précise et le cachet du siècle de Louis XIV, je désire bien faire entendre en quoi cela est vrai ; car il a de ce siècle la politesse, l’élégance facile et une langue pure ; mais il n’en a pas le procédé de composition, ni les jugements ni certaines qualités non moins essentielles que la pureté et l’élégance. Il tient de ce goût antérieur et un peu compassé de Pélisson, de Mlle de Scudéry ; il en a donné une preuve singulière dans la Lettre de Clément Marot, qui est censée à lui écrite et adressée des champs Élysées, à la date du 20 avril 1687. Il y est surtout question de Lulli qui venait de mourir, de ses qualités et de ses défauts, de ses talents et de ses vices. Sénecé, auteur d’opéras et d’intermèdes de circonstance, avait eu probablement affaire à Lulli et savait par où il péchait. Mais dans cette lettre, sous prétexte que Lulli descendu aux Enfers est renvoyé par Proserpine pour être définitivement jugé par-devant le Bon Goût, on se met en marche du côté où l’on suppose qu’habite ce dieu ou demi-dieu : et ici Sénecé nous trace tout un itinéraire où il expose sa théorie littéraire et critique sous forme d’emblème. Ce voyage à la recherche du bon goût rappelle forcément Le Temple du goût de Voltaire : les sujets ou du moins les noms sont semblables ; mais à la manière dont ils sont touchés ou traités, quelle différence ! Voltaire, dans son invention vive et rapide, se montre fidèle à son objet même : il est prompt, il ne s’appesantit pas, il est l’homme de l’impatience et de la délicatesse françaises ; il égaie chaque chose et peint chaque auteur en quelques traits ; il fait vivre son allégorie autant qu’une allégorie peut vivre. Sénecé, dans l’itinéraire qu’il retrace, n’est qu’un imitateur du Roman de la rose et de la Clélie de Mlle de Scudéry. Le groupe des voyageurs qui accompagne Lully la recherche du bon goût se compose de Clément Marot, de Catulle, de Virgile, et de tous les auteurs du temps passé et des siècles récents. Ce voyage figure en abrégé l’histoire des lettres depuis la Renaissance. On a rencontré d’abord une forêt qui est celle d’Ignorance ; on a peine à en sortir. L’Espagnol Gongora prétend savoir le bon chemin et l’indique ; Annibal Caro et les Italiens, parmi lesquels Chiabrera, en indiquent un autre ; puis des Allemands, parlant un latin gothique, veulent en suivre un troisième : on les laisse aller, ils se perdent chacun de son côté ; les Espagnols, dans des taillis de pointes épineuses ; les Italiens sur des hauteurs et des escarpements lyriques qui mènent à des précipices ; les Allemands, dans des marécages. Le gros de la troupe, qui n’a pas suivi ces enfants perdus, après avoir tenu conseil, se résout, sur la proposition de Catulle, à prendre Virgile pour guide. Virgile remercie modestement de l’honneur qu’on lui fait, et expose son plan et la marche qu’il faut suivre pour arriver au susdit Bon Goût ; il donne à l’avance la carte du pays environnant, en homme qui l’a beaucoup pratiqué :
La principale difficulté, dit Virgile, est de sortir de ce labyrinthe que nous avons devant les yeux ; mais j’espère y réussir. À son issue se rencontre le pays qu’habite le Bon Goût et qu’on appelle les Plaines allégoriques : c’est un pays assez inégal, très froid en quelques endroits, couvert et scabreux en quelques autres ; la diversité du paysage en est assez divertissante… À l’entrée du pays s’élèvent deux montagnes fort hautes, mais d’une hauteur inégale, sur chacune desquelles est bâtie une belle ville. La montagne que l’on trouve à droite est la plus élevée ; la ville qu’elle porte sur sa croupe se nomme Invention ; elle est superbe en tours et en édifices dont la structure paraît merveilleuse. Mais ce qui la rend plus remarquable et la distingue de toutes les cités qui se voient ailleurs, c’est un château qui commande toute la ville et que l’on nomme Bel Esprit. Il brille d’une lumière éblouissante comme s’il était d’un seul diamant ; son éclat n’est pourtant point sa plus belle qualité, car il échauffe, il anime, il vivifie ; en un mot, il est comme le soleil du climat où il est situé. De l’autre côté, sur la montagne la moins élevée, on voit une autre ville qui s’appelle Imitation, et qui paraîtrait aussi fort belle si elle n’était effacée par sa voisine que l’on reconnaît pour l’original, et à laquelle cette dernière ressemble beaucoup. Les deux montagnes ne sont séparées que par un vallon fort étroit dont l’ouverture est entièrement occupée par un grand fleuve qu’on appelle Imagination. Il est extrêmement rapide…
Et voilà les ingéniosités quintessenciées et glaciales que Sénecé met dans la bouche de Virgile, en prétendant que rien ne ressemble plus au siècle d’Auguste que celui de Louis XIV ; c’est du Scudéry tout pur, c’est la carte du royaume de Tendre transportée dans la description du goût. — Et puis, quand on est embarqué sur le fleuve d’Imagination, l’arrivée à l’endroit nommé le Péage des critiques, la garde qu’y font les capitaines Scaliger, Vossius et autres, les « petits bateaux couverts qu’on appelle métaphores », et dont quelques-uns échappent à grand-peine à ces terribles douaniers ; et plus loin, quand on a pénétré dans le cabinet du Bon Goût, l’attitude et l’accoutrement baroque de ce bon seigneur qui m’a tout l’air d’être fort goutteux, appuyé d’un côté sur la Vérité et de l’autre sur la Raison, qui, tenant chacune un éventail, lui chassent de grosses mouches de devant les yeux (ces mouches sont les Préjugés) : les deux jeunes enfants qui sont à ses pieds, aux pieds du seigneur Bon Goût, et qui le tirent chacun tant qu’ils peuvent par un pan de son habit, l’un, un petit garçon toujours inquiet et remuant, nommé l’Usage : l’autre, une petite fille toujours fixe et assise, une vraie poupée nommée l’Habitude, que vous dirai-je de plus ? Et ces dernières gentillesses, avec les explications qui s’y rattachent, ne sont plus, sachez-le bien, dans la bouche de Virgile ; cette fois c’est Catulle qui est censé expliquer tout cela à Clément Marot, lequel à son tour l’insère dans sa lettre à Sénecé. Disons qu’un homme qui en 1688, vivant à côté de La Bruyère, invente de telles choses et les publie, n’est pas un auteur du grand siècle ; sa littérature, ingénieuse d’ailleurs, est une littérature d’avant et d’après. Il est de la Cour comme Benserade, comme le duc de Nevers ; mais il n’est pas du bon coin. Il a beau être poli, il a été de province ou il en sera.
Sénecé a dit quelque part un mot précieux ; c’est dans une anecdote sur Racine ; donnons-la :
Racine, dit-il, ayant fait une fortune considérable à la Cour pour un homme de lettres, prétendit usurper une espèce de tyrannie sur les autres gens de son caractère, et, regardant le bel esprit comme son patrimoine, s’établit autant qu’il put dans la possession de persuader à toute la France que l’on ne pouvait en avoir sans sa permission, qu’il n’accordait, à personne. Cela révolta contre lui la nation indocile des auteurs, autant impatiente de la servitude qu’aucune autre, et on lui donnait de temps à autres des marques de rébellion. Il fit certaine pièce nommée Athalie, dont le sujet est tiré des livres saints, pour récompense de laquelle il fut gratifié d’une charge de gentilhomme ordinaire de la chambre du roi. Cet ouvrage n’eut pas autant de succès au Parnasse qu’il en avait eu à la Cour, et un poète de Paris s’en expliqua de cette manière…
Je laisse l’épigramme, assez plate. Je sais que, parlant ailleurs de Racine dans une épigramme ou épitaphe, Sénecé l’appelle le grand Racine ; mais ce qui lui est propre et ce qui est unique, c’est une certaine pièce nommée Athalie ; voilà le mot décisif qui juge à jamais le goût de Sénecé et qui le classe, lui l’agréable auteur, à côté de Mme Des Houlières, de Fontenelle et autres qui ont traversé le grand siècle par la lisière, en ayant assurément beaucoup d’esprit, mais pas le meilleur en tout ce qui touche au grand goût ou au goût solide. Pour eux Despréaux n’est jamais venu.
Sénecé publia, en 1695, un petit volume anonyme intitulé Satires nouvelles, et qui ne contient que trois pièces. La première, qui est la meilleure, a pour sujet Les Travaux d’Apollon. Sénecé y exprime sous un léger déguisement ses pensées personnelles, ses regrets de poète et de courtisan à cet âge de plus de cinquante ans qu’il avait déjà. Il était depuis quelques années, et par suite de la mort de la reine, sous le coup de ce qu’il appelait sa disgrâce et son exil. Acanthe, assis au pied d’un aulne, exhale donc ses regrets et maudit la poésie, qu’il accuse fort injustement de son malheur ; il allait de dépit briser ses chalumeaux, lorsque du lit profond de la Saône, qui coule devant lui, il voit sortir et apparaître un fantôme, une ombre vêtue à la romaine, celle du poète Maynard, l’auteur de deux ou trois belles odes et de quantité d’épigrammes oubliées. Il fallait avoir l’imagination un peu à l’écart et un peu oisive pour aller se ressouvenir ainsi de feu Maynard en pleine lumière du règne de Louis-le-Grand. Quoi qu’il en soit, ce poète de Toulouse, qui végéta toute sa vie dans les fonctions de président au présidial d’Aurillac, est un digne représentant des poètes disgraciés par la fortune, et dont le mérite n’a pu triompher d’une mauvaise étoile ; il a droit de se citer lui-même en exemple au malheureux Acanthe, et, pour mieux le consoler encore, il lui retrace les malheurs de leur père commun et de leur maître, Apollon. Le ton des premiers vers est assez noble et élevé :
Apollon fut soumis, même avant qu’être né,À l’injuste rigueur d’un astre infortuné.Sa mère, de fureurs par vengeance agitée,Sentit Junon jalouse et Lucine irritée ;La terre la refuse en son vaste contour,Le dieu de la lumière a peine à voir le jour…
Cette fermeté de ton ne se soutiendra pas ; la pièce est trop longue. C’est un chapitre, mais un peu languissant, des Métamorphoses. On y trouve pourtant, et des vers très spirituels, et par-ci par-là de beaux vers. Ainsi, dans le duel de chant et d’harmonie entre Pan et Apollon déguisé en berger, lorsque Pan tout d’un coup s’émancipe à des insolences ironiques contre le sexe et qui font rougir les nymphes, Apollon a peine à ne pas éclater :
Quel courroux enflamma l’œil qui perce en tout lieu !Le berger indigné cache à peine le Dieu.
Maynard, après avoir épuisé le récit des infortunes d’Apollon et de ses exils terrestres, le montre rétabli dans sa gloire, mais jusque dans l’Olympe ayant à lutter toujours et à travailler, trouvant « avec l’honneur la fatigue mêlée » ; et il en tire une morale poétique qui semble d’abord toute dans le sens de Despréaux :
Ne te rebute point ; change, corrige, efface.
Et quant à l’objection qu’on ne peut chanter dignement et prendre tout son essor quand on est occupé des soins vulgaires et des besoins de la vie, il n’a qu’une réponse à faire au triste Acanthe, il n’a, dit-il, à lui donner qu’un avis pour que les bienfaits du maître l’aillent chercher ;
Le voici, cher Acanthe, en un seul mot : Excelle.
Sénecé n’a pas assez tenu compte de cet avis, ou plutôt il a obéi et cédé à sa nature, qui était plutôt facile que laborieuse. Il était de ceux qui ne prennent pas l’inspiration si haut. Il lui semblait, comme à Martial, que pour créer des poètes, et de grands poètes, il ne s’agissait que de les encourager par des largesses ; il pense là-dessus comme Clément Marot, comme les poètes valets de chambre (avant que Molière en fût) ; il n’a pas de doctrine plus relevée, et, dans une pièce imitée de Martial même, il le dit très lestement au maréchal de Noailles, l’un de ses patrons d’autrefois :
Dans ce beau siècle où Paris est au faite,Grâce à son roi, des biens, des dignités,Où sous son ombre elle élève sa têteCent pieds de haut sur les autres cités,À concevoir vous trouvez difficilePourquoi ce roi, plus couvert de lauriers,Plus grand qu’Auguste, a manqué de VirgilePour consacrer ses triomphes guerriers.Le docte chœur a-t-il de ses fontainesFermé pour nous le sacré réservoir ?Non, maréchal ; donnez-nous des Mécènes,Et vous verrez des Virgiles pleuvoir…
On ne saurait mieux parodier ni plus gaiement traduire le vers de Martial :
Sint Maecenates, non deerunt, Flacce, Marones,
Sénecé est tout naturellement un conteur ; c’est là son principal mérite ; c’est dans ce genre que son vers déploie sans inconvénient le caractère facile et coulant qui lui est familier, et qu’il mérite qu’on en dise :
Mais tel qu’il est, il est d’un tour aisé.
Il y a deux contes de lui qui sont fort jolis, bien qu’un peu longs. Le plus célèbre est celui qui s’intitule La Confiance perdue, ou le serpent mangeur de kaïmack et le Turc son pourvoyeur. Le sujet, ou du moins la morale, en est à peu près la même que dans la fable de. La Fontaine intitulée Les Deux Perroquets, le roi et son fils : il y a des outrages après lesquels offenseur et offensé ne se pardonnent pas, et la confiance une fois perdue ne se peut retrouver. « Ce conte, à quelques endroits près, a dit Voltaire, le meilleur juge du mondeab, est un ouvrage distingué » ; et il accorde à Sénecé une imagination singulière. Cette singularité ne serait chose avérée que s’il avait inventé le sujet, ce qui ne paraît pas probable. Mais qu’il l’ait inventé ou non, que de même il ait imaginé ou simplement arrangé et accommodé à sa guise cet autre joli conte de Camille, ou filer le parfait amour, Sénecé a très heureusement conduit et filé à son tour ces récits, et il a montré ce qu’il aurait pu faire s’il avait cultivé avec moins de distraction le genre. Il est, à la suite de La Fontaine, un héritier des plus légitimes de nos vieux et malins auteurs de fabliaux.
Il a fait aussi de nombreuses et trop nombreuses épigrammes, publiées en un volume en 1717 par les soins du spirituel jésuite du Cerceau, avec qui il entretenait une correspondance poétique et marotique. À son point de vue de province, il considérait un peu trop du Cerceau, cet homme agréable de collège, comme tenant le sceptre du goût. Le volume est précédé d’une dissertation beaucoup trop longue sur l’épigramme. Chez les anciens, ce genre, si menu d’apparence, avait de la simplicité, de la grâce, quelquefois même de la grandeur. Épigramme veut dire inscription ; il y en avait de toutes sortes ; c’était le plus souvent un tableau en raccourci, quelquefois une courte idylle, une courte élégie. Simonide, Platon, Léonidas de Tarente, Méléagre, ont laissé de parfaites et d’admirables épigrammes. Ces épigrammes, qui plaisent tant aux connaisseurs et sont exquises aux délicats, ne semblent souvent presque rien à les traduire ; quelques-unes seulement ont une beauté qui subsiste ou qui se laisse deviner d’une langue 293 à l’autre. En voici une de Callimaque qui, traduite, semble peu de chose et indifférente ; elle a cependant du charme dans l’original, et elle respire un sentiment vif d’amitié et de tendresse. Le poète pense à un autre poète de ses amis, à un hôte lointain dont il vient d’apprendre à l’improviste la mort déjà ancienne, et qui avait fait lui-même des élégies mélodieuses :
Quelqu’un, ô Héraclite, m’a dit ton trépas et m’a plongé dans les larmes, et je me suis ressouvenu combien de fois tous les deux nous avions, au milieu de nos doux entretiens, enseveli le soleil : mais toi, cher hôte d’Halicarnasse, dès longtemps, je ne sais où, tu n’es que cendre. Oh ! du moins tes rossignols vivent, sur qui, ravisseur de toutes choses, le dieu d’enfer ne portera pas la main.
L’épigramme, chez les Grecs, n’est souvent que cela, un mot, une larme, un regret, un désir, un sourire, un sentiment vif et fugitif qu’on veut fixer.
Chez les Latins, Catulle est resté fidèle à l’esprit grec ; il eut l’épigramme simple, naïve, passionnée même ; mais, à partir de Martial, elle prit un autre caractère, le caractère qu’elle a gardé chez les modernes, pour qui l’épigramme antique et à la grecque aurait trop peu de sel et de saveur. Martial y a mis beaucoup d’esprit ; il a, si j’ose dire, tout à fait émoustillé l’épigramme : il a été l’Ovide du genre. Dans les langues modernes, où le tour est moins marqué, où la langue en elle-même n’a pas à peu de frais, comme chez les anciens, sa grâce, sa cadence, et où les mots ont moins d’énergie et de jeu, il faut, en terminant, ce qu’on appelle le trait et la pointe. C’est là aussi la théorie de Sénecé ; il préfère Martial à tout ; il n’a pas étudié l’épigramme à sa première source la plus classique : il n’a en rien le grand goût, pas même le grand goût dans l’épigramme ; mais le joli et le spirituel, il le sent bien.
Malgré cette espèce de réforme et de révolution apportée par Martial dans l’épigrarame, et qui y a fait dominer l’esprit, quelques modernes ont su lui conserver un grave, un généreux accent, et parfois y ressaisir un air de grandeur. Telle épigramme de Clément Marot sur l’exécution de Semblançay, telle de Le Brun sur La Harpe aux prises avec le grand Corneille, a de l’émotion et donne le sentiment du sublime. Le Brun, le plus complet des modernes en ce genre, en a résumé, au reste, toute la théorie dans l’épigramme suivante :
Le seul bon mot ne fait une épigramme ;Il faut encore savoir la façonner.Avec adresse en nuancer la trame.Et le bon mot avec grâce amener.Un trait piquant d’abord plaît, frappe, étonne ;Mais il s’émousse, et devient monotone ;Et si le goût ne le place avec choix,Si d’un sel pur grâce ne l’assaisonne,Si l’épigramme à la vingtième foisNe vous plaît mieux, elle n’est assez bonne.
Or Sénecé en a fait beaucoup de faibles, de médiocres et d’inutiles, c’est le cas de tous les auteurs d’épigrammes ; mais il en a fait aussi de bonnes, et en voici une qui me paraît excellente ; elle est imitée ou plutôt inspirée de Martial et de ses vœux de bonheur, mais avec un rajeunissement original et piquant ; elle est adressée à Bellocq, valet de chambre de Louis XIV, ancien camarade et ami intime de Sénecé :
Pour être heureux, je, voudrais peu de choseEsprit bien sain, tempérament de fer,D’argent comptant bonne et loyale dose,Glace en été, bon feu pendant l’hiver ;Amis choisis, et livres tout de même ;Un peu de jeu, sans pourtant m’y piquer ;Point de procès, dispense de carême.Sommeil profond, facile à provoquer ;Ni créanciers, ni, prêts à critiquer,Censeurs fâcheux ; — beauté tendre et sincère,Point inégale, et n’aspirant à plaireQu’à moi tout seul : — Bellocq, si quelque jourUn beau miracle en ma faveur opèreDe ce souhait l’agréable chimère,Je t’abandonne et Paris et la Cour.
On peut relire cette épigramme trois et quatre fois, sinon vingt ; elle soutient l’épreuve indiquée par Le Brun ; elle paraît aussi bonne et meilleure que la première.
Sénecé vécut assez pour voir paraître bien des mémoires sur le xviie siècle et sur l’ancienne Cour. Chose singulière, ou plutôt chose ordinaire et assez commune aux vieillards, il prétendait n’y rien reconnaître de ce qu’il avait vu, à tel point que les mémoires de Retz (1717), en raison de deux ou trois erreurs de fait qu’il y relevait, lui semblaient un roman fabriqué par quelque homme de lettres de Hollande. Il disait la même chose des mémoires de Gourville, sous prétexte que « le style de ce livre était trivial et n’avait rien du tout de cette politesse que Gourville s’était acquise par un grand usage du monde. » S’il s’était borné à dire que le premier éditeur (1724) avait pu les retoucher à tort çà et là, il aurait dit juste ; mais il allait bien plus loin, et il les déclarait hardiment un livre apocryphe. Ce côté paradoxal indique un léger travers dans le jugement de Sénecé.
Il jugeait mieux d’ailleurs et était plus compétent en ce qui était des pures belles lettres, et surtout du domaine du bel esprit. On a des lettres de lui dans sa vieillesse, adressées à l’un de ses cousins Salornay, où il parle très pertinemment de Balzac, de Voiture, de Boursault. Il correspondait volontiers avec le Mercure galant : « Un peu de critique, disait-il, exerce l’esprit et raffine le goût, et j’en use ainsi pour ma propre instruction dans toutes les nouveautés qui me tombent entre les mains. »
Il avait gardé des relations avec l’évêque de Fréjus, le cardinal de Fleury ; il l’appelait son patron et son protecteur, et lui adressait de temps en temps des vers. Lorsque celui-ci arriva au timon de l’État, c’eût été le cas pour Sénecé de reparaître à la Cour ; l’exemple était encourageant pour tous ceux qui avaient quatre-vingts ans ; mais il se sentit décidément trop vieux, et se dit qu’il était trop tard pour recommencer. Dans une lettre à Mme de Bellocq, veuve de son ami, il a tracé un tableau assez riant de la vie tranquille, à la fois philosophique et chrétienne, qu’il menait durant les dernières années (1726-1737) :
Ayant fait réflexion, disait-il, que j’étais dans un âge trop avancé pour me donner le soin d’économer (de régir) des biens de campagne, j’ai pris le parti de mettre ma terre en ferme et de me retirer entièrement à la ville. Je l’ai assez bien amodiée et à de très bons fermiers, et j’ai loué une maison qui n’est ni ville ni campagne, et qui est tous les deux ensemble. Elle est petite, mais commode, isolée, très claire et côtoyée de deux jolis jardins qui en dépendent. Elle est toute seule dans une grande place qui est environnée de trois couvents, des jacobins, des capucins et des carmélites ; de manière que je suis là comme dans un petit ermitage, où mes amis ne laissent pas de me venir voir quelquefois, et où quand il me plaît d’en sortir, je n’ai qu’à faire deux cents pas pour me trouver dans le cœur de la ville. Je ne profite pourtant pas souvent de cette commodité, et je suis souvent des huit jours entiers sans sortir de chez moi que pour aller à l’église, dont j’ai à choisir de trois ou quatre, m’occupant fort agréablement et sans ennui de mes jardins et de mes livres, sans oublier les muses, avec lesquelles j’ai toujours quelque petit entretien ; car quand une fois on est frappé de cette agréable folie, on peut s’assurer d’en tenir pour le reste de ses jours, et de mourir, pour ainsi dire, en rimant.
Il eut la vieillesse que bien des honnêtes gens désirent :
Il aimait les jardins, était prêtre de FloreIl l’était de Pomone encore…
Les esprits de sa sorte gagnent à vieillir. Les vieux médiocres deviennent parfaits.
En somme, il n’a pas trop à se plaindre de son sort, même comme poète, puisque après plus d’un siècle on le réimprime en y ajoutant de l’inédit, et que la postérité (car c’est bien ainsi que nous nous appelons par rapport à lui) s’occupe, ne fût-ce qu’un instant, de sa mémoire. En reconnaissant dans ses œuvres de l’esprit, de la facilité, de l’élégance et quelque agrément, mais en ne trouvant pas dans ses vers, pour le critiquer avec ses propres paroles,
Certain je ne sais quoi qui manque à leur beauté,
on se fait toutefois une question, on se demande à quoi tient la vie dans les productions de l’esprit et de l’imaginalion, d’où vient ce don et ce souffle qui fait les beaux vers sans vieillesse. Travail, art, nature, foyer intérieur, sentiment, éclat et flamme, c’est de tous ces éléments combinés et pressés, que se compose à des degrés différents et variés à l’infini ce charme que la muse seule possède, dont elle seule livre le secret au petit nombre, et qui fait que l’agrément du premier jour est aussi l’agrément qui ne périt pas.