II
Bossuet eut pour ami particulier durant toute sa vie, pour auxiliaire affectionné et constant dans toutes les questions de doctrine, de foi, de morale et de discipline de l’Église, un homme bien digne en tout de cette relation étroite et de cette intimité : l’abbé Fleury fut ce premier lieutenant modeste, ce véritable second de Bossuet et comme son abbé de Langeron. Cela paraît bien d’après les mémoires et le journal de Le Dieu. Maintes fois il y est dit que Bossuet fit tel acte, ou dicta tel écrit, ou donna telle conclusion, M. l’abbé Fleury présent. L’abbé Fleury, qui était de treize ans plus jeune que le grand prélat, avait été l’un de ses disciples au début de la carrière ecclésiastique. Dans les années où l’abbé Bossuet, lié avec les prêtres de la mission, avec saint Vincent de Paul et avec son successeur, faisait à Saint-Lazare les entretiens ou conférences pour l’ordination des jeunes prêtres, soit à Pâques, soit à la Pentecôte, les ordinands choisissaient de préférence le temps où il devait faire ces instructions pour se préparer aux ordres, et Fleury fut de ce nombre ; lorsqu’il quitta la profession d’avocat pour embrasser la prêtrise, il voulut être un des fruits de cette excellente parole de Bossuet. Toute sa vie, on peut dire qu’il le suivit de près et le côtoya : également attaché à l’éducation de jeunes princes, plus tard reçu sous ses auspices à l’Académie française, il le retrouvait à Versailles, il le visitait fréquemment à Meaux et à Germigny. Dans la dernière année et quand la maladie déjà mortelle retenait Bossuet à Paris, il l’y venait voir, passait avec lui plusieurs heures, lui lisant l’Évangile et lui en parlant : entretiens doux et graves, élevés et purs, entre ces deux chrétiens si à l’unisson ; c’est là ce qu’on aimerait à entendre et à connaître ; mais Le Dieu ne nous donne que le titre de l’entretien. L’âme, l’esprit de l’abbé Fleury semblent avoir été pris de tout point sur la mesure de Bossuet et tempérés selon des degrés pareils, avec la différence du sage au grand. Un homme de large et vive conception, montrant un jour à quelqu’un sa bibliothèque, qu’il avait fort belle, arrivé devant les écrivains ecclésiastiques du règne de Louis XIV, s’écria : « Fleury à côté de Bossuet ; et pourtant quelle distance ! mais il n’y a rien entre deux. » Jugement parfait et qui caractérise bien Fleury ! Ce ne serait pas ici le lieu toutefois d’appliquer à la rigueur le mot de Quintilien, qu’on n’est pas nécessairement le second pour venir le plus proche après quelqu’un, aliud proximum esse, aliud secundum. Je sais des hommes d’étude et de lecture approfondie qui placent Fleury très haut, plus haut qu’on n’est accoutumé à le faire aujourd’hui, qui le mettent en tête du second 265 rang ; ils disent « que ce n’est sans doute qu’un écrivain estimable et du second ordre, mais que c’est un esprit de première qualité ; que ses Mœurs des israélites et des chrétiens sont un livre à peu près classique ; que son Traité du choix et de la méthode des études, dans un cadre resserré, est plein de vues originales, et très supérieur en cela à l’ouvrage plus volumineux de Rollin ; que son Histoire du droit français, son traité du Droit public de France, renferment tout ce qu’on sait de certain sur les origines féodales, et à peu près tout ce qu’il y a de vrai dans certains chapitres des plus célèbres historiens modernes, qui n’y ont mis en sus que leurs systèmes et se sont bien gardés de le citer ; que Fleury est un des écrivains français qui ont le mieux connu le Moyen Âge, bien que peut être, par amour de l’Antiquité, il l’ait un peu trop déprécié ; que cet ensemble d’écrits marqués au coin du bon sens et où tout est bien distribué, bien présenté, d’un style pur et irréprochable, sans une trace de mauvais goût, sans un seul paradoxe, atteste bien aussi la supériorité de celui qui les a conçus. » Pour moi, c’est plutôt la preuve d’un esprit très sain. Quoi qu’il en soit, Fleury paie aujourd’hui la peine de n’avoir pas de relief dans la forme, et de n’avoir pas mis dans un jour frappant ses pensées. Bien qu’il ait vécu à côté de Bossuet, il n’en a reçu aucun rayon pour l’expression, et sa manière de dire se passe toute dans l’ombre. Mais c’est lui pourtant qu’on aurait voulu entendre, et lire sur l’intérieur et la familiarité de Bossuet ; c’est à lui qu’il eût été séant plus qu’à aucun autre d’en parler. Quel portrait juste, vrai, bien proportionné, il en eût tracé ! car si son talent n’était en rien de la même famille que celui de Bossuet, son esprit du moins était bien parent de ce grand esprit et de ce grand sens, et son cœur lui était tendrement attaché.
Contentons-nous, il le faut bien, du journal de Le Dieu. Il y a dès les premières pages un jugement assez curieux de Bossuet sur les débuts de Massillon comme prédicateur ; on y lit :
Le premier dimanche de l’Avent (novembre 1690), M. de Meaux n’entendit pas le sermon du père Massillon de l’Oratoire, de crainte du froid. La grande réputation de ce prédicateur après son premier carême à Paris lui mérita de passer de plein saut de la chaire des pères de l’Oratoire de la rue Saint-Honoré à celle du château de Versailles. On ne trouva pas son mérite digne de sa réputation : son premier discours, qui était contre les libertins, et qu’il avait, dit M. de Meaux, assez mal amené à l’évangile du jour, parut faible : on loua sa piété et sa modestie, sa voix douce, son geste réglé, jusqu’à lui accorder, contre l’avis de quelques-uns, la grâce de l’élocution : on trouva de la politesse dans son discours, des termes choisis et de l’onction : il fut très bien écouté, et le roi et la Cour en furent édifiés. M. de Meaux donna la sainte communion à Mme de Bourgogne le soir de la Conception, et entendit le nouveau prédicateur la même fête. Il en jugea ce que je viens de dire, et en un mot que cet orateur, bien éloigné du sublime, n’y parviendrait jamais.
Si nous n’y prenons garde, et sans être Bossuet, nous faisons tous un peu comme Bossuet : nous sommes volontiers négatifs à l’égard de ceux qui viennent après nous, nous sommes un peu prompts à déclarer qu’ils n’auront jamais telle ou telle qualité. En un mot, jeunes et en entrant dans la vie, on prend surtout les grands écrivains, orateurs ou poètes régnants, avec enthousiasme, par leurs qualités : vieux, on prend surtout les survenants et successeurs par leurs défauts. C’est à quoi l’on est d’abord le plus sensible ; leurs défauts nous sautent aux yeux, leurs qualités ne viennent qu’après.
Cette espèce de prévention de Bossuet, peu favorable à Massillon, dura encore quelque temps. Ayant entendu le 8 décembre 1700, jour de la Conception, le sermon du père Maure de l’Oratoire prêché aux Récollets de Versailles, « notre prélat en a loué, dit Le Dieu, la pureté du style, la netteté, les tours insinuants et pleins d’esprit ; mais il n’y a trouvé ni sublimité ni force ; il le tient même au-dessous de son confrère le père Massillon. » Mais ce n’est pas un jugement définitif, et l’on voit que, le vendredi 4 mars 1701, « il entendit à Versailles le sermon de la samaritaine prêché par le père Massillon, dont il fut très content. »
Toutefois, il reste vrai pour nous que Bossuet et Massillon ne sont pas tout à fait de la même école d’éloquence sacrée, Bossuet étant de ceux qui y veulent à chaque instant la parole vive, et Massillon au contraire disant, quand on lui demandait quel était son meilleur sermon : « Mon meilleur sermon est celui que je sais le mieux. »
Les jugements de Bossuet sur Fénelon sont encore plus sévères, et ils sont décidément injustes. On les voudrait taire, mais puisque Le Dieu nous les a transmis, nous ne pouvons plus les ignorer :
Le samedi au soir (23 janvier 1700, Bossuet étant à Versailles), il fut fort parlé de Télémaque. Dès qu’il parut et qu’il en eut vu le premier tome, il le jugea écrit d’un style efféminé et poétique, outré dans toutes ses peintures, la figure poussée au-delà des bornes de la prose et en termes tout poétiques. Tant de discours amoureux, tant de descriptions galantes, une femme qui ouvre la scène par une tendresse déclarée et qui soutient ce sentiment jusqu’au bout, et le reste du même genre, lui fit dire que cet ouvrage était indigne non seulement d’un évêque, mais d’un prêtre et d’un chrétien… Voilà ce que M. de Meaux pensa de ce roman dès le commencement ; car ce fut là d’abord le caractère de ce livre à Paris et à la Cour, et on ne se le demandait que sous ce nom : le roman de M. de Cambray. »
Et le dimanche 14 mars de la même année :
Il paraît une nouvelle critique de Télémaque, meilleure que la précédente, où le style, le dessein et la suite de l’ouvrage, tout enfin est assez bien repris, et dont on ignore l’auteur. Comme j’en faisais la lecture, j’ai dit que j’avais Sophronyme (Les Aventures d’Aristonoüs) et les Dialogues (des morts), que je trouvais d’un style plus supportable que Télémaque. Il est vrai, dit M. de Meaux, mais aussi ce style est-il bien plat ; et pour les Dialogues, ce sont des injures que les interlocuteurs se disent les uns aux autres.
Ici c’est l’antipathie de nature et de talent qui se prononce par la bouche de Bossuet, et qui s’aiguise, à son insu, d’humeur et des souvenirs invétérés de la lutte. Bossuet avait en lui, dans sa mâle et ferme parole et jusque dans ses fortes tendresses, quelque chose qui devait lui faire goûter médiocrement, en effet, cette qualité traînante, agréable et un peu amollie qui plaît tant à d’autres chez Fénelon, chez Massillon, et qu’aura plus tard aussi Bernardin de Saint-Pierre. Bossuet était tout à fait exempt de ce léger paganisme littéraire auquel continuait de sacrifier le talent de Fénelon dans sa grâce restée adolescente ; il n’était pas homme, même au sortir d’une lecture de L’Odyssée, à s’asseoir en souriant dans la grotte des nymphes. Voilà le vrai de ces jugements, un vrai tout relatif ; en s’exprimant d’une manière si crue, Bossuet cédait trop à ses répugnances instinctives et abondait, comme on dit, dans son propre sens. Quant à ce qui est dit, en un autre endroit du journal, de plus fort et de plus dur encore contre Fénelon, que Bossuet « tranche avoir été toute sa vie un parfait hypocrite », ce sont de ces paroles regrettables qui peuvent échapper dans le laisser-aller d’un tête-à-tête familier, et que celui même qui les a prononcées ne reconnaîtrait pas s’il les voyait produites au grand jour : faiblesses et traces de l’humanité, qu’il est fâcheux que Le Dieu ait recueillies et qu’il ait comme trahies en les révélant.
Au reste, le même abbé Le Dieu les rétractera pour sa part ces messéantes paroles, autant qu’il sera en lui ; car Bossuet mort, et peu de mois après, ayant eu l’occasion de faire un voyage à Cambrai, il fut séduit, il fut charmé comme tous ceux qui approchaient de l’aimable et de l’édifiant archevêque ; et ce même homme qui avait couché dans son journal ce que, par égard pour Bossuet même, on en voudrait effacer, écrivait à Mme de La Maisonfort, en racontant tout ce qu’il avait ouï et vu de la vénération unanime partout acquise à Fénelon :
Mais je m’en tiens à ce que j’ai vu dans Cambrai, où tout est à ses pieds : on est frappé de la magnificence de sa table, de ses appartements et de ses meubles ; mais, au milieu de tout cela, ce qui touche bien davantage, c’est la modestie et, à la lettre, la mortification de ce saint prélat. L’opulence de sa maison est pour la grande place qu’il remplit et pour des bienséances d’état ; ce sont des dehors qui l’environnent ; mais, dans sa personne, tout est simple et modeste comme auparavant ; ses manières même et ses discours sont, comme autrefois, pleins d’affabilité ; c’est, en effet, la même personne que j’ai eu l’honneur de pratiquer à Germigny, il y a dix-sept ou dix-huit ans et plus… Jugez si je suis content de mon voyage ! ce n’est pas seulement les honneurs de la réception qui m’ont charmé, et dont je conserverai toute ma vie le souvenir avec la reconnaissance, mais c’est bien plus ce beau modèle des prélats en qui j’ai vu et admiré plus de choses que la réputation ne m’en avait appris. Aussi suis-je revenu avec une plus grande envie qu’auparavant de retourner quelque jour, s’il plaît à Dieu, et si je puis en obtenir la permission, pour en apprendre davantage.
Voilà l’effet que produisait à première vue Fénelon sur celui qui admirait le plus Bossuet, et qui sortait de passer vingt années auprès de lui.
À la date où le journal de Le Dieu commence, Bossuet est âgé de soixante et onze ans et n’a plus que trois ans et demi à vivre. Sa santé est affaiblie, et il est obligé à beaucoup de soins ; toutefois il travaille et travaillera jusqu’à la fin ; il entreprend des réfutations, il conseille et presse des condamnations de doctrines ; il pousse et stimule par son zèle les prélats les plus influents, se chargeant du principal en toute chose et souffrant que, si les honneurs en sont aux autres, la charge roule en effet sur lui. Il est bien celui, en un mot, duquel Saint-Simon a dit que « ses grands travaux faisaient encore honte, dans une vieillesse si avancée, à l’âge moyen et robuste des évêques, des docteurs et des savants les plus instruits et les plus laborieux ».
L’assemblée du Clergé de 1700, tenue à Saint-Germain-en-Laye, fut une dernière arène où se déploya cette activité vigoureuse de Bossuet. On y voit bien son procédé habituel et son rôle. Bossuet n’en est pas le président, mais il en est l’âme. Bon nombre d’archevêques et de prélats de cour eussent été d’avis, et pour aller plus vite et pour ne se brouiller avec personne, de ne s’occuper dans cette réunion que des affaires temporelles du Clergé, de ses comptes et de son budget, comme nous dirions. Telle n’est pas la doctrine de Bossuet, qui remontre dès le premier jour à l’Assemblée qu’elle a tout pouvoir de s’occuper des questions de doctrine, et qu’il est séant qu’elle le fasse ; que c’est l’usage, la tradition constante, « et que jamais les évêques ne se sont trouvés réunis pour quelque sujet que ce fût, pour la conservation des églises, pour le sacre des évêques leurs confrères, ou dans tout autre cas, qu’ils n’en aient pris occasion de traiter des affaires spirituelles de leur ministère, suivant les occurrences et les besoins présents », L’Assemblée, dès ce moment où Bossuet a parlé, et sous l’impression de cette grave remontrance, se trouve conduite, bon gré mal gré, à faire acte de concile, et tous les évêques, même ceux qui diffèrent avec lui d’opinion, lui accordent la louange d’avoir parlé comme un apôtre et un Père de l’Église. Ce que Bossuet désire et réclame, c’est qu’on renouvelle les condamnations contre la morale relâchée et les casuistes, déjà si flétris mais non découragés, contre le quiétisme et aussi contre le jansénisme, frappant ainsi les extrêmes à droite et à gauche, et les raffinés en fausse sublimité, épargnant d’ailleurs les personnes, et sans désigner aucun nom ; car il n’en veut qu’aux choses, à ce qui lui semble l’erreur. Dans cette assemblée, et à ne voir que les dehors, Bossuet est primé par d’autres : l’archevêque de Reims, Le Tellier, veut être président en titre, sauf (quand il est nommé) à dire partout de M. de Meaux : « C’est mon président. » Bientôt l’archevêque de Paris, Noailles, est promu au cardinalat et devient le président titulaire à son tour. Si le public avait nommé, c’eût été Bossuet qui eût été proclamé cardinal tout d’une voix. Chacun le dit, mais lui ne vise qu’au principal, au triomphe de la doctrine ; il conseille et inspire M. de Noailles comme il avait fait pour Le Tellier : « Il va droit au bien en tout et partout, sans écouter les dégoûts qu’il peut avoir, ni se laisser arrêter par les difficultés qui se présentent. »
Il a besoin d’agir directement auprès de Mme de Maintenon pour obtenir d’elle et de son influence sur le roi que le père de La Chaise ne soit point écouté ; car il s’agit de condamner des doctrines chères aux amis et confrères du père de La Chaise. Mme de Maintenon appuie Bossuet, et s’honore en l’appuyant ; l’accord entre eux est parfait ; leurs deux bons sens font alliance et se soutiennent.
On est d’avis à l’assemblée d’exclure le second ordre, c’est-à-dire les abbés, dans les délibérations concernant la foi et la morale, de ne leur laisser que la voix consultative et non la voix délibérative et le vote : de là grande rumeur. Ce second ordre, en partie composé d’abbés de qualité, des Louvois, des Caumartin, des Pomponne, se récrie et est près de s’insurger contre les évêques. Un neveu de Bossuet, l’abbé Bossuet, plus tard évêque de Troyes, et qui n’était pas digne en tout de son oncle, est des plus vifs à résister, à protester, et à vouloir organiser le parti des mécontents. Il faut que Bossuet le lui défende, et lui impose plus de modération et de retenue, sans l’obtenir jamais qu’à demi. Tout ce second ordre, au reste, reconnaissait volontiers Bossuet pour son chef et son oracle, et, pour peu qu’il eût fait un signe, lui eût servi d’armée et de cortège.
Ainsi ayant affaire à la morgue des uns, à la mauvaise humeur et à la pétulance des autres, ayant à compter avec la politique des prélats, avec le formalisme des docteurs, Bossuet, sans amour-propre, sans impatience, poursuit son dessein, fait toutes les concessions nécessaires, écarte et tourne les obstacles, et n’a de cesse qu’il n’ait obtenu la condamnation des 127 propositions tant molinistes que jansénistes, maintenant par là l’Église de France dans la voie qui lui semble celle de la rectitude et du sage milieu.
Mais on dira : À cette date de 1700, à ce seuil du xviiie siècle, était-ce bien là qu’était le danger ? et par cette condamnation si bien conduite, si savamment combinée, Bossuet ne montre-t-il pas qu’il était plus théologien que prophète, et qu’il regardait plus en arrière ou à ses pieds qu’il ne voyait en avant ?
Il est certain que par ces condamnations en partie rétrospectives, l’assemblée de 1700 ne faisait que confirmer et terminer en quelque sorte le programme ecclésiastique de la dernière moitié du siècle, qu’elle ne s’attaquait qu’à des doctrines déjà frappées et bientôt stériles, bien qu’elles eussent encore des racines vivaces, et qu’elle n’obviait en rien (et ce ne pouvait être son rôle) à ces autres doctrines bien autrement dangereuses qui s’insinuaient partout et qui étaient à la veille de se démasquer. Bossuet toutefois, d’après le journal de l’abbé Le Dieu, ne nous paraît point avoir été sans des prévisions plus sérieuses et plus longues. Il écrivait le 11 décembre 1702 à Fleury, non pas à l’abbé, mais à l’évêque de Fréjus, le futur premier ministre de Louis XV, « que l’esprit d’incrédulité gagnait toujours dans le monde ; qu’il se souvenait lui en avoir souvent entendu faire la réflexion ; que c’était encore pis à présent, puisqu’on se servait même de l’Évangile pour corrompre la religion des peuples ». Les travaux critiques de Richard Simon sur l’Ancien et le Nouveau Testament, ses interprétations tout historiques et hardies sous forme littérale, et les explications philosophiques qui y étaient en germe, lui firent surtout pousser le cri d’alarme et l’occupèrent durant toutes ses dernières années : il travailla jusqu’au dernier moment à le réfuter, à le faire condamner, à faire supprimer ses livres par l’autorité ecclésiastique et séculière. Dans l’ordre social où il vivait, et dans ce cadre religieux-politique dont il était l’un des liens, si Bossuet se fût montré tolérant comme nous l’entendons aujourd’hui et comme cela eût convenu à Bayle, c’est qu’il eût été plus ou moins indifférent. On assure qu’en décembre 1702, en apprenant l’ordonnance de M. de Meaux contre son dernier livre (la traduction du Nouveau Testament, imprimée à Trévoux), Richard Simon disait : « Il faut le laisser mourir, il n’ira pas loin. » L’oratorien déjà philosophe semblait confesser par là qu’il ne reconnaissait et ne redoutait véritablement qu’un docteur, celui qui pouvait, le dernier, s’appeler un maître en Israël.
Seulement le danger n’était pas là où Bossuet le voyait et le dénonçait en face. Le xviiie siècle ne devait point tirer son incrédulité par forme de déduction lente et, en quelque sorte, l’épeler mot à mot. Les livres du docteur Launoy ou ceux de Richard Simon devaient lui demeurer à peu près étrangers. En France, l’innovation et la révolution n’avaient point à sortir méthodiquement de l’exégèse, et l’on ne devait point procéder à l’allemande. Les Lettres persanes et Voltaire, voilà les prochains ennemis, les troupes légères qui s’empareront des hauteurs, à la française, avant de dire gare, et qu’on ne saura plus ensuite comment débusquer. Bossuet, combattant en évêque Richard Simon et les principes de socinianisme qu’il voit poindre de toutes parts dans ses écrits, s’aperçoit bien qu’un ennemi formidable approche ; il appelle et convoque tant qu’il peut les défenseurs sur toute la ligne, mais il se trompe sur le point menacé. Et comment prévoir alors que la position serait tournée par Voltaire ?
Le journal de Le Dieu nous montre Bossuet à Meaux, dans le tous-les-jours de sa vie pastorale, et le plus paternel des évêques. Il écrit au chancelier pour solliciter la grâce d’un pauvre berger qui a été homicide par malheur dans le cas d’une juste défense. Il raccommode et réconcilie, après des pourparlers sans nombre, les membres du présidial et ceux de l’élection qui étaient en guerre ouverte et qui, par suite de couplets injurieux, étaient près d’en venir aux derniers éclats ; ayant rendu une sentence arbitrale qui est acceptée et signée des deux partis, il réunit le jour même à un dîner à l’évêché, et fait boire à la santé les uns des autres, ces guelfes et ces gibelins de la ville de Meaux. Nous assistons, grâce au journal de Le Dieu, aux derniers sermons de Bossuet, qu’il prêche à l’âge de soixante-quatorze et soixante-quinze ans : le 1er novembre 1701, jour de la Toussaint, « il recueille les restes de ses forces pour exciter les cœurs à l’amour de Dieu, dans un sermon de la béatitude éternelle. » Une autre fois, le 2 avril 1702, dimanche de la Passion, il fait un grand sermon dans sa cathédrale pour l’ouverture du jubilé :
Il réduit tout à ce principe : Cui minus dimittitur, minus diligit, que plus l’Église était indulgente, plus on devait s’exciter à l’amour pour mériter ses grâces et parvenir à la vraie conversion. Ce discours était très tendre et très édifiant, nous dit Le Dieu, et M. de Meaux l’a prononcé avec toutes ses grâces, et aussi avec une voix nette, forte, sans tousser ni cracher d’un bout à l’autre du sermon : en sorte qu’on l’a très aisément entendu jusqu’aux portes de l’église, chacun se réjouissant de lui voir reprendre sa première vigueur.
On aime à rejoindre ces détails sur le Bossuet de la fin et sur son bel organe, éclatant une dernière fois, avec ce que le même biographe nous a dit de lui dans sa jeunesse, quand il nous le montre affectionné à chanter l’office de l’Église et les psaumes : « Il avait la voix douce, sonore, flexible, mais aussi ferme et mâle. Son chant était sans affectation, et néanmoins il faisait plaisir » Tous les détails donnés par Le Dieu ne sont pas également intéressants, et il en est dont on se passerait bien. Nous savons par lui quel jour Bossuet s’est décidé à prendre des lunettes enferme à mettre sur le nez. La maladie dont Bossuet mourut, et dont il avait ressenti les premières atteintes depuis quelques années déjà, était la pierre : Le Dieu ne nous fait grâce d’aucune particularité. Cette maladie, toujours cruelle, semblait alors bien plus effrayante qu’aujourd’hui, à cause du seul genre d’opération qu’on pratiquait et qui était à peu près synonyme de mort. Bossuet, à qui l’on dissimula le plus longtemps possible la nature de son mal, et qui tâchait de se le dissimuler à lui-même, ne fut pas à l’épreuve de ce premier effroi, quand il n’eut plus moyen de douter : la fièvre avec un léger trouble de tête l’agita durant les jours et les nuits qui suivirent. L’humanité chez lui eut quelque défaillance. Sa faiblesse (si l’on était tenté d’en rechercher les indices) se montrerait surtout en ce qu’il céda aux instances de sa famille, de son neveu particulièrement, et que, dans cet état d’infirmité et de décadence physique, il s’obstina à rester trop longuement à Versailles, afin de solliciter sans doute en faveur de ce neveu, qui paraît avoir été un personnage sec, égoïste et exigeant. Chacun remarqua qu’en donnant la communion à Mme la duchesse de Bourgogne, le 6 mai 1703, « M. de Meaux n’était pas ferme sur ses pieds, et qu’il ne devrait plus faire de pareilles actions publiques. » Le jour de l’Assomption (15 août de la même année), en voulant assister à une procession de la Cour, il donna un spectacle qui affligea ses amis, et Madame, cette Madame mère du Régent, que nous connaissons tous, ne se faisait faute de lui dire tout haut le long du chemin durant la cérémonie : « Courage, monsieur de Meaux ! nous en viendrons à bout. » Ce sont là les faiblesses de Bossuet : heureux qui, au terme du voyage, n’a pas à s’en reprocher de plus grandes !
Je comparerais à quelques égards, et sauf toutes les différences de la condition et du saint caractère, mais en ne pensant qu’à la bonté et au génie, cette vieillesse déclinante de Bossuet à celle du grand Corneille. Bossuet voulut, à cet âge, faire aussi des vers, et cela va sans dire, des vers religieux ; il s’appliqua à traduire en vers français quelques-uns des psaumes ; il s’en remettait pour la révision à l’abbé Genest, un des abbés de la Cour naissante de Sceaux, auteur d’une tragédie sacrée, un assez pauvre poète et, je pense, un mince critique ; mais Bossuet, qui traduisait ces psaumes par esprit de pénitence, les lui soumettait avec une égale humilité. J’ai sous les yeux quelques-unes de ces traductions en vers de Bossuet, notamment celle du beau psaume mélancolique : Super flumina Babylonis ; je croirais faire injure à cette grande mémoire que d’en citer même une seule stance. Qui trouverait plaisir à surprendre la plus magnifique des paroles humaines à l’instant où elle balbutie ?
Un mot encore toutefois sur cette traduction en vers. On aime, vieux, ce qu’on aimait enfant ; on y revient et l’on s’y reprend d’une plus vive étreinte39. Bossuet, durant toute sa vie, avait lu et aimé les psaumes ; mais ce premier temps où, chanoine, âgé de treize ans à peine, il les chantait de sa voix pure et peut-être avec larmes aux offices du chœur à Metz, lui revenait plus tendrement dans ses derniers jours. Tant de gens, avant de mourir, traduisent Horace en vers, uniquement parce qu’ils l’ont traduit jeunes, que cela nous fait comprendre que Bossuet ait voulu rendre ce dernier hommage aux psaumes. Il n’y voyait pas seulement sa religion de chrétien, il y retrouvait sa poésie d’adolescent.
Ce qui est tout sérieux, ce qui est bien conforme à l’esprit intérieur, c’est sa méditation perpétuelle de l’Écriture dès qu’il sentit que le terme de sa vie était proche. « Il avait pris une grande dévotion à réciter souvent le psaume XXI : Mon Dieu, mon Dieu, jetez sur moi votre regard ; pourquoi m’avez-vous abandonné ? » Il s’endormait et se réveillait dans la méditation de ce psaume, qu’il appelait proprement le psaume de la mort, le psaume du délaissement.
— « Monsieur, je vous ai toujours cru honnête homme, disait un jour à Bossuet un incrédule au lit de mort ; me voici près d’expirer, parlez-moi franchement, j’ai confiance en vous : que croyez-vous de la religion ? — Qu’elle est certaine, et que je n’en ai jamais eu aucun doute », repartit Bossuet ; et la sincérité de cette parole éclate à nos yeux dans tout ce que nous lisons aujourd’hui à son sujet. Il y a bien des années, et avant qu’une critique investigatrice eût rassemblé autour de cette figure de Bossuet tous les éclaircissements et toutes les lumières, un écrivain de beaucoup d’esprit, s’essayant à définir le grand évêque gallican, disait : « Bossuet, après tout, était un conseiller d’État. » Si par là on ne voulait dire autre chose, sinon qu’il y avait en Bossuet un homme politique, un homme capable d’entrer dans le ménagement des personnes et la considération des circonstances, on avait raison ; mais si l’on prétendait aller plus loin, toucher au fond de sa nature et infirmer l’idée fondamentale du prêtre, on se tromperait : car au fond de cette nature, telle qu’elle ressort aujourd’hui de tous les témoignages et qu’elle nous apparaît dans une continuité manifeste, il y a avant tout et après tout un croyant. Bossuet croit à la religion de toute son intelligence et de tout son cœur, et dans le cours de cette vie si pleine on ne voit pas d’interstice par où le doute se soit jamais introduit. Toute sa fin est du plus humble et du plus fervent chrétien, et s’il y mêle jusqu’au bout des retours et des prises d’armes du docteur et du gardien viligant des dogmes, il a aussi, quand il est réduit à lui seul et en présence de son mal, la foi simple et comme naïve du centenier de l’Évangile, et on peut le dire à l’honneur du grand évêque, il a la foi du charbonnier. L’impression que laisse la lecture du journal de Le Dieu, au milieu des particularités oiseuses et quelquefois bien vulgaires qui s’y rencontrent, a cela d’utile qu’elle met cette vérité et cette sincérité de la nature de Bossuet dans une entière et incontestable lumière. M. de Bausset, si agréable biographe, et dont je vois que l’on parle aujourd’hui beaucoup trop légèrement (car n’est-ce pas lui qui a créé chez nous la biographie vraiment littéraire ?), n’était point propre peut-être à nous convaincre là-dessus autant qu’on l’aurait désiré. Aujourd’hui qu’on est entré jour par jour pendant quatre années dans l’intérieur de Bossuet vieux, malade, laborieux toujours, mais défaillant par degrés et mourant, on sait à quoi s’en tenir, comme si l’on avait été soi-même un témoin oculaire lisant dans cette belle et bonne conscience à toute heure. Qu’allais-je faire ? je voulais citer en preuve quelques passages du journal ; en est-il besoin ? — Encore une fois, Bossuet ressort de cette lecture et de l’épreuve suprême de ces intimes documents avec des traces de faiblesse sans doute et d’infirmité humaine ; je ne sais si ceux qui se dressent dans l’esprit d’illustres statues qui ressemblent trop souvent à des idoles, trouveront qu’il ait grandi à leurs yeux ; mais cet homme, qui a eu tant de grandeur dans le talent, s’y montre avec bien de la bonté morale et de la piété vraie dans le cœur ; que faut-il davantage ?