Histoire littéraire de la France.
Ouvrage commencé par
les Bénédictins et continué par des membres de l’Institut.
(Tome XII,
1853.)
Ce volume in-4º de près de mille pages, publié sous la direction de M. Victor Le Clerc, et rédigé par des membres de l’Académie des inscriptions, MM. Félix Lajard, Paulin Paris, Émile Littré, M. Le Clerc lui-même et feu M. Fauriel, renferme des articles de ces divers auteurs sur des écrivains français du xiiie siècle. La poésie y tient une grande place : les restes de poésie latine, les chants d’Église ou d’école n’y sont pas oubliés ; les longs récits épiques en français, dits chansons de geste, y sont analysés avec ampleur et avec une connaissance comparée de toutes les divisions et de toutes les branches. Un chapitre particulier y traite du Roman de Renart, une des plus curieuses et des plus spirituelles productions du génie satirique du Moyen Âge. J’essayerai tout à l’heure d’en faire apprécier l’esprit ; mais auparavant je demande à dire quelques mots sur l’économie de ce monument de labeur et d’érudition, sur cette Histoire littéraire qui, après vingt-deux volumes, n’a pu encore arriver au terme du xiiie siècle.
Le tome Ier de cet ouvrage parut en 1733, il y a cent vingt ans. Il fut entrepris par des religieux bénédictins de la congrégation de Saint-Maur, ainsi que le titre le porte, mais plus véritablement par un seul bénédictin, dont l’humilité se dérobait sous le nom commun de l’ordre, par dom Rivet. Cet homme, aussi respectable par sa piété que par sa docte ardeur, était né en 1683, en Poitou, d’une famille fidèle aux vieilles mœurs. Il n’avait pourtant point dirigé ses premières vues du côté de la vie des cloîtres : mais, un jour qu’il était à la chasse avec quelques jeunes gens de son âge, son cheval le renversa et l’entraîna quelque temps, le pied engagé dans l’étrier. En ce danger il s’adressa à Dieu, et, s’étant relevé sain et sauf, il sentit le désir de se donner tout entier à celui à qui il devait le salut. Sa mère veuve s’opposait à son dessein ; il combattit contre sa tendresse durant deux années, et put enfin prendre l’habit religieux à Marmoutier, à l’âge de vingt et un ans ; il fit profession l’année suivante. Successivement placé à l’abbaye de Saint-Florent de Saumur, au monastère de Saint-Cyprien de Poitiers, et à Paris aux Blancs-Manteaux, il méditait des projets d’histoire littéraire ecclésiastique ; ses supérieurs, reconnaissant sa vocation, l’appliquaient à des recherches de ce genre, et ce ne fut qu’après s’être vu délivré de ces premiers engagements qu’il conçut de lui-même le projet de se consacrer à l’histoire littéraire générale de la France.
Pour exécuter son dessein, il avait besoin des secours d’une grande bibliothèque ; il désira naturellement être placé à Saint-Germain-des-Prés, capitale de l’ordre, au centre de toutes les ressources et des trésors manuscrits. Par malheur, dom Rivet avait pris parti dans les querelles ecclésiastiques du temps, comme un jeune religieux ardent, généreux, qui penche du côté des idées qu’il croit les plus chrétiennes et qu’il voit persécutées. Il publiait en 1723 le Nécrologe de l’abbaye de Port-Royal-des-Champs, avec les éloges et épitaphes des fondateurs, bienfaiteurs et amis de ce monastère détruit. Il s’était prononcé contre la bulle Unigenitus. Il se vit donc repoussé dans sa demande d’admission à Saint-Germain-des-Prés, et il se retira dans l’abbaye de Saint-Vincent du Mans, où il vécut vingt-six années ; il y mourut le 7 février 1749.
C’était l’heure où commençait à paraître l’Encyclopédie, où la congrégation des philosophes allait régner sans partage, et où le monde était jeté bien loin des études silencieuses. Durant les années de sa retraite au Mans, le docte religieux avait successivement publié les huit premiers volumes de son Histoire littéraire de la France (1733-1748) : le 9e, qui était de lui encore, ne parut qu’après sa mort, en 1750. Les trois volumes suivants, jusqu’au 12e inclusivement (1763), furent principalement l’œuvre de deux autres bénédictins, dom Clémencet et dom Clément. Mais l’ouvrage, arrivé à ce tome 12e et au xiie siècle, et n’étant plus soutenu par la pensée active du fondateur, était resté interrompu durant près de cinquante ans, lorsque l’Institut le reprit sous l’Empire. Le gouvernement avait désiré la continuation de cet utile travail. Un bénédictin survivant, dom Brial, devenu membre de l’Institut, fut le lien entre les nouveaux et les anciens rédacteurs ; non pas que dom Brial eût participé à la rédaction des derniers volumes de l’Histoire littéraire, qui remontaient déjà à une date si éloignée, mais il avait été employé à d’autres publications historiques des Bénédictins, et il avait hérité des traditions et de la méthode. On vit donc, à côté et à la suite de dom Brial, ces dignes académiciens des Inscriptions et Belles-Lettres, Pastoret, Ginguené, Daunou, plus tard Fauriel et quelques autres, ceux d’aujourd’hui, M. Victor Le Clerc en tête, tous plus ou moins mondains, plus ou moins voltairiens (qui ne l’est ou ne l’a été un peu ?), très laïques, et pourtant restés à demi bénédictins par l’étude, poursuivre scrupuleusement le plan de dom Rivet leur devancier, l’accepter dans toute son étendue et le remplir avec exactitude. Ils ont donné, dans l’espace de près de quarante ans (1814-1853), dix volumes, depuis le 13e jusqu’au 22e inclusivement. Cependant le seul dom Rivet, en vingt ans, avait produit neuf tomes, moins gros et moins considérables il est vrai. Qu’on me permette encore un retour d’un moment sur ce premier fondateur et sur sa noble pensée.
Dom Rivet n’était pas, on peut le conjecturer d’avance, un esprit de ceux qu’on
appelle philosophiques ; il n’était même pas de ceux qu’on peut appeler éclairés
dans le sens le plus chrétien du mot : il avait ses préventions, son coin de
secte. Un des auteurs qui l’ont loué lui en a fait un mérite : « Il était
extrêmement attaché aux Convulsions »
, aux
miracles qui se faisaient ou qu’on faisait sur le tombeau du diacre Pâris. Il
lui est même arrivé d’intervenir et d’écrire sur ce sujet malheureux. Mais, du
milieu des bornes que certaines doctrines imposaient à sa vue, et du fond de sa
solitude, cet homme de labeur et de vérité fut saisi d’une noble ardeur, du
désir de faire quelque chose « pour l’utilité de l’Église et de
l’État »
, et d’unir le devoir d’un chrétien et celui d’un bon
citoyen :
Nous nous proposons, disait-il, de ménager aux Français l’agrément d’avoir un recueil complet des écrivains qu’eux et les Gaulois leurs prédécesseurs, avec qui ils n’ont fait dans la suite qu’un même peuple, ont donnés à la république des lettres. Tous ceux de la nation dont on a connaissance et qui ont laissé quelque monument de littérature, y trouveront place, tant ceux dont les écrits sont perdus, que ceux dont les ouvrages nous restent, en quelque langue et sur quelque sujet qu’ils aient écrit.
En un mot, pour la gloire de notre nation, recueillir en un corps d’histoire tout ce qui concerne la littérature française, c’est ce que personne n’avait encore exécuté et ce qu’entreprit le courageux solitaire. Dès les premiers volumes, il prêta aux critiques et aux objections, l’abbé Prévost, qui avait été bénédictin et qui faisait alors un journal, parla de l’ouvrage et substitua un autre plan à celui qu’on avait adopté : il aurait voulu un choix dans les auteurs et dans les matières ; qu’on mît à l’écart les écrivains ecclésiastiques, les controversistes ; qu’on ne dît pas tout sur chacun. Il voulait surtout une histoire critique, c’est-à-dire où il y eût des jugements, et il citait pour modèles les Histoires ecclésiastiques de M. Ellies Du Pin, lequel avait fait des compilations honorables et commodes, mais où il y avait du léger et de l’inexact plus qu’il ne semblait. Ce M. Du Pin, cousin de Racine, trouvait le moyen d’être le matin un savant homme, et l’après-dînée un abbé fort coquet ; il faisait sa partie de cartes avec les dames, et ce n’était déjà plus un docteur de la vieille roche. Enfin l’abbé Prévost (c’est tout simple) proposait un plan agréable, expéditif et un peu mondain, et il n’entrait pas dans celui de dom Rivet, dont l’originalité était dans le complet même :
Ce sont, disait encore dom Rivet insistant sur ce plan qu’il voulait fertiliser à force de patience et animer d’une certaine vie suffisante aux esprits solides, ce sont les monuments connus de la littérature gauloise et française, recherchés avec soin, réunis avec méthode, rangés dans leur ordre naturel, éclaircis avec une juste étendue, accompagnés des liaisons convenables, dont nous formons l’Histoire littéraire de la France. On y aura un tableau vivant et animé, non des faits d’une nation policée, puissante, belliqueuse, qui se borne à former des politiques, des héros, des conquérants, mais des actions d’un peuple savant, qui tendent à former des sages, des doctes, de bons citoyens, de fidèles sujets.
Il n’y avait qu’un point sur lequel dom Rivet se faisait illusion : le tableau qu’il avait conçu, et qui a été en bonne partie exécuté, qui forme toute une suite si bien établie, existe, mais il ne vit pas. Cette fois encore l’auteur n’avait fait qu’entreprendre et organiser un plus vaste nécrologe.
Pour se mettre tout entier à une telle œuvre en dérobant son nom, en ne citant
que ceux des personnes à qui l’on a obligation de quelque secours et
communication bienveillante ; pour se résoudre à aborder sur son chemin tous les
auteurs quelconques qui ont écrit, les ennuyeux, les épineux,
les scolastiques, les sages, les menteurs, les frivoles, et ceux qui édifient et
ceux qui scandalisent ; pour s’engager à rendre de tous un compte honnête,
scrupuleux et impartial, en vue de l’exactitude et même de la charité, il
fallait avoir un zèle et une candeur primitive qui n’est pas étrangère à l’âme
des vrais et purs studieux, mais que la religion ici consacrait et arrosait pour
ainsi dire d’une douceur et, je ne crois pas profaner ce mot, d’une bénédiction
secrète. Dom Rivet employait à un travail, qui eût semblé ingrat et aride à
d’autres que lui, de longues heures, régulièrement commencées, interrompues et
terminées par la prière. Nos savants d’aujourd’hui, ceux que j’appelle nos
demi-bénédictins, dans leur application aisée, au sein de leurs cabinets
chauffés et commodes, sont loin de nous représenter ces existences austères. Un
simple mot d’un biographe de dom Rivet nous ouvre un jour au passage sur cette
vie mortifiée, dont la flamme intérieure nous est inconnue. Dom Rivet
avait soixante-cinq ans, et, d’une santé
naturellement délicate, il s’était usé dans ces occupations assidues de la
bibliothèque et de la cellule, qui ne l’empêchaient pas de vaquer encore à bien
d’autres soins et à la pratique des bonnes œuvres ; car « nous ne sommes
point différents des autres hommes, disait-il, et nous avons nos
occupations, comme eux les leurs »
. Il sentit donc, sans être très
avancé en âge, les premières atteintes du mal qui devait l’emporter :
« Un gros rhume dont il fut attaqué vers la fin de l’année 1748, nous
dit son biographe, le força de prendre une chambre à feu :
c’est le seul adoucissement qu’il se permît. »
Ainsi,
jusque-là, il avait vécu, travaillé, étudié, comme le moins délicat de nous ne
consentirait pas à vivre, même un seul hiver. — Sachons-le bien, quand l’encre
venait à geler dans une de ces froides bibliothèques de bénédictins, le savant
religieux était obligé, pour s’en servir, de l’aller faire dégeler un moment au
feu de l’infirmerie ou de la cuisine.
Un des heureux du siècle et le plus actif des voluptueux, Voltaire, n’appréciait pas ces mérites lorsque, parlant de la publication commençante de dom Rivet, il écrivait à Cideville (6 mai 1733) :
La fureur d’imprimer est une maladie épidémique qui ne diminue point. Les infatigables et pesants Bénédictins vont donner, en dix volumes in-folio, que je ne lirai point, l’Histoire littéraire de la France. J’aime mieux trente vers de vous (trente vers de Cideville !) que tout ce que ces laborieux compilateurs ont jamais écrit. — Vous voyez souvent un homme qui me trompera bien s’il devient jamais compilateur ; il a deux talents qui s’opposent à cette lourde et accablante profession : de l’imagination et de la paresse.
Et il continue de badiner sur l’ami très médiocre et assez peu digne (un certain abbé de Linant), à qui il décerne ce dernier éloge. Voltaire revient plus d’une fois sur cette antipathie qu’il témoigne pour l’œuvre monumentale du patriotique bénédictin. Peu s’en faut, dans sa légèreté et son inattention, qu’il n’y voie un présage de la décadence du goût, et il se fait un plaisir de mêler et brouiller tout cela avec les mauvais vers de ce libertin d’abbé Pellegrin :
Voilà une Pélopée de l’abbé Pellegrin qui réussit, écrivait-il à son ami Formont (26 juillet) ; o tempora ! o mores ! et cependant les Bénédictins impriment toujours de gros in-folio avec les preuves. Nous sommes inondés de mauvais vers et de gros livres inutiles. Mon cher Formont, croyez-moi, j’aime mieux deux ou trois conversations avec vous que la bibliothèque de Sainte-Geneviève.
Qu’aurait dit Voltaire, s’il avait vu les plus circonspects, il est vrai, mais non les moins malins de ses disciples, comme Daunou, désignés pour continuer l’œuvre du premier bénédictin, s’attachant tout entiers à le faire dignement sans en altérer l’intention, et y mettant leur honneur ?
Un inconvénient, en effet, d’une histoire littéraire ainsi composée, c’est que le caractère personnel des rédacteurs, leur talent doit s’effacer pour ne laisser paraître et se développer que leur savoir, leurs recherches, et les résultats qui en ressortent : tout ce qui serait une vue un peu vive, une idée neuve un peu accusée, tout ce qui aurait un cachet individuel trop marqué semblerait jurer avec la circonspection et la méthode de l’ensemble. Aussi, est-il bon qu’il n’y ait qu’une seule histoire littéraire de cette sorte et de ce ton, vaste répertoire de faits, d’analyses et de documents authentiques. À mesure qu’on avancera dans le monde moderne, il deviendra pourtant de plus en plus difficile aux rédacteurs qui seront en exercice alors de se contenir à l’exposé des faits à l’analyse des ouvrages, sans y mêler quelque chose des idées et des impressions qui sortent presque inévitablement : mais jusqu’à présent l’esprit essentiel et primitif de l’œuvre, convenablement entendu et dans une juste extension, a été fidèlement observé.
Ce 22e volume offre, je l’ai dit, un article sur le Roman de Renart ; il est de feu M. Fauriel et peut nous aider à apprécier une des productions les plus populaires et les plus célèbres de notre Moyen Âge : c’est donc du Roman de Renart que je voudrais donner ici quelque idée, en supposant que je m’adresse à des lecteurs pressés, qui n’ont pas lu le texte et qui n’auront pas le loisir de le lire de longtemps. Au premier abord, le Roman de Renart ne semble guère autre chose qu’une fable de La Fontaine en plusieurs volumes ; mais il y a plus et mieux, il y a pis. On a, dans ce recueil de fables et de récits dont le Renard est le héros, un assemblage de bien des types et des personnages qui ont couru depuis sous d’autres noms. Nous connaissons Figaro, Gil Blas, Tartuffe, Panurge ; nous connaissons l’esprit qui circule dans la farce de Patelin et dans les débauches de Villon. Faut-il à côté de ces noms littéraires en prononcer un tout moderne et qui n’est qu’ignoble, celui de Robert Macaire ? Nous connaissons tout cela ; eh bien, le Roman de Renart dans ses parties diverses nous rend tour à tour ces divers types : aux bons endroits, il a des touches très fines, gracieuses et légères ; aux mauvais endroits, il en a de grossières ou même d’immondes. En se prolongeant, l’allégorie est trop systématique et trop appuyée. Mais partout c’est la gausserie de la nature humaine, la fable de ce bas monde, l’esprit de renardie opposé à celui de chevalerie et le plus souvent parvenant à en triompher ; en un mot, c’est la parodie de la nature humaine prise dans tous ses vices.
Lorsque Goethe s’est amusé à versifier à la moderne le roman allemand de Renart, il n’a fait à bien des égards que varier une des formes de son Méphistophélès.
Le Moyen Âge avait de la rudesse, de l’héroïsme et de la grandeur : cette grandeur et cette force héroïque se marquent en quelques endroits des chansons dites de geste. Le poème de Roland à Roncevaux est un de ceux qui rendent le plus directement l’écho du monde chevaleresque dans notre littérature et notre poésie : les récits en prose de Villehardouin en donnent une haute idée également. Le Moyen Âge en France eut ses tableaux gracieux, d’une tendresse un peu enfantine, comme dans le roman d’Aucassin et Nicolette : en prose et dans un ordre plus sérieux, les récits du sire de Joinville éveillent le même sentiment de fraîcheur et d’enfance. L’esprit gaulois de nos pères prévalut pourtant et l’emporta de bonne heure sur la pureté et sur la force. Les fabliaux les plus moqueurs florissaient déjà du temps de saint Louis : cette veine est encore la plus sûre et la moins interrompue, quand on veut remonter à l’esprit français des vieux âges. Aujourd’hui, nous pouvons retrouver ce même esprit en plein, et comme à sa source, dans un large réservoir où toutes les inventions satiriques sont rassemblées, c’est ce qu’on nomme le Roman de Renart.
On a beaucoup discuté pour en retrouver les origines et les premières rédactions
en diverses langues : l’Allemagne du Nord et la Flandre semblent avoir des
droits ; la France du Nord pourrait aussi soutenir des prétentions. Assez peu
importent aux simples lecteurs ces questions ardues et insolubles, qui servent
surtout à faire briller l’érudition des doctes. Le critique allemand Jacob Grimm
a fait à ce sujet un livre de recherches et de discussion très admiré et réputé
classique dans son genre. Ce qui est certain, c’est que la vieille langue
française du Nord, elle aussi, possède, dès le xiie
et le xiiie
siècle,
toutes sortes de récits en vers, dont le Renard est le sujet et le héros. Le
xiiie
siècle, en France, fut « un
grand siècle littéraire »
, dit un de nos auteurs, que je crois être
M. Le Clerc (Avertissement du 22e volume). Fauriel, plus
circonspect, dit également : « Il y eut, à ce qu’il paraît, entre le
milieu du xiie
siècle et les commencements du
xiiie
, un grand mouvement dans la
littérature française. »
Ce fut le beau moment des trouvères. Le
sujet du Renard, de ses tours et de ses aventures, était un des thèmes que ceux
des trouvères qui ne se piquaient pas d’être héroïques adoptaient et remaniaient
le plus volontiers. C’est l’ensemble de ces récits, appelés branches, qu’un érudit estimable, M. Méon, a fait imprimer pour la
première fois en 1826 ; il les a donnés pêle-mêle, sans beaucoup de soin, dans
une reproduction de texte souvent fautive, pourtant suffisante. On y a ajouté
depuis39. Tels qu’ils sont, ces récits en vers du Renart, ouvrage de divers auteurs, la plupart anonymes, plaisent,
amusent, rebutent et dégoûtent quelquefois, mais instruisent toujours sur les
mœurs et les opinions de nos pères.
Comme singularité, sachons d’abord que Renart est un nom propre, comme qui dirait Tartuffe ou Patelin, ou Villon. Le nom commun de l’espèce renard était alors Gorpil (Vulpes) ; mais, un poète ayant primitivement baptisé le Gorpil de ce sobriquet de Renart, la chose réussit et courut si bien que le sobriquet devint le nom générique et fit oublier l’appellation première : c’est comme si Tartuffe, à force de succès, s’était substitué dans l’usage au mot hypocrite, qui serait dès lors tombé en désuétude ; c’est comme si, dans La Fontaine, Raminagrobis ou Grippeminaud avait remplacé et fait oublier le nom du chat, et Bertrand le nom du singe. Il fallait donc que le succès de ce premier Renart, qui mit le nom si en honneur, eût été bien grand.
Commençons par un de ces récits quelconques où Renart figure, et prenons-en un où il y ait de l’agrément, et pas trop d’allégorie ou de satire. Ce qui fait la grâce et la naïveté en ces sortes de fables, c’est quand, tout en représentant quelque vice humain, les animaux restent un peu eux-mêmes, c’est quand il y a, de la part du poète, des instants de confusion et d’oubli, et que d’heureux détails, d’une vraisemblance naturelle, viennent ôter à l’ensemble ce qu’une allégorie trop constante y introduirait de minutieux et de tendu.
Ainsi donc, supposons Renart déjà connu par ses méfaits : il est en guerre habituelle avec son compère Ysengrin, le Loup ; sous prétexte d’alliance et de cousinage, il lui joue mille tours odieux, dans lesquels Ysengrin succombe presque toujours. Ysengrin ou le Loup, c’est la brutalité, la force violente, la gloutonnerie stupide, opposées à tout ce qu’il y a de faux, de fin et de perfide dans Renart. Ulysse et le Cyclope peuvent donner idée de l’antagonisme ; mais Ulysse, même dans ses fourberies, est un héros, et le Renard ne l’est jamais. Renart est accusé devant le roi des animaux, Noble, le Lion, d’avoir fait tort à Ysengrin et notamment de lui avoir séduit sa femme, dame Hersent la Louve. L’hiver est passé ; on est au temps où l’aubépine fleurit et où s’épanouit la rose, vers l’époque de l’Ascension. Sire Noble, le Lion, convoque tous les animaux en son palais pour juger du cas et pour prononcer sur la plainte qu’a portée par-devant lui Ysengrin ; c’est une cour plénière. Tous les animaux s’empressent de s’y rendre ; aucun n’oserait être en retard, aucun, excepté l’accusé Dom Renart qui se tient enfermé dans sa tanière ou forteresse de Malpertuis, attendant que l’orage soit passé.
Le Lion empereur, entendant le Loup faire éclat de la séduction de sa femme, lui parle en homme de sens :
Ysengrin, lui dit-il, laissez tomber cela. Vous ne pouvez rien y gagner, à rappeler votre honte. Les rois et les comtes sont gens de loisir et de plaisir ; dans les grandes cours l’accident arrive, c’est l’habitude aujourd’hui :
Jamais de si petit dommageNe vis-je faire si grand rage ;Telle est cette œuvre à bon escientQue d’en trop parler ne vaut rien.
Là-dessus chaque animal, chaque haut baron donne son avis, et
chacun selon son humeur et son caractère. Brun, l’Ours, ne se
montre pas content de la manière un peu légère dont le Lion a parlé. Le Lion est
roi et suzerain ; il doit mettre la paix entre ses barons ; il doit rendre
jugement, et on en passera par là. Si Renart a tort, il paiera ; s’il faut
l’aller chercher à Malpertuis, l’Ours s’offre à y aller lui-même. — Bruyant, le Taureau, prend alors la parole : Brun voulait le
jugement ; lui, Taureau, n’en veut pas. Il s’emporte contre Renart, il le
menace, et, en brise-raison qu’il est, il se vante (s’il était dans le cas du
Loup) qu’il saurait bien saisir de force son ennemi dans son château de
Malpertuis. J’omets les injures. — Ici le Blaireau, sire Grinbert, cousin germain de Renart et son défenseur déguisé, prend la
parole et sème la zizanie parmi les opinants. On ne sait trop d’abord où il en
veut venir ; il rappelle certains orateurs cauteleux dont nous tairons les
noms ; il a l’art d’irriter les opinions qu’il effleure. Il finit par trouver
que ce serait plutôt à la dame Hersent à se plaindre de ce que le Loup son mari
lui fait aujourd’hui
un tel procès, une telle avanie,
où tant de bêtes sont à regarder. Certes, ce n’est pas là le fait d’un bon mari,
et il n’y a pas assez de lardons pour elle si jamais elle lui pardonne. — Il a
réussi dans son moyen oratoire : la dame Hersent, ainsi provoquée, rougit et
saisit la parole en soupirant. Certes, elle aimerait mieux la paix qu’un tel
éclat ; elle se déclare innocente ; elle est prête à en passer par l’épreuve ou
de l’eau froide ou du fer chaud ; elle jure par tous les saints, par le Dieu
tout-puissant, que Renart lui fut toujours étranger. Elle atteste la foi qu’elle
doit à Pinçart le Louveteau, son fils. Elle rappelle, en
chaste épouse, le premier jour de ses noces : « À Ham (et ceci indique
bien la France du Nord pour lieu de la scène), le premier jour d’avril, au
temps de Pâques, il y eut dix ans qu’Ysengrin me prit. »
Les noces
furent belles et plénières ; toutes les bêtes y vinrent, et remplissaient
tellement les fossés et les louvières qu’à peine eût-on pu
trouver place « où une oie pût couver »
. (La comparaison est
naturelle et empruntée du genre loup.) C’est là qu’elle devint loyale épouse ;
ne la tenez pas pour menteuse ni pour bête folle. Que la sainte Vierge Marie lui
soit témoin ! elle n’a jamais plus fait ni fait pis qu’une nonne ne peut faire.
Elle dit tout cela avec feu, avec pathétique, et de manière à persuader les
bonnes âmes.
Fromont, l’Âne, en est à l’instant ému, attendri, réjoui ; il
ressent un vrai bonheur de croire qu’Ysengrin n’a pas été trompé : « Ah !
s’écrie-t-il en s’adressant dans son transport à dame Hersent, gentille
baronnesse, plût à Dieu qu’aussi loyale fût mon ânesse
,
Et Chien et Loup et autres bêtes,Et toutes femmes comm’ vous êtes !
Et il fait le serment (et puisse-t-il aussi sûrement trouver un chardon tendre en la pâture !) qu’elle n’a jamais failli ni eu un coup d’œil pour Renart.
Grâce à cette diversion et au parti qu’en tire Grinbert le Blaireau, les affaires de Renart se raccommodent devant l’assemblée, si bien que le Connil, le timide Lapin, ose se mettre en avant, parler à son tour en sa faveur et se porter pour sa caution avec l’Âne.
Tout se passait donc au mieux pour Renart : le roi penchait à la paix, et Ysengrin, tout dolent, ne sachant plus comment s’en tirer avec sa colère, restait assis à terre entre deux bancs, sa queue entre les jambes, lorsqu’un coup de théâtre vient tout changer. On voit s’avancer processionnellement Chanteclair (le Coq) et Pinte (la Poule), elle cinquième, accompagnée de Noire, Blanche et Roussette, conduisant une charrette enclose d’un rideau, et dedans gisait une poule morte dans une espèce de bière : c’était des œuvres de Renart.
Ici scène dramatique qui rappelle plus au sérieux le moment où l’intimé, dans Les Plaideurs de Racine, produit la famille du chien Citron :
……………………… Venez, famille désolée,Venez, pauvres enfants qu’on veut rendre orphelins !…
Mais, chez le vieux trouvère, dame Pinte ne plaisante pas ; elle s’avance la première et donne le ton à toutes les autres de sa suite, qui s’écrient avec elle tout d’une haleine :
« Pour Dieu ! font-elles (je traduis et je transcris presque littéralement), gentilles bêtes, et Chiens et Loups, qui êtes ici assemblés, venez en aide à cette malheureuse ; je hais l’heure où je vis le jour. Que la mort me prenne et me délivre, puisque Renart ne me laisse vivre ! J’eus cinq frères du côté de mon père ; tous les mangea Renart le larron : ce fut grand perte et grand douleur. Du côté de ma mère j’eus quatre sœurs, tant poules vierges que jeunes dames ; elles étaient de bien belles glaines40. Gombert de Fresne les menait paître, qui les pressait à l’envi de pondre. Hélas ! ce fut pour leur malheur qu’il les engraissa, puisque Renart ne lui en laissa de toutes les quatre qu’une seule : toutes passèrent par son gosier. Et vous qui ici gisez dans cette bière, ma douce sœur, mon amie chère, comme vous étiez tendre et grasse ! Que fera désormais votre sœur malheureuse, qui vous regarde avec grande douleur ? Renart, le feu d’enfer te brûle ! tant de fois tu nous as foulées et chassées et harcelées, et as déchiré nos robes, et nous as rabattues jusqu’aux barrières. Et hier matin devant ma porte me jetas-tu ma sœur morte, puis t’enfuis à travers un vallon. Gombert n’avait pas de cheval rapide, et il ne put t’atteindre à pied. Je suis venue de toi me plaindre ; mais je ne trouve qui me fasse droit ; car tu ne crains ni menace de personne, ni colère, ni paroles. »
— La malheureuse Pinte, en parlant ainsi, tomba pâmée sur le carreau, et toutes les autres de même à la fois. Pour secourir les quatre dames, se levèrent aussitôt et Chiens et Loups, et autres bêtes, et ils leur jetèrent de l’eau au visage.
M. Fauriel, en citant tout ce passage, a dit : « Ce qui me
frappe le plus dans ce discours, ce n’est pas d’être pathétique et naturel,
c’est d’être, et d’être éminemment ce que nous ne saurions mieux exprimer
que par l’épithète d’homérique. »
L’expression est
si juste que, dans ce qui suit, on est forcé encore de se ressouvenir de Virgile
et surtout d’Homère, et des noirs sourcils du roi des dieux, dont un mouvement
fait trembler tout l’Olympe. Qu’on juge si le hasard seul a pu produire une
parodie si fine, qu’elle ressemble à l’art même. Chanteclair (le Coq), en effet,
s’avance à son tour ; il s’agenouille et mouille de larmes les pieds du roi
Lion :
Et quand le roi vit Chanteclair, pitié lui prit du bachelier. Il a poussé un soupir des plus profonds ; pour tout l’or du monde, il n’eût pu s’en retenir. De mécontentement il dresse la tête ; il n’y eut bête si hardie, Ours ni Sanglier qui ne tremblât à ce soupir et à ce mugissement de leur roi, et Couard, le Lièvre, en prit une telle peur, qu’il en eut deux jours la fièvre…
Et encore : « De mécontentement, il (le roi) redresse sa
queue et s’en frappe d’une telle colère, qu’en résonne
toute la maison. »
Quant à ce qui est de la
fièvre que le Lièvre a prise, il est à remarquer qu’il ne s’en guérira qu’après
avoir dormi sur le tombeau de la pauvre Poule qu’on enterre solennellement par
ordre du roi, et qui, martyre du fait de Renart, devient un objet de
vénération.
Du moment que le bruit se répand qu’elle est bienheureuse et martyre, le Loup, tout bête qu’il est, mais bien conseillé par Rooniax (le gros Chien) fait semblant d’avoir mal à l’oreille et veut dormir aussi sur le tombeau, après quoi il se dit guéri : le tout pour empirer le cas de Renart, dont les victimes sont des saintes. Mais la guérison du Loup obtient peu de créance, et Rooniax a beau témoigner, le miracle cette fois passe pour faux. Je n’ai fait dans tout ce récit que suivre fidèlement mon auteur, et j’ai ôté plutôt au piquant, que je n’y ai ajouté.
On ne fait jusqu’ici qu’entrevoir les rapports d’esprit et de talent qu’il peut y
avoir entre notre grand fabuliste La Fontaine et ces ancêtres homériques qu’il
n’a point connus. La fable, conçue d’une manière épique, existait bien avant lui
dans notre littérature ; elle s’est brisée en chemin et ne lui est revenue que
comme du temps d’Ésope, toute coupée et morcelée. Il en a fait ces admirables
petits drames, qui vont parfois jusqu’à la grandeur : mais son talent et son
génie, ç’a été surtout de s’y être mis lui-même, de n’y avoir vu qu’un cadre à
parler de l’amitié, de la campagne, de la solitude, du sommeil, de tous ces
charmes qu’il sentait si bien : « Amants, heureux amants, voulez-vous
voyager ?… »
Nos fabulistes épiques du Moyen Âge, dont quelques-uns sans doute allaient en récitant, comme les rapsodes, par les villages et les bourgs, n’ont jamais de ces mouvements touchants ou élevés ; mais ils entendent la fable en elle-même et la développent souvent avec une grâce, une invention et une fertilité de détail, avec un riant d’expression qui serait encore aujourd’hui d’un vif agrément s’ils ne tombaient pas tout aussitôt dans la prolixité. En ce sens seulement, et pour le détail heureux, ils n’ont pas à craindre la comparaison avec La Fontaine. Il me reste à le prouver, et à ne pas dissimuler non plus le côté grave, audacieux, profondément agressif, qui se décèle dans quelques parties du Roman de Renart, dans les parties les plus allégoriques et les moins aimables.