(1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Une petite guerre sur la tombe de Voitture, (pour faire suite à l’article précédent) » pp. 210-230
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(1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Une petite guerre sur la tombe de Voitture, (pour faire suite à l’article précédent) » pp. 210-230

Une petite guerre sur la tombe de Voitture
(pour faire suite à l’article précédent)

Balzac et Voiture, qu’on voit de loin comme deux rivaux, observèrent très bien entre eux tous les égards que se doivent des hommes en renom qui courent à peu près la même carrière ; ils eurent le bon esprit de sentir qu’ils ne visaient pas précisément à la même louange. Balzac avait précédé Voiture dans la réputation et aussi dans l’art d’écrire ; l’invention en tout est chose si rare, si peu à la volonté de chacun, que même lorsqu’elle ne porte que sur la forme, il faut en savoir un gré infini à ceux qu’elle a une fois visités. Balzac, jeune, fut un Malherbe en prose : il put se vanter, et avec raison, « d’avoir trouvé ce que quelques-uns cherchaient, c’est-à-dire de savoir un certain petit art d’arranger des mots ensemble et de les mettre en leur juste place ». Il eut l’harmonie, la mesure ; sa prose marcha régulière et presque cadencée ; dans les membres bien proportionnés de sa phrase il disposa symétriquement les plus belles paroles, il fit jouer les figures, et simula des effets d’éloquence. Ses cadres et ses tours étaient bien plus grands que sa pensée, et pour les remplir il usa continuellement de l’hyperbole. Quoi qu’il en soit, il était bien le créateur de sa forme et, à sa date, le père du style noble et nombreux. La haute idée qu’il avait de lui le rendait naturellement indulgent aux autres lorsqu’on ne l’offensait pas. Il ne leur marchandait point les louanges, bien assuré qu’il était d’un ample retour.

La mémoire de son auteur m’est chère, disait-il du livre de Voiture lorsqu’il eut paru, et je suis intéressé en sa réputation, parce que je puis dire sans reproche que j’y ai contribué quelque chose31. S’il est vrai, ce que vous croyez, que j’aie montré le chemin à beaucoup de gens, comme j’avoue qu’ils y ont fait plus de progrès que moi, ils ne peuvent pas nier que je ne leur aie ouvert le passage en leur montrant le chemin. M. de Voiture a été de ces gens-là…

Dans ces termes, Balzac n’exagérait point, et ne s’accordait pas plus qu’il ne méritait.

Voiture, loin de vouloir lui rien disputer, se piqua de lui tout rendre. Dès ses premières lettres, on en trouve une à Balzac (1625) qui est magnifique de louanges. C’était Balzac pourtant qui avait commencé à lui écrire. Après s’être vus à Paris et s’être fait toutes sortes de bonnes grâces, Balzac fut le premier à attaquer de lettres Voiture :

Monsieur, bien que la moitié de la France nous sépare l’un de l’autre, vous êtes aussi présent à mon esprit que les objets qui touchent mes yeux, et vous avez part à toutes mes pensées et à tous mes songes. Les rivières, les campagnes et les villes ont beau s’opposer à mon contentement, elles ne sauraient m’empêcher de m’entretenir de vous avec ma mémoire…

Voiture répondait sur le même ton, mais leur correspondance ne fut jamais très vivev ; ils se contentèrent d’être bien ensemble et de se complimenter par des tiers : « L’amitié que nous conservons ensemble sans nous en rien écrire, disait Voiture à un ami, et l’assurance que nous avons l’un de l’autre est une chose rare et singulière, mais surtout de très bon exemple dans le monde, et sur laquelle beaucoup d’honnêtes gens, qui se tuent d’écrire de mauvaises lettres, devraient apprendre à se tenir en repos et à y laisser les autres. » Ils sentaient tous deux que de s’écrire les aurait constitués en une trop grande dépense d’esprit et les aurait mis à sec pour plusieurs semaines. Balzac usa quelquefois de la faveur de Voiture en Cour, et le mit en mouvement pour faire arriver de ses œuvres sous les yeux du cardinal de Richelieu ou du cardinal Mazarin : Voiture, qui savait les difficultés et avait du tact, se prêtait à ces démarches autant qu’il fallait, et rien de plus. Au retour d’un voyage que Costar avait fait du Mans aux bords de la Charente et d’une visite chez Balzac, Voiture, en l’en félicitant, lui disait :

… Je vous porte envie d’avoir été huit jours avec M. de Balzac. Je sais que vous aurez bien su profiter de ce bonheur-là, car, sur tous les hommes que je connais, vous êtes celui qui savez le mieux jouir d’une bonne fortune et deorum muneribus sapienter uti ; vous prendrez ce sapienter comme il vous plaira, en sa propre signification32, ou en sa métaphorique ; car si on fait de beaux discours à Balzac, on y fait aussi de bons dîners ; et je ne doute pas que vous n’ayez su goûter admirablemeut l’un et l’autre. M. de Balzac n’est pas moins élégant dans ses festins que dans ses livres, il est magister dicendi et coenandi. Il a un certain art de faire bonne chère qui n’est guère moins à estimer que sa rhéthorique, et, entre autres choses, il a inventé une sorte de potage que j’estime plus que le Panégyrique de Pline et que la plus longue harangue d’Isocrate. Tout cela a été merveilleusement bien employé en vous.

On serait tenté de voir là une pointe de raillerie moqueuse, mais c’était sa manière.

Telles étaient donc les relations très convenables et et très dignes de ces deux célèbres auteurs de lettres, du vieux Balzac, comme celui-ci aimait à s’appeler depuis longtemps, et du brillant Voiture, lorsque celui-ci mourut et laissa le dernier mot à dire à son devancier. Les amis de Voiture songèrent aussitôt à recueillir ses lettres, et l’édition, qui demanda bien des soins, ne parut qu’en 1650, suivie presque aussitôt d’une seconde ; l’une et l’autre furent dévorées. Les gens du monde, les femmes, dans ce court intervalle des deux Frondes, se jetèrent sur les restes de leur auteur bien aimé. Les doctes se montrèrent un peu plus réservés dans l’admiration. Balzac, qui ne mourut que quatre ans après, eut tout le temps de voir et de méditer ces œuvres d’un rival et, selon lui, d’un disciple. Tout en en faisant le plus grand cas, il conçut l’idée de provoquer autour de lui quelques remarques et quelques critiques. Il ne courait risque, après tout, d’y recueillir lui-même que des louanges ; c’était du moins ce que la voix intérieure lui disait.

Il sollicita donc un de ses savants amis et voisins, Paul Thomas, sieur de Girac, un galant homme de son pays d’Angoumois, ami des lettres pour elles-mêmes, grand lecteur des anciens, des Latins, des Grecs, et sachant même un peu d’hébreu, de lui écrire ce qu’il pensait des lettres de Voiture. La demande de Balzac à M. de Girac était en latin, et la réponse se fit de même. Tout cela était manuscrit, et le public n’y avait rien à faire.

Mais Balzac n’était pas homme à s’en tenir là. Une fois qu’il eut en main la dissertation latine de M. de Girac, il voulut savoir ce que d’autres à leur tour en penseraient ; il l’envoya à Costar, archidiacre du Mans, homme d’esprit, ou plutôt bel esprit de profession, ami et un peu copiste de Voiture, mais qui faisait aussi à Balzac de grandes démonstrations de fidélité et de tendresse. Balzac espéra qu’en provoquant Costar à répondre à Girac il s’ensuivrait un démêlé assez agréable, que par là les critiques que Girac avait faites sur les lettres de Voiture serait connues, et que, pendant ce temps-là, lui Balzac, sur sa chaise de malade, serait juge du camp, et se bercerait encore une fois, avant de mourir, aux bruits des louanges qui lui viendraient des deux côtés. Il n’y aurait pour le prochain que conflit et contradiction, et lui seul recevrait toutes les caresses.

Balzac, s’il avait été ici mieux avisé, et si le besoin de fumée et d’encens ne l’avait séduit, se serait pourtant méfié de Costar, caractère peu droit, très compliqué, atteint non seulement de la passion mais du vice littéraire, ne songeant qu’à se faire un nom, à faire preuve d’esprit curieux et superfin, et qui, une fois amorcé sur cette question chatouilleuse, n’y devait plus voir qu’une occasion de s’insinuer dans la renommée, à la suite et à la faveur du nom de Voiture.

Costar, si bien connu aujourd’hui depuis la publication de Tallemant des Réaux, était de ces hommes comme il s’en rencontre dans les âges d’extrême civilisation littéraire, nourri sur les limites du beau monde et du collège, et n’ayant jamais pu être qu’entre les deux ; pédant chez les galants, et galant chez les pédants ; tout d’affectation et composé, tout d’artifice et de calcul ; bel esprit plus que savant, ne lisant que pour trier des fleurs, de jolis mots, des traits d’ornement et qui feraient merveille en citation. Sensuel et prudent, il avait dû commencer par établir sa fortune et son bien-être ; il s’était attaché pour cela à des prélats qui l’avaient pourvu de bénéfice, et en dernier lieu à l’évêque du Mans, M. de Lavardin, qui l’en avait comblé : depuis des années, il vivait grassement dans les obscures délices et la meilleure chère du Maine, en ecclésiastique épicurien. Cependant, sincèrement amoureux des lettres, dilettante à sa manière, il employait la fleur de ses matinées dans son joli et commode appartement, et en vue des jardins de l’évêché, à lire ou plutôt à se faire lire (goutteux et myope qu’il était) les modernes et même les anciens, à les parcourir en tous sens, à en tirer, non pas une science solide et continue, mais de jolies pensées, des anecdotes curieuses, des raretés galantes et graveleuses même dès qu’il s’en offrait, le tout pour en enrichir ses cahiers de lieux communs et ses tiroirs : il songeait qu’un moment pouvait venir où tous ces magasins d’esprit lui seraient utiles et lui feraient honneur à débiter. En attendant, il correspondait avec quelques illustres, avec Voiture notamment, et se plaisait à assaisonner ses lettres de tout ce qu’il trouvait de plus fin et de plus piquant dans ses auteurs. Que si quelque savant tel que Ménage, venant à passer au Mans, lui faisait visite, Costar l’invitait à un de ces dîners recherchés qu’un de ses commençaux nous a décrits, où le buffet était brillant, le linge riche et propre, l’argenterie somptueuse, le vin exquis, la chère succulente, et les raretés de tout genre en abondance, à titre le plus souvent de cadeaux lointains et faits pour flatter la vanité de l’Amphitryon autant que le goût des convives : mais rien n’était si bien apprêté que le maître, qui, doué d’une excellente mémoire, s’était dès le matin préparé à un extraordinaire de grec, d’italien et de latin. Que si toutefois on lui avait dit qu’il était savant, comme il aurait fait le modeste ! Il ne visait, vous aurait-il répondu, qu’à être un demi-savant, un galant homme qui a du goût pour les belles choses : « Nous autres polis, aurait-il dit d’un ton câlin, ne saurions prétendre à plus d’honneur » ; et il était homme à répliquer, comme La Monnoye, qui, un jour, complimenté sur sa science, en faisait bon marché, en même temps que montre, et avec ce grain de libertinage cher aux érudits, s’appliquait les vers d’un Baiser de Jean Second :

Non hoc suaviolum dare, Lux mea, sed dare tantum
    Est desiderium flebile suavioli.

« Ce n’est pas là de la science, ce n’est que ce qu’il en faut pour donner envie de la science, et en faire venir l’eau à la bouche… » — Je crois que j’ai là montré Costar en l’un de ses plus beaux jour ? Le reste du temps il eût semblé aussi peiné que peigné, et laborieusement prétentieux.

Costar avait souvent la goutte, et des accès longs, douloureux ; il les supportait assez patiemment, et se figurait même qu’il y gagnait en fonds de santé comme en sérénité d’intelligence. Dès que sa goutte était passée, son cerveau lui paraissait, dit-on, plus dégagé qu’auparavant, son imagination plus nette et plus pure ; il se sentait alors plus en train d’étudier, et singulièrement démangé de l’envie de produire et de mettre en œuvre toutes les belles matières qu’il avait amassées. Or précisément le jour où lui arriva cette demande de Balzac de répondre à la dissertation de M. de Girac, Costar relevait d’un violent accès de goutte ; il était à jeun d’esprit, et empressé de verser sur quelque sujet le trop plein de ses tiroirs. Mais quel sujet plus à propos et plus engageant pour lui que celui de Voiture ! Si Costar, y pensant déjà, avait pu être retenu dans son désir de parler de Voiture et de se porter pour son second par la crainte de fâcher l’illustre rival M. de Balzac, voilà que, par la plus favorable rencontre, c’était Balzac lui-même qui venait le solliciter et lui faire l’ouverture naturelle de défendre un ami, de plaider pour un homme à qui il avait la secrète prétention de ressembler et sur qui il s’était modelé tant quil avait pu. On peut juger si sa joie fut grande.

Il n’a été donné à personne en son temps d’imiter Voiture ; le seul que la nature semble avoir créé alors pour être son second tome, un peu moindre, mais faisant suite sans effort, c’est Sarazin. Quant à Godeau, ce nain qui avait grandi à l’hôtel de Rambouillet pendant l’absence de Voiture et durant son séjour en Espagne, ce n’était qu’un diminutif sans l’aiguillon et une fade copie du maître. Mais Costar est un copiste avéré et compassé, qui a étudié Voiture, s’est guindé jusqu’à lui, s’est rendu capable, plume en main, de lui donner la réplique, et ne demanderait pas mieux que de faire croire en province que les beaux cercles de Paris lui manquent ou qu’il y manque lui-même.

Une fois appelé sur le terrain par Balzac et mis en situation de répondre à M. de Girac, il semble qu’il n’y avait rien de plus simple que le rôle de Costar : il n’avait qu’à relever ce qui lui paraissait peu juste dans la critique du savant ami de Balzac, à balancer lui-même les éloges entre le mort et le vivant, et à se faire honneur par un ton d’impartialité généreuse et un air de fidélité envers une chère mémoire. Mais le bel esprit cauteleux ne l’entendait pas ainsi. Il fit semblant de reculer devant la tâche qu’on lui proposait, il parut résister pendant plus d’un an et se laissa presser, assiéger par Balzac (ou du moins il affecta de le dire), ne cédant au dernier moment que comme s’il eût été contraint. Cependant il préparait ses batteries, car il était de ceux à qui il faut du temps pour être malins, ironiques, et pour avoir tout leur esprit. Lorsque enfin il eut achevé d’écrire et de distiller sa Défense des ouvrages de M. de Voiture, ainsi qu’il l’intitula, il en fit faire deux copies, dont il envoya l’une à Balzac comme pour prendre son avis, et dont il dépêcha l’autre à Paris chez Conrart, le centre et la source des curiosités, comptant bien sur l’indiscrétion de ce dernier, et que l’ouvrage paraîtrait imprimé comme à son insu, et avant que les observations et les corrections de Balzac y pussent atteindre ; c’est en effet ce qui arriva. Balzac, dès qu’il eut l’éveil, écrivit là-dessus à Conrart des choses fort sensées et fort droites :

Je ne comprends point ce qu’a fait le neveu de M. de Voiture, sans en parler à personne, sans vous en donner avis, sans savoir si Le Mans et Angoulême le trouveraient bon. Cette action est de très mauvais exemple. Quel droit a-t-il de publier un ouvrage composé par Costar et adressé à Balzac ? Et qui lui a dit que Balzac n’usera point du pouvoir que Costar lui donne de changer, de rayer ce qu’il lui plaira de cet ouvrage, et de supprimer même l’ouvrage, si bon lui semble ? Avec votre permission, je continuerai mes interrogations. Quel inconvénient y avait-il de faire attendre quelque temps un si bel ouvrage ?… L’impression d’un excellent livre ne doit pas être un larcin, ne doit pas être une action de surprise, une action de ténèbres et de nuit. Il faut donc, s’il vous plaît, avant toutes choses, avoir des nouvelles de M. Costar, qui aura des miennes par le premier ordinaire. Il entrera dans mes sentiments, je n’en doute pas, et retouchera cinq ou six endroits essentiels…

Balzac, en écrivant ainsi à la date du 16 juin (1653), était bien naïf : dès le 12 du même mois le livre était achevé d’imprimer, et il appartenait désormais à la galerie du Palais : il était trop tard.

La Défense des ouvrages de M. de Voiture, dédiée à M. de Balzac, parut avec une préface de Martin de Pinchêne, neveu de Voiture, lequel reconnaissait tenir le manuscrit des mains de Conrart et prenait sur lui la responsabilité de la publication. Il y louait fort Costar :

Sans flatter ici, disait Pinchêne, le mérite de M. Costar qui en est l’auteur, il me sembla qu’en pareille matière je n’avais rien vu de si bien écrit, de si judicieux, de si élégant, ni de si fleuri. J’y vis même je ne sais quel air de l’heureux génie de feu M. de Voiture. En un mot, la pièce me parut si belle que je ne consultai pas longtemps sur ce sujet ; je crus d’abord, sans m’en conseiller qu’à moi-même, qu’un ouvrage également avantageux à deux si excellents hommes ne se devait point cacher, et que n’y allant pas moins, à le mettre au jour, de la gloire de M. de Balzac, à qui il s’adresse, que de l’honneur de mon parent, pour qui il est fait, je devais, pour la satisfaction de tout le monde, faire un présent au public de l’apologie de M. de Voiture ainsi que j’avais fait de ses œuvres.

Voilà donc le livre lancé, et dédié par une adresse piquante à Balzac lui-même, qui ne pouvait guère se plaindre des malices fourrées et du contre-coup qu’il en recevait, se les étant lui-même attirés par son insistance. « Cette pièce, a dit Sorel, fut d’abord estimée fort galante et fort subtile. » Elle eut du succès ; il s’en fit l’année suivante une seconde édition. M. Rose, alors premier secrétaire du cardinal Mazarin, en ayant lu des passages à Son Éminence, Costar reçut, sans savoir à qui il était redevable de ce bon office, une gratification de cinq cents écus ; il faisait bon en ce temps-là de défendre la mémoire de Voiture, cet auteur chéri dont Sorbière disait : « On est forcé de louer Hobbes, Descartes, Balzac, mais on est bien aise de louer Voiture. » Coslar ne se tenait pas de joie ; une fois en veine, il ne crut pas devoir s’arrêter, il ouvrit et desserra tous ses lieux communs et publia en 1654, sous ce titre un peu prétentieux : Les Entretiens de M. de Voiture et de M. Costar, un volume non pas d’entretiens, mais de lettres que l’un et l’autre s’étaient adressées, et qui roulaient sur leurs études et leurs lectures d’alors. Ici le pédantisme s’étalait trop à nu ; ce n’étaient que phrases latines, italiennes, commentaires sur des points particuliers, tout l’arrière-fond et les arrière-coins de l’érudition. Voiture y prenait part beaucoup plus volontiers qu’on ne l’aurait cru. Il est vrai que, dans toutes ces lettres ou billets produits après la mort d’un des correspondants, Costar peut être soupçonné d’avoir ajouté quelque chose du sien. Il a été pris quelquefois sur le fait de telle fabrication, quand son amour-propre y trouvait son profit. Ce second ouvrage eut peu de succès, et ce n’était déjà plus le goût du temps ni des mondains, qui ne s’étaient jamais représenté Voiture comme un homme d’étude et de science. Balzac n’eut pas le temps de voir cette publication des Entretiens ; il était mort dès février 1654.

C’est alors seulement que M. de Girac reparaît et qu’il fait à son adversaire une humble Réponse (1655). Il était bien dans son droit : il n’avait écrit sa dissertation latine sur Voiture qu’à la demande de Balzac, il n’avait jamais songé à l’imprimer ; c’était Costar qui avait publié la réfutation avant la pièce même à laquelle il répondait, et qui ensuite avait donné au public la dissertation elle-même :

J’entre, disait Girac en commençant, dans un combat que je n’ai pu éviter, y étant provoqué de la plus pressante manière qu’on le puisse être ; car, quelque ennemi que je sois de toute sorte de contestation, le défi qu’on m’a fait étant public, et mon adversaire se présentant comme en triomphe à la vue du peuple, il ne m’a pas été libre de demeurer sans lui repartir. Il est donc à propos, lecteur, puisque tu dois être l’arbitre de nos différends, que je t’instruise de leur origine.

Et il racontait les choses telles qu’elles s’étaient véritablement passées.

Reprenons nous-même les pièces dans leur ordre, la dissertation de Girac sur les œuvres de Voiture, la défense qu’y opposa Costar, la réponse de Girac, et, sans nous enfoncer dans les profondeurs de cette querelle où les in-quarto s’accumulèrent et qui finit par des monceaux d’injures, tirons-en quelques vérités littéraires, de celles qui intéressent l’histoire des deux grandes renommées.

Et d’abord, il est à remarquer que, malgré les termes de bonne intelligence et les bons rapports dans lesquels avaient eu l’art de vivre à distance Balzac et Voiture, se ménageant l’un l’autre et évitant de se froisser, la force des choses l’emporta, le souffle rival de leurs deux réputations finit par s’entrechoquer et par faire un orage. L’un avait pour admirateurs et pour disciples des hommes savants de la province, de forte étude et de doctrine, des demeurants du xvie  siècle, gardant un reste de la toge romaine, et qui prenaient au sérieux son élévation de ton et sa magniloquence empruntée ; l’autre avait pour adorateurs et défenseurs passionnés des gens du monde, des femmes, des militaires, des petits-maîtres ou qui voulaient s’en donner l’air. Les deux chefs avaient vécu entre eux dans les termes les plus décents ; mais après leur mort, leurs disciples et les gens de leur suite n’y tinrent pas, ils en vinrent aux mains, ils se gourmèrent : c’est l’histoire du débat de Girac et de Coslar.

Une seconde remarque à faire, c’est que les auteurs contemporains sont toujours jugés de leur temps, et que la vérité sur eux est connue et se dit, si elle ne s’écrit pas. Ainsi Voiture est à la mode, l’engouement pour lui est à son comble, sa mort précoce exalte avec encore plus de vivacité les admirations et les tendresses : et cependant voilà un homme appelé Paul Thomas, sieur de Girac, un provincial, un propriétaire campagnard, un homme d’un autre monde et d’un autre camp, qui va trouver à dire, sur cette fleur des pois et cette coqueluche des grâces appelée Voiture, toutes les choses raisonnables et justes, et qui va faire toutes les saines réserves. Je ne prétends pas que M. de Girac, dans la suite de la querelle, n’ait pas été au-delà et ne se soit pas emporté et fourvoyé ; mais à l’origine, et en ce qui concerne Voiture, il a trouvé à redire et à rabattre tout ce que le bon sens pouvait désirer. Et, de l’autre côté, voilà Costar, cet esprit peu loyal, mais subtil et fin, qui va insinuer sur Balzac et ses enflures, sur ses procédés de style et ses moules de phrase qu’il ira même jusqu’à contrefaire, toutes sortes de critiques ironiques et sensées. Si l’on y regarde bien, il en est plus ou moins toujours ainsi : à chaque époque, quelles que soient les réputations régnantes et les vogues qui paraissent tout envahir, il y a toujours dans la diversité des esprits un nombre suffisant de contradicteurs, de critiques qui voient juste ; seulement, ils n’écrivent pas, on ne les imprime pas, ou quand ils écrivent, ils écrivent souvent mal, hors de portée et hors de saison, ils mêlent à leurs vérités des choses inutiles, ils sont à contretemps, comme l’est ici ce sieur de Girac qui s’en va dire la vérité sur Voiture, mais en latin, ou, quand il écrira ensuite en français, qui la dira dans un style chargé de latinismes et à la mode du xvie  siècle. Toutefois, le bon sens y est ; dès qu’un certain nombre d’hommes sont en présence, il est toujours quelque part, grâce à la diversité et à la contrariété des natures ; et si, plus tard, la postérité croit trouver la première les jugements justes et se flatte en quelque sorte de les inventer, c’est qu’elle n’a pas été informée des contradictions et protestations contemporaines : mais, après tout, les hommes qui se voient de près ne sont pas tous dupes ou enthousiastes, ils se connaissent et se jugent ou tout haut ou tout bas, mais aussi bien qu’on le fera jamais.

M. de Girac, dans sa dissertation, assez élégante, ce me semble, mais composée sans prétention et s’adressant peu au public, disait donc, non sans s’excuser d’avoir à donner son avis en matière de grâces, lui homme de campagne et vivant au milieu des bois, que des trois genres de lettres où s’était exercé Voiture, l’un sérieux et grave, l’autre enjoué et badin, et le troisième amoureux, il n’avait bien réussi ni dans le premier ni dans le dernier, et n’avait atteint à une véritable perfection que dans le second genre, celui de l’ingénieuse familiarité et de l’enjouement ; mais cette perfection qui lui était propre, il n’hésitait pas à la lui reconnaître. Parlant de cette patrie excellente de Voiture : « Il n’est rien, disait-il, qui sente mieux le sel attique ou l’urbanité romaine. »

Girac allait plus loin, il voyait dans quelques-unes des lettres de Voiture un caractère moral assez marqué pour qu’on pût se représenter une image de l’âme de l’auteur, de ses mœurs, de son esprit plaisant et doux, de son agréable liberté de parole ; il citait comme exemple quelques-unes des lettres adressées à M. d’Avaux, et celle entre autres où il parlait de la duchesse de Longueville faisant diversion et lumière au milieu des graves envoyés germaniques au congrès de Munster.

Il indique ainsi avec goût les lettres qu’il distingue et qu’il préfère ; il les approuve à peu près sans réserve, et il ajoute : « Et haec omnia sane, facete, lepide, laute, nihil supra 33. » Que pouvait-on demander davantage ? N’était-ce pas là bien nettement reconnaître Voiture pour ce qu’il était avant tout, pour le plus charmant instrument de société ?

Il est vrai qu’il continuait en relevant quelques fautes et des imperfections dans ce recueil de lettres ramassées de toutes parts et sans assez de choix. Il y en avait, selon lui, de tout à fait frivoles où l’on ne trouvait que des mots et un vide complet de matière et de fond. Dans la critique qu’il faisait de ces lettres qui lui plaisaient moins, il remarquait certaines manières de dire nouvelles, tout à côté d’autres locutions trop usées et trop communes, quelque chose qui n’était pas assez poli ni assez soigné, et qui, pour tout dire, n’était pas assez à la Balzac : « Et aliquid non satis politum et accuratum, et, ut ita dicam, non satis Balzacianum. »

Dans les lettres badines même il trouvait trop de familiarité et de sans-gêne, et du mauvais goût à plaisanter sur certains sujets, comme lorsque Voiture parle de ses clous à Mme la princesse et à Chapelain, et qu’il nomme de vilains petits insectes qui font mal au cœur.

Il le reprenait ensuite lorsqu’il faisait le savant et qu’il citait, en écrivant particulièrement à Costar, force passages d’auteurs latins. M. de Girac qui, dans sa solitude, lisait ses auteurs pour les connaître à fond et non pour en tirer d’agréables bribes et des gentillesses d’allusions à faire valoir à la rencontre, n’avait pas de peine à prendre le léger Voiture en faute en bien des endroits, tronquant ici un vers d’Horace, écorchant là un mot grec, donnant à un passage un sens hasardé, appelant quelque part Homère l’« aveugle Thébain », on ne sait pourquoi. À cela près, il déclarait admirer sincèrement l’auteur pour ses grâces d’esprit, et n’avoir voulu que noter quelques taches dans un beau corps.

En présence d’une dissertation écrite dans cette mesure et sur ce ton, il n’y avait pas, ce semble, de quoi si fort se courroucer, et Costar ne put d’abord prendre l’affaire en main que d’un air souriant et sur le pied d’une aimable controverse. Son premier but d’ailleurs était moins d’offenser les autres en tout ceci que de se caresser lui-même, et il se piquait moins dans le principe d’atteindre M. de Girac que de persifler, à travers lui, l’illustrissime Balzac. Il supposa d’abord inexactement que M. de Girac avait blâmé Voiture de ce qu’il n’écrivait point du tout dans le goût de Balzac, nihil Balzacianum, ce que M. de Girac n’avait pas exprimé de la sorte ni dans ces termes absolus :

Il dit (c’est Costar qui parle) que M. de Voiture n’écrit pas de votre manière ; qu’il ne parle pas Balzac ; qu’il ne tient rien de ce noble caractère qui relève si fort vos pensées et vos paroles. Il est vrai, monsieur, et je n’attendrai point la question pour le confesser : ces violentes figures, qui dans vos ouvrages ravissent les esprits, les transportent, les entraînent, les saisissent d’admiration et d’étonnement, ne se remarquent point dans les siens. On n’y voit point la grandeur, la majesté, la magnificence et la pompe de votre style, cette rapidité impétueuse semblable aux torrents… M. de Voiture a fait judicieusement de vous laisser toute libre cette large et vaste carrière du genre sublime, ayant reconnu que vous en aviez remporté le prix, et qu’il ne restait plus d’honneur à y acquérir après vous. Il a jugé que cette sorte d’éloquence ne pouvait souffrir deux Balzacs, non plus que l’empire d’Asie deux souverains, et le monde deux soleils ; que même la nature, je dis la jeune nature, lorsqu’elle était la plus féconde en miracles34, eût eu de la peine de produire en France deux hommes faits comme vous, et que sur son déclin, pour vous donner au monde, elle a épuisé ses derniers efforts. Il s’est donc résolu de vous laisser foudroyer et tonner tout seul…

Il y a dans tout cela une ironie prolongée, aigre-douce, une sorte de parodie qui se complaît à contrefaire le Balzac tout en ayant l’air de le célébrer. Le grand homme raillé était assez vain pour ne sentir qu’à demi le vinaigre dans l’encens. Mais l’intention de Costar se démasqua de plus en plus dans les écrits suivants qu’il publia dans cette querelle après la mort de Balzac. Dès ce premier ouvrage il opposait assez finement la modestie de Voiture, ou du moins son bon goût à repousser les éloges trop directs, à la passion bien connue de Balzac pour les compliments, et à ce grand appétit de louange qu’il ne craignait pas de lui rappeler, en l’en supposant gratuitement guéri :

Je suis assuré que s’il (Voiture) revenait au monde, et qu’il fût informé des bonnes qualités de M. de Girac et de la franchise de son procédé, il ferait tous ses efforts pour le satisfaire, et pour l’éclaircir de ses doutes ; car je suis obligé de rendre ce témoignage de lui, que je n’ai connu personne, jusques ici, qui souffrît de meilleure grâce qu’on le contredît et qu’on eût des opinions contraires aux siennes. Il se sentait plus chargé de la plupart des louanges qu’il ne s’en trouvait honoré, et pour les lui rendre agréables on était contraint de les déguiser avec adresse, et il y fallait bien de l’artifice et de la façon ; mais il n’en fallait point pour le reprendre, et rien ne fut jamais mieux reçu que les avis qui lui venaient des personnes intelligentes. Il aimait la vérité quand elle lui était favorable, et la révérait quand même elle lui était contraire… Il m’est arrivé souvent de l’entendre parler de l’ambition déréglée de ces écrivains qui se proposaient pour fruit de leurs veilles l’approbation universelle…

En le louant ainsi de cette facilité à écouter la critique, Costar se mettait peu en devoir de le suivre : car l’instant d’après il reprenait en détail toutes les objections de Girac, il se faisait fort de les réfuter une à une, et de maintenir Voiture sans tache d’un bout à l’autre et, pour ainsi dire, impeccable. C’était, pour lui Costar, un heureux prétexte de s’étendre, de déployer toutes ses connaissances et d’étaler avec lenteur ses épices les plus raffinées. Il trouvait enfin amplement à satisfaire sa principale passion, qui était le désir de paraître.

Girac ne put se dispenser de répondre : il le fit en 1655 par un in-quarto respectable. Aux yeux des lecteurs qui examinent et vont au fond, Costar n’y avait point l’avantage. Girac exposait le procédé de l’archidiacre qui avait eu l’air de se piquer, au nom de tous les amis de Voiture, d’une dissertation ignorée qu’il avait été le premier à divulguer et à faire connaître : « Avouez le vrai, lui disait Girac, c’est que vous aviez besoin de matière pour exercer votre bel esprit, fût-ce aux dépens de vos meilleurs amis, et pour ne pas perdre tant de bons mots que vous gardiez dans vos recueils. » Observant la méthode que lui avait tracée Costar, Girac repassait en revue la plupart des assertions de l’adversaire ; il revenait par conséquent sur les défauts de Voiture et insistait particulièrement sur le peu de solidité de ce bel esprit en matière de science. Dans une seconde partie, s’attaquant aux entretiens ou lettres de Costar, il s’attachait à montrer que celui-ci, bien qu’ayant plus de connaissance des belles lettres et plus d’étude que son ami, avait commis lui-même bien des erreurs et des bévues. Ici, en portant la guerre au cœur du pays ennemi, il touchait le côté faible, le point vulnérable et irritable de Costar. Par exemple, il y avait un chapitre ainsi conçu : « Que M. Costar n’a fait que copier ses recueils ; qu’il applique très mal un passage de Tacite. » — Et un autre chapitre : « Que M. Costar na pas fort lu les anciens poètes ; qu’il se trompe en disant que la lune n’a point eu d’amant ; qu’il ignore que l’étoile du matin est la même que celle de Vénus. » Quand on en est là, on est bien près d’en venir aux grosses injures : la querelle allait prendre une tournure décidée de xvie  siècle, et elle fut portée en effet bientôt aux dernières extrémités. On eut un combat de commentateurs.

Costar répliqua par deux nouveaux in-quarto (1655 et 1657), et Girac par un seul qui fut arrêté à l’impression et ne parut qu’assez longtemps après35. Son adversaire avait d’abord obtenu du lieutenant civil l’interdiction et la saisie ; car il est à remarquer que Costar se montra fourbe jusqu’au bout, et qu’après avoir entamé à son heure la controverse et s’être donné toute licence de plume, il eut recours aux puissances quand il eut tout dit, pour faire prononcer la clôture et pour fermer la bouche à l’adversaire. Bayle s’est même fort amusé d’une menace que fit Costar à Girac, à savoir que les capitaines des troupes qui passaient en Angoumois pourraient bien lui faire payer cher sa levée de boucliers contre Voiture. Il paraît en effet qu’un jour un capitaine bel esprit et du dernier goût, qui passait près du manoir de M. de Girac, lui avait dit que, pour cette fois et par considération pour M. de Montausier, il ne lui mettrait pas sa compagnie de gendarmes à loger dans son village, mais qu’à l’avenir il eût à être plus sage et à ne plus écrire contre M. de Voiture. Costar rapporte ce propos d’un air triomphant. Si on l’avait laissé faire, il aurait organisé une dragonnade anticipée contre Girac au nom de l’infaillibilité de Voiture, érigé en « pape du bel esprit ». C’est Bayle ici qui badine, et qui tire à ce propos sa leçon ordinaire de modération et de tolérance.

M. de Girac, poussé à bout, traité comme un sauvage qui, pour juger des élégances, sortirait tout hérissé de la lecture d’un rabbin ou du scholiaste de Lycophron, ne se contint plus, et, comme s’il eût voulu justifier le reproche, il se mit à puiser à pleines mains dans l’arsenal des Scaliger et des Scioppius, ou, si l’on aime mieux, dans le vocabulaire de Vadius. Il reprocha à Costar (qui s’appelait primitivement Cousiart) son nom, sa naissance, l’état de ses père et mère, et jusqu’à celui de son grand-père, qui apparemment n’était pas en parfaite odeur. La querelle avait passé à la place Maubert en même temps qu’au Quartier latin. La science de Costar une fois mise en cause, il fut à peine question désormais du gentil Voiture, mais beaucoup de Pausanias, d’Eusèbe, de Lactance, et surtout d’un passage très peu agréable d’Hérodote sur la maladie des Scythes. Voici, au reste, un léger aperçu des titres de chapitres dans ce dernier ouvrage de Girac :

« Que M. Costar a publié des libelles contre l’auteur sans en avoir eu sujet ; que c’est un calomniateur… »

« Que l’auteur a été obligé, pour sa défense, de découvrir les impuretés de M. Costar… »

« Que M. Costar ressemble plutôt à un gueux dont parle Homère, qu’aux gentilshommes de Poméranie à qui il se compare… »

« Que M. Costar est un insigne menteur… »

« Que M. Costar a peu de jugement… »

« Diverses bévues de M. Costar… Si Roboam était fort gros ; si l’Écriture sainte remarque qu’il fût fort dispos et fort léger… »

« Que M. Costar est un étourdi… »

« Que M. Costar est un grand chicaneur… »

« Que M. Costar affecte les ordures… » 

« Que M. Costar est un imposteur ; qu’il parle avec insolence de l’apôtre saint Paul… »

« Que M. Costar est un plagiaire… »

« Incartade de M. Costar ; qu’Homère ne peut être appelé l’aveugle Thébain… »

« Des zéphyrs. Diverses ignorances de M. Costar, etc., etc. »

On croirait lire une énumération bouffonne de Rabelais ; mais M. de Girac ne riait pas. Il était de même race que ce terrible M. de Méziriac, qui releva plus de deux mille fautes dans le Plutarque d’Amyot.

Le duel acharné dura ainsi jusqu’à la mort des deux contondants, et quand depuis longtemps déjà ils n’avaient plus de spectateurs36.

Les Provinciales avaient paru dans l’intervalle, et l’on savait ce que c’était que la fine plaisanterie. M. de Girac en était devenu de cinquante ans plus vieux, et Costar au moins de vingt-cinq.

Je n’ai voulu ici que faire sentir ce qu’il y avait eu pourtant de judicieux de part et d’autre et d’assez piquant au début de la controverse, avant les gros mots et les avanies. Balzac et Voiture étaient donc jugés déjà par quelques-uns à cette date de 1650 ; mais les juges n’avaient pas l’autorité ni ce qui la donne. Boileau, qui de bonne heure en fut investi, devait rendre au procès son vrai caractère et y apporter la vraie conclusion : il mit les parties dos à dos, et prononça l’arrêt sans appel par un tour, et un procédé bien simple, en contrefaisant la manière de l’un et de l’autre écrivain dans deux lettres charmantes. C’est, en effet, la meilleure critique et la plus décisive : on ne contrefait dans les écrivains que la manière, on ne contrefait pas la pensée, et chez tous deux, pour qu’on les pût imiter si bien et à s’y méprendre, c’était évidemment la pensée qui faisait faute.

La querelle de Girac et de Costar, en la coupant à temps, est un dernier chapitre à ajouter à la pompe funèbre de Voiture.