Prosper Mérimée 2.
Les Nouvelles de Prosper Mérimée sont toujours bonnes à lire, puisqu’elles sont parfaites, mais, à vingt ans, elles paraissent un peu sèches. C’est plus tard qu’on en goûte entièrement la saveur amère, fine et profonde : car elles expriment, je crois, l’état le plus distingué où se puisse reposer soit notre esprit, soit notre conscience.
On se lasse de bien des choses en littérature. On est frappé et dégoûté un jour de la part énorme de superflu que contiennent même beaucoup de belles œuvres. Oui, la peinture des mouvements de l’âme et des « passions de l’amour » est intéressante ; mais c’est bien long, George Sand. Oui, les divers types de l’animal humain vivant en société, et ses rapports cachés ou visibles avec le milieu où il se développe, sont curieux à étudier ; mais c’est bien long, Balzac. Oui, « le monde physique existe », et il y a des arrangements de mots qui peuvent ressusciter dans notre imagination les objets absents ; mais c’est bien long, Gautier. Oui, nous sommes enveloppés de mystère, et souvent notre raison côtoie la folie ; mais c’est bien long, Edgar Poe. Oui, l’humanité dans son fond est abominable et féroce, et la nature n’a jamais connu la justice ; mais c’est bien long, Zola et c’est bien gros Des artistes abondants nous décrivent le monde ou les hommes avec un luxe de détails dont nous n’avons que faire ; car, nous aussi, nous savons regarder. Ils nous étalent leurs sentiments avec une insistance et une indiscrétion qui nous rebutent : car, nous aussi, nous savons sentir. Il nous suffisait d’être avertis, et « tout ça, c’est de la littérature. »
Or, lisez les courts récits de Mérimée. Mécanisme des passions, brutalité des instincts, caractères d’hommes, paysages, tristesse des choses, effroi de l’inexpliqué, jeux de l’amour et de la mort, tout cela s’y trouve noté brièvement et infailliblement, dans un style dont la simplicité et la sobriété sont égales à celles de Voltaire, avec quelque chose de plus serré, de plus prémédité, de plus aigu. Le choix des détails significatifs, le naturel et la propriété de l’expression y sont admirables. Cela ne paraît pas « écrit », et cela est sans défaut. C’est net, direct, un peu hautain. A une époque où le génie français s’épanchait avec une magnifique intempérance, au temps de la poésie romantique, au temps des romans débordés, Mérimée, comme Stendhal (mais avec plus de souci de l’art), restait sobre et mesuré, gardait tout le meilleur de la forme classique en y enfermant tout le plus neuf de l’âme et de la philosophie de notre siècle. C’est pourquoi son œuvre demeure. On dirait que sa sécheresse la conserve. « La mort n’y mord. » Et, quand nous relisons ces ouvrages d’une aussi harmonieuse pureté, nous sommes étonnés de tout ce qu’ils contiennent sans en avoir l’air ; nous sommes ravis de cette exacte et précise traduction des choses, où rien d’essentiel n’a été omis, où n’a été admis rien de superflu ; nous en développons la richesse secrète ; nous nous apercevons que dans ces nouvelles, dont quelques-unes ont été composées voilà cinquante ou soixante ans, se trouvent déjà tous les sentiments, toutes les façons de voir et de concevoir le monde qui ont paru depuis et qui paraissent encore le plus originales. Réalisme, naturalisme, exotisme, pessimisme, toutes les écritures de Mérimée en sont profondément imprégnées. Mais ces sentiments divers sont tous comprimés et dominés chez lui par un autre sentiment, plus général, ou mieux par une manière d’être qui, jointe, à la qualité particulière de son style ; achève de donner sa marque à ce rare écrivain : car elle nous révèle, après la distinction incomparable de l’artiste, la suprême distinction de l’homme.
Cette exquise attitude de l’esprit, il faut voir comment elle naît et de quoi elle est faite. Elle suppose beaucoup de science et de désenchantement et beaucoup de pudeur et d’orgueil.
Au fond de ces contes si alertes, si rapides, d’un ton si détaché, où jamais l’auteur n’exprime directement son opinion sur les hommes ni sur les choses, qu’y a-t-il ? La philosophie la plus affranchie d’illusions, la plus libre et la plus âcre sagesse.
C’est d’abord la vue la plus nette de ce qu’il y a de relatif dans la morale, et des différences foncières que les tempéraments, les siècles et les pays mettent entre les hommes.
Mateo abat son fils d’un coup de fusil pour avoir livré son hôte. Jadis, une balle l’a débarrassé d’un rival d’amour. Pour Mateo la trahison est un crime ; le meurtre, non. (Mateo Falcone.) — Don Juan de Marana a été pieux, puis sa vie n’est que meurtres et débauches. Un jour, une vision l’épouvante et le convertit, et sa vie n’est que pénitence furieuse. Mais on a l’impression que, dans ces deux états si différents, la valeur morale de don Juan reste pareille : c’est la même créature humaine, ici débridée, là terrorisée. (Les Ames du Purgatoire.)
Par conséquent, le déterminisme le plus radical. Il est évident que, lorsque l’adjudant met sa montre sous le nez de Fortunato, l’enfant ne peut pas résister à la tentation. (Mateo Falcone.) — Le lieutenant Roger est loyal, généreux, brave jusqu’à la folie. Et un jour il triche au jeu, non par désespoir, non pour sauver sa maîtresse de la misère, mais pour voler. « Quand j’ai triché ce Hollandais, je ne pensais qu’à gagner vingt-cinq napoléons, voilà tout. Je ne pensais pas à Gabrielle, et voilà pourquoi je me méprise. » (La Partie de Trictrac.)
Puis, c’est la conception la plus tragique et la plus sombre de l’amour, passion fatale, inexplicable et cruelle. L’amour est l’ennemi-né de la raison, le recruteur de la folie et de la mort Auguste Saint-Clair a l’intelligence la plus lucide et la plus froide. Pour rien, pour un bibelot d’étagère, il devient jaloux du passé de sa maîtresse, cherche un duel absurde et y est tué. (Le Vase étrusque.) — Dona Teresa aime don Juan, qui a tué son père, continue de l’aimer au cloître, le revoit, consent à l’enlèvement et meurt de ne pas être enlevée, comme elle serait morte de l’avoir été. (Les Ames du Purgatoire.) — Une statue antique de Vénus va, la nuit, étouffer dans ses bras d’airain un beau garçon qui, par jeu, lui a passé au doigt son anneau de fiançailles. (La Vénus d’Ille.) Ce n’est qu’un conte merveilleusement arrangé pour nous remplir d’inquiétude et d’effroi ; mais cette Venus turbulenta, cette Vénus méchante qui étouffé ceux qu’elle aime, c’est aussi, pour Mérimée, le symbole véridique de l’amour tel qu’il le conçoit d’ordinaire.
Le capitaine Ledoux est « un bon marin », qui, blessé à Trafalgar, a été congédié « avec d’excellents certificats ». Il s’est fait négrier. Un jour il emporte, outre sa marchandise noire, Tamango le marchand, qui a eu l’imprudence de venir réclamer à bord sa femme Ayché. Révolte des noirs soulevés par Tamango, et massacre de tout l’équipage. Après quoi les bons nègres, qui ne savent pas conduire le vaisseau, s’entre-mangent, et les derniers meurent de faim. (Tamango.) Il est impossible ni d’entasser plus d’horreurs, ni de les raconter avec plus de froideur et de précision que ne l’a fait Mérimée dans cette étonnante histoire de bestialité, de tortures et de sang. Et, si je ne devais m’en tenir aux récits rassemblés dans ce volume, combien d’autres où il paraît se complaire dans la peinture ou plutôt dans la notation tranquille de la stupidité, de la férocité et de la misère humaines ! Il y a plus de « pessimisme » (puisque le mot est encore à la mode) dans telle nouvelle de Mérimée que dans tous les Rougon-Macquart.
Mais ce sentiment, il ne l’étale jamais, parce que c’est trop facile, et à la portée même des sots. Il ne s’attendrit ni ne s’indigne. Contre la vision du monde mauvais il a l’ironie, et c’est assez. Ironie presque inexprimée, mais continue, et condensée comme un élixir. Celle de Tamango est plus âcre et plus recuite que celle même des plus noirs chapitres de Candide. Je n’y sais de comparable que l’ironie de Gulliver.
«… IL faut avoir de l’humanité, et laisser à un nègre au moins cinq pieds en longueur et deux en largeur pour s’ébattre, pendant une traversée de six semaines et plus, car enfin, disait Ledoux à son armateur pour justifier cette mesure libérale, les nègres, après tout, sont des hommes comme les blancs. » — « Cependant le pauvre Tamango perdait tout son sang. Le charitable interprète qui la veille avait sauvé la vie à six esclaves… lui adressa quelques paroles de consolation. Ce qu’il put lui dire, je l’ignore. » — « … Parmi les révoltés, les uns pleuraient ; d’autres, levant les mains au ciel, invoquaient leurs fétiches et ceux des blancs. » Voilà le ton.
Donc la destinée n’est ni juste ni douce ; le monde n’est point bon, et il est incompréhensible. Mais allons-nous geindre ? ou bien allons-nous déclamer ? Point ; nous ne donnerons pas cette satisfaction à l’obscure puissance qui a fait tout cela. Vigny écrivait dans le Mont des Oliviers : « Si le ciel est muet, aveugle et sourd au cri des créatures…
Le juste opposera le dédain à l’absence,Et ne répondra plus que par un froid silenceAu silence éternel de la Divinité.
C’est aussi l’attitude de Mérimée. Mais son silence, à lui, est tout plein de raillerie. C’est un de ses plaisirs de se moquer de la vanité de toutes choses, et de ceux qui ne savent pas que tout est vanité mais de s’en moquer sans qu’ils s’en doutent, et sans descendre à la satire ni à la bouffonnerie, lesquelles sont indignes du sage par trop de passion ou d’expansion. Tout ce qu’il se permet, c’est de mystifier les autres, discrètement. Etre seul à savoir que l’on raille, c’est le dernier raffinement de la raillerie. Mystifications, le Théâtre de Clara Gazul, la Guzla, la Vénus d’Ille, Lokis, etc.Autre plaisir. Mérimée aime à voir se développer librement, bonne ou mauvaise, la bête humaine ; et quand elle est belle, il n’est pas éloigné de lui croire tout permis. Il goûte par-dessus tout les époques et les pays de vie ardente, de passions fortes et intactes : le XVIe siècle, la Corse des maquis, l’Espagne picaresque Et ce sceptique a écrit le plus beau récit de bataille qui soit : L’enlèvement de la redoute.
Il put y avoir, dans la sérénité de ce pessimisme et dans la pudeur avec laquelle il se dissimule, quelque affectation ; qui le nie ? Cette attitude n’en a que plus de prix. Elle est l’effort d’une volonté très hautaine et d’un très délicat orgueil. Observer (comme fit Mérimée) les règles de la plus élégante honnêteté, et cela sans croire à rien d’absolu en morale, c’est une manière de protestation contre la réalité injuste ; et c’est une protestation contre la réalité douloureuse que de ne pas daigner se plaindre devant les autres. Mérimée s’est montré, vis-à-vis de l’univers et de la cause première, quelle qu’elle soit, poli, retenu et dédaigneux, comme il était avec les hommes dans un salon. Sa philosophie toute négative s’est tournée en dandysme moral. C’est peut-être là sa plus essentielle originalité. A-t-il beaucoup souffert pour en arriver là ? Il nous dit, se peignant sous le nom de Saint-Clair : « Il était né avec un cœur tendre et aimant ; mais, à un âge où l’on prend trop facilement des impressions qui durent toute la vie, sa sensibilité trop expansive lui avait attiré les railleries de ses camarades. Il était fier, ambitieux ; il tenait à l’opinion comme y tiennent les enfants. Dès lors il se fit une étude de cacher tous les dehors de ce qu’il regardait comme une faiblesse déshonorante. Il atteignit son but, mais sa victoire lui coûta cher. Il put celer aux autres les émotions de son âme trop tendre ; mais, les renfermant en lui-même, il se les rendit cent fois plus cruelles. Dans le monde, il obtint la triste réputation d’insensible et d’insouciant ; et dans la solitude, son imagination inquiète lui créait des tourments d’autant plus affreux qu’il n’aurait voulu en confier le secret à personne. »
Le croirons-nous ? Si nous le croyons, l’œuvre de Mérimée n’en sera pas moins distinguée pour les raisons que j’ai dites, et l’homme en sera plus aimable. Croyons-le donc.