Joséphin Soulary 56
Demandez à qui vous voudrez ce que c’est que M. Joséphin Soulary, on vous répondra : « C’est l’auteur du sonnet des deux mères…, vous savez ? » Les mieux renseignés ajouteront : « C’est un poète de Lyon, un ciseleur de vers et le plus grand sonnettiste du siècle. »
Voilà, je crois, sur M. Soulary, l’opinion courante, où il y a, naturellement, à prendre et à laisser. M. Soulary est le poète du siècle qui a fait le plus de sonnets ; ce n’est pas la même chose que d’en être le premier sonnettiste. Il est vrai qu’il est en effet l’auteur des Deux Cortèges ; mais, heureusement pour lui, il a fait beaucoup mieux. Il est vrai aussi que M. Soulary est un poète de Lyon ; mais Lyon, à ce qu’il me semble, n’a pas autrement marqué sur lui : il est provincial beaucoup plus que Lyonnais. L’éloignement de Paris a eu pour lui des avantages et des inconvénients qu’il est intéressant de démêler et a certainement été une des causes de son originalité.
Relisons-le, ce qu’on ne fait guère, car l’entreprise est laborieuse si on la veut mener d’un trait. Mais, en somme, on n’y perd pas son temps. Outre qu’on a le plaisir, çà et là, de faire d’agréables découvertes et qui reposent, on voit se dégager peu à peu la physionomie d’un poète intéressant qui n’est pas du tout de Paris et qui n’est presque pas d’aujourd’hui, mais qui semble être venu d’Italie et dater de la Renaissance ; qui n’a subi que très peu l’influence des poètes contemporains et qui, par bien des points et par ses qualités aussi bien que par ses défauts, est comme en dehors et à part du mouvement poétique de notre temps.
I
À première vue, il est heureux pour un poète d’avoir fait un jour un sonnet, une pièce d’anthologie, que tout le monde connaît et récite. C’est une chance d’immortalité. Pas si sûre qu’on le croirait, cependant. Pour nos pères, Millevoye était le poète du Jeune Malade ; Soumet, de la Pauvre Fille ; Guiraud, du Petit Savoyard. Aujourd’hui ces « chefs-d’œuvre » nous font un peu sourire. La Feuille, d’Arnaud, plus légère, a mieux résisté, et surtout le sonnet d’Arvers. Mais il peut arriver aussi que le choix du « chef-d’œuvre » unique auquel reste attaché le nom d’un poète ait été arbitraire et maladroit et que la pièce trop connue fasse tort à d’autres qu’elle dispense de lire et qui valent quelquefois mieux. Car justement ce qui fait qu’une poésie devient populaire, est insérée dans les recueils de morceaux choisis, dans les Abeilles ou les Corbeilles de l’enfance, ce sont bien sans doute des mérites réels, mais c’est aussi une certaine banalité dans le sentiment, la composition ou le style.
J’ai peur que ce ne soit le cas pour les Deux Cortèges. L’examen de ce sonnet nous montrera ce qu’est M. Soulary quand il est le plus de sa province. Comme les choses les plus connues le sont toujours moins qu’on ne croit, et que, dans tous les cas, il peut se trouver d’honnêtes gens qui ne sachent point par cœur ce morceau fameux, on me laissera le remettre sous les yeux du lecteur.
Deux cortèges se sont rencontrés à l’église.L’un est morne : il conduit le cercueil d’un enfant ;Une mère le suit, presque folle, étouffantDans sa poitrine en feu le sanglot qui la brise.
L’autre, c’est un baptême. Au bras qui le défendUn nourrisson gazouille une note indécise ;Sa mère, lui tendant le doux sein qu’il épuise,L’embrasse tout entier d’un regard triomphant.
On baptise, on absout, et le temple se videLes deux femmes alors, se croisant sous l’abside,Échangent un coup d’œil aussitôt détourné ;
Et, merveilleux retour qu’inspire la prière,La jeune mère pleure en regardant la bière,La femme qui pleurait sourit au nouveau-né.
Soyons un peu pédant et rogue et, comme dit quelque part M. Joséphin Soulary, ouvrons sous les pas de l’innocent auteur « la fosse où vit la Critique glacée, le formica-leo ». D’abord ce n’est point là le style ni la manière d’un « ciseleur ». La ciselure implique une forme essentiellement plastique, aux contours très nets et très arrêtés, comme celle de Gautier dans Émaux et Camées ou de M. Leconte de Lisle presque partout. Le style de M. Soulary est plutôt celui d’un écrivain très laborieux et très inégalement heureux dans ses rencontres ; il ne cisèle pas, il complique et entortille, ce qui est bien différent. Cette fois-ci il n’était pas en veine. Voyez que de mots inutiles : En feu…, qui la brise…, qui le défend…, qu’il épuise ! — Notez qu’il n’est pas ordinaire ni convenable qu’une mère donne à téter à son enfant dans une église : tout ce septième vers est donc parasite. Et notez aussi qu’on ne donne pas « l’absoute » aux enterrements des petits enfants La mère embrasse du regard son enfant tout entier : il est donc bien grand, ce petit ? Encore deux mots peu nécessaires Et moins nécessaire encore l’apposition : Merveilleux retour qu’inspire la prière ; car ce « retour » (le mot est un peu bien vague), est-ce la prière qui l’inspire ? et n’est-ce pas simplement la bonne nature ? Oncques ne vit-on sonnet aussi chevillé.
Je sais bien que, comme l’a théologalement démontré Théodore de Banville, on ne saurait faire de vers français sans chevilles. Et même ce rutilant paradoxe n’est, au fond, qu’un truisme. Cela veut dire que, pour rimer, il faut chercher la rime, que, pour faire des vers, il faut observer la mesure, et que, ni la rime ni le rythme ne se présentant d’eux-mêmes, il faut quelquefois, pour exprimer une idée en vers, y employer d’autres mots que pour l’exprimer en prose. L’essentiel est que ces mots cherchés, et qui ne s’imposaient pas plutôt que d’autres, paraissent venus spontanément, ou que, s’ils semblent tirés d’un peu loin, ce défaut de naturel soit compensé par le plaisir que donne le sentiment de la difficulté vaincue, ou par quelque effet de rythme, d’harmonie, de sonorité.
Par exemple, dans ces vers de Victor Hugo :
A chaque porte un camp, et — pardieu ! j’oubliaisLà-bas, six grosses tours en, pierre de liais,
la cheville est patente, insolente, énorme ; mais on la lui passe parce qu’elle est amusante et donne une rime rare.
Voici une cheville d’une autre espèce :
C’est là que nous vivions Pénètre,Mon cœur, dans ce passé charmantJe l’entendais sous ma fenêtreJouer le matin doucement.
Il est certain que la fin du premier vers et tout le second forment une cheville ou que, tout au moins, si le poète avait écrit en prose, il n’aurait guère senti le besoin d’apostropher ici son cœur. Mais, d’autre part, cette parenthèse n’a rien de choquant et la diction peut même la rendre touchante ; elle est dans le sentiment de la strophe et de tout le morceau. Elle n’en est point une partie nécessaire ; mais elle en est une partie harmonieuse et concordante. Il y a toujours, dans une strophe ou dans une phrase poétique, un ou plusieurs vers qui expriment ce qui devait être dit ; et, tout autour, des vers qui traduisent des idées, des sentiments, des images accessoires et qu’on pourrait à la rigueur remplacer par d’autres. Ce sont donc, si l’on veut, des chevilles ; mais elles peuvent être agréables et sembler naturelles ; car, étant donnée la rime du vers qui exprime l’idée nécessaire, le vocabulaire est assez riche et les désinences des mots sont assez variées pour qu’il soit toujours possible de rendre, dans un vers de rime pareille, quelque idée dépendante et voisine. Je ne me plains donc pas de trouver des chevilles dans le sonnet de M. Soulary : je me plains seulement de leur nombre et de leur médiocre qualité. Elles ne valent pas ce qu’elles coûtent, voilà tout.
Quant à l’idée du sonnet, elle est ingénieuse et d’un effet sûr, et je ne me demande pas si le sourire de la mère qui enterre son enfant est aussi vraisemblable que les pleurs de l’autre. Sans cette opposition, plus de sonnet ; et ce qui a fait la fortune de celui-ci, ce ne peut être, nous l’avons vu, la perfection de la forme : c’est qu’il présente deux figures et deux tableaux qui se font pendant, comme ces chromolithographies accouplées dont l’une représente le Départ pour la chasse et l’autre le Retour de la chasse, ou bien le neveu surpris par l’oncle et l’oncle pincé par le neveu. Je suis peut-être de méchante humeur ; mais il me semble qu’il y a dans les Deux Cortèges quelque chose de cet art un peu banal, quelque chose qui sent le goût de la province et les Jeux floraux.
Les « chefs-d’œuvre » de ce genre ne sont malheureusement pas rares chez M. Joséphin Soulary. Voici l’Escarpolette, petit drame en cinq tableaux. 1er tableau : une petite fille se balance sur une escarpolette. 2e tableau : le poète rêve ; il voit maintenant deux amoureux sur l’escarpolette. 3e tableau : « Bon ! les voilà trois sur l’escarpolette » : le père, la mère et l’enfant. 4e tableau : « Ils sont deux sur l’escarpolette » : l’enfant est mort. 5e tableau : « Il n’en reste qu’un sur l’escarpolette » : le père est mort à son tour. Dénouement : la fillette tombe de l’escarpolette et se casse la tête ; le « gars » qui la regardait s’écrie : « Quel malheur ! » et le poète, sans y penser, répond : « Qu’importe ? » Et le lecteur se pose cette question : Quelle différence y a-t-il entre une escarpolette et une balançoire ?
Autre guitare, comme dit Victor Hugo. Le cordonnier Sutor fait des brodequins pour sa maîtresse Pholoé, au moment où Alexandre entre dans Persépolis. Il est tellement à sa besogne qu’il ne voit point passer le conquérant. Mais Pholoé le voit et le trouve beaucoup mieux que Sutor. « Grands Dieux ! dit-elle, qu’Alexandre est donc beau ! »… Et, pour abréger, Alexandre, vexé de l’indifférence de Sutor, met le feu à Persépolis :
Le grand roi se vengeait d’un cordonnier coupableDe ne l’avoir pas regardé !
Un jour le poète, étant mort, va, suivi de son chien, frapper à la porte du Paradis ; et, comme saint Pierre ne veut pas laisser entrer le fidèle animal et que saint Roch lui-même, invoqué, fait le cafard et se récuse, le poète et son chien errent à l’aventure dans la région où sont les ombres des bêtes… Et cela est un rêve, et cela s’appelle Dans les limbes, et il est difficile d’imaginer un badinage plus soigné et plus long.
II
Je ne cacherai pas que je cherche en ce moment les côtés faibles de M. Joséphin Soulary, non pour le diminuer, mais pour le définir plus sûrement.
Une autre preuve qu’il est bien de sa province, c’est sa malveillance à l’endroit de Paris :
Que Paris nous fasse la loiPar un côté brillant qui frappe,Par un certain… je ne sais quoi,Par une certaine… (aidez-moi,Le mot m’échappe),
Je tiens ce point pour éclairci…
Eh bien ! ce « certain je ne sais quoi », qui en effet n’est pas aisé à définir, M. Soulary a beau s’en moquer : il lui manque absolument. Je n’ignore pas qu’il manque aussi à beaucoup de Parisiens ; mais enfin, s’il y a des provinciaux à Paris, il y en a peut-être encore plus en province. Ce « je ne sais quoi », ne serait-ce pas le goût, la crainte de paraître trop content de son esprit, le discernement rapide du point qu’il ne faut pas dépasser sous peine de devenir affecté et ridicule ? Tout au moins, si on est ridicule à Paris, on l’est à la mode d’aujourd’hui, non à la mode d’il y a deux ou trois cents ans. Or, dans les trois quarts de ses poésies, M. Soulary n’est ni un romantique, ni un parnassien, ni un névropathe, mais un « précieux » des temps passés. C’est que la province garde mieux que Paris les vertus, les défauts, les travers, les modes d’autrefois. Il y a des coins où l’on découvre encore des jansénistes, des camisards, des comtesses d’Escarbagnas, des poètes de ruelle, etc., parfaitement conservés. Toute la vieille France se retrouve en province, çà, et là, par fragments. Et c’est ainsi que M. Soulary, Lyonnais de Lyon, est un confrère de Voiture et un ami de Cathos et de Madelon.
Il n’est pas de style plus laborieux et plus cherché, de gentillesse plus emberlificotée. Voulez-vous savoir ce que devient, torturé par ce poète de trop d’esprit, une idée toute simple comme celle-ci : « Si j’avais appris à compter quand j’étais enfant, je serais plus riche que je ne suis ? »
Ha ! si depuis ce jour où je tombai noviceA l’école, en quittant le sein de ma nourrice,J’avais su déchiffrer l’hiéroglyphe saintQui, de la corne d’or multipliant l’hélice,Fait sourdre un million sous le nombre succinct,Je n’aurais pas connu, Misère, ton supplice.
Ailleurs nous rencontrons des amants qui « égrènent le rosaire d’or que l’amour mit pour l’homme au cou de la femme ». Nous apprenons que les plaintes du cuivre « font courir un frisson qui tient l’âme debout » et « qu’en vain nous déplaçons l’amer levain du souci notre hôte ». Et voici ce que dit aux femmes honnêtes Marie la révoltée :
Paissez, brebis ; le bouc expie !Par nous le mal essentielCroît au sentier de l’œuvre pieQui vous conduit tout droit au ciel.
Cathos eût eu plaisir à entendre appeler un grain de poussière : « l’atome ailé qu’aucun pouvoir ne tue. » Elle eût approuvé cette périphrase qui signifie que l’homme, à l’automme, devient sérieux :
Comme elle (la terre), son fils l’homme a pris un maintien grave ;De ses jours de folie il fait payer le tortAu devoir qui l’étreint dans son rude ressort ;
et, dans la description d’une gypsie :
Un amulette où l’art imiteQuelque Diane au front cornu,Des deux seins fixant la limite,Veillait aux mystères du nu.
Je ne parle pas des « regards qui se tendent en grande fixité », ni des pleurs qui « se font brèche dans de grands yeux doux » (ce ne sont peut-être que des incertitudes de langue ou des sacrifices à la rime). Et je ne parle pas non plus des simples mignardises, qui sont innombrables. Toute fille est fillette. Tout est petit, mignon, coquet et coquin ; et le cordonnier de Persépolis, faisant des brodequins pour sa maîtresse, qualifie ses pieds d’« espiègles » et de « gentils bourreaux ».
III
Il est donc fort singulier que ce soit M. Soulary qui ait écrit ce vers :
Le sentiment du beau, c’est l’horreur du joli.
Eh ! qu’entend-il par le joli ? Est-ce que vraiment il croit avoir jamais aimé et cultivé autre chose ? Au reste, il a bien tort de creuser un tel abîme entre le joli et le beau ; car le joli n’est déjà pas si laid, et c’est peut-être le beau dans le tout petit, à moins que ce ne soit la coquetterie du tout petit dans le beau.
Toute chose, en passant par les mains de M. Joséphin Soulary, se rapetisse, s’amignote, s’amenuise, s’amignardise. Parfois, des idées qui avaient de la grandeur ou des peintures commencées d’un trait net, ferme, saisissant, se tournent en gentillesse, en pointe, en badinage grêle et vieillot. Lisez la pièce intitulée Émotions nocturnes : la première partie en est fort belle. Un homme, longeant un bois, la nuit, éprouve le vague effroi de tout ce qui grouille, bruit, glisse ou chuchote dans les derni-ténèbres :
La nuit tend sur le ciel brouilléSes ailes d’argent ponctuées ;La lune, comme un soc rouillé,Laboure le champ des nuées.
L’œil, aussi loin qu’il peut plongerDans la perspective indécise,De chaque objet voit émergerLa Peur debout, couchée, assise.
L’élytre, invisible grelot,Sonne l’essor du scarabée ;Sous les mousses le surmulotGrignote une noix dérobée.
De tous côtés partent des sons,Notes grêles, sourdine éteinte ;On chuchote dans les buissons,La flaque gémit, l’herbe tinte.
Des formes vagues d’oiseaux lourdsDans l’air entre-croisent leur voie…
L’homme se croit poursuivi par un être mystérieux qui le talonne. Il fuit, il arrive chez sa maîtresse. Ô chute ! l’eau-forte aboutit à la vignette, les beaux vers pittoresques aux petits vers. « Nigaud, lui dit son amoureuse, c’est ton ombre dont tu avais peur. L’ombre qui te suit, c’est un veuf en peine. Dieu fit les ombres pour aller par paires. Marions-nous, et nos deux ombres se consoleront, et, dans neuf mois, de nos deux ombres il en sortira une troisième, et ainsi de suite ; et, à ce compte, quand nous serons douze, nous serons vingt-quatre, toute une armée pour mettre la peur en déroute. »
J’y songeais, dis-je, ô ma Lucy !Mais vingt-quatre est un bien gros nombre :Moitié, c’est déjà grand souci,Même en lui retranchant son ombre.
Et patati et patata. C’est joli assurément. Encore peut-être n’est-ce que gentil.
La Gypsie est encore une pièce qui commence par de beaux vers sonores et colorés et qui se termine par une toute petite chute, plus ridicule que risible. La gypsie est la personnification de la nature, de la poésie, de la liberté, de l’amour aventureux, de la sainte bohème. Le fou qui la suivrait, dit le poète, serait pauvre, honni des bourgeois, et se damnerait. « Il perdrait la sainte chimère de l’hyménée éternel mais il n’aurait pas de belle-mère ! »
La nature, adonisée, a des frisettes, essaye des mines et fait la petite folle. Voyez ce que devient le large et magnifique printemps de Lucrèce ou de Virgile, le divin embrassement de Jupiter et de Cybèle. Le Soleil et la Terre échangent des petits vers. Phébus, faisant des jeux de mots, dit à sa petite femme : Ave, Maïa. Et elle l’appelle « bel ange » et « époux enjoué ». Ailleurs,
La terre est la fiancéeDu gentil soleil ;La nouvelle en est criéePar Avril vermeil ;
et nous avons tout le détail de la noce. Le mari prépare la chambre. Le lit d’opale a pour rideaux des nuages agrafés aux étoiles. Puis la mariée s’habille. La Terre met son corset, et ses roses le font craquer, etc.
Vous connaissez cet autre thème éternel et grandiose : l’impassibilité de la nature opposée à la douleur et à la fugacité de l’homme. Or, voici un tout petit sonnet, quatorze petits vers, qui vous offrent, réduits à des proportions minuscules, le Lac, la Tristesse d’Olympio et le Souvenir de Musset. Un petit amant désespéré reproche à la Nature son sourire ; et la Nature, plaisantine, mignarde et lilliputienne, lui répond :
Nigaud ! que ton cœur éperduSe cherche une autre associée !
Deux pinsons qui vont s’adorerA leurs noces m’ont conviée :Je n’ai pas le temps de pleurer
Ou bien le Soleil fait le pitre. C’est l’hiver ; la toile est baissée, le théâtre est fermé. Le Soleil cependant « prépare sa rentrée ».
Et, tandis qu’on grelotte, il vient par intervalleRegarder plaisamment, l’œil au trou du rideau,La grimace que fait son public dans la salle.
Le poète voit si petit qu’il nous décrit en détail la navigation de deux papillons sur une feuille de frêne, « l’un trônant à la poupe, l’autre siégeant au gouvernail » :
On voit passer sous leur corsageDes frémissements convulsifs,Et leur regard dégageMille rayons lascifs.
Des papillons qui ont des regards lascifs ! Et il les voit ! C’est de la poésie d’oiseau-mouche ou de libellule.
Je pourrais multiplier les exemples à l’infini, et cela m’afflige. Car ce ne sont point ici amusettes d’un moment, comme on en peut trouver dans Émaux et Camées ou dans les Chansons des rues et des bois. Ces amusettes sont presque toute la poésie de M. Joséphin Soulary. Quels sont, croyez-vous, les interlocuteurs d’une Querelle de ménage ? L’âme, le corps et la mort, tout simplement. L’âme et le corps se chamaillent en style familier et bourgeois, comme pourraient faire M. et Mme Denis sur l’oreiller conjugal. Vous sentez le piquant ? La Mort, qui passe, fait de l’esprit et les met d’accord Mais voici le « comble ». C’est un sonnet intitulé : la Belle-mère (encore ?), et où le poète développe cette pensée que, puisque nous sommes les époux de la Vie et que la Vie est fille de la Mort, nous avons la Mort pour belle-mère !
Vous avez vu, aux vitrines des boulevards, ces images ingénieuses, compliquées, ineptes, qui représentent de loin une tête de mort, et, de près, une nichée d’enfants ou le profil de Mme Sarah Bernhardt. Justement, non loin de ce chef-d’œuvre, s’étalent d’ordinaire Ma femme et Ma belle-mère, deux sujets qui se font pendant comme dans les Deux Cortèges. Et je songe avec tristesse que, si un photographe appliqué pouvait, par un jeu savant de lignes, insérer dans la tête de mort la silhouette de la belle-mère au lieu du profil de Sarah Bernhardt, il aurait « transposé » fort exactement le sonnet de M. Soulary : il aurait fait en art ce que M. Soulary a fait en poésie. Ce serait aussi spirituel ; ce serait de même qualité et de même hauteur.
Dans ce genre de poésie, l’Amour, le terrible Amour d’Hésiode, le bel adolescent d’Anacréon, s’appelle « Bébé » (les Jeux divins ; Enfant terrible). Une série de sonnets d’amour porte ce titre coquet et badin : « La battue au sentiment », tandis qu’une série de sonnets presque philosophiques est intitulée : « L’affût au raisonnement ». Et quand le poète médite sur la destinée humaine, il appelle cela « agacer ce vieux sphinx du néant ».
Les allégories abondent, on a pu le voir déjà, chez M. Joséphin Soulary. Il y en a de gracieuses, de singulières et de belles. Mais souvent aussi une allégorie qui pouvait être simplement belle tourne au jeu d’esprit, à la bluette difficile à force d’être soutenue et poursuivie avec exactitude et dans les moindres détails (et c’est là, on le sait, une des caractéristiques du « précieux »). Ou bien l’allégorie offre une image bizarre, déplaisante, malaisée à concevoir et à accepter, comme dans Misericors :
Fi ! les courts ailerons ! C’est une moquerie !A peine ils cacheraient nos deux cœurs à la fois.
Qu’est-ce que cela veut dire, et de quels ailerons s’agit-il Oh ! tout simplement des ailerons d’une jeune fille. Vous entendez bien, c’est une jeune fille qui a des ailerons, et non point par métaphore, comme quand on dit à une femme du meilleur monde en lui offrant son bras : « Madame, vous offrirai-je mon aileron ? » Or, en tirant ces ailerons « vers le ciel », on peut les allonger. « Essayons ! » dit la vierge. Et on lui tire ses ailerons, et bientôt « ils mesurent trois cœurs à l’aise » ; puis ils en tiennent douze, puis cent, et enfin toute l’humanité pourrait s’y blottir. Et voici le mot de l’allégorie :
… Sans retard volons à Dieu, ma belle !L’aiglon qui marche à terre est un oiseau, moins l’aile,Et l’amour, dès qu’il prend de l’aile, est charité.
Remarquez en passant qu’il n’y a que M. Soulary pour appeler une femme « ma belle » au moment où il lui dit solennellement : « Volons à Dieu ! »
IV
Assurément on découvrirait chez M. Soulary, si on voulait autre chose que ce que nous y avons vu. On discernerait même chez lui le Lyonnais : il a le mysticisme, parfois un anticléricalisme de canut ; et le sentiment révolutionnaire lui inspire des pièces violentes et mélodramatiques sur la misère du peuple. On reconnaîtrait aussi le poète du XIXe siècle à son affectation de néo-hellénisme, à son amour de la nature, à son amertume, à son pessimisme. Mais tout cela prend chez lui la même forme mignarde, entortillée, tarabiscotée, et cette forme est bien réellement son tout.
M. Soulary est un Italien. Ses ancêtres, les Solar, de Gênes, ont, paraît-il, apporté à Lyon l’industrie des velours brochés d’or et d’argent. Lui, c’est avec des mots qu’il fait ses broderies compliquées à plaisir. Ses aïeux littéraires sont les poètes de la Pléiade, les précieux du XVIIesiècle et les concettistes italiens, Guarini ou le Tasse de l’Aminta. Son sonnet des Rêves ambitieux rappelle par la facture tel sonnet de Joachim du Bellay ; ses Métaux font songer aux Pierres précieuses de Remy Belleau. Il a, comme Ronsard, un fonds gaulois qui perce çà et là sous la mignardise transalpine. Et par-delà ces poètes raffinés il se rattache aux troubadours. Il est dans notre siècle le représentant inattendu du gai savoir et de la poésie menue des cours d’amour. Bref, et pour ne retenir que ses traits essentiels, M. Soulary est un concettiste et un provincial.
Et c’est parce qu’il est resté provincial qu’il a pu être un concettiste aussi outré. C’est le séjour de la province qui lui a permis de conserver intact et de développer son aimable manie et d’abonder ainsi dans le sens de la gentillesse. Et n’est-ce pas être original, après tout, que de procéder de Guarini ? A Paris, il eût apparemment subi des influences contemporaines. Et puis, à Paris, la lutte pour la vie et pour la gloire est d’une extrême âpreté : il y a des petits jeunes gens qui égorgeraient leur meilleur ami — surtout leur meilleur ami — pour arriver plus vite à la « notoriété » ou à la fortune. La paix de la province entretient l’aménité des mœurs, encourage à la rêverie et aux ouvrages de patience. La sécurité que donne un traitement fixe est aussi très bonne pour cela. Et rien de tel que les loisirs du bureau pour se faire une belle main et pour apprendre l’écriture ornée avec des oiseaux dans les majuscules.
Il y a de la douceur dans la gentillesse, quelque chose de plaisant dans la mignardise et d’intéressant dans l’affectation. Pourquoi détester chez un poète ce qu’il est permis d’aimer chez une femme : la coquetterie, le désir de plaire se traduisant soit par les petits airs de tête, soit par les indexions de voix câlines et à demi fausses, soit par l’arrangement symétrique et compliqué de petits objets, chiffons, rubans, oripeaux ? Il est d’ailleurs arrivé plus d’une fois à M. Soulary de s’arrêter en deçà de la mignardise et de l’extrême subtilité et de se contenter d’être gracieux, tendre, spirituel, ingénieux, délicat. Voyez les Deux Roses, Des pas sur le sable, A Éva, Dans les foins, Oaristys, Devise amoureuse, Aux morts, A une jeune fille poète, Si l’on me disait…, Ce beau printemps. Il se pourrait bien que M. Soulary fût le roi des poetae minores. Et n’allez pas croire que ce soit peu de chose !…