(1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Œuvres complètes de Saint-Amant. nouvelle édition, augmentée de pièces inédites, et précédée d’une notice par M. Ch.-L. Livet. 2 vol. » pp. 173-191
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(1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Œuvres complètes de Saint-Amant. nouvelle édition, augmentée de pièces inédites, et précédée d’une notice par M. Ch.-L. Livet. 2 vol. » pp. 173-191

Œuvres complètes de Saint-Amant
nouvelle édition, augmentée de pièces inédites, et précédée d’une notice par M. Ch.-L. Livet
2 vol.

Les goûts et les vocations sont divers et à l’infini. Il n’est guère de visage de femme qui, dans sa jeunesse, ne trouve son adorateur ; il n’est guère de poète ni d’auteur qui, en vieillissant, n’ait ses admirateurs et ses disciples. En un mot, il y a des pèlerins pour toute chapelle qui a ses reliques, et cela est fort heureux, fort consolant, surtout quand on aspire soi-même à laisser un jour sa relique dans l’histoire littéraire. Voici un curieux investigateur, M. Livet, qui s’est attaché dès son début à étudier, à remettre en lumière et en honneur la littérature et la poésie du règne de Louis XIII, cette poésie que ne continue guère Malherbe et que balaiera Boileau. Studieux, modeste, plein du désir de savoir et de bien faire, M. Livet sortant à peine du collège fut conduit par son père dans une bibliothèque de province : il y avait de ces vieux auteurs français ; il les lut. Il commença par Chapelain et par sa Pucelle ; mais La Pucelle et Chapelain lui produisirent l’effet qu’ils ont toujours produit ; ils l’ennuyèrent et allaient le dégoûter de poursuivre de ce côté, lorsqu’il ouvrit un autre volume de poésies de ce temps-là, les œuvres de Saint-Amant, et il se sentit au contraire amorcé, affriandé. Dès ce moment (à quoi tiennent les directions des esprits ?) son choix fut fait. Par Saint-Amant, ce guide de joyeuse humeur, il se mit à entamer la lecture des autres poètes et écrivains de l’époque de Louis XIII, et depuis quelques années il n’a cessé de s’en occuper et de travailler à les faire connaître. Il a fait de cette portion d’histoire littéraire comme sa province. On a de lui des notices sur Boisrobert, l’amusant parasite de Richelieu ; sur Le Pays, qui, attaqué par Boileau, se vengea en faisant une visite polie et de galant hommem : sur Cospeau, l’évêque de Nantes, puis de Lisieux (appelé vulgairement Cospéan), qui fut à la Cour un prélat véridique, et dans son temps un orateur. Mais aujourd’hui la Bibliothèque elzévirienne de M. Jannet, en accueillant les Œuvres de Saint-Amant, procure à M. Livet l’occasion de s’étendre sur son poète favori et celui qu’il a le plus particulièrement étudié. L’édition est faite avec grand soin, accompagnée de notes explicatives, et précédée d’une biographie très complète de Saint-Amant.

Je voudrais concilier ici deux choses, d’une part louer M. Livet de son zèle à faire connaître les vieux poètesn, l’encourager à poursuivre ces travaux d’une intéressante érudition domestique, et d’autre part apprécier moi-même. Saint-Amant à sa valeur sans le surfaire, sans le flatter, et en maintenant le fond du jugement de Boileau, mais en tenant compte de toutes les circonstances historiques et autres dans lesquelles Boileau n’est pas entréo.

Saint-Amant et Théophile sont de vrais poètes ayant verve, mouvement et une sorte d’originalité ; ils se distinguent entre tous ceux de cette époque intermédiaire (j’excepte bien entendu Rotrou et Corneille, par nobile fratrum, dans l’ordre des auteurs dramatiques). Ce n’est pas en ce moment le lieu de revenir sur Théophile dont on annonce une réédition prochaine, et je m’en tiendrai à Saint-Amant.

Saint-Amant, de petite noblesse, né à Rouen vers 1594, avait pour père un marin commandant d’escadre ; Il eut des frères navigateurs ou militaires, et lui-même il s’adonna dès sa jeunesse à la vie mondaine, aventureuse. Il n’étudia point, ne sut point le latin, mais apprit les langues vivantes par l’usage et par les livres à la mode. Il possédait à fond la littérature italienne, celle des Tassoni, des Marini, et savait mieux que Chapelain lui-même combien il y avait au juste de stances dans le poème de L’Adone 26. Il avait des facultés naturelles très remarquable pour la poésie et le bel esprit : « C’était, a dit de lui l’exact et honnête abbé de Marolles, l’un des plus beaux naturels du monde pour la poésie, et de qui les bons sentiments de l’âme égalaient la gaieté de l’humeur. » Tallemant lui reproche une outrecuidance et une habitude de vanterie qui est un des caractères de la littérature de ce temps-là ; mais Saint-Amant ne paraît point avoir poussé ce défaut aussi loin qu’un Scudéry, et il n’en resta pas moins avant tout un bon vivant. Son coup d’essai, qui remonte par la date aux années de Malherbe et aux débuts de Théophile, fut l’ode intitulée La Solitude ; elle est de 1649 environ. Pareil à bien des poètes de hasard, il n’a jamais, depuis, surpassé ce coup d’essai. Cette ode fit, dès sa naissance, grand bruit et sensation ; on l’imita, on l’imprima en la défigurant, on la traduisit en vers latins. Elle mit bien des gens en goût de solitude : il leur prenait, en la lisant, comme un soudain accès, un accès anticipé de pittoresque et de romantique. L’ode de La Solitude est restée longtemps la peinture expressive et fidèle de quantité de vieux châteaux perdus dans les forêts druidiques, et prêtant aux rêves et aux imaginations bizarres :

Je suis ici, écrivait du fond du Maine M. de Lassay vers 1695, dans un château, au milieu des bois, qui est si vieux qu’on dit dans le pays que ce sont les fées qui l’ont bâti. Le jour, je me promène sous des hêtres pareils à ceux que Saint-Amant dépeint dans sa Solitude ; et depuis six heures du soir que la nuit vient, jusqu’à minuit qui est l’heure où je me couche, je suis tout seul dans une grosse tour, à plus de deux cents pas d’aucune créature vivante : je crois que vous aurez peur des esprits en lisant seulement cette peinture de la vie que je mène.

Saint-Amant, grâce à son ode, avait autrefois sa place assurée dans la bibliothèque de tout vieux château.

Si nous nous demandons aujourd’hui, en lisant La Solitude p, ce que vaut pour nous cette ode et quel rang elle mérite dans le trésor lyrique de notre poésie, nous trouvons qu’elle a perdu. Elle ne satisfait point l’homme de sensibilité et de goût, comme le font les stances de Racan sur La Retraite ou l’ode de Maynard À Alcippe ; elle a cependant son charme et sa grâce par une touche large et naïve, bien qu’il s’y mêle des tons déplaisants et même incohérents. C’est de vive voix et dans le plus particulier détail qu’il faudrait faire sentir ces choses ; mais indiquons du moins en quelques mots le sens de la critique, telle qu’on peut l’appliquer à ces pièces légères :

Oh ! que j’aime la solitude !
Que ces lieux sacrés à la nuit,
Éloignés du monde et du bruit,
Plaisent à mon inquiétude !

Mon Dieu ! que mes yeux sont contents
De voir ces bois qui se trouvèrent
À la nativité du temps,
Et que tous les siècles révèrent,
Être encore aussi beaux et verts
Qu’aux premiers jours de l’univers !

Un gai zéphire les caresse
D’un mouvement doux et flatteur ;
Rien que leur extrême hauteur
Ne fait remarquer leur vieillesse.
Jadis Pan et ses demi-dieux
Y vinrent chercher du refuge
Quand Jupiter ouvrit les cieux
Pour nous envoyer le déluge,
Et, se sauvant sur leurs rameaux,
À peine virent-ils les eaux.

Que sur cette épine fleurie
Dont le printemps est amoureux,
Philomèle au chant langoureux
Entretient bien ma rêverie !
Que je prends de plaisir à voir
Ces monts pendants en précipices
Qui, pour les coups du désespoir,
Sont aux malheureux si propices
Quand la cruauté de leur sort
Les force à rechercher la mort !

Il y a dans ce rythme aisance, harmonie, douceur, et les deux vers à rimes rapprochées qui terminent la strophe lui donnent par leur monotonie un air de complainte qui ne déplaît pas.

Le poète, tout en se vantant presque de n’avoir point étudié et de ne savoir, comme Homère, que la langue de sa nourrice, sait pourtant bien des choses ; il connaît, bon gré, mal gré, la fable, Pan et les demi-dieux, le déluge de Deucalion, Philomèle. C’est une mythologie à peu près inévitable qui se mêle à tous les paysages de ce temps-là, et qui tend à les gâter par le convenu. Il va continuer ainsi ses descriptions des lieux d’alentour, celle du torrent roulant au creux du vallon, celle du marais et du peuple aquatique qui s’y joue ; il arrive ensuite aux ruines gothiques, là où un moderne verrait le sujet de la ballade :

Que j’aime à voir la décadence
De ces vieux châteaux ruinés,
Contre qui les ans mutinés
Ont déployé leur insolence !
Les sorciers y font leur sabbat ;
Les démons follets s’y retirent, ·
Qui d’un malicieux ébat
Trompent nos sens et nous martyrent ;
Là se nichent en mille trous
Les couleuvres et les bibous.

L’orfraie avec ses cris funèbres,
Mortels augures des destins,
Fait rire et danser les lutins
Dans ces lieux remplis de ténèbres.
Sous un chevron de bois maudit
Y branle le squelette horrible
D’un pauvre amant qui se pendit
Pour une bergère insensible,
Qui d’un seul regard de pitié
Ne daigna voir son amitié.

Boileau, à ce sujet, a dit de Saint-Amant :

Ce poète avait assez de génie pour les ouvrages de débauche et de satire outrée, et il a même quelquefois des boutades assez heureuses dans le sérieux : mais il gâte tout par les basses circonstances qu’il y mêle. C’est ce qu’on peut voir dans son ode intitulée La Solitude, qui est son meilleur ouvrage, où parmi un fort grand nombre d’images très agréables, il vient présenter mal à propos aux yeux les choses du monde les plus affreuses, des crapauds et des limaçons qui bavent, le squelette d’un pendu, etc.

Ici je demande à faire une distinction. Si, comme on peut le croire, dans le paysage probablement décrit d’après nature par Saint-Amant, il y avait en effet un coin de ruine mal famé, où l’on montrait encore de loin avec effroi ce qu’il appelle le squelette d’un amant qui s’était pendu par désespoir, je ne vois pas pourquoi il ne l’aurait pas conservé : mais autre chose est ce trait trop important pour être omis dans un paysage de ce caractère, et qui n’en occuperait dans tous les cas qu’un côté funeste et maudit, autre chose est la limace et le crapaud qu’il s’amuse à nous montrer dans la strophe suivante sur les parois de la cave ou du souterrain effondré du château :

Le plancher du lieu le plus haut
Est tombé jusque dans la cave,
Que la limace et le crapaud
Souillent de venin et de bave…

Ce qui paraît d’autant plus choquant que cette cave, ainsi présentée de si laide façon, devint chez lui tout aussitôt la grotte sacrée du Sommeilq :

Là-dessous s’étend une voûte
Si sombre en un certain endroit,
Que, quand Phébus y descendroit,
Je pense qu’il n’y verrait goutte ;
Le Sommeil aux pesants sourcils,
Enchanté d’un morne silence,
Y dort, bien loin de tous soucis,
Dans les bras de la Nonchalence,
Lâchement couché sur le dos,
Dessus des gerbes de pavots.

Et le moment d’après, il se représente avec son luth allant porter, son harmonie au creux de cette grotte « fraîche », où l’Amour se pourrait « geler » et où Écho ne cesse de « brûler », combinant de la sorte tous les genres de pointe et de mauvais goûtr : il réussit très médiocrement, malgré ses accords soi-disant célestes, à nous rendre attrayante par sa fraîcheur une grotte où il dit qu’on gèle et où il vient de nous montrer des crapauds. C’est ainsi que dans une peinture large et libre où on lui permettrait bien des tons, il trouve moyen d’en assembler d’impossibles à concilier et qui se heurtent. « Il a du génie, mais point de jugement », disait de lui Tallemant des Réaux, singulièrement d’accord en ceci avec Boileau. Cette pièce même, qui est sa meilleure, nous le prouve. Sa description se termine par une vue de la mer rongeant la falaise, et tantôt courroucée, tantôt unie et réfléchissant le soleil, le tout avec ce mélange de naturel presque excessif et aussi de mythologie un peu grotesque : il y met une mascarade de tritons. Puis s’adressant pour finir à Bernières, à qui il dédie son ode :

Tu vois dans cette poésie
Pleine de licence et d’ardeur
Ces beaux rayons de la splendeur
Qui m’éclaire la fantaisie :
Tantôt chagrin, tantôt joyeux,
Selon que la fureur m’enflamme
Et que l’objet s’offre à mes yeux,
Les propos me naissent en l’âme,
Sans contraindre la liberté
Du démon qui m’a transporté.

Oh ! que j’aime la solitude !
C’est l’élément des bons esprits ;
C’est par elle que j’ai compris
L’art d’Apollon sans nulle étude…

On sent dans tout cela l’harmonie, la facilité, mais aussi, comme il l’indique, un certain échauffement de tête et de fantaisie. Tout en reconnaissant les heureux traits épars dans cette Solitude de Saint-Amant et en m’expliquant très bien le succès qu’elle eut à sa date, je me dis qu’à la relire aujourd’hui, je n’y trouve ni la solitude du chrétien et du saint, celle dont il est écrit « qu’elle bondira dans l’allégresse et qu’elle fleurira comme le lis » ; ni la solitude du poète et du sage ; ni celle de l’amant mélancolique et tendre ; ni celle du peintre exact et rigoureux. Il n’y mêle aucune idée morale ni aucun sentiment fait pour toucher, et lorsqu’il s’écrie en terminant : Oh ! que j’aime la solitude ! c’est l’élément des bons esprits, il ne l’a pas suffisamment prouvé, et il a plutôt fait une solitude moitié naturelle, moitié de fantaisie, dans laquelle les objets ont tant soit peu dansé devant sa vue, et où si d’un côté il ôtait le masque à la nature, il lui en mettait un à l’autre joue.

Toutefois il a entrevu quelque chose, il a eu un éclair de nouveauté et de libre peinture ; sa chaleur de jeunesse l’a bien servi, et dans cette pièce, de même que dans la suivante, intitulée Le Contemplateur et adressée à l’évêque de Nantes Cospeau, il a eu en présence de la nature l’aperçu de certains genres de poésie descriptive ou méditative qui ont sommeillé durant près de deux siècles encore, pour n’éclore et ne se développer dans leur vraie et pleine saison que de nos jours.

La Solitude pouvait être un excellent commencement, et il ne s’agissait, ce semble, que de se corriger un peu, de se perfectionner et de mûrir : mais avec les natures de poète les choses ne vont point ainsi. Saint-Amant était dominé par son humeur, par son tempérament : homme de plaisir et de table, il vivait avec des grands seigneurs qu’il égayait, dont il animait les festins et bombances, et l’improvisation devint bientôt sa seule muse. Attaché au duc de Retz avec qui il séjourna à Belle-Îles, s’y gorgeant de vin et de bonne chère ; attaché ensuite au comte d’Harcourt avec qui il fit de longs voyages maritimes, et dont il célébrait verre en main les exploits, il prit des habitudes dont son talent ne put désormais se séparer. C’était un homme précieux à bord d’une escadre, et un bon compagnon dans l’ennui d’une traversée ; à terre, il était dépaysé, s’il ne menait même train et ne faisait vie qui dure. Le glouton en lui se développa, et dévora vite le commencement de solitaire et de contemplateur qui s’était d’abord montré27. Le bon gros Saint-Amant comme il s’appelait lui-même en riant tout le premier de sa bedaine, ne réussit plus qu’à être un franc poète de la race pantagruélique ; il chanta La Vigne, Le Melon, Le Fromage, celui de Brie, celui du Cantal, l’« orgie », la « crevaille », comme il dit ; il y mit sa verve, une verve réelle, copieuse, rabelaisienne, grotesque avec feu, mais souvent repoussante et avec des odeurs de taverne ou de fond de cale. Boileau a pu dire de lui « que Saint-Amant s’était formé du mauvais de Regnier, comme Benserade du mauvais de Voiture : — Opinion fausse qu’il serait inutile de discuter », ajoute M. Livret, qui cite le mot.

Comment ! il serait inutile de discuter l’opinion de Boileau si finement résumée dans ce jugement à double tranchant ! mais c’est cette opinion même qui renferme toute la question de goût au sujet du poète dont nous parlons. Regnier, à côté de peintures énergiquement naïves et qui plaisent, en a fait d’autres horribles et hideuses à dessein, où il s’est complu. Saint-Amant fait de même : il insiste sur ce côté grotesque et même crapuleux, et s’y joue. Il reconnaît si bien Regnier comme son parent et son auteur, qu’étant allé en Pologne, où il s’était bien trouvé de boire à la polonaise, tandis que Desportes, oncle de Regnier, qui y était allé en son temps à la suite de Henri III, s’en était fort repenti, il dit qu’il n’y a rien là d’étonnant :

C’était un mignon de cour
Qui ne respirait qu’amour :
Il sentait le musc et l’ambre,
On le voit bien à ses vers ;
Et jamais soif en sa chambre
Ne mit bouteille à l’envers.

Ce gentil, ce dameret
N’entrait point au cabaret :
La seule onde Aganippide, etc.

On ne peut jamais tout citer de Saint-Amant.

Regnier, son rare neveu,
S’entendait mieux à ce jeu :
Et s’il eût vu cette terre
Où Bacchus est en crédit,
Je jurerais sur le verre
Qu’il n’en aurait pas médit.

C’est donc de Regnier, c’est de Rabelais que Saint-Amant relève, et il se rattache à eux par le côté qui n’est certes pas le plus délicat ; mais il ne déshonore pourtant point la parenté par l’entrain et l’espèce de fureur poétique qu’il porte en ces sujets de goinfrerie et de débauche.

Parmi celles de ses pièces qu’on peut citer, on appréciait fort dans le temps Le Melon ; il y célèbre à pleine bouche ce roi des fruits, et raconte son origine, sa première apparition sur la table de l’Olympe le jour où les dieux firent gala après la défaite des titans. Chacun apportait son mets et son fruit : Thalie, de la part d’Apollon, présenta à son tour le melon, qui obtint le prix au jugement des gourmets immortels. — Une autre pièce que Perrault trouvait fort agréable, et que je suis fort tenté aussi de trouver jolie, est celle de La Pluie ; le poète y décrit au naturel l’effet bienfaisant que produit sur la terre, après une aride attente et une sécheresse de canicule, une ondée longtemps désiré. Le nuage crève, l’eau tombe à larges et pesantes gouttes ; le bruit en résonne agréablement. Les laboureurs, les vignerons halés se réjouissent, et le jardinier Thibaut, tout noyé qu’il est dans son allée, y reste et chemine à pas lents. Quant au poète, il fait ce qu’il fait toujours, et, pour mieux célébrer l’eau, il demande du vin. Cette pièce est d’un sentiment très vrai ; il n’y a pas trop de charge, contre l’ordinaire de Saint-Amant ; il n’y manque qu’un certain vernis, un certain éclat et un tissu plus serré d’expression, pour l’élever à fart et en faire un petit chef-d’œuvre. Mais Saint-Amant n’était pas un disciple d’Horace28.

Un assez agréable sonnet est celui où Saint-Amant se représente fumant (il avait pris en mer l’habitude du tabac) et rêvant sur la destinée :

Assis sur un fagot, une pipe à la main,
Tristement accoudé contre une cheminée…

Ses espérances montent avec la fumée du tabac et s’éteignent en même temps que la cendre. Ce sonnet est une bonne petite toile hollandaise.

Lié avec tous les beaux esprits de l’époque, Saint-Amant fut un des premiers membres nommés par l’Académie française : il demanda et obtint d’être exempté de la harangue d’usage, « à la charge qu’il ferait, comme il s’y était offert lui-même, la partie comique du dictionnaire, et qu’il recueillerait les termes grotesques, c’est-à-dire, comme nous parlerions aujourd’hui, burlesques. » C’est Pellisson qui parle. Le mot de burlesque ne s’introduisit, en effet, qu’un peu plus tard, et à dater de Sarazin et de Scarron. Il serait à souhaiter que Saint-Amant eût rempli sa promesse, ou du moins qu’il eût dressé son propre dictionnaire de termes grotesques, car ses poésies en sont farcies comme d’un argot, et restent souvent énigmatiques et obscures.

Il y a des poèmes de lui que je ne puis souffrir ; sa Rome ridicule, imprimée furtivement en 1643, et pour laquelle l’imprimeur fut mis en prison, me révolte. Saint-Amand ne vit dans Rome, même dans la nature romaine, même dans les ruines, que matière à pasquinade et à parodie :

Il vous sied bien, monsieur le Tibre,
De faire ainsi tant de façon,
Vous dans qui le moindre poisson
À peine a le mouvement libre ;
Il vous sied bien de vous vanter
D’avoir de quoi le disputer
À tous les fleuves de la terre,
Vous qui, comblé de trois moulins.
N’oseriez défier en guerre
La rivière des Gobelins !
[…]
Piètre et barbare Colisée,
Exécrable reste des Goths,
Nid de lézards et d’escargots, etc.

C’est un mauvais genre appliqué ici au sujet qui s’en offense le plus, et qui est le plus propre à en faire mesurer la petitesse et la difformité. Le malheureux ! il n’a songé qu’à charbonner une caricature sur la pierre même du Colisée. On était loin sans doute alors de ce grand moment de renaissance pittoresque et historique où Chateaubriand devait écrire ses admirables pages sur Rome et la campagne romaine : mais Poussin n’était-il pas là, qui à cette heure y traçait tant de graves et doux tableaux, ce même Poussin, parent en génie de Corneille, et qui, ayant reçu Le Typhon ou la gigantomachie, poème burlesque de Sçarron, écrivait : « J’ai reçu du maître de la poste de France un livre ridicule des facéties de M. Scarron, sans lettre et sans savoir qui me lenvoie. J’ai parcouru ce livre une seule fois, et c’est pour toujours. Vous trouverez bon que je ne vous exprime pas tout le dégoût que j’ai pour de pareils ouvrages. »

Voilà bien un mépris tranquille, et tel que les natures hautes et nobles en conçoivent pour la difformité qui s’ingénie et qui s’évertue. Et sans être un Poussin en gravité, Saint-Évremond, cet esprit délicat, n’a-t-il pas dit dans un écrit sur la vraie et la fausse beauté des ouvrages d’esprit, et en traitant de l’honnêteté des expressions :

Je m’avise peut-être trop tard de faire ces réflexions ; mais c’est ordinairement lorsque l’on est arrivé où l’on voulait aller, et que l’on parle du chemin que l’on a fait et de la route que l’on a tenue, que l’on s’aperçoit de ses égarements.

C’en est un, et je ne sais s’il y en a quelque autre plus extrême, que de s’adresser à tous les hommes de son temps, et à tous ceux qui viendront dans la suite des siècles, sans avoir rien que de malhonnête à leur dire.

Saint-Évremond dit cela en pensant à Pétrone, et il continue en appliquant ses observations à ce qui n’est que grossier et répugnant à la propreté et aux sens :

Notre délicatesse va plus loin, et l’on n’aimerait pas aujourd’hui la description d’un objet rebutantt. C’est tout ce que l’on peut permettre à une personne malade, de conter son mal : on la soulage en l’écoutant avec un peu d’attention ; mais cette complaisance que l’on a pour son infirmité n’est pas une excuse pour elle, principalement si elle fait un trop grand détail.

Mais, excepté cette occasion, il n’est pas possible de faire une description supportable de choses pour lesquelles on a naturellement de l’aversion. Cependant ç’a été un défaut de beaucoup d’auteurs : Buchanan a décrit une vieille avec toutes les figures de sa rhétorique ; Saint-Amant a fait une Chambre de débauché avec toute la naïveté de son style. C’est de la rhétorique et de la naïveté perdues mal à propos.

La rhétorique regarde Buchanan le docte : pour ce qui est de Saint-Amant, Saint-Évremond lui reconnaît de la naïveté, en en regrettant l’abus et le faux emploi.

J’ai nommé Scarron : il ne serait pas juste de le mettre tout à côté de Saint-Amant. Celui-ci était d’une bien autre étoffe. Scarron a de l’esprit, de la gaieté, mais du prosaïsme, de la platitude, et une facilité banale qui lui a procuré auprès de la bourgeoisie de son temps les honneurs du genre. Saint-Amant est poète : il a du relief et de l’expression, il abonde en images. Il a donné quelque part sa théorie pour ce genre poétique grotesque, dont les plus gaies productions contribuent, selon lui, à l’entretien de la santé et devraient être les plus recherchées et les plus chéries de tout le monde :

Ce n’est pas, dit-il, que je veuille mettre en ce rang les bouffonneries plates et ridicules, qui ne sont assaisonnées d’aucune gentillesse ni d’aucune pointe d’esprit, et que je sois de l’avis de ceux qui croient, comme les Italiens ont fait autrefois à cause de leur Berni, dont ils adoraient les élégantes fadaises, que la simple naïveté soit le seul partage des pièces comiques : je veux bien qu'elle y soit, mais il faut qu’elle soit entremêlée de quelque chose de vif, de noble et de fort qui la relève : il faut savoir mettre le sel, le poivre et l’ail à propos en cette sauce ; autrement, au lieu de chatouiller le goût et de faire épanouir la rate de bonne grâce aux honnêtes gens, on ne touchera ni on ne fera rire que les crocheteurs.

Il a donné en cet endroit la recette de son ragoût ; je laisse à de plus connaisseurs que moi à décider si le cuisinier a réussi.

Malgré ces prédilections grotesques et bachiques auxquelles il s’abandonnait sans mesure, Saint-Amant n’avait pas entièrement renoncé à la poésie sérieuse ; il avait sur le chantier, comme on dit, plus d’un de ces longs et nobles ouvrages desquels on se promet beaucoup d’honneur, dont on ne finit jamais, et qui, avant d’ennuyer le lecteur, ennuient l’auteur tout le premier. Un de ces ouvrages, le poème ou idylle héroïque de Moïse, parut à la fin, dédié à la reine de Pologne (1653). Saint-Amant, en effet, avait une grande attache et un culte pour cette reine, Marie de Gonzague, née princesse de Nevers, et qui sur son trône agité et vacillant se ressouvint toujours avec affabilité de ses amis de France. Il obtint de sa libéralité titre de gentilhomme et pension (pension d’ailleurs assez inexactement payée), il l’alla visiter en Pologne, en un mot il s’était donné à elle, selon l’expression d’alors, et autant que le lui permettaient les autres prodigalités qu’il faisait de sa personne. Dès qu’il a à parler de cette princesse, il change subitement de ton, il sort du cabaret pour donner dans le sublime et dans la dernière quintessence. Son Moïse s’évertue de même à être héroïque et noble. Le malheur est que le talent, fût-il des plus riches, ne suffit pas à ces tours de force ; on ne se dédouble pas ainsi.

Je ne dirai presque rien de ce poème raillé par Boileau : il n’a pas la prétention d’être tout à fait une épopée ; c’est une idylle, et dont le sujet n’est proprement que l’exposition du berceau de Moïse par ses parents, et la découverte qu’en fait quelques heures après la fille de Pharaon. Les tableaux de l’histoire des Hébreux ou de la vie de Moïse ne s’y trouvent présentés qu’en récit ou en songe. L’écueil du poème est d’être ennuyeux. Les vers sont mous et lâches comme le seraient des vers de Scudéry ; l’auteur ne paraît pas se douter de l’art d’écrire en vers sérieux. Il y a cependant des détails assez agréables, et je n’en veux pour preuve que cette comparaison qui termine le premier chant, et qui nous montre la mère ayant déposé à contre-cœur le berceau flottant, et ne s’en éloignant qu’avec anxiété et avec lenteur :

Telle que, dans l’horreur d’une forêt épaisse,
Une biche craintive, et que la soif oppresse,
Quitte à regret son faon depuis peu mis au jour,
Quand pour chercher à boire aux fosses d’alentour,
Ayant au moindre bruit les oreilles tendues,
On la voit s’avancer à jambes suspendues,
Faire un pas, et puis deux, et soudain revenir,
Et de l’objet aimé montrant le souvenir,
Montrer en même temps, par ses timides gestes,
Le soupçon et l’effroi des images funestes
Qui semblent l’agiter pour autrui seulement ;
— Telle fut Jocabel en son éloignement.

Ce qui plaît en cet endroit, malgré le traînant de quelques vers, c’est encore le naturel, ce qu’on appelait alors la naïveté, un des caractères de Saint-Amant là où il est bon.

On dit qu’il eut dans les dernières années un retour de cœur à des sentiments élevés et religieux, et l’on cite de lui des stances à Corneille, au « noble et cher Corneille », sur sa traduction en vers de L’Imitation. Dans ses nombreuses stances, l’intention me semble valoir beaucoup mieux que le résultat ; voici, au reste, un des meilleurs endroits où il rappelle, en se l’appliquant, une parole du saint livre : Profaner le talent, c’est pis que l’enfouir :

  Ces hautes paroles m’étonnent,
J’en dois être en mon cœur bien plus touché que toi ;
  J’en blêmis, j’en tremble d’effroi,
Et jusque dans mon âme à toute heure elles tonnent ;
Ma plume en est confuse, et tous ses jeunes traits
N’en forment à mes yeux que d’horribles portraits.

  Aussi ma main les désavoue ;
Leur feu trop estimé me fait rougir le front ;
  Leur honneur ne m’est qu’un affront,
Et, fussent-ils tout d’or, je les crois tout de boue ;
Enfin dans mon regret, mon cœur sincère et franc,
Pour en effacer l’encre, offrirait tout mon sang.

Saint-Amant mourut le 29 décembre 1661, rue de Seine, où il s’était venu loger, et dans un état que la tradition présente comme voisin de la pénurie29. On peut dire qu’il mourut à temps, au moment où la noble figure de Louis XIV allait mettre en déroute tous ces grotesques de l’art, et avant d’avoir essuyé les traits satiriques de Boileau. Je dois cependant avertir que depuis cette défaite des genres auxquels il s’était voué, Saint-Amant n’a pas cessé de garder çà et là des fidèles, et qu’il a même retrouvé en dernier lieu des admirateurs, ou du moins des curieux passionnés. J’en sais de nos jours, j’en ai rencontré plus d’un, même avant l’édition présente, qui est destinée à les rallier, à en accroître le nombre, et qui peut ressembler à une revanche ou à une victoire. Pour moi, qui me réserve de faire un choix sévère dans cette masse de poésies, ma simple conclusion sera : relisons ces livres du passé, connaissons-les bien pour éviter les jugements tout faits et nous former le nôtre, pour nous faire une juste idée avant tout des mœurs et des modes d’esprit aux diverses époques ; soyons comme les naturalistes, faisons des collections ; ayons-les aussi variées et aussi complètes qu’il se peut, mais ne renonçons point pour cela au jugement définitif ni au goût, cette délicatesse vive : c’est assez que nous l’empêchions d’être trop impatiente et trop vite dégoûtée, ne l’abolissons pas.

La vraie critique, telle que je me la définis, consiste plus que jamais à étudier chaque être, c’est-à-dire chaque auteur, chaque talent, selon les conditions de sa nature, à en faire une vive et fidèle description, à charge toutefois de le classer ensuite et de le mettre à sa place dans l’ordre de l’art.