Histoire du Consulat et de l’Empire, par M. Thiers
(Tome XII)
J’étais un peu en arrière avec cette Histoire, et avant le tome xiie dont j’ai à rendre compte, j’ai dû lire le xie , qui contient les événements de la guerre d’Espagne et de Portugal pendant la première moitié de l’année 1809, l’expédition des Anglais sur Walcheren, et, après la paix de Vienne, le divorce avec Joséphine et le mariage avec une archiduchesse, — le tout formant deux livres seulement. Le tome xiie , qui est d’un volume plus considérable, renferme trois livres, — le premier qui a titre : « Blocus continental », où sont exposées les mesures relatives à cet immense système prohibitif, et les démêlés avec la Hollande dont elles sont l’occasion ; — un second livre qui a pour titre : « Torrès-Vedras », et un troisième, « Fuentes d’Onoro », contiennent principalement le récit de Pexpédition de Masséna en Portugal (1810-1811), mais aussi toutes les opérations militaires et autres en Espagne, et de plus les premiers préparatifs de Napoléon vers le Nord contre la Russie. Ce sont là des portions de l’histoire de l’Empire plus essentielles que brillantes, et auxquelles il faut tout le talent de l’historien pour nous intéresser comme il est parvenu à le faire.
M. Thiers, en tête de ce tome xiie , que les circonstances avaient retardé et qui sera suivi rapidement de trois autres, a mis une préface vive, animée, dans laquelle il expose sa manière d’entendre et d’écrire l’histoire, et où il parle aussi de lui-même et des choses présentes avec dignité et convenance.
Il me serait facile de m’occuper d’abord et uniquement de cette préface, qui, pareille à une conversation rapide, impétueuse, familière, touche à mille points, soulève mille questions, fait dire oui et non à la fois, dessine l’auteur et le livre, et dispense jusqu’à un certain point le critique qui n’a qu’un moment d’aller au-delà. Mais j’ai lu trop attentivement ces derniers volumes, et je me suis remis par là trop avant dans le train du récit et dans le procédé de l’historien pour n’en pas dire encore une fois ma pensée et d’une manière directe.
Trop souvent les historiens ne savent bien que quelques points de leurs sujets, et à ces points ils sacrifient le reste : ils sont obligés par des suppositions, par des vues, par des phrases, de combler des intervalles et de dissimuler leur embarras ; ces historiens-là sont plus ou moins de la race des rhéteurs. Ici on a affaire à un historien qui, par un concours unique de circonstances, a eu en main une quantité innombrable de pièces et papiers d’État, les vraies sources, dans tout leur secret et leur continuité, et qui, les ayant dépouillés, analysés au complet, ne va que d’un pied sûr. Je ne veux pas dire que d’autres écrivains ayant les mêmes pièces sous les yeux n’en tireraient pas d’autres idées, une autre conclusion ; mais, dans l’Histoire de M. Thiers, c’est moins la conclusion qui m’importe que le chemin lui-même et les éléments dont il se compose : il a établi, grâce aux matériaux qu’il avait en main et au soin qu’il y a mis, la plus belle route et, si j’ose dire, le plus beau pavé de l’histoire qu’on ait jamais vu.
Je ne prendrai pas pour exemple, dans ce volume même, tout ce qui tient au blocus continental et à ces questions de douanes qu’il fait suffisamment comprendre, à la seule condition d’y donner tout leur développement : mais si l’on s’attache à cette expédition de Masséna en Portugal, expédition ingrate s’il en fut, pleine de mécomptes, où tout avorte, où les combats acharnés restent indécis, où personne n’a d’illusions, et où, si peu qu’on en ait, le résultat trouve encore moyen de tromper un reste d’espérance ; si l’on suit cette expédition dans l’Histoire de M. Thiers, carte en main, non pas en courant, mais en lisant tout (c’est ainsi qu’il convient de le lire), on est profondément intéressé ; car on se rend compte de toute chose, et des difficultés, et de l’importance, et des dangers, et de la force d’âme et de l’héroïsme qu’il a fallu même pour aboutir, sans désastres, à un résultat si neutre et si négatif. Ce vieux guerrier simple, rude, opiniâtre, qu’on vient de voir dans toute sa grandeur militaire à Essling et à Wagram, mais qui par ses manières fait déjà contraste avec les généraux plus jeunes formés à l’école de Napoléon, est dessiné par l’historien, dans cette campagne de Portugal, en traits naturels et ineffaçables. M. Thiers ne fait pas proprement de portraits : le portrait, genre dont je ne médis pas, appartient à une école d’histoire qui n’est pas la sienne et qu’il juge sans doute un peu trop académique. Il a pu en essayer quelques-uns à ses débuts dans son Histoire de la Révolution, mais on dirait que sa maturité les répudie. Cela lui paraît bon à faire quand on n’a rien de mieux à dire. M. Thiers, dans l’ordonnance majestueuse et comme dans l’architecture de son Histoire, ne met ni tableaux proprement dits ni portraits. Ses exposés sont tout au plus de grands dessins tracés d’un crayon net et léger, avec le sentiment vrai des lignes, mais sans couleur. Les physionomies d’hommes qu’il nous présente ne sont que des esquisses rapides en deux ou trois mots ; mais il y revient plus d’une fois, et ces généraux que de loin on serait assez porté à confondre se peignent chez lui bien moins par les traits de l’historien que par leurs actes mêmes. On en a, dans la campagne de Portugal, autour de Masséna, tout un groupe dont les principaux, n’étant plus contenus par un maître, se donnent carrière et se permettent la contradiction. On y voit Ney, « à qui la présence de l’ennemi rendait ses éminentes qualités » ; le plus habile manœuvrier de l’armée ; « héros au cœur infaillible, à la raison quelquefois flottante, inébranlable sur un terrain qu’il pouvait embrasser de ses yeux, moins sûr de lui-même sur un terrain plus vaste qu’il ne pouvait embrasser qu’avec son esprit ». On y voit Reynier, officier savant et d’ordinaire peu heureux, ayant en lui je ne sais quel défaut qui paralysait ses excellentes qualités et justifiait cette défaveur de la fortune, « fort possédé du goût d’écrire sur les événements auxquels il assistait, et dissertant sur les opérations qu’on aurait pu entreprendre ». On y voit Junot, « malheureusement moins sensé que brave », et à qui une blessure reçue au front n’était pas propre à rendre l’équilibre ; de l’avis de Ney quand il est avec Ney, de l’avis de Reynier quand il est avec celui-ci, et devant Masséna pourtant, n’osant contredire. On y voit Drouet, honnête, minutieux, méticuleux, obstiné sous des dehors tranquilles, flottant ici entre des ordres contradictoires, et ne trouvant ni en lui ni dans les circonstances l’éclair qui illumine dans l’obscurité. Au milieu de ces hommes destinés cette fois à être ses lieutenants, Masséna nous est montré avec sa supériorité, mais une supériorité qui ne sait pas s’imposer ni se faire assez reconnaître :
Par malheur, Masséna, dit l’historien, s’il avait la vigueur du commandement, n’en avait pas la dignité. Simple, dépourvu d’extérieur, ne cherchant pas à montrer son esprit, qui était pourtant remarquable, négligent même lorsqu’il avait encore toute l’activité de la jeunesse, déjà très dégoûté de la guerre, sacrifiant beaucoup à ses plaisirs, il n’avait pas cette hauteur d’attitude, naturelle ou étudiée, qui impose aux hommes, qui est l’un des talents du commandement, que Napoléon lui-même négligeait quelquefois de se donner, mais qui était suppléée chez lui par le prestige d’un génie prodigieux, d’une gloire éblouissante, d’une fortune sans égale. Masséna arrivait à son quartier général avec trop peu d’appareil, accueillant ses lieutenants déjà mécontents avec une simplicité amicale, mais peu empressée, suivi d’un entourage fâcheux, et notamment d’une courtisane, se plaignant indiscrètement de sa fatigue, ne captiva ni l’affection ni le respect de ceux qui devaient le seconder. Masséna a vieilli, fut le propos qu’on entendit répéter tout de suite, etc.
Au moment le plus critique de l’expédition, et lorsqu’il s’agit de savoir si après des mois d’attente au fond du Portugal devant les lignes inexpugnables de Torrès-Vedras, sans secours reçus, on passera ou non le Tage, et à quel parti on s’arrêtera, il y a un déjeuner chez le général Loison à Golgao, où, dans une sorte de conseil de guerre amical, on a en présence et en action la physionomie, le caractère et les idées des principaux chefs consultés par Masséna : c’est un récit des plus piquants, et qu’il n’eût tenu qu’à l’historien de rendre plus piquant encore ; mais M. Thiers craint avant tout de pousser au tableau, à la couleur, au relief, à tout ce qui se détache et qui vise à un effet littéraire ou dramatique. Il craint de créer des choses plus vives que nature, en les exprimant trop. C’est une crainte et un scrupule que bien peu d’historiens de nos jours partagent avec lui.
À ce déjeuner de Golgao commence à figurer et à se distinguer déjà par l’émotion de la parole un noble et enthousiaste militaire, qui revenait en toute hâte de Paris où il avait causé avec Napoléon, « le général Foy, si célèbre depuis comme orateur, joignant à beaucoup de bravoure, à beaucoup d’esprit, une imagination vive, souvent mal réglée, mais brillante, et qui éclatait en traits de feu sur un visage ouvert, attrayant, fortement caractérisé ».
Cette expédition de Masséna en Portugal, dont le but était de rejeter les Anglais et lord Wellington hors de la péninsule et de ne laisser aucun pied de ce côtél, était la question même de la paix de l’Europe qui allait se décider à ces extrémités lointaines. M. Thiers fait bien sentir toute l’importance politique d’une lutte en apparence si ingrate, et les conséquences quelle renfermait. Notre tentative manquée, au lieu d’un rembarquement à Lisbonne, lord Wellington revenait contre nous avec l’énergie d’un ressort refoulé ; et bien que ce fût avec lenteur et avec bien des gênes encore, c’était pour ne plus s’arrêter ni reculer. Les vicissitudes et les haltes sanglantes de la retraite sont rendues vivantes par la curiosité et le soin de l’historien à expliquer les détails des moindres actions militaires. On y admire jusqu’à la fin, surtout dans le chef malheureux, des qualités de bravoure, de sang-froid, de ténacité, auxquelles il n’a manqué que la fortune. Masséna y apparaît réhabilité des mains de l’équitable histoire, et honorablement relevé de sa dernière et unique disgrâce. Quant à ses lieutenants qui vers la fin lui font faute par excès de lassitude et se refusent à ce qu’il attendait d’eux pour une revanche possible encore, mais tardive, l’historien dit très bien ici, par une de ces pensées morales qu’il ne prodigue pas, mais qu’il sait aussi rencontrer : « Les hommes habitués au danger le bravent toutes les fois qu’il le faut, mais à condition qu’il ne soit pas sorti de leur pensée et qu’ils y aient à l’avance disposé leur âme. »
Dans la relation qu’il fait des diverses opérations de guerre, l’historien ne manque jamais de noter les points faibles et sujets à la critique. J’avoue cependant que, pour mon compte, j’aimerais mieux qu’il insistât moins sur cette partie critique, et qui laisse toujours des doutes dans l’esprit du lecteur non expert. Qu’aurait-il fallu faire en telle occasion pour gagner la bataille, au lieu de la perdre ou de ne la gagner qu’à demi ? Comment distribuer exactement la part du blâme et de l’éloge ? Comment tenir la balance, lors même qu’on serait de ceux qui auraient tenu ce jour-là l’épée ? Je voudrais que l’historien, quand il n’est pas tout spécial et militaire, n’entrât dans cette voie de considérations qu’à son corps défendant, et qu’en tant que cela est strictement indispensable pour l’intelligence du fait tel qu’il paraît s’être passé. Il y a tant de hasard en ces choses, que le trop de précision qu’on veut y porter m’inquiète plus qu’il ne me rassure. Je ne sais si je limite mon observation au point juste où je le désire : je ne voudrais rien retrancher à l’exposé des faits de guerre, tels que les présente M. Thiers ; je ne voudrais qu’un peu moins de certitude et de particularité dans les résumés de jugement.
Le caractère destructif et ruineux de notre lutte prolongée en Espagne est parfaitement décrit et rendu sensible. On comprend bien comment et pourquoi nos meilleures armées y fondent, quelles pertes chaque jour amène, même sans bataille ou avec d’apparents succès. On a affaire à un peuple pour qui « être battu n’est rien, pourvu qu’il ne soit jamais soumis ». — « Une armée dont on détruit les détachements est un arbre dont on coupe les racines, et qui est destiné, après avoir langui quelque temps, à bientôt sécher et mourir. » Le procédé de formation des guérillas est présenté en des pages excellentes (219-226) qu’on pourrait presque détacher, mais qui, comme toutes les pages de M. Thiers, font mieux dans le cours même du récit.
Une publication récente, celle des Mémoires du roi Joseph a mis le public dans le secret des pièces politiques qui se rapportent au gouvernement de l’Espagne et à ses plaies intestines en ces années malheureuses. M. Thiers, dans son soin de ne pas aller à l’excès et de ne pas charger le tableau, est resté en deçà du vrai. Quand il fait parler Napoléon, il le traduit volontiers et le paraphrase plutôt que de le citer dans ses paroles textuelles, brusques, incisives, saccadées, impératives. Il a fait quelque part une très belle analyse des explications que demande et que donne l’empereur Alexandre, à M. de Caulaincourt au moment du refroidissement avec la France. Ces pages sont pleines de clarté, de lucidité, et presque de charme. Ce procédé qu’il emploie si bien avec l’empereur Alexandre, il l’applique un peu trop uniformément en général aux paroles de Napoléon ; il en a tant lu et vu de curieux échantillons qu’on aimerait à avoir le texte même, dût le papier en être déchiré quelquefois. J’ai sous les yeux des paroles vraies de Napoléon telles qu’elles ont été prononcées dans un entretien avec M. Rœderer, qu’il chargeait d’une mission auprès du roi Joseph. Celui-ci commençait à sentir vivement les inconvénients et les impossibilités de sa position en Espagne ; il avait écrit une lettre à la reine Julie, alors à Paris, dans laquelle il parlait d’abdiquer, de se retirer en simple particulier à Morfontaine :
Il est bon que vous alliez près de lui, disait Napoléon à Rœderer (mars 1809) ; il continue à faire des choses qui mécontentent l’armée, il fait juger par des commissions espagnoles les Espagnols qui tuent mes soldats. Il ignore que partout où sont mes armées, ce sont des conseils de guerre français qui jugent les assassinats commis sur mes troupes… Il veut être aimé des Espagnols, il veut leur faire croire à son amour. Les amours des rois ne sont pas des tendresses de nourrices, ils doivent se faire craindre et respecter. L’amour des peuples n’est que de l’estime… Le roi m’écrit qu’il veut revenir à Morfontaine : il croit me mettre dans l’embarras ; il profite d’un moment où j’ai, en effet, assez d’autres occupations… Il me menace, quand je lui laisse mes meilleures troupes, et que je m’en vais à Vienne seul avec mes petits conscrits, mon nom et mes grandes bottes… Il dit qu’il veut aller à Morfontaine plutôt que de rester dans un pays acheté par du sang injustement répandu. C’est une phrase des libelles anglais. Eh ! qu’est-ce donc que Morfontaine ? C’est le prix du sang que j’ai versé en Italie… Oui, j’ai versé du sang, mais c’est le sang de mes ennemis, des ennemis de la France. Lui convient-il de parler leur langage ? Si le roi est roi d’Espagne, c’est qu’il a voulu l’être. S’il avait voulu rester à Naples, il pouvait y rester. Quand je lui laisse mes meilleures troupes, de quoi peut-il se plaindre ? Il croit me mettre dans l’embarras ; il se trompe fort ; rien ne m’arrêtera ; mes desseins s’accompliront ; j’ai la volonté et la force nécessaires. Rien ne m’embarrasse. Je n’ai pas besoin de ma famille ; je n’ai point de famille, si elle n’est française !…
J’aime le pouvoir, moi ; mais c’est en artiste que je l’aime… Je l’aime comme un musicien aime son violon. Je l’aime pour en tirer des sons, des accords, de l’harmonie ; je l’aime en artiste. Le roi de Hollande parle aussi de la vie privée. Celui des trois qui serait le plus capable de vivre à Morfontaine, c’est moi. Il y a en moi deux hommes distincts, l’homme de tête et l’homme de cœur. Je joue avec les enfants, je cause avec ma femme, je leur fais des lectures, je leur lis des romans…
Je veux, ajoutait-il s’adressant toujours à Rœderer, que vous voyiez la lettre qu’il m’a écrite.
L’entretien continue encore assez longtemps sur ce ton. Et dans les lettres qu’on a du roi Joseph à cette date et depuis, tant à l’Empereur qu’à la reine Julie, la contrepartie de la situation est exprimée avec une vivacité et une anxiété douloureuse et poignante :
Car enfin que serai-je si on m’enlève l’armée d’Andalousie, écrivait Joseph à l’empereur (août 1810) ? le concierge des hôpitaux de Madrid, des dépôts de l’armée, le gardien des prisonniers ? Sire, je suis votre frère, vous m’avez présenté à l’Espagne comme un autre vous-même. Je sens toute l’exagération de cet éloge sous le rapport des talents ; mais je ne serai jamais au-dessous par la vérité de mon caractère, par la noblesse de mes sentiments, par ma tendre affection pour mon frère…
Dans la position où je suis, il me faut une confiance absolue, Sire ; si je ne l’ai pas, la retraite absolue, comme vous le voudrez. Votre intérêt. Sire, et j’ose dire votre gloire, ne vous permettent pas de prolonger davantage l’ignominieuse agonie d’un frère sur le trône d’Espagne, exposé, dans un lieu si élevé, aux risées de vos ennemis et à la déconsidération de ses amis…
Toute entrave qui nuirait au but que doit se proposer tout prince honnête homme me rend la place que j’occupe insoutenable. Je ne trouve pas mauvais que l’empereur la fasse occuper par un autre ; je resterai son ami et son frère dans la retraite, comme si la grandeur n’eût jamais existé. Mais il doit aussi être juste, et ne pas prétendre que je reste plus longtemps où je suis, mannequin responsable de tout le mal qu’il ne peut ni prévoir ni empêcher… (Septembre 1810.)
La nation espagnole est plus compacte dans ses opinions, dans ses préjugés, dans son égoïsme national, qu’aucune autre de l’Europe… (Octobre 1810.)
Aujourd’hui l’opinion est bouleversée ici, on ne sait que devenir ; on voyait un port en moi, on n’y voit plus aujourd’hui qu’un jouet de l’orage qui n’est bon à rien…
Jamais je ne consentirai aux traitements horribles que lui font éprouver (à la nation espagnole) les gouvernements militaires ; jamais mes mains ne déchireront ses entrailles et ne démembreront ses provinces, et je mourrai digne du trône en le quittant lorsqu’il sera bien démontré que je ne puis pas y remplir les devoirs d’un roi… (Novembre 1810.)
Mais, me dit-on, l’empereur veut que vous restiez à Madrid. L’empereur ne peut pas dire à un homme, Parles, et lui mettre un bâillon dans la bouche.
Je n’essaie pas d’entrer, comme bien l’on pense, dans le fond de la question, je ne prends que la forme. On a l’idée du ton des deux côtés : or ce ton est très adouci chez M. Thiers. Il a eu un pareil soin également envers les autres personnages de son histoire. En général, il évite d’exprimer les passions du temps et des hommes dans ce qu’elles ont de trop impétueux, de trop saillant : il pense que cela n’est pas conforme à la dignité de l’histoire. Je comprends que lorsqu’on a à écrire, non pas seulement quelques pages, mais des volumes tout entiers, et à fournir un long cours de récit, on ne se laisse pas trop aller à ces bonnes fortunes qui tentent, que l’on choisisse de préférence un ton simple, uni, qu’on s’y conforme et qu’on y fasse rentrer le plus possible toutes choses, au risque même de sacrifier et d’éteindre quelques détails émouvants. Toutefois, n’oublions pas qu’on est ici avec Napoléon, non seulement le plus grand guerrier et héros des temps modernes, mais un des hommes qui ont le plus traduit et livré leur propre nature par des paroles. On aimerait plus souvent à entendre ces paroles telles qu’elles furent, telles qu’elles jaillirent de ses lèvres et volèrent au but ou au-delà du but, et comme M. Thiers en a eu sous les yeux les plus curieux exemples. La familiarité à tout instant s’y mêlerait au grandiose, à la crudité peut-être. Qu’importe, si cela est vrai ? quel mal en résulterait-il ? Le lecteur, à tous les instants aussi, et dans le détail même de la lecture, serait pénétré du véritable esprit du sujet, il en serait nourri, et au bout de ces quinze volumes l’homme réel, l’homme naturel, exprimé en mille façons, lui sortirait par tous les pores.
Masséna, par exemple, hésitait fort à s’engager dans cette expédition de Portugal ; il sentait qu’il n’avait pas assez de forces, et que les Anglais en avaient plus qu’on n’en accusait. Il résistait donc, autant qu’il l’osait faire, aux ordres de Paris, et il avait des objections, contre son habitude. On lit dans une lettre de Napoléon à Berthier, du 19 septembre 1810 :
Mon cousin, faites partir demain un officier porteur d’une lettre pour le prince d’Essling, dans laquelle vous lui ferez connaître que mon intention est qu’il attaque et culbute les Anglais ; que lord Wellington n’a pas plus de 18000 hommes dont seulement 15000 d’infanterie, et le reste de cavalerie et d’artillerie ; que le général Hill n’a pas plus de 6000 hommes d’infanterie et de cavalerie ; qu’il serait ridicule que 25000 Anglais tinssent en balance 60000 Français, etc.
On comprend ce que ce mot de ridicule a ici de poignant ; ce fut le coup d’éperon qui fit partir Masséna. On aimerait à le sentir plus au vif chez l’historien. Cette remarque serait continuelle et s’applique à l’ensemble.
Mais ceci tient à tout un système général d’écrire l’histoire, et nous sommes ramené à la préface de M. Thiers. Préface dont une moitié est charmante, et qui ressemble à une conversation vive, abondante, inattendue ; allant tout droit devant elle, et comme en a matin et soir cet esprit si fertile et si en train à toute heure.
M. Thiers, plein de son objet, et y portant, comme il fait toujours, le courant et le torrent de sa pensée, raconte comment et pourquoi il aime l’histoire, la connaissance complète des faits, leur exposé exact et lumineux, comment un seul point resté douteux l’excite à la recherche et à la découverte, comment une seule erreur qui lui échappe le remplit de confusion. Il veut savoir, il veut s’expliquer le mouvement des choses humaines, mais se l’expliquer d’une manière si particulière, si précise, si appropriée à chaque ordre de faits et à chaque branche d’affaires, que cette seule connaissance, pourvu qu’on y atteigne, lui paraît constituer la condition fondamentale, l’essence même de l’histoire ; il appelle cela l’intelligence. Prenez les historiens les plus divers de ton et de caractère, « Thucydide, Xénophon, Polybe, Tive-Live, Salluste, César, Tacite, Commynes, Guichardin, Machiavel, Saint-Simon, Frédéric le Grand, Napoléon » ; ces hommes si diversement supérieurs et si grands historiens chacun dans son genre, ont tous en commun une qualité principale et la plus sûre de toutes, et cette qualité, c’est l’intelligence.
Avec l’intelligence, et presque sans art d’ailleurs, on arrive, selon lui, à des narrations, non seulement suffisantes, mais à des chefs-d’œuvre, et il en cite pour preuve les histoires de Frédéric le Grand et de Guichardin.
Tout cela est dit si vivement, d’un jet si net, si aisé, avec de si agréables détails et des excursions si heureuses, si imprévues, qu’on n’est pas tenté de contredire et qu’on aime mieux écouter. L’auteur évidemment y abonde dans son sens : « Chacun, a dit Mme de Staël, se fait la poétique de son talent. » M. Thiers donne ici raison à ce qui lui ressemble, et voit des ressemblances là même où il y en a le moins. Il fait d’une remarque juste un semblant de système ; d’une condition essentielle qu’il nomme d’un nom nouveau, il fait la condition unique et universelle. Peu s’en faut même qu’il ne la préconise comme le principe de tout le style historique.
Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement,
avait dit le vieux Boileau. Cela est vrai des idées, cela est vrai même des événements et des faits en histoire. Chacun, s’il se laisse aller, parle bien ou assez bien de ce qu’il sait à fond, de ce qu’il a vu, de ce qu’il a compris en détail ; et s’il, laisse courir sa plume avec naturel, il trouve moyen d’intéresser. Je ne sais si, par l’improvisation de ce système simple, M. Thiers a songé à faire la critique de tant de fausses manières historiques du jour, de tant de figures d’historiens à nous connues ; mais en les voyant de toutes parts, à droite et à gauche de la rive, se réfléchir dans sa parole limpide comme dans un ruisseau, elles ne m’ont jamais paru plus contournées ni plus grimaçantes.
Maintenant, je ne saurais être de l’avis de l’auteur en bien des choses. Si je ne savais combien il aime Raphaël, je ne verrais pas trop ce que vient faire Raphaël en cet endroit :
Voulait-il peindre une Vierge, ce beau génie, dit-il, cherchait dans les trésors de son imagination les traits les plus purs qu’il eût rencontrés, les épurait encore, y ajoutait sa grâce propre, qu’il puisait dans son âme, et créait l’une de ces têtes ravissantes qu’on n’oublie plus quand on les a vues. Au contraire, voulait-il peindre un portrait, il renonçait à combiner, à épurer, à inventer enfin. Dans la figure d’un vieux prince de l’Église, au nez rouge et boursouflé, au visage sensuel, aux yeux petits mais perçants, il n’apercevait rien de laid ou de repoussant, cherchait la nature, l’admirait dans sa réalité, se gardait d’y rien changer, et n’y mettait du sien que la correction du dessin, la vérité de la couleur, l’entente de la lumière, et ces mérites, il les trouvait dans la nature bien observée, car dans la laideur même elle est toujours correcte de dessin, belle de couleur, saisissante de lumière. L’histoire, c’est le portrait, comme les Vierges de Raphaël sont la poésie.
Mais premièrement l’histoire est plus qu’un portrait ; les faits ne posent pas devant l’historien comme une figure, il faut les assembler, les grouper, en construire une trame et un ensemble. L’exemple même de Raphaël dans ce portrait de Léon X prouverait, au besoin, qu’il ne faut pas craindre de représenter les physionomies des personnages au naturel ; et ceci me rappelle une esquisse d’un prince de l’Église, du cardinal Maury, par M. Thiers (à la page 70), et commençant ainsi : « Cet illustre défenseur de l’Église, etc. », qui est bien la chose la plus flattée, la plus épurée et la moins réelle ; il n’y est tenu aucun compte de la nature grossière, jointe au talent, et de la déconsidération trop méritée du cardinal Maury. Enfin, et dans tous les cas, il fallait beaucoup plus que de l’intelligence, même en regardant et en comprenant très bien de son vivant la figure de Léon X, pour la retracer par le pinceau. En un mot, il faut encore dans l’historien un talent à part, un don, celui de narrer, celui qu’a M. Thiers et que bien des esprits intelligents n’auraient pas.
Je ne saurais accorder non plus que le plus parfait style en histoire doive être si limpide, si incolore, qu’il ressemble à la grande glace de l’exposition, qui laisse voir tous les objets au-delà sans qu’on la voie elle-même ; car remarquez, encore une fois, que les faits de l’histoire ne sont pas tout existants et tout disposés avec ordre indépendamment de celui qui les regarde. Chaque esprit d’historien porte en quelque sorte au dedans de lui son ordre de faits tels qu’il les voit et les conçoit dans le passé. Chaque historien a sa glace et aussi son diorama du fond25, ou plutôt glace et diorama ne font qu’un, et il est des historiens, tels que Tacite, chez qui l’expression et la couleur sont tellement inhérentes à la pensée et la pensée tellement inhérente au fait, que l’on ne peut les séparer ni concevoir l’un sans l’autre : ce n’est qu’un tableau.
Mais aussi il y a un historien des plus heureusement doués dont le procédé est autre : il lit, il étudie, il se pénètre pendant des mois et quelquefois des années d’un sujet, il en parcourt avec étendue et curiosité toutes les parties même les plus techniques, il le traverse en tous sens, s’attachant aux moindres endroits, aux plus minutieuses circonstances ; il en parle pendant ce temps avec enthousiasme, il en est plein et vous en entretient constamment, il se le répète à lui-même et aux autres ; ce trop de couleur dont il ne veut pas, il le dissipe de la sorte, il le prodigue en paroles, en saillies et en images mêmes qui vaudraient souvent la peine d’être recueillies, car, plume en main, il ne les retrouvera plus : et ce premier feu jeté, quand le moment d’écrire ou de dicter est venu, il épanche une dernière fois et tout d’une haleine son récit facile, naturel, explicatif, développé, imposant de masse et d’ensemble, où il y a bien des négligences sans doute, bien des longueurs, mais des grâces ; où rien ne saurait précisément se citer comme bien écrit, mais où il y a des choses merveilleusement dites, et où, si la brièveté et la haute concision du moraliste font défaut par moments, si l’expression surtout prend un certain air de lieu commun là où elle cesse d’être simple et où elle veut s’élever, les grandes parties positives d’administration, de guerre, sont si amplement et si largement traitées, si lumineusement rapportées et déduites, et la marche générale des choses de l’État si bien suivie, que cela suffit pour lui constituer entre les historiens modernes un mérite unique, et pour faire de son livre un monument.
J’aurais bien encore à présenter quelques remarques, mais les volumes prochains m’en donneront l’occasion. L’intérêt capital de ce volume-ci est dans l’expédition de Masséna en Portugal et sa retraite, devenue si nécessaire, et payée d’une disgrâce non méritée. Il n’y a là ni victoire ni grand désastre, rien de ce qui parle à l’imagination ; ce ne sont que journées pénibles : cependant il n’est aucun récit plus attachant et plus instructif dans toute l’Histoire de M. Thiers. L’intérêt qu’on éprouve est celui qui sort du fond des choses.