Chapitre III
La poésie romantique
1 Réforme de la langue et du vers. La langue redevient matérielle, sensible, pittoresque. Réveil de la sonorité et du rythme. L’alexandrin romantique. — 2. Lamartine : sa jeunesse. Les Méditations : naturel, négligence, sentiment. L’abstraction sentimentale dans Lamartine. Philosophie : spiritualisme et symbolisme. Jocelyn : comment il peint la nature. — 3. Alfred de Vigny : un penseur. Pessimisme ; solitude ; honneur et pitié ; amour. La forme de Vigny. — 4. V. Hugo avant 1850. Caractères particuliers des recueils qu’il donne, des Orientales aux Rayons et Ombres (1829-1840). — 5. Alfred de Musset ; romantique, puis indépendant. Son naturel : sensibilité et ironie. Les Nuits : l’élégie lyrique. — 6. Th. Gautier : un tempérament de peintre. L’art pour l’art. — 7. Béranger : le « poète national ». Médiocrité des idées et du style. Structure des chansons.
L’œuvre commune des poètes romantiques fut de recréer la langue, instrument littéraire, et le vers, instrument poétique.
1. Réforme de la langue et du vers.
Nous avons vu que la langue opposait un très fort obstacle ci la révolution qui se préparait. Elle avait paralysé Ducis, elle faisait avorter Lemercier732.
Ce fut l’affaire du romantisme de détruire cette langue d’idéologues et de beaux esprits, de la refaire de philosophique, pittoresque, d’académique, artistique, de signe, forme, de l’organiser à nouveau pour la transmission du sentiment et de la sensation. V. Hugo n’a pas tort, quand il donne tant d’importance à la révolution qui jetait à bas l’« ancien régime » de la langue733.
Toutes les conventions mondaines, d’abord, disparurent. Plus de mots bas, ignobles : tous les mots sont égaux, à la disposition de l’écrivain. Partant plus de périphrases, plus défigurés, qui cachent ou fardent la pensée. Plus de termes généraux, où elle se fond. Il n’y aura plus rien que l’expression propre, aussi intense, aussi « extrême », aussi « locale » que possible : l’association, le groupe des mots a pour objet de manifester la particularité, l’individualité, même la singularité de l’objet. La métaphore est condamnée : à sa place vient l’image, qui n’est pas procédé d’écriture, mais façon de sentir. Car tout revient là toujours : mettre dans le style tout le concret possible. Nous pouvons saisir le résultat de l’effort romantique, nous qui aujourd’hui ne pouvons guère écrire même sur des idées, sur des matières de raisonnement, sans essayer de retenir ou de projeter dans nos mots nos sensations734.
Au début, le parti pris de contredire et scandaliser les classiques est évident : de là des outrances, des éclats, des brutalités, des fantaisies, manifestations puériles qui sont inséparables de toute insurrection. Et avec cela, jusque dans V. Hugo, traînent pendant longtemps des lambeaux de langage classique, des oripeaux d’élégance banale ; tous, même le maître, ont peine à dépouiller ce vêtement suranné, fripé, qui se colle à leur pensée735. Puis tout se règle, et la transposition de la langue continue de s’opérer régulièrement, par le moyen surtout des deux tempéraments les plus livrés à la sensation : V. Hugo et Th. Gautier. Les vers, les périodes, les couplets ne sont pas rares chez eux, où les mots ne représentent plus aucune idée, absolument rien d’intellectuel, mais chez l’un des frémissements de la sensibilité, ou des perceptions de l’œil, chez l’autre seulement des perceptions de l’œil736.
Le dernier terme de cette transformation est la conversion du mot abstrait en évocateur sensible. Il est très réel que dans la poésie contemporaine, les mots abstraits sont devenus un des moyens les plus puissants de représentation des formes de la vie737 : on s’en est servi pour des effets larges, mais précis, d’une puissance singulière. Rien ne permet mieux de mesurer le chemin parcouru.
Les romantiques s’arrêtèrent au vocabulaire : ils l’élargirent, réintégrèrent tous les éléments populaires et techniques que le goût classique avait exclus738. Ils groupèrent ces éléments avec les anciens sans nul souci des traditions et des bienséances qui liaient autrefois l’imagination : leurs images furent insolites, hardies, déconcertantes. Mais ils respectèrent la syntaxe : sans purisme, ils eurent soin d’être corrects. Ils déposèrent leurs sensations dans les mêmes phrases, qui avaient contenu les idées des classiques : ils dressèrent exactement comme leurs devanciers l’appareil des conjonctions et des relatifs, des propositions subordonnées et coordonnées ; ils composèrent selon les règles les groupes des sujets, des verbes et des régimes. V. Hugo se contentera longtemps de multiplier les épithètes et les appositions : à la fin seulement, dans les œuvres de la période postérieure à 1830, la notation impressionniste, sans phrase faite, par juxtaposition de mots expressifs, se rencontrera chez lui ; et ce sera par exception739 .
Parallèlement à la restauration de la beauté formelle de la langue se poursuit celle de la versification740 . À travers la grande variété de rythmes que les romantiques innovent ou restaurent, on aperçoit que leurs préférences vont à l’octosyllabe et à l’alexandrin : l’alexandrin, tantôt continu, tantôt assemblé en quatrains ou sizains, tantôt alternant avec le vers de six ou de huit ; ou bien quatre alexandrins suivis d’un vers de huit ; ou cinq alexandrins suivis d’un vers de six ; ou deux alexandrins, un vers de six ou de huit, deux alexandrins encore suivis d’un vers de six ou de huit, ces six vers formant une stance741, etc. ; l’octosyllabe, tantôt disposé en quatrains, sizains, dizains ou douzains, tantôt mêlé selon diverses lois au vers de quatre742. Mais en ce genre, la caractéristique du premier âge romantique, que conservera V. Hugo dans presque toute son œuvre, c’est, me semble-t-il, la préférence donnée à l’harmonie sur la symétrie.
Les romantiques d’arrière-saison et les parnassiens sont revenus aux formes fixes, unitaires, ou variées selon une loi constante. C’est précisément ce que les premiers romantiques avaient fui. Ils ont aimé les suites indéfinies d’alexandrins, ou les couplets inégaux, pareils aux laisses de nos chansons de geste, mesurés par l’idée ou l’inspiration743. V. Hugo se plaît à changer le mètre dans l’intérieur d’un poème : il fait alterner les vastes couplets alexandrins avec les strophes agiles de petits vers ; et dans ces diverses parties, aucune égalité, aucun souci de tomber sur un nombre uniforme de vers ou de strophes744. Dans chaque pièce, et dans chaque partie, la pensée est génératrice du rythme, qui s’y colle étroitement, se resserrant, s’étendant, variant avec elle.
Lorsque l’on passe de Delille ou même de Casimir Delavigne à Lamartine et Hugo, on sent d’abord une extrême différence, qui ne tient pas à la structure du vers : car elle subsiste dans les vers les plus classiques des Méditations ou des Feuilles d’automne. Le vers de Lamartine et de Hugo chante. En dehors de toute modification des règles de la versification, il y a là une différence considérable. De ce vers qui n’était plus qu’un mécanisme, une simple loi de combinaison des mots pour produire, avec des difficultés en plus, les mêmes effets qu’on cherchait dans la prose, de ce vers atone, les romantiques ont fait une volupté de l’oreille. Ils ont rappelé les mots à leur fonction de sons, et dans la qualité de ces sons ils ont cherché un caractère, une expression, un plaisir. Ils ont assorti les sonorités aux sens, leurs successions et leurs rapports aux mouvements et aux phases de la pensée : ils ont senti et révélé la valeur sentimentale des syllabes graves ou aiguës, lourdes ou légères, traînantes ou rapides.
Dans ce réveil des sonorités du vers, la rime a été reconstituée pleine, riche, éclatante à la fois par le sens et par le son du mot qui la porte : de sorte qu’elle est devenue pour eux l’élément, prépondérant du vers745.
En réalité, ils ont pourtant donné tout autant d’importance au rythme ; et ils ont fait faire un progrès décisif à l’alexandrin. Ce grand vers en était resté où Malherbe, puis Racine l’avaient laissé : séparé en deux hémistiches égaux qui eux-mêmes, théoriquement, se divisaient en deux éléments encore égaux, assemblé en distiques que liait la rime 746. Dans la pratique ce type trop carré et symétrique était voilé par de fréquents prolongements de la période, par d’assez fréquents déplacements ou affaiblissements de la césure, plus rarement par l’enjambement. La variété venait surtout de l’inégalité des éléments qui composaient chaque hémistiche : tantôt une syllabe d’un côté et cinq de l’autre, ou deux et quatre, ou quatre et deux, ou cinq et une ; et d’un hémistiche à l’autre, d’un vers à l’autre, le groupement se faisait différemment.
Si dans un vers classique on lie le second élément du premier hémistiche et le premier du second de façon à supprimer la césure médiane par le sens, on obtient un vers qui se coupe en trois parties, non plus en quatre.
N’avait-on — que Sénèque et moi — pour le séduire ?(Racine.)
Toujours aimer — toujours souffrir — toujours mourir.(Corneille.)
Ce type, rare chez les classiques, déformation accidentelle de la forme pure du vers, fut l’alexandrin romantique : il est composé de trois éléments égaux (4 + 4 + 4), qui sont remplacés par des éléments inégaux, de façon que la mesure ternaire subsiste747. Jamais les romantiques n’abusèrent de ce vers : ils le mêlèrent discrètement à l’alexandrin classique, pour le diversifier ; ils le ménagèrent précisément en raison des effets qu’on en peut tirer.
Puis ils prolongèrent le sens de l’alexandrin dans une partie du vers suivant, ils enjambèrent. Enfin, à l’aide des déplacements de césure, des enjambements, ils assouplirent la période ; ils évitèrent le distique et le quatrain où l’alexandrin classique retombait comme de lui-même ; et, par le mélange des phrases, jetant ici un vers de sens complet, là ramassant une idée en moins d’un vers, ailleurs arrêtant le développement grammatical au milieu, aux trois quarts d’un vers, ils donnèrent à leurs alexandrins une diversité de rythmes qui en décupla la puissance expressive.
La transformation se fit plus lentement qu’on ne croit, quand on se rappelle l’escalier-dérobé de Hernani et certaines gamineries de Musset. C’étaient des pétards qu’on tirait pour effarer les classiques et les bourgeois. En réalité, il n’y eut de révolution rapide qu’au théâtre, parce que le drame, violent et pittoresque, nécessitait la dislocation du vers : tout comme Racine dans les Plaideurs, Molière, dans les Fâcheux et ailleurs, avaient dû altérer fortement le type classique. Hors du théâtre, le vers romantique chante : mais sa structure reste presque classique. Le rythme ternaire est rare ; la dislocation, l’enjambement sont des effets exceptionnels. Les alexandrins de Gautier sont romantiques par la couleur, non par la structure interne. Hugo même, jusqu’en 1840, ne fait guère usage que des rythmes égaux du vers classique748.
Ceux qui ont étudié le vers romantique ont pris leurs exemples presque exclusivement dans les Châtiments et la Légende des siècles : c’est là seulement en effet que le poète a dégagé tout à fait ses rythmes originaux. Là sont les déplacements hardis de césure, là les enjambements expressifs, les plus puissants surtout et les plus audacieux, les enjambements d’adjectifs. Et voilà pourquoi beaucoup de vieillards n’ont pu suivre le poète au-delà des Rayons et Ombres : jusque-là l’oreille habituée à la musique de Racine pouvait ne pas trouver l’harmonie de Hugo trop discordante. Il faut une autre éducation pour jouir des recueils suivants.
Dans leur recomposition de l’alexandrin, les romantiques, et Hugo même, n’ont pas été jusqu’au bout de leur principe. Supprimant la césure de l’hémistiche, ils ont continué d’y exiger un accent tonique, c’est-à-dire qu’ils ont continué de séparer le vers pour l’œil en deux parties égales, tandis que pour l’oreille ils le coupaient en trois. Ils n’ont jamais consenti à faire tomber la sixième syllabe du vers au milieu d’un mot, ce que leurs successeurs ont pu faire sans grande difficulté, en conservant dans sa pureté la forme rythmique qu’ils en avaient reçue.
Dans la double transformation de la langue et du vers, que je viens de décrire sommairement, tous les romantiques n’ont pas eu un rôle égal. Lamartine est trop amateur, Vigny trop penseur, Musset trop indifférent : Hugo et Gautier sont les grands ouvriers de ce travail, Hugo surtout, mais Gautier aussi, et Sainte-Beuve à qui son sens critique faisait sentir la valeur de tous les détails de facture dans l’œuvre d’art.
2. Lamartine.
Dans l’héritage de Chateaubriand, Alphonse de Lamartine749 recueillit le don des tristesses infinies. Mais elles se
dépouillèrent de toute amertume en passant par cette âme douce. Quand on regarde
dans quelles impressions s’écoula l’enfance de Lamartine, on ne trouve rien autour
de lui que d’aimable, de bon, de gracieux, père, mère, sœurs ; et pour cadre Milly,
les coteaux du Maçonnais. La terre natale lui est clémente, apaisante : elle lui
semble l’aimer, et il lui rend un fort amour. Il étudie chez l’abbé Dumont, au petit
séminaire de Belley, au lycée impérial de Lyon, n’acquérant pas de lourde science,
n’effeuillant pas aussi une de ses chères illusions. Il revient chez lui ; il fait
de grandes courses à cheval, il rêve, il lit : les anciens, les Romains du moins, ne
l’attirent guère ; il y a trop de raison et de raisonnement chez eux ; il y a trop
de réalité dans nos classiques ; et La Fontaine lui renvoie une trop laide image de
la vie et de l’homme. Il aime les ardents, les tendres, les indisciplinés : et les
tristes qui voient tout en beau en pleurant sur tout. Il s’exalte dans la Bible et
s’attendrit dans Paul et Virginie. Un voyage à Naples en 1811, un
séjour aux gardes du corps en 1814, des excursions en Savoie et dans les Alpes, et
le voici aux eaux d’Aix en 1816 : là il fait la connaissance de Mme Charles, la
jeune femme d’un vieux physicien, phtisique et nerveuse, point vaporeuse ni exaltée,
semble-t-il, charmante « avec ses bandeaux noirs et ses beaux yeux
battus »
; elle mourut en 1818, chrétienne, le crucifix aux mains. Voilà
celle qui fut Elvire, la figure de rêve autour de laquelle se
ramassèrent les plus profondes impressions, les plusfiévreuses aspirations, les plus
languissantes mélancolies de Lamartine. De cet amour éphémère, si vite rompu par la
mort, et des états de sensibilité qu’il détermina, sortit le recueil des
Premières Méditations
750 (1820).
Ni dans la langue, ni dans le vers, ni dans les thèmes, il n’y avait là rien de bien nouveau. Ce qui était nouveau, c’était cette intense spontanéité, cette sincérité qui, à chaque page, découvrait l’homme. On sentait que ce n’était pas là un ouvrage d’écrivain. Lamartine, en effet, ne voulut jamais être un homme de lettres : non par dédain d’aristocrate, mais par respect de son âme. Il fut poète, comme plus tard orateur et homme d’État, par inspiration, par besoin du cœur : ce fut une fonction de sa vie morale, d’ennoblir par le vers ses émotions intimes ; jamais il ne voulut en faire un exercice professionnel, jamais même un pur jeu d’artiste. Ni gagne-pain751, ni amusement, sa poésie fut l’épanchement nécessaire d’une âme noble, belle et, si j’ose dire, fondante.
Et voilà pourquoi cette poésie fut si peu travaillée. Il se soulageait, se complétait en créant son œuvre ; et il se trouvait doué par malheur d’une facilité qui le dispensait de l’effort. Il improvisait trop brillamment pour revenir sur ses improvisations : elles satisfaisaient pleinement à son besoin. Il ne se sentait pas sollicité à faire ce dur labeur de gratte-papier, à enlever patiemment, douloureusement, les négligences, incorrections, longueurs, répétitions, monotonie, prosaïsme752 : toutes les inégalités de l’œuvre n’étaient-elles pas, elles aussi, des produits spontanés de son âme ? Par ce laisser-aller qui n’est au fond que la volupté paresseuse d’une âme trop richement douée, il priva ses vers de la souveraine perfection : il a compromis son nom et leur durée, et s’est exposé à n’être que le délicieux berceur des molles somnolences.
Pourtant c’est un grand poète, le plus naturel des poètes, le plus poète, si la poésie est essentiellement le sentiment. Ce vaporeux, cette indétermination, qu’on trouve chez lui, cela vient justement de ce qu’il rend surtout le sentiment, autant que possible épuré des idées, des perceptions, des faits, qui le produisent ou l’accompagnent chez tous les hommes. Et cette épuration se fait spontanément en lui, par un instinct, une loi de sa nature : il est la poésie absolue ; ni penseur, ni peintre, ni historien. Ce n’est pas qu’il ne sache comprendre, regarder, raconter753 ; mais je tâche de saisir ici la disposition fondamentale de son âme.
Elle apparut dès les premières Méditations : c’était un flux égal et large de poésie élégiaque, délicate, élevée, gracieusement, nonchalamment et profondément mélancolique. On y lisait les impressions, comme les vibrations et les colorations successives d’une âme tendre et noble. Pas un paysage arrêté ; pas un fait précis. Lisons l’Isolement : une montagne, un vieux chêne, un fleuve, un lac, des bois, une église gothique, un crépuscule, un angélus, où situer tout cela dans l’univers ? Dans la suite,
Un seul être vous manque et tout est dépeuplé :
quel est cet être ? Par quel lien tenait-il l’âme du poète ? Ni hors de lui, ni en
lui, il ne nous montre rien : rien que sa profonde désespérance, et ses aspirations
vagues vers un lieu qui n’a pas de nom. Dans le Lac, une barque, un
couple : où ? qui ? On n’apprend rien que le sentiment du poète :
« Hélas sur nos amours qui durent peu ! sur nous qui durons peu ! aimons
donc, aimons vite. »
Et ainsi de toutes les pièces : ont-elles un sujet ?
Il s’enfonce dans une brume légère et brillante, qui noie tout. Tout ce qui est circonstance, réalité, forme visible de l’être s’efface : chaque
Méditation n’est guère qu’un soupir, et Lamartine gagne cette
gageure impossible d’établir par des mots entre son lecteur
inconnu et lui ces intimes communications qui se forment dans la vie réelle par le silence entre deux âmes sœurs. De là, la pénétration
singulière de cette pensée presque immatérielle.
De ces engourdissements exquis, de ces délicieuses lassitudes, de ces soupirs suaves, on peut faire un chef-d’œuvre : est-il possible de le recommencer ? Ce fut la question qui se posa pour Lamartine. Il berça ses douleurs encore et murmura ses torpeurs dans quelques Nouvelles Méditations, et puis dans quelques Harmonies : mais il sentit lui-même le besoin de trouver autre chose : si peu de corps ou d’idée qu’il fallût à son sentiment, il en fallait pourtant. Il s’arrêta au problème imprécis par excellence : qu’est-ce que l’homme ? L’amour l’y mena : c’est dans l’amour qu’il sent l’homme éphémère, par le sujet et par l’objet. Mort, immortalité, Providence, optimisme universel, louanges de Dieu, spiritualisme platonicien et christianisme diffus : voilà dès les Premières Méditations les notions et les tendances qui fournissent la molle et vaste charpente de plusieurs poèmes. Lamartine ne voit guère le mal dans l’ordre naturel :
Tout est bien, tout est bon, tout est grand à sa place754.
La nature donc n’a rien qui le blesse : elle « est là qui l’invite et qui l’aime ». C’est qu’il y voit l’image de la Providence. De cette religiosité, et du commentaire éperdument confiant de la parole. Cœli enarrant Dei gloriam, il remplira ses Harmonies.
Par là il s’achemina vers la poésie philosophique ; il y fut poussé par une influence générale qui porta tous les nobles esprits de ce temps à souffrir, à espérer, à vivre enfin pour l’humanité tout entière : un large courant d’amour social se répandit après 1830 dans la littérature. Puis Lamartine sentit le besoin d’objectiver son sentiment : du lyrisme personnel il tâcha de passer à l’épopée symbolique, où les émotions d’ordre universel se dépouillent des expressions trop directement subjectives de l’élégie ou de l’ode, et s’élargissent en s’apaisant. Vigny lui avait montré la voie : il s’y engagea755 hardiment, et fit Jocelyn et la Chute d’un ange. Ce sont comme deux fragments, le terme et le début, d’une immense épopée spiritualiste sur la destinée humaine ; la huitième vision de la Chute d’un ange nous explique la conception du poète : l’homme fait sa destinée, monte ou descend par son propre mérite, supprime le mal en s’élevant à Dieu, raison de l’être, et terme de l’aspiration de toute créature.
La Chute d’un ange offre bien des longueurs ; Jocelyn aussi, mais elles y sont rachetées par de grandes beautés. L’idée, c’est cette ascension de l’âme humaine vers Dieu par la douleur librement acceptée : Jocelyn se fait prêtre sans vocation pour doter sa sœur, souffre d’un douloureux amour qui entre en lui par surprise au bout d’un dévouement généreux, sacrifie ce pur amour au devoir que son premier sacrifice lui a imposé ; toute sa vie est l’immolation des légitimes désirs, des belles passions de son cœur ; mais il trouve au bout de cette continuelle immolation la paix sereine et l’engourdissement délicieux.
Un incurable optimisme emplit ce poème : tout passe, et nous passons ; nous souffrons, nous saignons ; et la nature est impassible. Rien ne blesse Lamartine : il aime, il admire, il croit ; tout est harmonie et beauté756. Le mal et la laideur n’existent que pour l’esprit qui ne sait pas, pour l’œil qui ne voit pas : ainsi va-t-il, imprégnant la nature et l’humanité des couleurs splendides de son âme. Nul ne fut mieux fait pour chanter l’hymne de l’espérance ; et l’on ne peut s’étonner des accents que firent entendre son éloquence et sa poésie, lorsqu’il éleva jusqu’à lui nos misères sociales et nos inquiétudes politiques. Il chanta, avec plus de force et de fougue qu’on n’aurait cru, les grandes idées démocratiques, la fraternité des peuples, le cosmopolitisme humanitaire, et c’est ainsi qu’aux premiers jours de 1848 il fut maître de la France : il en exprimait toutes les illusions naïvement généreuses, en laissant tomber sur les foules les consolantes idées dont il avait toujours vécu.
Mais il faut bien reconnaître que cet optimisme a besoin de vague pour subsister : à trop rigoureusement analyser les idées, à regarder de trop près la nature, il faut que le désenchantement, que le pessimisme apparaissent ; et la ressource suprême de l’optimisme, c’est d’abandonner ce monde et cette vie au mal, pour s’attacher aux infinies compensations que la foi chrétienne promet. Lamartine n’a pas voulu sacrifier le présent ni l’univers : il a tout effacé en idéalisant tout ; il n’a mis la beauté partout qu’en émoussant le caractère.
Là est la cause de l’impression que donnent les paysages de Jocelyn. Ce n’est plus l’extrême simplification des Méditations, cette élimination de l’accident et de l’individuel, pour ne laisser paraître qu’une sorte de type irréel et universel des choses, support du sentiment pur. Ici Lamartine a voulu peindre : il a prodigué les couleurs, et ses descriptions pourtant ne sortent pas. Elles ne s’organisent pas en tableaux. Je ne vois pas ces Alpes757, neigeuses ou fleuries ; dans l’ample écoulement de la poésie, mon impression reste indécise, et si j’essaie de fixer en visions ces formes, ces teintes, cette lumière, ces mouvements, ces bruits, je ne sens qu’une confusion fatigante ; les objets me fuient. Mais j’entends la voix d’une âme qui chante à l’occasion de ces objets : elle ne me les montre pas, elle se montre par eux à moi, et le paysage est un hymne. C’est ce que vous trouverez encore dans cette Neuvième Époque de Jocelyn qui, à elle seule, serait un des plus beaux poèmes de notre langue : l’épisode des Laboureurs n’est pas un tableau de la vie rustique, c’est une ode magnifique au travail, distribuée largement en six couplets d’alexandrins, qui alternent avec des strophes lyriques ; la continuité sereine et forte du travail champêtre est partagée par le poète en six moments, où son regard se pose sur l’effort des hommes ; et, embrassant d’une vue leur œuvre, son âme s’envole aussitôt dans la méditation ou la prière. En réalité, Lamartine est impuissant (par indifférence peut-être) à objectiver même sa sensation du monde extérieur : sa description reste toute subjective, toute lyrique, musicale plutôt que pittoresque, son de l’âme au choc des choses plutôt que réfraction des choses au travers de l’âme.
Et voilà le secret du retour de faveur dont il est l’objet depuis quelques années. Sa tristesse vaporeuse, son symbolisme imprécis, son invincible idéalisme devaient tenter les jeunes gens après la violente objectivité de certains naturalistes, comme ses rythmes flottants, ses molles harmonies, ses nappes de poésie lentement étalées devaient caresser les sens endoloris par les vers métalliques, aux arêtes nettes, de certains Parnassiens ; son frottis léger et brumeux reposait des couleurs éclatantes et des durs reliefs.
3. Alfred de Vigny.
Le comte Alfred de Vigny758, d’une maison de Beauce qu’il imaginait plus ancienne et plus illustre qu’elle n’était, commença à écrire ses poèmes en 1815, étant lieutenant aux gardes. Il publia un petit recueil en 1822. Il le remania, le compléta en 1826, en 1829 et en 1837. Puis il lâcha de loin en loin quelques pièces, qui formèrent avec trois ou quatre autres le recueil posthume des Destinées (1864) : en tout, une trentaine de poèmes, qui tiennent en un petit volume. Quarante années s’écoulent entre Moïse et la conclusion du Mont des Oliviers ; nous pouvons cependant ramasser toute l’œuvre de Vigny en une seule étude : la philosophie des Destinées est déjà dans les poèmes bibliques de 1822 et 1826. Et le pire contresens qu’on pourrait faire serait de chercher dans les faits de sa vie silencieuse l’explication de son œuvre. Ce que la vie lui a donné ou ôté ne lui a pas dicté ses vers, mais bien plutôt ses vers ont décidé de quelle façon la vie, bonne ou dure, l’affectait : ses vers, c’est-à-dire le moi profond et inaltérable dont les vers étaient la confidence.
Confidence hautaine et discrète, s’il en fut. « Personne n’a vécu dans la familiarité de M. Alfred de Vigny », disait-on à l’Académie759 ; s’il en excluait ses amis, ce n’était pas pour y admettre le public, et laisser déborder son cœur dans ses livres. Ce poète lyrique, un des trois ou quatre grands de notre siècle, n’a presque jamais parlé de lui. Il y a quelque chose de singulier dans son cas : il compte comme un génie lyrique, et il a toujours employé les formes impersonnelles de la littérature. Il a écrit des romans : Cinq-Mars (1826), où l’histoire embrouille le symbole, et où le symbole fausse l’histoire, bariolage romantique de psychologie insuffisante, de description trop littéraire, et de mélodrame brutal, Stello (1832), Servitude et grandeur militaire (1835), où se trouvent des récits poignants et sobres, dignes pendants des poèmes ; il a composé des drames : un Othello (1829), une Maréchale d’Ancre (1830) et ce Chatterton surtout (1835), si sobrement pathétique, dont je ferais volontiers le chef-d’œuvre du théâtre romantique. Comme toutes ces formes narratives et dramatiques lui servaient à enfermer, à révéler son intime état de souffrance ou de volonté, ainsi ses poèmes, où il semblait devoir s’exprimer plus directement, ne sont lyriques aussi que par l’émotion subjective qui les a fait germer : ce sont des légendes mystiques, des contes épiques, des récits dramatiques. Partout le poète prend un objet hors de lui pour y diriger notre émotion ; il fait élection d’un héros, Moïse, un loup, Jésus, une bouteille que l’océan jette au rivage. Il n’y a guère que deux ou trois pièces où il s’exprime sans l’aide d’une fiction.
Est-ce pour se dérober, par orgueil ou timidité ? n’est-ce pas plutôt qu’il n’y a de réel, de précieux pour lui que sa pensée, détachée des accidents de sa personne et de sa fortune ? Il la recueille toute pure dans des symboles où elle transparaît.
Le fond de Vigny, c’est la solitude et la détresse amère qui accompagne le sentiment de la solitude760. La vie aggrava cette solitude et cette amertume : mais à vingt-cinq ans il se sentait déjà solitaire, et souffrait. Il n’avait pas la ressource de la fuite dans le rêve comme Chateaubriand : il manquait d’imagination et d’égoïsme. Et il avait l’intelligence : de tous nos romantiques, Vigny est le plus, peut-être le seul penseur. Il n’a pas construit de système, mais il a disposé dans ses romans, ses drames, ses poèmes, son Journal intime, toutes les pièces d’un système original et triste.
Il est seul : il sent les hommes indifférents, ou hostiles, la nature froide, impassible, dédaigneusement belle761, les cieux immenses et déserts : Dieu, s’il existe, muet, aveugle et sourd au cri des créatures762. Le Père éternel, le Dieu consolateur, n’est pas : s’il y a un jour du jugement, ce sera le jour où Dieu viendra se justifier devant ceux qu’il a dévoués au mal par la loi de la vie.
Car « il n’y a que le mal qui soit pur et sans mélange de bien. Le bien est
toujours mêlé de mal. L’extrême mal ne fait pas de bien. »
Il y a du
Pascal dans Vigny, un Pascal venu très tard, quand le jansénisme et peut-être toute
la religion ne guérissent plus763.
Tout ce qui est souffre ; tout ce qui est supérieur souffre supérieurement. Le
génie, qu’il s’appelle Moïse ou Chatterton, a un privilège de souffrance. Que faire
donc ? « Il est bon et salutaire de n’avoir aucune espérance… Un désespoir
paisible, sans convulsion de colère et sans reproche au ciel, est la sagesse
même. »
Le juste opposera le dédain à l’absenceEt ne répondra plus que par un froid silenceAu silence éternel de la divinité764.
Est-ce une bravade, un défi jeté au ciel ? Non ; il y a là plus que de l’orgueil : c’est de l’honneur. Ce sentiment de l’honneur ennoblissait à ses yeux la servitude militaire ; et il a aimé à dire ce qu’il voyait dans l’obéissance passive. Le soldat obéit à un commandement venu d’en haut, qui peut être absurde, inique, cruel, qu’il peut ne pas comprendre : il obéit, il tue, ou se fait tuer, sans rien dire. Toute sa vie est résignation et abnégation. Un commandement pareil pèse sur nous : l’honneur est de se taire, et de subir :
Fais énergiquement ta longue et lourde tâche,
Puis après
….Souffre et meurs sans parler765.
L’honneur du soldat est le type de la noblesse morale : il enseigne à agir pour une idée, qui nous dépasse, pour un bien qui n’est pas le nôtre. Il dresse toutes les fières vertus, toutes les hautes croyances, dans le vide.
Vigny a observé souvent la naïveté, la candeur, la tendresse, le dévouement de ces âmes rudes que broie la discipline. Il y retrouvait un autre principe directeur et consolateur, qu’il énonçait dès ses premiers essais : l’amour, ayant pour essence la pitié, pour effet le sacrifice. La nature n’a pas besoin d’amour ; elle est insensible : ce qui passe et ce qui pleure a besoin d’amour.
Aimez ce que jamais on ne verra deux fois…J’aime la majesté des souffrances humaines766.
Ainsi un obscur soldat promène à travers tous les champs de bataille de l’empire
une pauvre folle dont il a fusillé le mari ; il se dévoue par pitié à celle que par
devoir il a désespérée. Ainsi Eloa aime Satan, l’innocence se dévoue au péché, parce
que, comme dit M. Faguet, « pour l’innocence le péché n’est que le plus grand
des malheurs »
. L’homme est plus grand que Dieu, car l’homme, au moins,
peut se donner et mourir pour ce qu’il aime.
Un stoïcisme actif et tendre, voilà en somme où aboutit le pessimisme de Vigny. Sur la fin, il arriva à se dire que tout cet effort, toute cette bonté, toute cette pensée ne seraient pas en vain. Il croit au règne du pur esprit, et ce règne se prépare par l’écrit 767. Il lègue, fier et rasséréné, son œuvre à l’attention de la postérité, au moment même où il va s’en aller en Dieu ou au néant. Il a écrit d’abord pour amuser l’ennui de sa prison, puis il a écrit pour illuminer l’humanité.
Voilà les pensées graves et profondes qui germèrent parfois en poèmes, dont une dizaine sont égaux à tous les chefs-d’œuvre768. Pour l’exprimer, il créa (à peu près en même temps qu’Émile Deschamps) la forme du Poème ; et, classant ses Poèmes, il fit un livre mystique, un livre antique (Biblique, Homérique), un livre moderne : ne voit-on pas là le modèle et l’esquisse d’une Légende des siècles ? Et ainsi, dans le chef-d’œuvre où il se renouvela, Hugo reprenait les traces de Vigny.
Chaque poème est né d’une image : un livre qu’on publie, c’est une bouteille jetée à la mer. L’image se développe, s’assimile tous les éléments qui peuvent la compléter, s’organise, devient une réalité vivante, qui reste le symbole d’une pensée profonde. La composition est sévère, de proportions très calculées, de coupe et déstructuré soigneusement étudiées ; le développement est d’une sobriété puissante : les images, choisies, précises, fortes, sortent en pleine lumière ; Vigny a l’expression pittoresque, qui dessine de vastes paysages avec ampleur et netteté : voyez-le nous mener au haut d’une montagne d’où
Les grands pays muets longuement s’étendront.
Ce n’est qu’un trait : voulez-vous le tableau ? Lisez l’admirable début de Moïse, toute la Terre Promise vue du Nébo. Cela est d’un éclat sobre, dont nulle orgie de couleurs n’égalerait l’impression.
Vigny n’avait pas précisément le génie de l’écrivain. La rareté même de sa production poétique suffirait à nous mettre en défiance sur la richesse de son invention verbale. Où il est médiocre, il rappelle Delille. Il a l’expression maigre, un peu terne, fibreuse, si je puis dire, plutôt que nerveuse, ou fâcheusement élégante, partout où la pensée et le sentiment ne sont pas de premier ordre. Mais que la pensée soit haute, le sentiment puissant, l’expression s’enlève, acquiert une plénitude, une beauté incomparables. On peut dire que chez Vigny le penseur crée à chaque instant l’écrivain.
4. Victor Hugo avant 1850.
Lamartine ne daignait, Vigny ne pouvait faire un chef d’école. Hugo769 avait, pour ce rôle, puissance et volonté. Il avait l’orgueil adroit, l’art d’imposer son génie, de le présenter en beau jour. Moins sensible que Lamartine, moins penseur que Vigny, il avait la fécondité, le labeur acharné, la création incessante qui écrasait à la fois le public et les vanités rivales. Il multipliait sa pensée par une invention verbale à l’aide de laquelle son immense personnalité occupait toutes les avenues de la littérature.
Entre l’élégie de Lamartine et la philosophie de Vigny, dès qu’il fut décidé à être romantique, il fit éclater le propre et sensible caractère du romantisme français : c’était de faire de la poésie une forme, et la peinture des formes. Il emplit ses vers de sensations, et ses vers mêmes, colorés et sonores, furent des sensations. Malgré la prétention annoncée déjà de rétablir la vérité dans l’art, Hugo rêva d’abord plutôt qu’il ne vit, et de fragments d’images ajustés, complétés, agrandis par sa fantaisie, il construisit un monde (1829) ; il fit un Orient prestigieux, n’ayant vu que l’Espagne en son enfance770. Mais il utilisait, comme il fit toujours, l’actualité : actualité littéraire du romancero, actualité politique de la guerre de l’indépendance grecque. D’inspiration personnelle, de sentiment original et profond, il n’y en a guère plus dans ces étincelantes Orientales que dans les Odes : l’intensité des images, la puissance des rythmes firent, avec raison, le succès du livre. Dans une dernière pièce l’auteur dénonçait lui-même la fantaisie créatrice de sa poésie, il disait adieu à son beau rêve d’Asie, et remisait pour ainsi dire tout le bibelot oriental qu’il avait déballé : il annonçait une poésie plus intime et plus personnelle. Novembre était déjà une Feuille d’automne.
Les Feuilles d’automne (1831) contiennent les pièces qui correspondent peut-être le mieux à la sensibilité intime du poète : c’est la sensibilité d’une nature saine et solide, très suffisamment satisfaite par la vie bourgeoise et domestique. Point de mélancolies maladives, point de passions orageuses, point d’inquiétudes douloureuses. Le poète parle avec effusion, avec amour des enfants : ils sont le pivot de sa conception sentimentale de la famille. Il parle avec attendrissement de son père, et de lui-même. Souvent l’émotion, très douce, s’atténue au point que la poésie retournerait au ton de l’épître classique, n’étaient l’ampleur sonore des vers et la splendeur rayonnante des images. Visiblement, le sentiment, dans cette âme robustement équilibrée, n’est pas une source suffisante de poésie ; et son débit ne suffit pas à emplir les formes que prépare incessamment l’imagination. Le poète se laisse aller à causer, là où le sentiment ne l’emporte pas, et ainsi se fait le passage, indiqué déjà dans les Feuilles d’automne, vers un lyrisme moins subjectif et plus universel. Il va se faire écho : il va refléter en ses vers, mais immensément agrandis et parés, les sujets d’actualité ; il prendra son thème dans les inquiétudes journalières de l’opinion publique ; c’est ainsi qu’il se donnera mission de prêcher
Napoléon, ce dieu dont tu seras le prêtre.
Il fera effort pour être la pensée du siècle : il battra puissamment l’air autour des grands problèmes, des lieux communs éternels, il nous étourdira d’un froissement tumultueux de métaphores et de symboles. Il s’essaie encore gauchement à la poésie « visionnaire », sans y réussir aussi bien que dans certaines amplifications largement touchantes où il enseigne la charité, celle qui aime et celle qui donne. En même temps, il fait quelques études pittoresques d’après nature : lâchant l’ombre de l’Asie pour la réalité prochaine, il nous donne des paysages parisiens, des bords de Bièvre, des soleils couchants ; ailleurs il indique l’usage qu’il fera plus tard de la nature pour l’expression symbolique de l’idée771.
Les Feuilles d’automne se terminent par une promesse de poésie satirique, que tient la première moitié des Chants du crépuscule (1835). Un bal de l’Hôtel de Ville, un vote de la Chambre, un suicide, le tombeau de Napoléon Ier, Napoléon II, la Pologne, voilà sur quoi se déchaîne le puissant souffle du poète : demi-journaliste et demi-prophète, il s’évertue à juger, à prédire ou maudire ; il travaille visiblement à transformer la vieille satire en satire lyrique et apocalyptique772. Il obtient de saisissants effets de contraste par l’irréalité fantastique du sujet général et par la trivialité réaliste de certains détails. La seconde partie du recueil, plus intime, nous offre un peu de pittoresque avec beaucoup d’amour ou d’amicale affection : aucun sentiment bien profond ni original, une virtuosité souvent exquise d’expression. Ce qu’il y a de plus caractéristique, est l’allégorie large de la Cloche.
Les Voix intérieures mêlent toutes les inspirations des deux recueils précédents : pensives méditations sur les faits du jour, délicieux appels à l’enfance, banales leçons aux épicuriens et aux riches, paysages précis et pittoresques, graves consultations sur le mal du siècle. Mais ici apparaît le premier chef-d’œuvre du symbolisme de Hugo : la Vache. Ce n’est pas une action comme chez Vigny, c’est un tableau que V. Hugo nous présente, un tableau qui se suffirait à lui-même par son immédiate objectivité, mais au travers duquel le poète nous fait surgir quelque vaste conception de sa philosophie personnelle.
Les Rayons et ombres (1840) nous offrent un pareil mélange. Ce recueil nous fait rétrograder jusqu’aux Orientales ou aux Ballades par certaines pièces ; d’autres font pressentir la grande inspiration humanitaire des Misérables 773. Car le poète, plus que jamais, affirme sa mission : il est l’étoile qui guide les peuples vers l’avenir. Il se remet à prêcher sur les événements du jour, tantôt gravement moral, ou amèrement satirique, et penché sur les petitesses du monde. Çà et là quelques chefs-d’œuvre : des souvenirs des Feuillantines, charmants de pittoresque ému ; la Tristesse d’Olympio, si paisible en somme et si peu désespérée dans l’antithèse de nos joies éphémères et de l’éternelle impassibilité de la nature, presque consolée par le déploiement
des formes magnifiquesQue la nature prend dans les champs pacifiques ;
enfin cette fantaisie, Écrit sur la vitre d’une fenêtre flamande, où l’artiste se plaît à montrer par un court et triomphal exemple ce que son imagination sait faire des mots et du rythme.
Après 1840, le poète se tait pour treize ans. Incertitude dans l’inspiration, maîtrise de la facture, réelle mais étroite sensibilité, inaptitude et prétention à penser, don des sensations originales et précises, don d’agrandissement fantastique de la sensation réelle, voilà ce que le poète a révélé jusqu’ici. Il a fait assez pour être un maître : aujourd’hui que nous voyons se dérouler toute son œuvre, nous apercevons qu’il tâtonne encore et cherche ses voies. Il n’est pas encore la voix du peuple : il n’a pas encore capté, pour remplir sa poésie, un des grands courants du siècle. De catholique légitimiste, il est devenu libéral : mais à peine le souffle démocratique de 1830 l’a-t-il effleuré : ses instincts humanitaires restent hésitants, suspendus, épars ; il s’est laissé attacher à la dynastie de Juillet, il a accepté d’être pair de France. En 1848, sous la République, il fera bonne figure à droite, soutenant d’abord le prince Louis Bonaparte : il viendra à l’idée républicaine et démocratique très tard, presque à la dernière heure, en 1850. Alors il tient l’inspiration qu’il lui faut pour soutenir son imagination et pour être par surcroît l’idole d’un peuple pendant trente ans.
Avant 1850, il faut bien noter que V. Hugo donne peut-être moins sa caractéristique par la poésie que par le roman et le théâtre. Dans le roman, il était un romantique de la première heure par Han d’Islande (1823), contemporain des Odes classiques : puis il avait fait Notre-Dame de Paris. Mais la poésie dramatique surtout l’avait mis en renom : de Cromwell (1827) aux Burgraves (1843) on peut dire qu’il lui consacra les plus vigoureux efforts de son génie. Enfin, dans le Rhin (1842), il avait donné par la prose un pendant aux Orientales : sensation cette fois, et non plus rêve, vision réelle des choses, et suggestion d’images par leur immédiate impression. Dans toutes ces œuvres, les grandes facultés de l’artiste trouvaient leur exact emploi : toutes les formes du monde extérieur, nature et histoire, se laissaient évoquer par son imagination vigoureuse, ordonner en vastes ou pittoresques tableaux, où sa « pensée » profonde élisait des symboles, sans que la médiocrité, le vague ou la banalité de cette pensée eussent d’importance. Les genres ou thèmes objectifs convenaient à ce tempérament plus riche de formes que de fond ; ces romans, drames, voyages, mettaient V. Hugo sur la voie du lyrisme épique. En un sens, Notre-Dame de Paris et les Burgraves sont les deux premiers chapitres de la Légende des siècles.
V. Hugo s’achèvera, s’épanouira précisément à l’heure où le naturalisme recueillera la succession du romantisme : c’est alors qu’il donnera la mesure de son génie, et que nous essaierons de le définir tout entier.
5. Alfred de Musset.
L’Orient était à la mode avant les Orientales : après, ce fut une fureur. Que pouvait faire en 1830 un enfant qui se sentait poète ? Alfred de Musset774 fit ses Contes d’Espagne et d’Italie. V. Hugo l’avait établi : le Midi, c’était de l’Orient encore. Tout le romantisme tapageur et commun se trouvait dans ces essais : le forcené dans les passions, l’immoralité dans les mœurs, l’étrangeté insolente dans la couleur locale. Et par endroits perçait une originalité certaine de tempérament, dans quelques mots de passion profonde, dans quelques poussées de mélancolie simple ou de moquerie gouailleuse.
Musset ne s’attarda pas dans le romantisme : les disputes littéraires ne
l’intéressaient guère. Il avait fait des niches aux classiques à perruque de 1830 ;
il aimait les grands classiques de 1660, y compris Racine, la bête noire en ce
temps-là des esprits larges ; il ne se gêna pas pour se moquer des romantiques, du
pittoresque plaqué, des désespoirs byroniens, des pleurnicheries lamartiniennes775. Affectant un certain mépris de la forme et de
l’art, il posa que toute l’œuvre littéraire consiste à ouvrir son cœur, et pénétrer
dans le cœur du lecteur : émouvoir en étant ému, voilà toute sa doctrine ; et si
l’émotion est sincère, communicative, peu importe quelle forme l’exprime et la
convoie. « Vive le mélodrame où Margot a pleuré. »
Il n’eut donc
souci que de dire les joies et les tristesses de son âme. Il a vécu sa poésie : elle
est comme le journal de sa vie. Non qu’elle enregistre les faits, elle note
seulement le retentissement des faits dans les profondeurs de sa sensibilité.
Il n’y a rien en somme que de commun dans la vie de Musset : beaucoup de folie, beaucoup de plaisir, beaucoup de passion, à la fin le naufrage dans l’habitude insipide et tenace, avec l’amertume de la désillusion impuissante. L’absurde rêve que firent George Sand et lui de réaliser l’idéal romantique de l’amour, aboutit pour l’un et l’autre à d’orageux éclats, à de cruels déchirements : Musset y connut la souffrance profonde, aiguë, incurable.
Jusqu’à cette grande crise, c’est un enfant, et un enfant gâté, sensible, égoïste, prêt à aimer, et surtout avide d’être aimé, léger et fougueux, joyeux de vivre et insatiable de plaisir, vite déçu, jamais lassé, et recommençant toujours sa course au bonheur, sans se douter qu’il s’est trompé non pas d’objet, mais de méthode : entre vingt et vingt-cinq ans, il est tout pétillant, tout bouillant de vie et d’espérance. Avec cela, intelligent, spirituel, finement sensé776, le plus ou le seul homme du monde qu’il y ait parmi nos romantiques, saisissant mieux qu’aucun autre la grâce spéciale ou l’agrément de la vie de salon : très séduisant par ce mélange d’émotion frémissante et d’exquise ironie, par son rayonnement de jeunesse surtout ; car il faut songer qu’à trente ans, presque tout son œuvre était achevé.
Sa poésie est une causerie charmante où vibre toute son âme ; tout s’y mêle, tristesse et rire, sentiments intimes et impressions du dehors ; par un aisé passage et d’indéfinissables nuances, elle hausse, baisse, change le ton777. Des « mots de tous les jours » notent délicatement d’originales émotions ; au hasard de la causerie sortent spontanément des profondeurs de l’âme toutes sortes d’images des choses, fraîches et comme encore parfumées de réalité : une physionomie d’homme, une scène de la vie, un aspect de la nature, mille formes apparaissent ainsi, en pleine lumière, sobrement indiquées, d’un trait à la fois large et précis.
La sensibilité du poète y répand une teinte délicate qui, sans en altérer la vérité, les enrichit d’une puissante séduction778.
L’artiste n’est pas impeccable : aux impuissances naturelles de son talent, Musset ajouta les dédains de son dandysme. Rimés négligées, insuffisantes, à-peu-près de style, impropriétés, incorrections, obscurités et parfois non-sens, rhétorique sincère, je le veux, chez un si jeune poète, mais enfin par trop copieuse779, verve un peu courte et haletante : voilà quelques-unes des imperfections de Musset. Il se moque de la composition, et en effet il lui est à peu près impossible de composer une grande œuvre : au fond, le manque de composition se ramène à un défaut d’invention. Musset est exquis dans l’œuvre courte, libre, où sa fantaisie peut errer à l’aise, se reposant et repartant quand il lui plaît : le conte, l’épître (tournée en méditation, ou distribuée en strophes lyriques), voilà où il excelle. Nous verrons aussi qu’il a su faire un usage original et charmant de la forme dramatique.
Il y aurait trouvé même ses chefs-d’œuvre, si la grande souffrance de sa vie n’avait tiré de lui les Nuits : Musset est un grand poète dans l’élégie lyrique. Éliminant les faits, laissant l’histoire anecdotique du cœur, où s’étaient complu tous les élégiaques jusque-là, Musset fait apparaître dans son amour à lui les propriétés éternelles et l’immuable essence de l’amour. Voilant dans un lointain délicieusement embrumé toutes les formes de la réalité qui l’a blessé, il prend pour matière de poésie la souffrance qu’il a ressentie d’avoir aimé : toutes les nuances et toutes les phases de la douleur se distribuent entre ces pathétiques Nuits de mai, de décembre, d’août, d’octobre, que complète le Souvenir où se repose son cœur encore endolori. Il y a là une délicate analyse des plus fines expériences de l’âme780, d’où se dégage l’originale philosophie de Musset, jusque-là assez peu heureux dans ses essais de pensée.
Le monde alors lui apparaît comme un rêve ; aucune réalité ne se laisse retenir. L’homme appartient à la douleur : toute poursuite du bonheur se termine en douleur ; et le remède à la douleur, c’est l’anéantissement, celui tout au moins de notre être passé par l’oubli. Mieux vaut le souvenir, qui seul est à nous et dure avec nous : le bonheur fuit, et le souvenir du bonheur reste ; le malheur passe, et le souvenir du malheur persiste, intimement doux, et plus doux que le souvenir même du bonheur.
Le seul bien qui me reste au mondeEst d’avoir quelquefois pleuré.
Voilà bien la philosophie qui convient à la vie de Musset, plutôt que la banale religiosité de l’Espoir en Dieu. L’amour trompe, mais il n’y a de bonheur que dans l’amour : il faut le chercher toujours, sans espérer de le conserver ; il faut le chercher non pour l’avoir, mais pour l’avoir eu : car l’avoir est une misère, mais de l’avoir eu, là est le délice.
6. Théophile Gautier.
Celui-ci781 est un génie étroit, absolument original et de premier ordre dans les limites de sa puissance. Ni lyrique, ni orateur, il a le souffle court, l’invention pauvre : la sensibilité nulle, l’intelligence médiocre. Les idées le fuient. Le principe de son inspiration, c’est l’horreur de la banalité, qui le mène à toutes les excentricités : ses idées seront le contrepied des idées communes de son temps. Qu’il s’agisse de s’habiller ou de vivre, Gautier a peur de ressembler à tout le monde : il arbore le gilet, ou la morale, qui peuvent étonner le bourgeois. C’est sa maladie.
Il était venu à la poésie par un atelier de peintre : et il ne fut jamais qu’un
peintre fourvoyé — par bonheur — dans la littérature. Il se définissait « un
homme pour qui le monde extérieur existe »
. Et de fait, sans idées ni
émotions, il a rendu les fragments du monde extérieur qui tombaient sous son
expérience. Il fait ce qu’il a si bien appelé lui-même des « transpositions
d’art » : c’est-à-dire donner par les mots l’exacte et propre sensation qu’un
tableau donnerait. Dès ses débuts, parmi la rhétorique insincère du romantisme
flamboyant, une puissance originale apparaissait : il donnait un paysage
soigneusement encadré, un coin de banlieue, un jour de pluie ; il copiait une naïade
du parc de Versailles, un vieux portrait au pastel782 . Et le plus
singulier, c’est qu’il ne donnait pas autant la vision de l’objet que celle de la
peinture de l’objet : sa littérature nous fait repasser par un autre art avant
d’atteindre le modèle lui-même. On a justement remarqué que naturellement il voit
chaque aspect de la nature comme correspondant au style, à la manière d’un maître :
et sa description se fait dans le goût de ce maître. « C’était un parc dans
le goût de Watteau783. »
Aussi excellera-t-il à reproduire des tableaux : ses
poésies sont comme un Musée de copies. Voici des primitifs
allemands :
Les Vierges sur fond d’or aux doux yeux en amande,Pâles comme le lis, blondes comme le miel,Les genoux sur la terre et le regard au ciel784.
Son progrès consistera à abonder dans le sens de son talent et à dépouiller la sentimentalité romantique. Son voyage en Espagne l’y aida puissamment : jusque-là enfermé dans Paris, c’était la première fois qu’il voyait largement la nature. Mais les musées, les églises l’attirent autant que la nature ; il rapportera d’Espagne des paysages admirablement nets et objectifs, mais aussi de curieuses impressions d’art, des copies, à sa manière, de Ribera, de Valdès Leal, de Zurbaran785.
Dès lors il se plaira de plus en plus à ces traductions : toujours incomparable dans l’expression directe de la nature, il n’aura jamais plus de décision et de vigueur que lorsqu’il travaillera d’après une œuvre d’art, que ce soit un tableau de Vanutelli, une eau-forte de Leys, ou une aquarelle de la princesse Mathilde786. Il est comme ces graveurs qui aiment mieux rendre un tableau qu’un paysage naturel787. Et c’est peut-être parce que Gautier n’est pas créateur ; il aime à trouver le sujet composé, l’impression et le caractère dégagés par un artiste : alors il comprend l’intention, et il rend les effets avec une surprenante sûreté d’œil et de main. De là sa théorie absolue et provocante de l’art pour l’art : elle affranchit l’art de la morale, elle l’affranchit même de la pensée.
La forme seule importe : il n’y a pas besoin d’idées. C’est tout simplement la formule du tempérament de Gautier.
Il n’avait jamais eu l’invention rythmique très riche : très bon ouvrier pourtant,
très patient et très habile, des mètres peu nombreux qu’il avait choisis. Il finit
par s’arrêter au quatrain d’octosyllabes, répété autant de fois que le sujet
l’exigeait : dans cette forme étroite et précise, il est maître. Il en avait
toujours usé avec goût et succès : il en composa (sauf deux pièces) tout son recueil
d’Émaux et Camées. Ce titre est expressif et très juste. Gautier ne
fait plus de tableaux ici : il peint sur émail, il grave en pierres fines ; le
travail est minutieux et large ; chaque pièce est d’un fini qui étonne. Plus que
jamais, rien pour la pensée ni pour le cœur, tout pour les yeux ; cela s’appelle
Études de mains, ou Symphonie en blanc majeur : une
aquarelle, un bibelot, une statue du musée, un aveugle jouant du basson,
l’obélisque, Paris sous la neige, voilà ses modèles ; ou bien il grave la vision que
Nodier ou Mérimée donnent de leurs héroïnes, Inès de las Sierras ou Carmen. Sa
fantaisie n’est pas d’un penseur, mais d’un artiste : il associe aux formes
présentes des formes éloignées, à l’obélisque de Paris, les obélisques de Louqsor, à
la bande des hirondelles sur les toits de Paris, les corniches ou les terrasses de
Grèce et d’Orient où elles hiverneront : plus raffiné, mais de même ordre, le
procédé par lequel il réalise des idées abstraites ou transpose des sensations. Les
quatre saisons deviennent un quatuor, et dès lors l’hiver est un musicien qui chante
des airs vieillots, « le nez rouge, la face blême ».
Et, comme Hændel dont la perruquePerdait sa farine en tremblant,Il fait envoler de sa nuqueLa neige qui la poudre à blanc788.
Et vous avez là une peinture symbolique de l’hiver. Voilà par où, toujours en vertu de sa précise sensation de peintre, Gautier a pu faire de la poésie symbolique. Ce n’est rien de pareil à Hugo ni à Vigny ; mais qu’on lui donne un lieu commun, une idée, il en fera le « tableau », et c’est ce tableau que son vers décrit : voyez sa Caravane 789 ; ici encore avant d’atteindre l’objet, nous devons repasser par la peinture.
Dans tout ce qu’a fait Gautier, se retrouve le talent qui fait sa personnalité. La moitié de son Capitaine Fracasse est une suite d’estampes sur l’époque Louis XIII. Ses voyages sont des carnets où les dessins sont écrits. Sa critique littéraire ou artistique consiste à reproduire les œuvres par son procédé, et, sans les juger, à nous en communiquer l’impression.
L’importance de Gautier est grande dans notre littérature : d’une part, par sa haine du bourgeois, il a dégagé le romantisme excentrique, malsain, nauséabond, qui pose pour la férocité et l’immoralité : il a engendré Baudelaire. D’autre part, son exactitude de peintre ou de graveur l’a fait sortir du romantisme : il a renoncé au lyrisme subjectif pour s’asservir à l’objet, au modèle. C’est le commencement de la littérature impersonnelle. Et enfin sa finesse de sens esthétique lui a de bonne heure révélé ie juste prix de la couleur locale des romantiques : il a vu ce qu’il y avait de toc et de bric-à-brac dans leur moyen âge. Dès 1833 il s’en disait dégoûté. Quand il vit Athènes, il acheva d’abjurer le gothique, il médit même de Venise : le Parthénon l’avait conquis. Il était trop artiste, trop objectif, pour ne pas enfermer au fond de lui-même un classique. Et ainsi c’est sur Gautier en quelque sorte que pivote notre littérature pour se retourner du romantisme vers le naturalisme.
Voilà les maîtres, les chefs de 1830. Je ne finirais pas si je voulais nommer tous ceux qui à côté d’eux, disciples, amis, indépendants, firent de beaux vers, et se firent un nom. Je ne puis oublier cependant Sainte-Beuve790 : non pour la poésie phtisique et moribonde de son Joseph Delorme, ni pour un certain goût de la nature d’exception, malsaine, avortée ou gâtée, mais pour avoir fait circuler, entre les superbes lieux communs de l’école, certaine veine de poésie intime, domestique, parisienne, trop prosaïque et très réaliste ; par là il a été précurseur aussi, à sa façon. Je dois nommer encore Barbier791, qui a fait, parmi nombre de bons vers de qualité courante, deux chefs-d’œuvre d’éloquence satirique et fougueuse : la Curée et l’Idole. Il a dénoncé avec une verve puissante, une rare largeur d’inspiration, l’égoïsme des vainqueurs de 1830, l’imprudence des pontifes du culte de Napoléon : c’était si rudement frappé et si juste, que tout ce qu’il fit depuis parut terne.
7. Béranger792
Aucun des romantiques, pas même Hugo, ne pouvait rivaliser, aux environs de 1830, avec la gloire de Béranger.
Ignorés du peuple, étonnant le bourgeois, ils n’avaient en général conquis que les ateliers et quelques cercles littéraires. La Curée avait fait un bruit immense ; mais le poète populaire, le poète national, c’était le chansonnier.
Au temps où le romantisme était légitimiste et chrétien, Béranger était libéral ; il avait souffert destitution, prison, amende : mais, avec cela, il était classique : il satisfaisait pleinement les esprits que l’art romantique effarouchait.
Était-il poète ? il n’a rien que de médiocre dans les idées. Il a une philosophie et une sensibilité de café-concert. Il est irrémédiablement vulgaire. Il a le don de rapetisser, d’enniaiser tous les grands sujets, quand il y touche : la religion, par son Dieu des bonnes gens, ami de la joie et tendre aux mauvais sujets, par son agaçante conception d’un christianisme de pacotille qui met à l’aise tous les instincts matériels, par ses curés bénisseurs et bons vivants dont la perfection suprême est de ne pas être des gêneurs ; — le patriotisme, par un chauvinisme de méchant aloi, par l’exploitation fastidieuse de la gloire napoléonienne, avilie, vulgarisée, réduite aux puériles légendes de la redingote grise et du petit caporal ; — l’amour, par une sentimentalité frelatée, un mélange de grivoiserie et d’attendrissement qui exclut à la fois l’intensité de la passion sensuelle et la hauteur du sentiment moral ; — la morale, par une étroite et basse conception de la vie, mesquine dans la vertu, mesquine dans la jouissance, bien aménagée en un confortable égoïsme sans excès et sans danger. Il n’a guère regardé la nature : classique encore en cela que l’homme seul l’intéresse ; classique de décadence en cela qu’il n’a qu’une psychologie de surface et de convention.
En un mot, la mesure de Béranger, c’est cette moyenne assez vulgaire de l’esprit français qu’on appelle l’esprit bourgeois : esprit positif, jouisseur, gausseur. Il exprimait de son mieux les idées du bourgeois de son temps : de là son succès. Cependant, après 1830, le grand souffle de pitié sociale qui traversa la littérature, le toucha comme les autres : et il écrivit quelques chansons de sympathie presque révoltée, en faveur des gueux, des misérables, de tous ceux qu’opprime la lourde machine des institutions. Le peuple n’avait pas attendu ce moment pour adopter le chansonnier : au fond, le peuple est très bourgeois. Et puis la forme de Béranger est admirablement populaire.
Pas d’images curieuses ou originales ; pas de style savant et artiste ; le jargon pâteux, incolore, banal de tout le monde : le style de Scribe, pour tout dire.
Mais des rythmes de chanson, très habilement choisis en vérité : des rythmes nets, vifs, qui saisissent l’oreille, que le vers impose presque à la simple lecture, par sa coupe précise et arrêtée.
Et surtout de l’action, toujours de l’action. La chanson de Béranger est récit ou drame ; et chaque couplet met en lumière un des moments principaux de l’action. Par la structure de ses chansons, Béranger est artiste, comme Scribe par la structure de ses pièces. En un sens même (poésie à part, et idées, et style), la chanson de Béranger est populaire par le même mérite qui a fait la popularité de La Fontaine : parce qu’elle est toute action. Si l’on se rappelle l’étude que nous avons faite du moyen âge, on comprendra à quelle puissante tradition se rattache Béranger ; l’on s’expliquera ainsi la merveilleuse adaptation de cette œuvre assez basse à notre moyen esprit, et pourquoi, seule peut-être en notre siècle, elle a été véritablement populaire.