(1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre III. Les tempéraments et les idées — Chapitre I. Un retardataire : Saint-Simon »
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(1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre III. Les tempéraments et les idées — Chapitre I. Un retardataire : Saint-Simon »

Chapitre I
Un retardataire : Saint-Simon

1. Vie, humeur, idées. Composition des Mémoires. — 2. L’artiste.

Un des contrastes les plus frappants que présente le xviiie  siècle, c’est Saint-Simon contemporain de Voltaire et de Montesquieu : les Mémoires sont rédigés dans les années où paraissent les Lettres anglaises, où se forme l’Esprit des lois. Jamais homme ne fut moins de son siècle que le duc de Saint-Simon506 : par ses idées, c’est un féodal ; par son tempérament, il est notre contemporain. Ce duc gothique est le plus moderne artiste de la littérature antérieure à la Révolution. Il fait penser à M. d’Epernon et à Michelet.

1. Caractère de Saint-Simon

Né en 1675, d’un père très vieux, qui devait sa fortune et son titre à Louis XIII, il grandit loin de la cour de Louis XIV, parmi les souvenirs de l’autre règne, dans une dévotion attendrie au feu roi, au « roi des gentilshommes », qui enveloppait une sourde aversion pour le roi des commis. Mousquetaire gris à dix-sept ans, mestre-de-camp de cavalerie, il est démissionnaire en 1702, de dépit de n’avoir pas passé brigadier : le roi, qui à cette date avait plus que jamais besoin d’officiers, et qui n’aimait pas les esprits si prompts à fixer leur droit, ne lui pardonna jamais d’avoir quitté l’armée. C’est une des caractéristiques de l’organisation sociale de ce temps, que cet homme mal vu du roi, et qui n’aimait pas le roi, ait vécu plus de quinze ans près du roi, sans songer à quitter sans qu’on songeât à le renvoyer, parce que, étant duc et pair, sa place était là. Même après sa lettre anonyme à Louis XIV, si éloquente et si dure, soupçonné et, dans l’esprit, du roi, convaincu de l’avoir écrite, il resta à la cour. Il fut de la cabale du duc de Bourgogne, et put fonder de hautes espérances de fortune sur le prochain règne : la mort du prince le fit désespérer du bonheur public et du sien. Mais le duc d’Orléans l’aimait et l’estimait : Saint-Simon fut appelé au conseil de Régence ; son rôle n’y fut important que dans les circonstances où ses rancunes servaient les idées ou les intérêts du gouvernement, dans la substitution des conseils aux ministres, dans la déchéance des princes légitimés. Le grand acte de la vie publique de Saint-Simon fut son ambassade de 1722 : mission tout honorifique qui consistait à demander au roi d’Espagne la main de l’infante pour Louis XV. Après la mort du Régent, Saint-Simon se retire : il vit jusqu’en 1755, dans son hôtel de la rue Saint-Dominique et dans son château de la Ferté-Vidame, écrivant avec une activité fiévreuse.

Ce qu’il écrivait, c’était le détail de ses idées et de ses affections : un parallèle des trois premiers rois Bourbons, où Louis XIII était le grand homme des trois, toute sorte de mémoires sur les duchés-pairies, sur leurs origines et leurs privilèges, toute sorte de mémoires historiques et politiques. Ayant eu entre les mains, vers 1730, le journal de Dangeau, il revit jour par jour la vie du grand roi et de la cour ; tous ses souvenirs, ses froissements, ses haines d’autrefois, remontèrent à sa mémoire, échauffèrent son imagination ; la sécheresse, la courtisanerie de Dangeau le dégoûtèrent ; et il se mit à l’annoter, mettant sous chaque fait, sous chaque nom, tout ce que sa lecture avait remué en lui d’anciennes impressions. Quand il eut annoté Dangeau, il se sentit seulement en haleine : il éprouva le besoin de rédiger, lui aussi, ses Mémoires ; il reprit les notes que, depuis l’âge de dix-huit ans, il avait entassées, et, gardant toujours une copie de Dangeau devant les yeux, pour lui donner le fil de l’exacte chronologie, il composa507 cette œuvre volumineuse qui embrasse les vingt dernières années de Louis XIV, avec toute sorte de digressions sur les parties antérieures du règne, et l’époque de la Régence.

Saint-Simon pensa de bonne heure à être l’historien de son temps : à l’armée, à la cour, il a ramassé curieusement la plus ample information. Il a tâché de voir, ou de se faire instruire par ceux qui avaient vu. Il interrogeait sans cesse, âprement, avec une insistance de juge d’instruction, femmes, ministres, généraux, courtisans, diplomates, médecins, et même valets de chambre : de chacun il tirait une bribe du présent ou du passé. Il ne les lâchait que vidés. Il a donc eu d’abondants matériaux. Mais il n’en a pas fait la critique : il n’avait ni l’âme ni la méthode d’un savant. Il n’a pas contrôlé suffisamment les témoignages ; il a négligé les documents écrits qui auraient ruiné bien des on-dit qu’il a enregistrés ; il a cru à tout ce qui flattait son désir ou son aversion. Ses Mémoires fourmillent d’inexactitudes, d’erreurs, de mensonges même, de ces mensonges passionnés qui échappent aux honnêtes gens de petit esprit ; ils ne doivent être consultés qu’avec bien des précautions comme document historique.

Le marquis d’Argenson définissait notre duc et pair « un petit dévot sans génie et plein d’amour-propre ». Mettons à part le génie littéraire que d’Argenson ne pouvait soupçonner : la vie et les écrits de l’homme démontrent la justesse de ce jugement.

Saint-Simon est un très honnête homme, et très pieux, d’une ferveur qui le conduisait chaque année faire une retraite à la Trappe. Cependant il a la piété large et tolérante : ami des jansénistes, il ne s’engage pas dans la secte. Fidèle catholique, il n’a pas la haine du protestant, et condamne la Révocation de l’Édit de Nantes. Il a en horreur les querelles ecclésiastiques, les tracasseries, les persécutions. Cette façon d’entendre la religion est ce qu’il y a de plus intelligent en lui. Car il a du reste l’esprit médiocre, étréci, déformé par un amour-propre aussi mesquin que violent. Ce grand seigneur dont la noblesse était mince, est l’homme d’une idée : il est duc et pair. Tout l’univers se subordonne pour lui à la grandeur des ducs et pairs. C’est le principe de ses idées politiques, par lesquelles il se rapproche de Fénelon.

Il hait Louis XIV et « ce long règne de vile bourgeoisie », il hait Richelieu et Mazarin, tous les ouvriers de la monarchie absolue.

Il veut relever la noblesse : il fait un rêve féodal, il remonte jusqu’à Philippe le Bel, au temps où il s’imagine voir les « fiers légistes » aux pieds des nobles pairs qui composent le Parlement, la cour du roi. Voilà où il voudrait revenir. Comme au reste il est honnête homme, il serait patriote, ami du bien public, pitoyable au menu peuple : du moment que les petites gens se connaîtraient et ne « prétendraient » rien contre la hiérarchie, Saint-Simon gouvernerait en bon propriétaire et bon père de famille. Il est plein de bonne volonté patronale et nationale.

Le temps ne se prêtait guère à réaliser ses rêves ; et il ne s’en aperçut pas. Entre 1715 et 1720, pendant que Montesquieu écrivait ses Lettres persanes, il opinait pour la banqueroute, pour la convocation des États généraux, avec la tranquillité d’un contemporain du roi Jean. Rédigeant ses Mémoires au temps où le roi de Prusse cajolait Voltaire, il y notait l’envoi eu exil d’un certain « Arouet, fils, écrit-il, d’un notaire qui l’avait été de mon père, et de moi » ; il n’eût pas parlé de cette bagatelle, « si ce Arouet n’était devenu une sorte de personnage dans la république des lettres, et même une manière d’important dans un certain monde ». Ces deux lignes, aux environs de 1745, sont d’une belle force.

Son entêtement aux prises avec les circonstances eut un piteux résultat : ne pouvant faire que la noblesse eût un pouvoir réel, il se rabattit sur des apparences, des formes vides : il défendit les prérogatives extérieures, les privilèges de vanité, toutes les distinctions qui mettaient une barrière entre les nobles et les bourgeois, entre les nobles d’épée et les robins, entre les pairs et tout le monde. Il disputa, tracassa, plaida sur l’étiquette, les préséances, les titres, avec une passion puérile qui lassa jusqu’à Louis XIV. « M. de Saint-Simon, disait le roi, ne s’occupe que des rangs et de faire des procès à tout le monde. » C’était vrai : mais le grand roi avait tort de se plaindre. N’était-ce pas faire son jeu que de prendre au sérieux les distinctions dont il amusait l’inutilité de toute cette noblesse ramassée à la cour ?

Saint-Simon donna à plein dans le piège tendu par la royauté : trouvant les voies de l’ambition fermées, il se jeta furieusement dans celles de la vanité. Il s’y aigrit, s’y rapetissa dans les mesquines cabales, les pointilleries futiles. Il y perdit, s’il l’eut jamais, la capacité des grandes affaires ; il y devint incapable de jugement et de justice. Il enveloppa dans un mépris mêlé de jalousie tous les favoris, ministres, généraux, que leur naissance n’égalait pas à leur emploi, sans distinction de mérite, sans compensation de services. Il lui suffit, pour nier le talent de Villars, que sa noblesse soit courte et douteuse ; pour verser l’outrage sur Vendôme, que son origine royale soit illégitime. Ce pieux et vertueux seigneur a des haines folles contre tout ce qui blesse sa conception d’un État féodal où les ducs et pairs seraient la clef de voûte.

Ces idées sont d’un autre temps, surtout parce qu’elles revêtent la forme de théories surannées. Elles prennent aussi une couleur singulière par le tempérament, de l’homme qui les exprime. Mais prenons-y garde : il y a au xviiie  siècle une foule de Saint-Simons au petit pied, toute une noblesse à l’esprit court, murée dans ses souvenirs et ses préventions, d’autant plus entêtée de ses vains privilèges que l’extérieur est tout ce qui lui reste ; courtisans, nobles de province, ce seront ceux-là qui se rendront insupportables au reste de la nation, exaspéreront les plus pacifiques, et nous condamneront par leur égoïsme inintelligent aux convulsions d’une révolution violente.

2. L’artiste dans Saint-Simon

La nature avait mis en ce petit duc d’admirables facultés d’artiste, que son inaction forcée, ses passions rentrées ont développées. Borné du côté de l’intelligence, il a une sensibilité démesurément irritable et vibrante. Il est tout nerfs, toujours secoué de passion, bouillant et débordant. Mais la nature l’a fait curieux, elle lui a donné des yeux aigus, qui ramassent tous les ensembles et tous les détails, une mémoire étonnante pour rappeler les images dans toute la fraîcheur de la sensation première. Il n’est point écrivain à idées, et ne se soucie guère du monde intelligible. Il n’est ni philosophe, ni moraliste ; il est peintre. Il a le don de l’intuition psychologique. Plus pénétrant que La Bruyère et que Lesage, opérant sur la matière vivante, toujours en mouvement et qui se dérobe à chaque instant, il démonte les actions avec une sûreté magistrale, dissèque les sentiments, saisit les plus fugitives traces des forces qui composent la vie morale. Mais il est bien le contemporain de Lesage et de La Bruyère, par ce don de traiter toutes les apparences sensibles comme le chiffre qui contient l’homme intérieur.

Ses haines avivent sa curiosité, rendent ses yeux plus prompts « à voler partout en sondant les âmes » ; elles aveuglent son jugement, mais elles éclairent sa vision. Son cas est singulier : injuste et partial jusqu’à la férocité, il ne voit jamais trouble ; la passion donne à son regard une vigueur plus perçante. Rien ne prouve mieux qu’il y a en lui un artiste : la réalité le saisit, en dépit de ses préventions, de ses aversions, de ses théories ; et il lui est aussi impossible de ne pas la rendre que de ne pas la voir. De là vient que ses portraits sont si vivants, si vrais, quoique souvent si injustes. Son instinct d’artiste trompe ses sympathies d’honnête homme et jusqu’à ses opinions de duc et pair.

Voilà comment Saint-Simon, qui peut être redressé ou démenti presque à chaque page, reste pourtant le seul peintre qui nous rende la cour de Louis XIV. Ce qui est pour l’esprit est souvent faux : mais ce qui est pour la sensation est toujours réel. Il y a dans ces Mémoires une abondance, une variété de silhouettes, de croquis, de charges, de portraits en pied, de vastes tableaux, qui font vivre devant nous, comme réels et tangibles, les contemporains du grand roi, ses courtisans, sa famille et lui-même. En deux lignes, Saint-Simon vous campe le bonhomme sur ses jambes, dans son attitude favorite, avec son expression particulière de physionomie : ailleurs il le développe, le fouille, en dévide les entrailles, n’y laisse rien d’obscur ou d’inexpliqué. Il a le sentiment de la vie, c’est-à-dire du changement : il voit les hommes s’épanouir ou se dessécher, leur personnalité se fondre et se refaire ; il note ce travail insensible du temps, qui dégrade et renouvelle les figures. Ses impressions se modifient, il revient au modèle, il s’y attaque avec une nouvelle rage, pour le fixer dans son état actuel, qui bientôt ne sera plus. De là vient qu’il nous donne plusieurs portraits de Fénelon, de la duchesse de Bourgogne, de Mme de Maintenon : et combien d’études du grand Roi !

Avec les individus, il regarde les masses. Tantôt il ramasse toute une scène en quelques traits, par un dessin large, hardiment simplifié ; tantôt il développe d’immenses tableaux, comme ceux de la mort de Monseigneur, et du lit de justice qui dégrade les enfants légitimés de Louis XIV. Son récit est grouillant de vie, et l’impression a cette netteté qu’un art supérieur peut seul donner. Une foule d’individus, de mouvements, d’actions se mêlent, se croisent, se succèdent ; chaque individu est analysé, chaque mouvement décomposé, chaque action détaillée. Rien ne s’embrouille pourtant et ne se confond ; à de certains moments, toutes les particularités reculent et s’effacent ; on ne voit plus que les ensembles, les mouvements généraux, les caractères saillants. Je ne sais où l’on pourrait trouver une pareille exactitude de vision, unie à une pareille ampleur.

Saint-Simon a égalé sa puissance d’expression à sa puissance de sensation : c’est tout dire. Il écrit d’un style heurté, fougueux, tout plein de contrastes, de disparates, de brusqueries, d’audaces, de négligences. « Je ne suis point un sujet académique, dit-il de lui-même ; je suis toujours emporté par la matière. » C’est en effet sa passion qui se dégage, sa sensation qui se réveille. Aucune intention littéraire n’intervient dans le choix de l’expression. La métaphore y pullule, mais la métaphore qui n’est pas un procédé de rhétorique, et qui enregistre la vibration intime de la personnalité au contact des choses. Nul scrupule de grammairien et de puriste, nulle préoccupation technique d’écrivain ne dirige ou n’arrête la plume de Saint-Simon : ce duc et pair n’est pas homme de lettres ; et les traditions, les règles, qui emmaillotent l’inspiration des pauvres diables faiseurs de livres, ne sont pas pour lui. Il écrit avec ses nerfs : il cherche les mots qui équivalent à son sentiment, mots à la mode, ou du vieux temps, mots de boutique ou de village, et mots de cour, vertes locutions, ou tours délicats. Il moule sa phrase sur sa pensée, l’étire, l’élargit, la courbe, la brise, selon son besoin, non selon la grammaire. Sa crainte, c’est toujours de dire moins qu’il ne sent : il surcharge, il emmêle d’immenses périodes confuses, touffues, d’où sortent des éclairs et des flammes : son style, enfin, rend le fourmillement de la vie, son mouvement immense et multiple, avec l’étrange agrandissement, l’éclairage violent d’une vision d’halluciné.

Saint-Simon est en avance d’un siècle. Ce grand seigneur bouscule règles, goût, bienséances, pour mettre son tempérament tout à fait à l’aise dans son style ; entre Voltaire et Montesquieu, il écrit comme il ne sera permis d’écrire qu’au temps de Hugo et de Michelet. Aussi, quand la première édition de ses Mémoires parut en 1830, nos romantiques lui firent fête ; et c’était justice : le duc de Saint-Simon était des leurs.