(1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre II. Les formes d’art — Chapitre IV. Le roman »
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(1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre II. Les formes d’art — Chapitre IV. Le roman »

Chapitre IV
Le roman

Le développement du genre au xviiie  siècle. — 1. Lesage ; son caractère. Le métier littéraire : accroissement de dignité, diminution d’art. Le Diable boiteux, Gil Blas : la question de Gil Blas est close. Originalité du livre. Réalisme pittoresque de la description. — 2. Marivaux romancier. Le roman psychologique et sensible. Le réalisme de Marivaux. L’abbé Prévost et Manon Lescaut. — 3. Le roman satirique et philosophique ; le roman érudit. Le roman à thèse : la Nouvelle Héloïse. Le roman à la fin du xviiie siècle.

Le roman est le seul genre d’art qui soit en progrès au xviiie  siècle. Les grands classiques l’avaient négligé ; partant, il n’était ni usé, ni fixé. Abandonné à des écrivains amateurs, à des femmes, il se trouvait, au début du xviiie  siècle, libre et souple, sans règles, à traditions multiples et flottantes, prêt à recevoir toutes les formes, à contenir toutes les pensées. Il passa au premier plan par la victoire du bel esprit français et mondain sur l’art antique : il fut naturel alors que le roman, qui avait toujours eu la faveur des gens du monde, devînt un des grands genres. L’élément proprement romanesque, la particularité des noms, des lieux, des faits flattaient la frivolité du public, et les besoins d’imagination et de sensibilité qui commençaient à s’y éveiller.

Le xviie  siècle avait eu des romans nobles et héroïques, des récits burlesques et satiriques : entre les deux se trouvait le roman vrai. Partie du genre héroïque, Mme de la Fayette achemina le roman vers la vérité. Le goût des— lecteurs y poussait : les médiocres romans historiques que donnent les imitatrices de Mme de la Fayette497, les méchants mémoires apocryphes que fabrique Sandras de Courtilz498, plaisent par l’apparence vraie, par la prétention d’être vrais, par la conformité des faits qu’ils racontent avec les faits communs de la vie réelle, et même avec les faits particuliers de l’histoire.

La Bruyère, par ses Caractères, développa chez les lecteurs la curiosité du détail extérieur, des signes par lesquels l’homme intime se révèle. La comédie essaya bien de se mettre d’accord avec cette disposition des esprits ; mais la difficulté de représenter matériellement les formes de la vie, lieux, meubles, costumes, toutes ces choses où les mœurs générales et les tempéraments individuels mettent leur empreinte, paralysait l’effort des auteurs, dans l’état où était encore l’art de la mise en scène ; et tout le siècle s’écoule sans arriver à créer la pièce réaliste. Le roman, qui n’avait pas à figurer les choses, mais à suggérer l’image des choses, n’était pas limité de ce côté dans sa puissance, et ce fut encore une raison de la prépondérance qu’il prit.

Ainsi se prépara le roman de mœurs dont Lesage fut le créateur.

1. Lesage et son « Gil Blas »

Lesage499 vécut pauvre, obscur et digne. Il n’eut pas d’ambition.

Il ne ressemble guère aux gens de lettres du xviiie siècle, si remuants, si désireux de s’étaler, d’occuper le monde de leurs personnes. Il n’aime pas les beaux esprits de son temps, raisonneurs et critiques ; il ne manque guère une occasion d’égratigner Voltaire. Il n’a pas du tout l’humeur philosophique. Il n’en veut ni à la religion ni à la société ; il traite comme travers des personnes et des classes ce que les autres attaquent comme vices des institutions ; il fait le moraliste, et non le sociologue. Il n’a pas confiance dans la raison : il croit qu’elle n’est pas de force à régler la pratique. S’il n’est pas psychologue profond et original, il est du moins observateur attentif des effets réels de la vie morale ; par là il est homme du xviie siècle plutôt que du xviiie . Il l’est aussi par la prédominance de l’instinct artistique : il ne vise qu’à rendre ce qu’il a vu ; il n’a pas d’intention polémique ni d’esprit de propagande.

Il n’est pas de son temps non plus par le choix de ses modèles, de ses sources et de ses sujets. Il tourne le dos à son siècle, qui regarde vers l’Angleterre : pour lui, c’est à l’Espagne qu’il s’adresse. En cela, il n’était même pas classique. On a beau signaler tout le long du règne de Louis XIV de nombreuses imitations et traductions d’œuvres espagnoles, il n’en est pas moins vrai que de 1660 à 1707 aucune grande œuvre n’accuse cette origine. L’art classique a rejeté les modèles espagnols à la basse littérature ; et l’on peut encore rapporter à la défaite du goût classique cette singularité, qu’un disciple de Molière et de La Bruyère se fait l’héritier des Chapelain et des Scarron par sa prédilection pour la littérature de l’Espagne. Il est vrai qu’il y trouvait un avantage : cette littérature était un inépuisable magasin de cadres, de formes, d’aventures, de figures, qui permettait à Lesage de travailler rapidement. C’était pour lui un grand point.

Car il apporte dans la vie littéraire un fait nouveau, considérable en ses conséquences. Jusqu’ici du moins, ce n’étaient que de pauvres diables d’écrivains, sans talent et sans gloire, qui avaient vécu aux gages des libraires. Lesage, par indépendance, par dignité d’homme, n’attend ni les pensions ni les cadeaux ni les sinécures que procure la faveur des grands. Il entend vivre de son travail. C’est d’une belle âme. Mais l’art y perd. Car la vie matérielle soumet à ses nécessités le travail littéraire ; le besoin d’argent règle la production. De là les œuvres bâclées, la copie diffuse, les volumes bourrés : chaque feuille d’écriture est un capital créé. La tentation est grande d’entasser volume sur volume, de délayer, de répéter ; il faudra beaucoup de force d’âme pour mûrir pendant dix ans un petit livre. L’ouvrage des écrivains perdra en densité ce qu’il gagnera en volume. Lesage est le premier exemple d’un grand écrivain qui se fait de son talent un moyen d’existence régulier. Aussi, parmi ses nombreux romans, n’y a-t-il que deux œuvres qui comptent : encore ne sont-elles pas sans bourre.

Le Diable boiteux, dont le cadre et le titre étaient pris à l’Espagnol Guevara, mais où l’invention devient plus personnelle à mesure que l’ouvrage se développe, gagnerait à être allégé de plusieurs nouvelles et de nombreux portraits. Tel qu’il est, il eut un immense succès ; et, en somme, il le mérite. C’est, sous une forme propre à caresser l’imagination, une répétition des Caractères de La Bruyère. Lesage fait défiler sous nos yeux un long cortège d’originaux, ridicules ou odieux. Cela n’ajoute pas grand’chose, rien du tout même, à ce que les moralistes du siècle précédent nous ont dit des vices, des passions, des travers de l’homme. Mais, si ce n’est neuf, c’est vrai, c’est vif, c’est amusant. Ces vices, ces passions, ces travers, Lesage les habille curieusement, exactement ; habillés, il les fait mouvoir, agir ; il les explique par leurs effets. Nous voyons : là est le mérite original de Lesage. Un degré de moins de profondeur, quelques tons de plus de pittoresque, voilà le Diable boiteux, comparé aux Caractères.

Gil Blas est identique au Diable boiteux, avec la différence d’un vaste tableau à une légère esquisse. Il y a eu pendant plus d’un siècle une « question de Gil Blas », qui a exercé les savants de tous les pays ; cette question était : Lesage a-t-il, oui ou non, copié un original espagnol ? La question est résolue aujourd’hui, de telle façon qu’il n’y a pas à y revenir. L’original espagnol, qu’on prétend disparu, n’a jamais existé. Lesage a utilisé des sources que nous avons encore. L’idée première de son roman, la préface, le cadre, quelques aventures viennent du Marcos Obregon de Vicente Espinel. Ajoutons les autres romans picaresques, Guzman d’Alfarache, Estebanillo Gonzalez, etc., les innombrables comédies, toutes les richesses enfin de la littérature narrative et dramatique de l’Espagne : ajoutons le Voyage de Mme d’Aulnoy, les Recherches historiques et généalogiques des Grands d’Espagne d’Imhof, l’État présent de l’Espagne de Vayrac, des mémoires politiques et des pamphlets relatifs aux règnes de Philippe III et Philippe IV, des cartes géographiques. Nous trouvons là l’explication de tout ce qu’il y a d’espagnol dans Gil Blas, exactitude topographique, vérité historique, connaissance des mœurs, couleur locale. Mais rien de tout cela, comme l’a fait remarquer, je crois, M. Brunetière, ne rend raison du succès de Gil Blas. Si Gil Blas est devenu une des pièces de ce qu’on peut appeler la littérature universelle, et si Marcos Obregon, et tous les autres romans picaresques, sont restés purement espagnols, c’est par ce que Lesage a mis dans son œuvre de français et d’humain. La meilleure partie de son livre lui appartient en propre.

On a peine à imaginer la bizarrerie extravagante des aventures que les romans picaresques des Espagnols nous offrent, la grossièreté répugnante des mœurs, l’âcre goût de terroir de la satire et de la plaisanterie. C’est de là que viennent dans Gil Blas toutes ces insipides histoires de voleurs, ces friponneries longuement machinées et minutieusement narrées, enfin tant d’ennuyeux chapitres qu’on feuillette avec dégoût. Mais partout où l’on aime à s’arrêter, partout où l’on trouve une fine satire des sottises humaines, de chaudes peintures des mœurs du temps, soyez sûr que les sources de Gil Blas doivent se chercher dans la littérature française, et dans la société française. Ces précieux, ces comédiens, ces gens de finance, auprès desquels Lesage nous introduit, ont existé chez nous. Dans l’exploitation de ses modèles, puisque modèles il y a, Lesage se laisse guider par sa connaissance de la réalité prochaine, de l’homme vu dans le Français.

La première partie du roman, publiée en 1715, a été écrite dans les derniers temps de Louis XIV : ce ne sont que des scènes de la vie privée. Le fils de l’écuyer et de la duègne part de la maison paternelle, chargé d’une science qui n’a rien de pratique, curieux et candide, gonflé d’espérances et ivre de liberté. La vie va former ce « niais », et rabattre son vol : un peu d’instinct, beaucoup de poltronnerie l’écartent de la grosse malhonnêteté ; il cède à l’occasion, ou à la nécessité, mais, tout compte fait, il aime mieux faire fortune sans risquer les galères ni l’infamie. Dans les compagnies étranges où le sort le jette, il apprend combien Gil Blas est peu de chose dans le monde, que le monde n’a pas pour principale affaire de contenter, d’admirer Gil Blas. Sa vanité lui attire de dures disgrâces : il comprend qu’elle est un piège où nous nous prenons nous-mêmes ; il s’instruit à la rendre intérieure. Il acquiert l’habitude de se méfier des autres et de lui. Le hasard d’une bonne action qu’il n’a pas méditée le fait intendant d’une riche maison, aimé de ses maîtres. Il y vivra paisiblement, grassement ; il pourra presque s’enrichir sans voler, et il mourra à peu près honnête homme.

Mais, en 1724, le troisième volume jette Gil Blas hors de la maison de don Alphonse, dans de nouvelles aventures, dans un monde plus relevé : le tableau de genre s’agrandit en tableau d’histoire. Gil Blas devient le favori du duc de Lerme ; et nous pénétrons à la cour, par la petite porte, il est vrai, et les couloirs dérobés. Nous voyons l’envers et les dessous de ces imposantes machines qu’on nomme ministère, administration, gouvernement, les égoïsmes éhontés, la basse corruption, les intérêts sordides, qui sont les ressorts des grandes affaires. Que s’est-il passé de 1714 à 1725 ? Lesage a-t-il mis la main sur des documents inconnus ? Non, il y a simplement que la Régence a passé, en son débraillé, dans sa cynique impudence, étalant ce que la majestueuse personne de Louis XIV cachait : il y a que Lesage a vu l’abbé Dubois gouverner le Régent, tandis que Philippe V avait Albéroni. Ces scandales s’éloignent : Fleury assoupit les affaires, les remet dans un train de moyenne honnêteté ou de silence discret. Lesage publie en 1733 la fin de son roman : il répète la vie politique de Gil Blas, et le présente avec Olivarès dans les mêmes rapports où il était avec Lerme. Mais tout est changé dans cette répétition ; le ministre est honnête, le favori est honnête ; on tâche de faire le mieux possible les affaires du roi et de l’État. L’égoïsme est réduit au minimum nécessaire à la vérité. Il est visible que l’auteur, depuis onze ans, a pris une meilleure idée du personnel qui gouverne.

La composition du roman est faible : il est difficile qu’il en soit autrement dans une œuvre publiée en trois fois, de dix ans en dix ans. Lesage a gardé le procédé de Mlle de Scudéry, celui qui permet de développer un sujet en dix tonies. Chaque personnage raconte son histoire à un moment ou à l’autre ; et il y a bien des aventures où Gil Blas n’est jeté que pour donner occasion à quelqu’un de paraître et de narrer sa vie. On retrancherait la plupart de ces histoires sans dommage pour le roman. Il y a bien des aventures, aussi, dont Gil Blas est le vrai héros, et dont la suppression ne ferait rien perdre à l’ouvrage. Nous touchons ici au grand défaut de la conception de Lesage.

Il est d’usage de louer l’invention du caractère de Gil Blas : ce garçon qui est si peu héros de roman, bon enfant, sans malice, sans délicatesse, sans bravoure, mais admirablement résistant par le manque même de profondeur, qui ne prend jamais la vie au tragique, qui se relève et se console si vite de toutes ses disgrâces, toujours tourné vers l’avenir, jamais vers le passé, toujours en action, jamais rêveur ni contemplatif, que l’expérience mène rudement de la vanité puérile à l’égoïsme calculateur, et qui finit par s’élever assez tard à une solide encore qu’un peu grosse moralité ; ce personnage-là, dit-on, c’est notre moyenne humanité. Il me semble qu’il faut prendre garde de trop louer l’idée philosophique qui a déterminé le caractère de Gil Blas. Ce n’est, si je puis dire, qu’un caractère à tiroirs. Lesage l’a fait assez vaste pour contenir toutes les aventures, assez souple pour relier les plus diverses. Si Gil Blas a tant d’équilibre et de ressort, c’est qu’une fois l’aventure achevée, heureuse ou malheureuse, l’auteur a hâte de l’engager dans une autre. Le personnage s’éparpille dans cette multiplicité d’incidents et d’actions. Gil Blas n’a pas, ou n’a qu’à un degré insuffisant, les deux conditions essentielles d’un caractère, la personnalité et l’identité. A sa définition, il manque ce qu’on appelle la différence : il n’a que le nom d’individuel ; autrement, il est tout le monde. Par suite, rien n’avertit, sauf le nom, que ce soit le même homme qui est dans la caverne des voleurs et dans le palais d’Olivarès : aucune nécessité psychologique ne lie les diverses aventures du personnage. Comme on peut en retrancher, on pourrait en ajouter indéfiniment.

La grande affaire de Lesage est de peindre les mœurs : son roman est une galerie de tableaux, souvent charmants et vrais. Son originalité est de noter toutes les choses extérieures par lesquelles les hommes se révèlent ; ce sont d’abord leurs actes, et leurs paroles, puis leur geste, leur physionomie, toute leur apparence physique, puis leurs habits et leur train de maison, leur logement, leurs meubles, leurs repas ; c’est leur profession : Lesage, avant Diderot, n’oublie jamais de faire entrer la condition dans la composition du caractère. En un mot, Lesage est un réaliste, uni des grands artistes que nous ayons en ce genre. Il est exquis de vérité pittoresque, en peignant le dîner d’un chanoine ou la figure d’une duègne. Il pousse plus avant dans la voie indiquée par La Bruyère : il recule les réalités intérieures et intelligibles, et il amène en pleine lumière les réalités sensibles. De là la médiocre profondeur de son observation psychologique : le réaliste qui s’attache à garder aux choses extérieures tous les accidents de leur individualité, est forcé de se tenir aux vérités moyennes de la vie de l’âme. Pour que ses peintures soient comprises, il faut qu’il soutienne la particularité physique par la généralité morale. Il se contente d’utiliser les vérités acquises, et qui sont du domaine commun.

Au réalisme de Lesage se rattache encore la médiocre élévation de son œuvre : il se dégage du livre une philosophie expérimentale, qui intéresse l’égoïsme dans la moralité, une sagesse terre à terre, d’autant plus vulgaire qu’elle est moins amère et plus riante. Lesage n’est pas de ceux que la vision du réel oppresse. Il voit nombre de coquins, de fripons, de demi-coquins surtout et de fripons mitigés, parmi lesquels surnagent quelques honnêtes gens : il voit partout des instincts brutaux ou des vices raffinés, l’intérêt et le plaisir se disputant le monde, et ne laissant guère de place au désintéressement et à la vertu. Il sait de quoi est fait ce qu’on appelle dans le monde un honnête homme, et il ne compose pas le sien d’éléments bien délicats. Et ainsi, jusque dans la conception morale que semble exprimer la dernière partie du roman, Lesage ne dépasse pas le possible et le réel : on ne saurait dire que Gil Blas soit un idéal ; il arrive à être à peu près la moyenne d’un honnête homme, après avoir été un peu au-dessous.

Une chose qu’il faut louer presque sans réserve chez Lesage, c’est le style, naturel jusqu’à la négligence, et pourtant plus travaillé qu’il ne semble d’abord, léger et fort tout à la fois, piquant, imprévu, abondant en traits, ayant le relief et le mordant du style dramatique. Ce style est d’un caractère à peu près constamment satirique : très rarement, il est tout à fait objectif. Mais la satire de Lesage est pittoresque ; elle est une peinture des hommes et de la vie ; et c’est par là que Lesage est au xviiie  siècle le véritable héritier de Molière et de La Bruyère, à l’exclusion de tous ces auteurs de comédies qui ne savent que diriger des épigrammes pincées contre les mœurs sans les représenter au vif.

2. Marivaux romancier. L’abbé Prevost

Le réalisme de Lesage était incomplet, limité précisément par le cadre qu’il avait choisi. Plaçant son action en Espagne, il s’obligeait à tout Imaginer : rien de ce qui était exact n’était « d’après nature », puisque Lesage n’avait pas vu l’Espagne, et ce qui était « d’après nature » ne pouvait être exact, puisque les mœurs françaises ne pouvaient passer dans une action espagnole sans un certain arrangement. Avec Marivaux500, le roman fait un grand progrès par cela seul que la Vie de Marianne et le Paysan parvenu se passent en France, à Paris.

Malgré la composition lâchée, et l’inachèvement des deux œuvres, il y a progrès aussi dans la conception et le développement des caractères principaux. Le nombre des aventures est réduit, et toutes les aventures aident le personnage à se caractériser. Ni la personnalité, ni l’identité ne font défaut à Marianne et à Jacob. Marianne est une petite personne, honnête d’instinct, fine d’esprit, sensible, vaniteuse, coquette : un type féminin, mais une femme. Et Jacob est un Champenois rusé sous des formes naïves, âpre au gain, sous sa ronde bonhomie, patient, énergique, sensé, d’une grosse probité sans délicatesse, exploitant sans scrupule les vices qu’il méprise. C’est un homme, lui aussi, ce n’est plus l’humanité.

Comme Gil Blas, Marianne et Jacob sont chargés de nous montrer les milieux qu’ils traversent, l’une d’enfant trouvée devenant demoiselle de boutique, mise au couvent, lancée dans le monde, s’acheminant à un riche mariage ; l’autre, de laquais s’élevant à la condition de fermier général. Ces deux existences, la dernière surtout, répondent mieux que celle de Gil Blas aux conditions de la vie réelle, et par conséquent à celles du roman réaliste.

La peinture de mœurs, chez Marivaux, est d’une précision très poussée. L’intérieur des demoiselles Habert, dans le Paysan parvenu, est un délicieux tableau, d’où se dégage une discrète ironie : il y a là des demi-teintes, un demi-jour assoupi, dont l’effet est exquis. Plus violente est, dans la Vie de Marianne, la peinture de la boutique de Mme Dutour. Mme Dutour, bruyante, indiscrète, sans tact, colère, foncièrement bonne et serviable, est un type populaire merveilleusement attrapé : sa dispute avec le fiacre est d’une intensité brutale, d’une vérité canaille qui n’ont pas été dépassées. Le réalisme de Marivaux est bien plus objectif que celui de Lesage : la satire s’y enveloppe jusqu’à disparaître dans l’expression impersonnelle.

Mais, tel que Marivaux nous est apparu dans son théâtre, il est aisé de deviner que la peinture des mœurs et des milieux ne l’occupera pas seule dans ses romans. Ce sont en effet des pièces d’analyse psychologique, des études de mécanisme mental d’une infinie délicatesse, où la minutie des relevés aboutit parfois, surtout dans la Vie de Marianne, à une prolixité fatigante. Pour se donner carrière avec vraisemblance, Marivaux a adopté la forme de l’autobiographie. Jacob est plus simple, aussi s’analyse-t-il moins : mais Marianne, dans sa petite personne, est infiniment compliquée. Elle nous explique par le menu, délicieusement, ce qu’il y a de rouerie native dans l’innocence d’une ingénue, et ce qui, dans une bonne nature, peut s’épanouir de férocité coquette : lisez la scène de la première messe où Marianne, en toilette, fixe l’admiration des hommes et la jalousie des femmes. Comme elle lit en elle-même, Marianne est fine à déchiffrer les autres : elle fait des portraits, qui feraient honneur à un psychologue ; il y a bien du cailletage féminin dans l’abondance de son développement, mais bien de la précision fine sous le cailletage. Marivaux, qui n’aime pas les dévots, démonte leurs manèges d’une main impitoyable : tout le patelinage de M. de Climal, ses ruses pour venir à bout de Marianne, ses précautions pour assurer et son honneur et sa conscience, tout cela est peint de main de maître. C’est peut-être depuis Tartufe le seul hypocrite qu’on ait réussi à mettre debout. Dans le Paysan parvenu, rien de plus, comiquement humain que la façon dont l’affection pour un beau garçon s’insinue chez une vieille fille dévote.

Le roman de Marivaux, dans ces analyses, reste toujours plus près de la réalité que son théâtre. Sans doute, la liberté des mœurs du xviiie  siècle ne s’y représente pas expressément, et Marivaux — c’est du reste à son honneur — ne tient pas lieu de Crébillon fils ou de Laclos501. Cependant l’immoralité foncière du temps se trahit dans son roman par le même parfum de sensualité que nous avons senti dans son théâtre ; mais ici il est plus âcre et plus fort. Marianne est une jolie fille qui fera son chemin par sa figure, qui le sait, qui le veut. C’est pis encore pour Jacob : les femmes font la fortune de ce laquais. On ne sent pas une réserve de l’auteur sur ces moyens de parvenir.

Marivaux, dans l’ensemble de la littérature européenne, fait la transition d’Addison à Richardson. C’est bien l’homme qui a essayé d’acclimater en France le journal moral à l’imitation du Spectateur : Marianne et Jacob sont d’infatigables moralisateurs. Ils ne nous font pas grâce d’une des conclusions de leur expérience. D’autre part, Marivaux a été chez nous un des fondateurs de la sensibilité littéraire : la satire se retire devant l’attendrissement ; surtout dans la Vie de Marianne, le touchant, le pathétique abondent ; l’héroïne est un cœur sensible, et toutes les pages importantes de sa vie sont trempées de larmes. Seulement, chez Marivaux, ce n’est pas un jeu, une rhétorique : c’est la pente de sa nature et de son talent.

Manon Lescaut est une contemporaine de Marianne et de Jacob. L’histoire de Manon est la seule œuvre qui subsiste de l’abbé Prévost502. Inutile de raconter la vie décousue, inquiète, désordonnée de l’écrivain. Son œuvre, vaste et improvisée, sent la copie entassée pour vivre : ce sont des compilations historiques et géographiques, des romans romanesques, parfois sombres et mélodramatiques, toujours sentimentaux et moralisateurs à outrance. L’abbé Prévost fut un des plus actifs vulgarisateurs de la littérature anglaise. Dans son journal le Pour et le Contre, suivant l’exemple des journaux littéraires rédigés par les réfugiés de Hollande, il s’occupe beaucoup de l’Angleterre ; c’est lui qui plus tard met en français Paméla (1742) et Clarisse Harlowe (1751).

De toute cette production, il n’y a que Manon Lescaut qui compte. Ce petit chef-d’œuvre fut écrit en dehors de toute influence anglaise, plusieurs années avant que Richardson eût publié Paméla. C’est une œuvre de sincérité échappée à un faiseur, qui oublia ce jour-là ses habitudes de diffusion larmoyante et prêcheuse. Prévost a fait cette simple histoire avec quelques souvenirs de sa vie orageuse : il l’a contée rapidement, sans dissertations et sans gros effets, avec un naturel qui donne la sensation de la vie même.

Et pourtant cet ouvrage contient quelque chose de rare dans la vie, et que le roman avait rejeté depuis Mme de la Fayette comme une pure idée de roman : il y a une grande passion, une passion qui absorbe deux êtres, dévorant leurs âmes et leurs existences. Mais les circonstances de cette passion, les actes des êtres qui en sont possédés, font de cette rare passion une réalité. La passion n’est pas ici quelque chose de mystérieux, de magique, qui élève l’homme au-dessus de l’humanité, qui l’affranchisse des conditions communes de l’existence : la passion, pure et souveraine, est aux prises avec les petitesses des caractères et les misères de la vie. Les nécessités intérieures et extérieures font qu’elle dégrade et Manon et Des Grieux, précisément par son irrésistible puissance. Leur dignité, leur honneur leur commandent de se séparer : ils s’aiment tant qu’ils s’avilissent par la persistance de leur amour. Des Grieux consent à tout, à tout ce qu’un homme devrait refuser, pour garder Manon. Manon est une petite fille sans instinct moral, qui ne sait qu’aimer son chevalier. Il n’y a qu’une chose qu’elle ne puisse faire pour lui : c’est d’être pauvre, mal vêtue. Tout le roman est dans les révoltes de l’honneur chez l’homme, dans l’effort de la femme pour accorder l’amour et la coquetterie.

Autour du couple, mettons les convoitises des hommes qui ont de l’argent, la cupidité brutale d’un soldat ivrogne, joueur, escroc, frère de Manon, qui s’en fait l’exploiteur : nous aurons ce roman réel plutôt que réaliste, pathétique sans déclamation, expressif sans dessein pittoresque, et qui, malgré le sujet, malgré les héros, malgré les milieux, reste chaste ; l’auteur n’a eu aucune pensée brutale ou polissonne : il n’a vu que la puissance de la passion qu’il voulait peindre. La lecture de Manon Lescaut est plus innocente que celle du Paysan parvenu.

3. Le roman philosophique

L’esprit philosophique ne manqua pas de s’emparer du roman et de le faire servir aux intérêts de sa propagande. Pour gagner les gens du monde, aucun genre ne convenait mieux.

La recette du roman philosophique est assez simple : deux ingrédients, l’esquisse satirique des mœurs, la description polissonne de la volupté sensuelle, servent à masquer la thèse philosophique. On peut dire que Montesquieu dans ses Lettres persanes a créé le genre. L’Orient, Turquie, Perse, Inde, Chine, deviendra de plus en plus à la mode ; et nombre d’écrivains y placeront leur action romanesque, on y trouve un double avantage : les mœurs orientales donnent toute liberté à l’imagination grivoise ; de plus, on est dispensé de peindre les mœurs avec exactitude.

Chaque philosophe met sur le roman l’empreinte de son tempérament comme de sa doctrine : Voltaire y porte son esprit mordant, sensé, léger, son ironie dissolvante et meurtrière, peu de sensibilité, peu de tirades ; il excelle à trouver les faits menus, secs et précis, qui font apparaître l’absurdité d’une opinion. Diderot pense, déclame, argumente, s’abandonne à son imagination fougueuse et cynique, verse pêle-mêle les vues ingénieuses, profondes, fécondes, sur la littérature, la société, la morale, les effusions ardentes d’une sensibilité lyrique, les impiétés énormes et les obscénités froidement dégoûtantes. Saurin, Duclos, Marmontel, une foule d’autres font passer leur esprit aiguisé ou leur philosophie ronflante dans des récits, dont quelques-uns ont fait grand bruit en leur temps, et nous paraissent les plus ennuyeux de tous aujourd’hui. A l’imitation des philosophes, un érudit, l’abbé Barthélémy, se sert du roman pour vulgariser la connaissance de l’antiquité hellénique ; par malheur, la faiblesse de l’invention littéraire fait tort à la solidité de l’érudition, à la probité des recherches, à l’intelligence des interprétations.

La Nouvelle Héloïse 503 est, avant tout, un roman philosophique : une foule de thèses sociales et morales sont posées, discutées, résolues dans des lettres particulières ; et le roman lui-même, dans l’ensemble de son développement, démontre une des thèses favorites de Jean-Jacques. Nous aurons à voir la place qu’il tient dans l’œuvre et le système du philosophe. Mais, au point de vue seulement du genre et de la forme d’art, la Nouvelle Héloïse est considérable. On a fait déjà des peintures de la vie intime et domestique : jamais on n’a représenté avec une gravité si sérieuse les occupations du ménage, les soins, les devoirs de la maîtresse de maison, les actes, les aspects de la vie du propriétaire. Il y a ici une intimité que le roman n’avait pas encore atteinte.

En second lieu, la nature fait ici son entrée. Lesage, Marivaux ont représenté des milieux : mais ils n’y ont cherché que l’homme, ils y ont relevé tous les indices caractéristiques d’une vie ou d’une société. Rousseau fait place à la nature pour elle-même : là il montre en face de l’homme, autour de l’homme, douce ou triste à ses sens ; il en fait le cadre et l’accompagnement des souffrances et des joies humaines, qui y ressortiront plus puissantes.

La composition se serre, devient plus logique, partant plus vraie, puisque la liaison des phénomènes est un élément fondamental de notre croyance à la réalité des choses. Rousseau nous développe une vie. Lesage et Marivaux l’ont fait sans doute ; mais Lesage nous donnait une collection d’épisodes, Marivaux une suite d’aventures : Rousseau nous fait assister à l’évolution des consciences. Si peu psychologue qu’il soit, il dépasse ici le psychologue Marivaux. Enfin, parmi tant de romans philosophiques, la Nouvelle Héloïse a un caractère particulier : c’est la première fois qu’un romancier exerce à ce titre la fonction de directeur de consciences ; et par là Rousseau découvre à ses successeurs une puissance nouvelle du genre.

Sous l’influence de Rousseau, à qui on laissera comme toujours ce qu’il a de meilleur, le roman se fera sensible à outrance, et se remplira de bavardage humanitaire. Restif de la Bretonne504 délaye les idées du maître dans des œuvres aussi vulgaires que nombreuses ; il n’appartient presque plus à la littérature, et je ne le nommerais pas sans le réalisme intime et sérieux de quelques parties de Monsieur Nicolas. Et tandis que Florian dévie vers la fade idylle505 le goût des tableaux rustiques éveillé par Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre offre une nature inconnue et lointaine à la curiosité de ses contemporains : avec Paul et Virginie, nous le verrons, commence à s’opérer une révolution esthétique.