II
Un des plus beaux sonnets de Ronsard, et qui le caractérisent le mieux dans son feu d’étude, dans sa lièvre de poésie et de travail, c’est celui qui commence par ces vers empressés, impétueux :
Je veux lire en trois jours L’Iliade d’Homère,Et pour ce, Coridon, ferme bien l’huis sur moi…
Il y ordonne à ce laquais, Corydon, de tenir sa porte exactement close et de ne le déranger pour rien au monde, sous peine d’éprouver à l’instant sa colère. Il n’y aurait que le cas unique où quelqu’un viendrait de la part de sa maîtresse Cassandre : oh ! alors la consigne tomberait à l’instant ; mais, hormis pour elle, il est invisible à l’univers :
Au reste, si un dieu vouloit pour moi descendreDu ciel, ferme la porte et ne le laisse entrer.
Je le crois bien, en lisant avec cette passion L’Iliade d’Homère, il est déjà avec les dieux mêmes et avec les héros fils des dieux.
Dans cette petite pièce on sent toute l’ardeur de la Renaissance, cette avidité d’apprendre, de dévorer, de s’incorporer les anciens. Si Ronsard sort d’une lecture ainsi forcée avec une poésie un peu haute en idée, mais inégale et indigeste, et la tête montée comme on dit, on n’en sera pas surpris. Excusez-le s’il ne gouverne pas son français comme il le faudrait, il vient de faire un excès d’Homère ou de Pindare.
M. Gandar, qui est un adorateur d’Homère (et j’appelle adorateurs ceux qui le sont par un vœu tout spécial et par une pratique fidèle), lui qui a fait le pèlerinage d’Ithaque, qui a visité le port de Phorcys et la grotte des nymphes, qui a reconnu le lieu certain des étables d’Eumée, et déterminé l’endroit probable de la maison d’Ulysse7, M. Gandar s’est complu à rechercher dans l’œuvre de Ronsard la trace et l’influence homérique. Il a très bien montré que c’était une grande nouveauté alors en France de lire Homère en grec, que dans l’Université même, et parmi ceux qui passaient pour doctes, on ne s’en avisait que depuis peu, et il en a fait un mérite à notre poète, qui, non content de l’étudier sans cesse, voulait encore l’imiter, le reproduire, et doter son siècle et son pays d’un poème épique : vain effort, mais noble pensée !
Ici je ne puis m’empêcher de remarquer combien l’influence d’Homère, de ce grand poète naturel, fut petite dans notre littérature, ou, pour parler plus exactement, combien elle en fut absente ; et, afin de rendre le fait plus net et plus sensible, je me pose une question :
Quels sont les grands écrivains français qui auraient pu s’aller promener aux champs en emportant un Homère, rien que le texte, ou qui, s’enfermant comme Ronsard en des heures de sainte orgie, auraient pu avoir raison en trois jours de L’Iliade ou de L’Odyssée ? Quels sont-ils, grands prosateurs ou poètes ? et, selon que cette lecture directe et familière leur a été possible ou non, n’y aurait-il pas un certain trait à en déduire par rapport à chacun, une certaine réflexion qui porte sur l’ensemble du talent ? et aussi, cette revue faite, n’y a-t-il pas une conclusion générale à tirer sur le caractère presque exclusivement latin de notre littérature ?
Avant Ronsard, il n’est chez nous qu’un seul écrivain célèbre, un seul qui soit capable de cette lecture largement prise à la source : c’est Rabelais, également lecteur de Platon, d’Hippocrate ou d’Homère ; et au milieu de ses bruyantes facéties, — à l’ampleur, au naturel et à la richesse aisée de sa forme, — il s’en ressent.
Depuis Ronsard, je cherche en vain un poète, un écrivain de renom dans son siècle, qui soit comme lui, je ne dirai pas de la religion, mais de la familiarité et de la fréquentation homérique. Ce n’est pas des Portes, déjà tout Italien et déchu des grandes sources ; ce n’est pas le doux et languissant Bertaut ; ce n’est pas le vigoureux Regnier, purement participant des satiriques italiens et latins. Ce n’est pas même Montaigne. Entre Homère et Virgile, si on les veut comparer, l’auteur des Essais se récuse et avoue bonnement qu’il n’est pas juge : « Moi qui n’en connois que l’un, dit-il, puis seulement dire cela, selon ma portée, que je ne crois pas que les muses mêmes allassent au-delà du Romain. » D’Homère cependant il est très tenté de faire un des trois plus excellents hommes et presque un dieu, mais il ne le lit pas. Il aimerait moins Sénèque, s’il le lisait.
Henri Estienne et Amyot, eux, gens du métier, lisaient Homère à livre ouvert quand ils le voulaient, et leur belle et bonne langue en a profité comme de toute la Grèce ; Amyot même a cela de particulier que, sans le savoir, il a donné un air homérique à Plutarque, et il le fait parler un peu comme Nestor.
À continuer, après le siècle de Ronsard, d’adresser cette question à nos poètes et auteurs en renom : « Lisez-vous Homère ? aimez-vous Homère ? » ce n’est certes point Malherbe qui répondra Oui ; ni vous non plus, ô grand Corneille ! Stace et Lucain sont trop près de vous et vous sont trop chers. — Je n’oserais dire de Balzac, si instruit, si docte même, qu’il n’a pas eu la connaissance d’Homère, mais je dirai sans crainte que l’habitude d’Homère lui a manqué. — Pascal, au génie sévère et à l’imagination sombre, le connaît peu ; il en parle comme de l’auteur d’un beau roman, il ne voit en lui que le père des mensonges. Saint-Évremond et les spirituels élèves des jésuites n’y entendaient plus rien. Le grand Arnauld ne l’avait jamais lu, je pense, et ce qu’il savait de grec, vers la fin de sa vie il l’avait oublié.
Avec Boileau, du moins, nous retrouvons un poète qui, pour les endroits où il l’a étudié, peut emporter avec fruit un volume d’Homère, et qui travaille à le traduire en quelques beaux passages. Racine plus heureux (il le doit à Lancelot) le lit couramment, et il y puiserait sans effort, s’il ne préférait Euripide.
La Fontaine devine Homère comme toutes choses ; il le lit je ne sais comment, mais je croirais volontiers qu’il l’a vu face à face ; il est si digne d’en tout comprendre ! Molière, qui sait son Lucrèce, n’a guère eu le temps ni l’occasion, près de Gassendi, d’aller jusqu’à Homère. La Bruyère l’entend, à coup sûr ; mais en a-t-il bien profité ? Fléchier, dans sa politesse ingénieuse, écrit toujours et en toute occasion comme quelqu’un qui ne l’a ni lu ni entrevu.
Bossuet, dans une instruction sur le style oratoire, a écrit : « Les poètes aussi sont de grand secours. Je ne connais que Virgile ; — et un peu Homère. » Il est vrai qu’il écrivait cela avant d’être chargé de l’éducation du dauphin ; dans le cours de cette éducation il eut des loisirs, et il put se remettre à cette lecture, moins faite pourtant que celle d’un David pour son génie. C’est à Fénelon qu’il en faut venir pour posséder l’esprit familier et adouci d’Homère, tout ce qui pouvait alors se naturaliser de lui en France et y être à l’usage de chacun dans une prose suave et persuasive.
Depuis Fénelon, et durant tout le xviiie siècle, nous n’avons à attendre, si nous prononçons le nom d’Homère, que des réponses négatives et sèches ; trop heureux quand ce ne sont pas des épigrammes et des impertinences ! Fontenelle, La Motte, il ne faut point leur en parler ; ils ne le lisent pas, et ils l’abrègent. Sans le connaître, ils sentent en lui comme un grand ennemi personnel, et ils le voudraient supprimer. Par eux, Mme Dacier est restée atteinte de ridicule pour avoir rendu de son mieux le divin poète et l’avoir trop défendu. Par malheur, aucun de nos grands prosateurs d’alors, ni Montesquieu, ni Voltaire, ni Buffon, ni Jean-Jacques, n’ont lu directement Homère : il n’est entré pour rien dans la composition ni dans la trempe de leur talent ; on s’en aperçoit à leur cachet. — Ce n’est pas la bonne volonté pour Homère qui a manqué à Diderot, et, sans guère le lire, il a dû plus d’une fois en causer de près et par bouffées avec son ami l’Allemand Grimm, l’ancien élève d’Ernesti. — Celui qui l’a lu (j’entends toujours lu à la source), dans tout ce monde du xviiie siècle, ce n’est ni d’Alembert, ni Duclos, ni Marmontel, ni même le critique La Harpe, dont ce serait pourtant le devoir et le métier ; ce n’est pas même Fontanes, d’un goût si pur, mais paresseux. Nommons vite André Chénier, pour nous rattacher avec lui au sol sacré et au vrai rivage. Bernardin de Saint-Pierre, par une grâce du ciel, avait déjà reconnu de loin la grande plage antique, et, sans y aborder, il l’avait saluée à l’horizon. Ajoutons aussi que Chateaubriand, malgré une éducation classique très incomplète, avait su dans les solitaires études de sa jeunesse revenir directement et mordre tant bien que mal au texte d’Homère ; il en avait ressaisi, pour les reproduire, l’esprit, la grandeur, ou même le charme, autant qu’on le peut sans la simplicité. Je ne pousserai pas plus loin, ni auprès de plus modernes, ma question qui deviendrait indiscrète :
« Lisez-vous, avez-vous lu Homère ? » et je reviens vite à ce désordonné Ronsard qui, avec sa débauche de trois jours, me l’a suggérée.
M. Gandar a eu un dessein qu’il est bon de connaître pour mieux apprécier l’intention de son étude sur Ronsard ; il consacre la meilleure partie des loisirs que lui laisse l’enseignement à une histoire des hellénistes français de la Renaissance. C’est un beau sujet et qui, bien circonscrit, bien approfondi, doit amener des découvertes ou des nouveautés d’aspect au sein de cette époque confuse et si pleine, qu’on ne saurait entamer par trop de côtés. L’écueil à éviter, ce serait de voir de l’hellénisme là où il n’y en a pas, d’abuser de ce genre d’influence, et de la trop étendre. Ainsi, par exemple, Henri IV, qui n’était rien moins que savant, eut un précepteur qui lui apprit un peu de latin ; il en eut même un, La Gaucherie, qui essaya de lui apprendre du grec par forme d’usage, sans grammaire, et qui lui faisait réciter par cœur quelques sentences ou maximes. Palma Cayet, qui était pour lors son répétiteur, nous a conservé une ou deux de ces maximes qu’il nous cite et que le jeune prince avait retenues. C’est une pure curiosité, Est-ce une raison pour se poser la question que se fait M. Gandar, et pour se demander si Henri IV ne devait pas en quelque degré, à cette première éducation, « son style et le tour si français de ses lettres ? » Je crois qu’ici il y a trop d’envie de tirer à soi et à son sujet ce qui réellement n’y appartient ni de près ni de loin. Non, ce n’est point du tout parce qu’il avait appris une vingtaine peut-être de phrases grecques dans son enfance, que Henri IV parlait si lestement son joli français.
Quant à Ronsard, c’est autre chose, et M. Gandar ne pouvait choisir un plus juste et plus manifeste exemple de l’helléniste français par excellence. Ronsard, en effet, regorgeait de grec quand il se mit à l’œuvre. M. Gandar discute au long le projet de La Franciade, ce poème épique inachevé dont on n’a que les quatre premiers livres, et qui expira faute d’encouragement et aussi de verve. Une sorte d’Énéide était-elle possible en France au xvie siècle ? Je ne le crois pas. Pour composer une Énéide, il faut le talent d’abord ; il faut aussi que le temps et les princes y soient propices ; et rien de cela ne se rencontrait au berceau de La Franciade. Au lieu de venir à l’une de ces grandes époques où le monde se rassoit, Ronsard tombait dans un temps où tout bouillonne, et où, pour ainsi dire, on entre dans la chaudière. Charles IX, qui jouerait ici le rôle d’Auguste, n’est qu’un enfant maladif et gouverné ; il aime les vers, il est vrai, et il en commande volontiers à son poète ; mais une Saint-Barthélemy jetée à la traverse fait un terrible contre-temps. Imaginez une proscription à la Sylla tombant en pleine composition de L’Énéide ; cela coupe l’inspiration, si on l’avait. Lors même que, dans le sujet et la fable de Francus, il y aurait eu matière à une composition nationale, il manquait donc la famille des Jules et un Auguste demandant à Virgile L’Énéide au lendemain de son triomphe et de la célébration des jeux de Troie, et comme un magnifique couronnement de la paix du monde. Enfin, il manquait surtout un Virgile, c’est-à-dire ce génie à la fois imitateur, inventif et composite, qui, venu à l’heure de la maturité d’une langue et de la domination universelle d’un peuple, fond et combine toutes choses, souvenirs, traditions et espérances, avec un art intérieur accompli, dans un sentiment présent et élevé. M. Gandar, qui arrive aux mêmes conclusions, n’y est conduit en quelque sorte qu’à regret ; il s’applique à excuser Ronsard de son illusion, tournée si vite en défaillance, et il cherche çà et là dans cette Franciade trop insignifiante, que le poète n’a pas même osé écrire en vers alexandrins, quelques passages heureux, quelques détails pittoresques. On y est plus aisément indulgent lorsqu’on y arrive par le grec que lorsqu’on y va directement par le français.
De même pour les odes pindariques, M. Gandar explique mieux qu’on ne l’avait fait encore comment Ronsard n’a pu triompher des différences essentielles qu’offre chez les Anglais et chez les modernes le genre qu’il prétendait embrasser avec audace et renouveler dans toute sa variété. Le poète lyrique du xvie siècle chercha aussi, comme l’ancien Thébain, à enchaîner ses rythmes à la musique, et à leur donner ces ailes qui font courir une parole chantante sur les lèvres des hommes : mais il eut beau s’efforcer, sa tentative interrompue, son échafaudage ne sert qu’à marquer sa ruine et à mieux faire mesurer l’infinie distance qu’il y a entre cette ode publique chantée et presque jouée de Pindare, et cette emphase moderne toute métaphorique, plus apparente ici dans une langue roide, neuve, et tout exprès fabriquée.
Ce n’est pas moi qui me plaindrai des constants témoignages de sympathie pour l’auteur, que M. Gandar a pris soin de mêler à ses conclusions inévitablement sévères. Il aime à suivre dans les portions de Ronsard qu’on lit le moins, et qui ont peu prêté jusqu’ici aux extraits, dans les discours, les hymnes, les poèmes moraux, des preuves de cette disposition altière et généreuse qui appartenait proprement au tour d’esprit et au talent du poète. M. Ampère, quand il a eu à parler de Ronsard dans son cours, insistait aussi sur cette même fibre héroïque et mâle, un peu cornélienne à l’avance, et qui était alors très neuve et originale en français. Voici de beaux vers, non pas tout à fait dans ce ton, mais d’un haut accent, que je viens d’avoir le plaisir de retrouver en refeuilletant une de ces épîtres peu avenantes au premier coup d’œil. Ronsard y raconte à l’un de ses amis, Pierre Lescot, l’un des architectes du Louvre, comment dès son enfance il résistait à son père qui lui disait de renoncer à la poésie, et comment déjà le démon du rêve et de la fantaisie le transportait ; je crois bien qu’en la mettant à l’âge de douze ans, alter ab undecimo…, il antidate un peu sa jeune manie, pour la mieux peindre ; mais il exprime cela en jeune homme qui n’a pas cessé d’en être possédé au moment où il en parlef :
Je n’avois pas douze ans, qu’au profond des vallées,Dans les hautes forêts des hommes reculées,Dans les antres secrets, de frayeur tout couverts,Sans avoir soin de rien je composois des vers.Écho me répondoit et les simples dryades,Faunes, satyres, Pans, napées, oréades,Ægîpans qui portoient des cornes sur le front,Et qui ballant sautoient comme les chèvres font,Et le gentil troupeau des fantastiques féesAutour de moi dansoient à cottes dégrafées.
On n’a pas plus d’emportement ni de sainte fureur ; on entend le trépignement et les bonds de la danse.
Je ne saurais toutefois, et bien que j’abonde en général dans son sens, accorder à M. Gandar son admiration pour une des pièces morales de Ronsard, intitulée : De l’équité des vieux Gaulois. Il m’en coûte de lui résister ; mais dans cette pièce où un grand chef gaulois, Brennus, tue de sa main devant l’autel sa captive, l’épouse d’un étranger, d’un Milésien son hôte, au moment de la lui rendre, et où, après avoir essuyé patiemment les reproches du mari, il lui réplique par un récit de l’infidélité et de la perfidie de sa femme, je verrais bien plutôt le sujet d’un conte de La Fontaine dans le genre de La Matrone d’Éphèse. Ronsard n’a pas évité le léger ridicule qui se mêle à ces sortes d’histoires :
Le mari, spectateur d’un acte si piteux,Eut le sein et les yeux de larmes tout moiteux.
À un certain endroit de la pièce, dans une description de sacrifice, M. Gandar croit voir « un bas-relief antique » ; mais pour cela il est obligé de découper les vers et de les isoler, en retranchant ceux qui précèdent et qui suivent. Cette pièce de Ronsard, où il y a d’ailleurs du sens et du bon, me paraît être de celles où il tombe dans un prosaïsme ennuyeux et dans la prolixité. À ces moments il est à demi désarmé, et bien loin de son premier nerf : il ne tend plus l’arc d’Apollon.
Il y aurait sur un point, et pour montrer l’insuffisance de son procédé poétique dans cette seconde manière, une comparaison facile à établir. On connaît la charmante pièce de Claudien, Le Vieillard de Vérone : « Felix qui patriis aevum transegit in agris… » Trois poètes l’ont imitée : Mellin de Saint-Gelais, Ronsard et Racan. Mellin de Saint-Gelais suit le texte et le délaie ; il en fait simplement, une paraphrase en gros, sans lutter d’expression, sans chercher d’équivalent. Là où le texte dit : « Heureux qui, vieux, s’appuyant sur un bâton dans la même allée où il s’est traîné enfant, ne sait compter en fait de siècles que ceux de sa cabane ! Qui baculo nitens, in qua reptavit arena, etc. », Saint-Gelais dira : « Ô bienheureux…
Qui d’un bâton et du bras secouruVa par les champs où jeune il a couru ! »
a couru au lieu de reptavit ! C’est même un faux sens dans l’esprit de la pièce ; car il n’est pas précisément agréable à un vieillard de se souvenir qu’il a couru là où maintenant il marche à peine ; mais il peut aimer à se dire qu’il s’est traîné tout petit enfant là où il se traîne encore. En tout, les vers de Saint-Gelais sont assez faciles, mais plats.
Ronsard, à son tour, dans une pièce adressée au cardinal de Châtillon, traduit et encadre cet éloge de la vie rurale d’après Claudien ; il suit son texte de plus près, et il y ajoute un joli vers :
Il dort au bord de l’eau qui court parmi les prées.
Mais d’ailleurs il ne réussit pas, et il manque tout à fait de grâce et d’élégance. Par exemple il dira : « Ô bienheureux celui…
Qui se soutient les bras d’un bâton appuyés,Parmi les champs où jeune alloit à quatre pieds ! »
Puis quand il en a fini avec le couplet de Claudien, il se ressouvient du beau morceau de Virgile « O fortunatos nimium… », et il l’ajoute par une reprise visible : « Heureux doncques, heureux qui de son toit ne bouge !… » en se contentant pour cette seconde partie d’imiter librement. Mais ce qui frappe, c’est qu’il met Virgile et Claudien bout à bout ; il les coud, il les accole et ne les fond pas ; ce n’est pas un tissu qu’il fait, c’est un placage. Il y a des tons qui crient et que ne suffisent pas à racheter d’agréables vers, tels que ceux-ci :
Quant à moi, j’aime mieux ne manger que du painEt boire d’un ruisseau puisé dedans la main,Sauter ou m’endormir sur la belle verdure,Ou composer des vers près d’une eau qui murmure…
Mais, quelques vers plus haut, il était question d’un crocheteur qui, rien qu’à l’entendre nommer, me gâte cette vue champêtre.
Racan, au contraire, dans sa délicieuse pièce de la retraite, a tout fondu en une parfaite nuance : il a fait quelque chose d’original et d’imité, et où l’imitation s’oublie dans le naturel de la peinture et du sentiment. Il est revenu à la paraphrase, et c’est à son aise qu’il rejoint son modèle, qu’il le développe et le transforme, sans lutte, sans paraître y viser ;
Il soupire en repos l’ennui de sa vieillesseDans ce même foyer où sa tendre jeunesseA vu dans le berceau ses bras emmaillottés·.·
Voilà le reptavit. Et au lieu de : « Frugibus alternis, non consule, computat annum », sans entrer dans une antithèse difficile, il dira nonchalamment :
Il tient par les moissons registre des années…
Mais surtout il y met à chaque instant ses impressions vraies, et les associe aux tons primitifs sans qu’on puisse les démêler. Je renvoie les curieux aux pièces elles-mêmes. Et c’est ainsi que les trois poètes, en présence d’un ancien, nous donnent tour à tour la mesure de leur procédé et de leur goût. Le seul Racan, par la fusion de l’harmonie et de la couleur, a retrouvé le charme et le je ne sais quoi d’enchanté.
Il faut conclure. Je l’ai presque déjà fait au début, par des paroles de Fénelon ; je le ferai encore ici en terminant, et par des paroles de Chapelain. Qu’on n’aille pas s’effaroucher ! la chose vaut mieux que le nom. Jamais je n’ai rapproché Chapelain de Ronsard comme poète ; des deux, il n’y a que Ronsard qui le soit. Chapelain est un esprit judicieux, réglé, de tout temps un peu lourd, venu à la suite, et digne finalement par ses vers de toute la risée de Boileau et de tout notre oubli. Mais à son heure, et encore jeune, il jugeait bien de toute cette littérature antérieure ; et c’est à lui que Balzac adressait, à une date qui doit être des premiers mois de 1640, cette lettre souvent citée où il lui disait :
Mais est-ce tout de bon que vous parlez de Ronsard, et que vous le traitez de grand ? ou si c’est seulement par modestie, et pour opposer sa grandeur à notre ténuité ? Pour moi, je ne l’estime grand que dans le sens de ce vieux proverbe : Magnus liber, magnum malum, et me suis déclaré là-dessus dans une de mes lettres latines que vous avez laissée passer sans y former d’opposition.
Chapelain, ainsi pressé par Balzac, lui répond un peu longuement, mais très judicieusement, et cette lettre inédite, publiée ici pour la première fois, ne saurait désormais se séparer de la question même qui lui était faite et dont on se souvient encore :
Vous me demandiez, lui écrit-il le 27 mai 16408, par l’une de vos précédentes, si l’épithète de grand, que j’avais donnée à Ronsard, était sérieux9 ou ironique, et vouliez mon sentiment exprès là-dessus. J’avais alors beaucoup de choses à vous dire plus nécessaires que celles-là, et à peine avais-je assez de temps pour vous le dire. Maintenant que je suis sans matière et sans occupation, je puis bien prendre celle-ci pour remplir ma page et satisfaire à votre désir, plutôt tard que jamais. Ronsard sans doute était né poète, autant ou plus que pas un des modernes, je ne dis pas seulement Français, mais encore Espagnols et Italiens. Ç’a été l’opinion de deux grands savants de delà les monts, Sperone et Castelvelro, dont le dernier, comme vous avez pu voir dans les livres que je vous ai envoyés, le compare et le préfère à son adversaire Caro dans la plus belle chose et de plus de réputation qu’il ait jamais faite, et le premier le loue ex professo dans une élégie latine qu’il fit incontinent après la publication de ses odes pindariques. Mais ce n’est pas plus leur sentiment que le mien propre qui m’oblige à rendre ce témoignage à son mériteg. Il n’a pas, à la vérité, les traits aigus de Lucain et de Stace, mais il a quelque chose que j’estime plus, qui est une certaine égalité nette et majestueuse qui fait le vrai corps des ouvrages poétiques, ces autres petits ornements étant plus du sophiste et du déclamateur que d’un esprit véritablement inspiré par les muses. Dans le détail je le trouve plus approchant de Virgile, ou, pour mieux dire, d’Homère, que pas un des poètes que nous connaissons ; et je ne doute point que, s’il fût né dans un temps où la langue eût été plus achevée et plus réglée, il n’eût pour ce détail emporté l’avantage sur tous ceux qui font ou feront jamais des vers en notre langue. Voilà ce qui me semble candidement de lui pour ce qui regarde son mérite dans la poésie française. Ce n’est pas, à cette heure, que je ne lui trouve bien des défauts hors de ce feu et de cet air poétique qu’il possédait naturellement, car on peut dire qu’il était sans art et qu’il n’en connaissait point d’autre que celui qu’il s’était formé lui-même dans la lecture des poètes grecs et latins, comme on le peut voir dans le traité qu’il en a fait à la tête de sa Franciade. D’où vient cette servile et désagréable imitation des anciens que chacun remarque dans ses ouvrages, jusques à vouloir introduire dans tout ce qu’il faisait en notre langue tous ces noms des déités grecques, qui passent au peuple, pour qui est faite la poésie, pour autant de galimatias, de barbarismes et de paroles de grimoire, avec d’autant plus de blâme pour lui, qu’en plusieurs endroits il déclame contre ceux qui font des vers en langue étrangère, comme si les siens, en ce particulier, n’étaient pas étrangers et inintelligibles. C’est là un défaut de jugement insupportable de n’avoir pas songé au temps où il écrivait, ou une présomption très condamnable de s’être imaginé que, pour entendre ce qu’il faisait, le peuple se ferait instruire des mystères de la religion païenne. Le même défaut de jugement paraît dans son grand ouvrage, non seulement dans ce menu de termes et matières inconnues à ce siècle, mais encore dans le dessein, lequel, par ce que l’on en voit, se fait connaître assez avoir été conçu sans dessein, je veux dire sans un plan certain et une économie vraiment poétique, et marchant simplement sur les pas d’Homère et de Virgile, dont il faisait ses guides, sans s’enquérir où ils le menaient. Ce n’est qu’un maçon de poésie, et il n’en fut jamais architecte, n’en ayant jamais connu les vrais principes ni les solides fondements sur lesquels on bâtit en sûreté. Avec tout cela, je ne le tiens nullement méprisable, et je trouve chez lui, parmi cette affectation de paraître savant, toute une autre noblesse que dans les afféteries ignorantes de ceux qui l’ont suivi ; et jusqu’ici, comme je donne à ces derniers l’avantage dans les ruelles de nos dames, je crois qu’on le doit donner à Ronsard dans les bibliothèques de ceux qui ont le bon goût de l’Antiquité. J’aurais encore beaucoup de choses à dire, mais le papier s’accourcit, et il faut que j’y garde place pour vous assurer du ressentiment que Mme de Rambouillet a eu, etc., etc.
Cette lettre ne vous paraît-elle pas bien justifier l’éloge qu’un jour Balzac adressait à Chapelain : « Si la Sagesse écrivait des lettres, elle n’en écrirait pas de plus sensées ni de plus judicieuses que les vôtres. » Il y aurait peut-être encore quelques remarques à faire sur ce jugement de Ronsard par Chapelain ; mais, à le prendre dans son résumé assez pittoresque : « Ce n’est qu’un maçon de poésie, et il n’en fut jamais architecte », on a l’équivalent du mot célèbre de Balzac : « Ce n’est pas un poète bien entier, c’est le commencement et la matière d’un poète. » Fénelon, Balzac, Chapelain, que faut-il de plus ! on n’est pas si loin les uns des autres, et tout le monde, ce me semble, devrait enfin se trouver d’accord10.
M. Prosper Blanchemain n’est point entré dans ces débats. Il a publié, dans son élégant volume, la vie de Ronsard par Guillaume Colletet, qui fait partie de l’histoire des poètes français appartenant à la bibliothèque du Louvre. Il l’a fait précéder d’une note bibliographique assez détaillée, et qui permet d’attendre le travail complet que M. Brunet, le savant auteur du Manuel du libraire, prépare sur le même sujet et dont il a réuni les éléments. M. Blanchemain, à la suite de la vie du poète, a donné quelques vers extraits des manuscrits de la Bibliothèque impériale, et qui paraissent inédits, et d’autres qui avaient été retranchés dans les éditions dernières. Sous le titre de « Vers attribués à Ronsard », il y a joint plusieurs sonnets qui flétrissent les désordres de la Cour sous Henri III et l’avénement des mignons. Ces pièces, si elles étaient en effet de Ronsard, le montreraient sous un aspect assez nouveau, et rivalisant avec d’Aubigné pour l’indignation que soulèvent ces turpitudes :
Vous jouez comme aux dés votre couronne, Sire !J’y perds ; vous y perdez encore plus que moi.Le blâme, la froideur, la pâleur et l’effroiEt la peur d’une mère ont perdu votre empire…
Mais je n’oserais trancher la question, et, comme M. Édouard Thierry dans son article du Moniteur 1, j’en reste à me demander si de tels vers d’opposition sont bien de Ronsard, ou s’ils ne sont pas plutôt de quelque anonyme qu’on aura couvert ensuite d’un nom célèbre. Le volume de M. Blanchemain, orné de portrait, armoiries, fac-similé d’écriture, se termine par quelques lettres et pièces en prose, notamment deux discours moraux qui ont dû être composés par Ronsard pour la petite académie du Louvre présidée par Henri III. Un de ces discours a été récemment retrouvé dans les manuscrits de la Bibliothèque de Copenhague par M. Geffroy. Quand des vaisseaux ont péri dans une tempête, même sous des zones plus heureuses, on découvre quelquefois, après des années, des débris et des épaves du naufrage égarés dans les mers du Nord et conservés aux confins de l’océan.
Post-scriptum. — On pouvait espérer que la question de Ronsard, moyennant tous ces examens contradictoires et ces concessions réciproques, était à peu près close et que l’affaire était vidée ; mais est-ce que rien se clôt et se vide jamais ? est-ce que tout n’est pas à recommencer toujours ? M. Michelet dans le dernier volume publié de son Histoire de France, où il traite de la Renaissance des lettres, a réengagé de plus belle le procès contre Ronsard :
Dans une des tours du château de Meudon, dit-il, le cardinal de Lorraine, ce protecteur des lettres, logeait un maniaque enragé de travail, de frénétique orgueil, le capitaine Ronsard, ex-page de la maison de Guise. Cet homme, cloué là et se rongeant les ongles, le nez sur les livres latins, arrachant des griffes et des dents les lambeaux de l’antiquité, rimait le jour, la nuit, sans lâcher prise…
M. Michelet s’amuse ; lui aussi, on peut dire qu’il a une manie, celle de briller, de produire de l’effet, et il y réussit. Avec son savoir, son esprit et son talent, il n’aurait qu’à moins viser, il réussirait à moins de frais, et on serait heureux de l’applaudir alors, de l’approuver.