(1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Œuvres inédites de P. de Ronsard, recueillies et publiées par M. Prosper Blanchemain, 1 vol. petit in-8°, Paris, Auguste Aubry, 1856. Étude sur Ronsard, considéré comme imitateur d’Homère et de Pindare, par M. Eugène Gandar, ancien membre de l’École française d’Athènes, 1 vol. in-8°, Metz, 1854. — I » pp. 57-75
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(1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Œuvres inédites de P. de Ronsard, recueillies et publiées par M. Prosper Blanchemain, 1 vol. petit in-8°, Paris, Auguste Aubry, 1856. Étude sur Ronsard, considéré comme imitateur d’Homère et de Pindare, par M. Eugène Gandar, ancien membre de l’École française d’Athènes, 1 vol. in-8°, Metz, 1854. — I » pp. 57-75

I

Depuis vingt-sept ans déjà que j’ai publié un choix des poésies de Ronsard (1828) joint à un Tableau historique de son école, dans lequel j’essayais de remettre en lumière et en honneur un côté du moins de son entreprise, je me suis en général abstenu d’en parler. J’avais eu tellement l’air de l’épouser d’abord aux yeux de certaines personnes, que je sentais bien que je nuirais plus que je ne servirais à son retour de fortune en insistant. J’avais d’ailleurs donné mes meilleures raisons et mes preuves. J’ai donc laissé faire le temps, et j’ai aussi beaucoup laissé dire. Je ne prétends pas aujourd’hui que la cause soit gagnée : il y a très peu de points qui soient gagnés définitivement en histoire littéraire ; les conclusions les plus claires et les mieux motivées suscitent et ramènent de temps en temps des procès qui recommencent. Mais il est pourtant de certaines notions qui, une fois établies et remises en circulation, ne se perdent plus, et qui entrent, bon gré mal gré, dans les jugements mêmes qui aimeraient à n’en pas tenir compte. Aujourd’hui, l’opinion moyenne sur Ronsard et sa tentative est assez fixée pour qu’il ait été possible à M. Gandar, ancien élève de l’École d’Athènes, de faire de ce poète le sujet d’une thèse en Sorbonne (car telle est l’origine de son livre), et d’y soutenir que Ronsard méritait plus encore que n’avaient réclamé pour lui ceux-mêmes qui avaient paru aller trop loin. Et voilà M. Prosper Blanchemain qui, dans une édition de luxe publiée par un libraire bibliophile, a jugé qu’il n’était pas inopportun de présenter, non plus un extrait et un choix des œuvres connues de Ronsard, mais un surcroît d’œuvres inédites, des variantes ou fragments tirés de recueils manuscrits, en un mot quelque chose de plus que ce qu’on avait déjà. Ce sont là des signes assez évidents que la question de Ronsard, comme on pourrait dire, a marché et a fait son chemin depuis vingt-cinq ans dans le monde des lettres. On me permettra donc d’y revenir à mon tour et pour dire un mot de ces travaux récents, et pour rappeler avec précision ce que j’avais désiré et demandé moi-même à l’origine.

Qu’on veuille se reporter en 1827, au moment où la curiosité critique se dirigeait dans tous les sens, non point par un esprit de simple étude et de connaissance impartiale, mais avec un désir de conquête, d’appropriation, et une honorable avidité de s’enrichir au profit de l’art et, s’il se pouvait, de la création moderne. En même temps, une jeune école de poètes cherchait de toutes parts des veines nouvelles. M. de Lamartine avait du premier coup fait jaillir une source de sentiments élevée, abondante, et qui s’épanchait en une large et facile harmonie. D’autres poursuivaient non sans effort ce qu’ils étaient destinés à atteindre un jour ; ils gravissaient les rochers ou fouillaient les plis du vallon. Les principaux de ces poètes, ceux qui avaient le plus d’avenir, se rattachaient à l’ordre d’idées et d’affections inaugurées dès le commencement du siècle par M. de Chateaubriand, et dont la Restauration favorisait le réveil ; et, pour cette autre initiation qui tient plus particulièrement à la forme poétique, ils aimaient à se réclamer d’André Chénier, non pas tant pour l’imiter directement que par instinct de fraîcheur, de renouvellement, et par amour pour cette beauté grecque dont il nous rendait les vives élégances et les grâces. Il faut (même après qu’ils sont devenus célèbres) voir les hommes tels qu’ils sont, tels qu’ils étaient, et ne point se payer de mots. La plupart des poètes de cette génération étaient instruits et avaient fait des études suffisantes, mais ils n’étaient point doctes. Il est aisé aujourd’hui à un ancien élève de l’École normale qui a de plus couronné son éducation classique à l’École d’Athènes, et qui a parcouru avec méthode pendant des années le cercle complet des lectures tant latines que grecques, de venir indiquer par où pouvait pécher une tentative d’imitation et un retour quelconque vers l’antique, et de relever les témérités ou les inexpériences. Nos poètes de 1827 n’avaient pas fait, comme Goethe, leurs études dans des universités allemandes d’où l’on sortait en emportant L’Odyssée dans ses promenades ; comme Byron ou les lakistes, ils n’avaient pas été formés dans des écoles où l’on finit par lire les chœurs des tragiques grecs en se jouant. Ils avaient fait ce quon appelait sous l’Empire de bonnes études ; ils étaient gens du monde, quelques-uns militaires, pressés d’ailleurs de produire, et dignes de se perfectionner par l’étude sans en avoir les loisirs ni les instruments ; mais ils avaient une certain flamme au cœur et une ardeur d’idéal qui ne s’est pas encore éteinte chez tous, et qui fait l’honneur de ces générations rapides dont les individus isolés se survivent ; il y avait eu je ne sais quel astre ou quel météore qui les avait touchés en naissant. Chacun alors prenait donc l’initiation où il le pouvait ; l’un entrait dans le sentiment de la haute poésie par Byron, l’autre par Shakespeare, un autre de préférence par Dante ; on saisissait un point, et l’on devinait le reste : tout cela se rejoignait dans une noble fièvre et une émulation commune. Ce qui était bien certain pour ceux qui tentaient la pratique de l’art en vers, et surtout dans l’ordre lyrique, c’est que les dernières sources trop fréquentées du xviiie  siècle, sources de tout temps mélangées et fort minces, étaient taries et épuisées, et qu’il fallait se retremper ailleurs, non pas tant pour les sentiments (on les avait en soi) que pour l’expression, pour la couleur, pour le style. Une grande partie de la difficulté était là.

Or, en ces mêmes années, étudiant de mon côté le xvie  siècle français et notre ancienne poésie à un point de vue critique, je ne fus pas longtemps à m’apercevoir d’un certain rapport entre ce qu’on avait voulu alors et ce qu’on désirait dans le présent. Et, en effet, à ce grand moment de la Renaissance, lorsqu’au sortir de l’étude fervente des belles œuvres de l’Antiquité on s’était retrouvé en présence d’une poésie française naturelle, élégante, mais peu élevée, on avait eu conscience à cet égard de la pauvreté domestique ; on avait fait effort pour en triompher, et pour monter une lyre au ton des plus graves et des plus héroïques desseins. On avait échoué, mais, selon moi, en partie seulement ; car il était possible encore, dans l’ensemble confus des poésies oubliées de cette époque, de recueillir à première vue et de faire goûter une certaine quantité de pièces vives, neuves, d’un rythme ferme et varié, d’une couleur charmante, d’une expression imprévue et pourtant bien française. Est-ce à dire pour cela que je conseillais d’imiter ces poètes du xvie  siècle et en particulier Ronsard, soit directement dans la forme et dans la langue, soit dans l’ordre des idées ? Pas le moins du monde. Je disais précisément le contraire, et j’avertissais que tel n’était point mon but. Mais la lyre de Malherbe, celle que ce rigoureux lyrique avait refaite et léguée à ses successeurs, n’était plus qu’à quatre cordes, et je demandais qu’on en ajoutât une cinquième qui y avait été avant lui. Mais le style de la poésie lyrique était fort déchu ; il était entravé et gêné de toutes parts, jeté à froid dans des moules usés ; les heureuses tentatives de quelques jeunes poètes tendaient à le restaurer, à l’étendre, et à ceux qui s’en étonnaient et s’en irritaient comme d’une innovation inouïe, je rappelais qu’on l’avait déjà essayé et sans tant de maladresse et de malheur qu’on l’avait bien voulu dire. Enrichir la palette de quelques tons agréables à l’œil, ajouter quelques notes aux accents connus, quelques nombres et couplets aux rythmes en usage, justifier surtout par des exemples retrouvés à propos ce qu’osaient d’instinct les poètes novateurs de notre temps, renouer la tradition sur un point où l’on n’avait jusque-là signalé que des débris, c’était mon ambition la plus haute. Je la rassemblais autour du nom de Ronsard, et je la limitais moi-même dans ces vers où, ce me semble, je ne demandais que peu. J’y disais en propres termes, et en m’adressant au poète auquel je venais d’élever dans mon volume une sorte d’autel expiatoire

Non que j’espère encore, au trône radieux
D’où jadis tu régnais, replacer ta mémoire.
Tu ne peux de si bas remonter à la gloire :
Vulcain impunément ne tomba point des cieux.

Mais qu’un peu de pitié console enfin tes mânes ;
Que, déchiré longtemps par des rires profanes,
Ton nom, d’abord fameux, recouvre un peu d’honneur ;

Qu’on dise : il osa trop, mais l’audace était belle ;
Il lassa, sans la vaincre, une langue rebelle,
Et de moins grands depuis eurent plus de bonheur.

Ma conclusion, après tout, n’était pas tellement différente du jugement qu’avait porté, sur Ronsard, Fénelon dans sa Lettre à l’Académie française :

Ronsard, y disait-il, avait trop entrepris tout à coup. Il avait forcé notre langue par des inversions trop hardies et obscures ; c’était un langage cru et informe. Il y ajoutait trop de mots composés qui n’étaient point encore introduits dans le commerce de la nation : il parlait français en grec, malgré les Français mêmes. Il n’avait pas tort, ce me semble, de tenter quelque nouvelle route pour enrichir notre langue, pour enhardir notre poésie, et pour dénouer notre versification naissante. Mais, en fait de langue, on ne vient à bout de rien sans l’aveu des hommes pour lesquels on parle. On ne doit jamais faire deux pas à la fois ; et il faut s’arrêter dès qu’on ne se voit pas suivi de la multitude. La singularité est dangereuse en tout : elle ne peut être excusée dans les choses qui ne dépendent que de l’usage.

L’excès choquant de Ronsard nous a un peu jetés dans l’extrémité opposée : on a appauvri, desséché et gêné notre langue. Elle n’ose jamais procéder que suivant la méthode la plus scrupuleuse et la plus uniforme de la grammaire : on voit toujours venir d’abord un nominatif substantif qui mène son adjectif comme par la main ; son verbe ne manque pas de marcher derrière, suivi d’un adverbe qui ne souffre rien entre deux ; et le régime appelle aussitôt un accusatif, qui ne peut jamais se déplacer. C’est ce qui exclut toute suspension de l’esprit, toute attention, toute surprise, toute variété, et souvent toute magnifique cadence.

Rempli de la poésie des anciens et particulièrement des Grecs, la goûtant dans ses hardiesses les plus harmonieuses et les plus naturelles Fénelon savait tout le faible de la poésie moderne et de la nôtre en particulier ; il l’a indiqué encore en d’autres endroits de cette lettre, et on n’a jamais dit à une Académie accoutumée à se célébrer elle-même, ainsi que sa propre langue, des vérités plus fortes d’une manière plus douce. Mais cela n’a été donné qu’au seul Fénelon.

M. Guizot, parlant de Ronsard dans un morceau sur L’État de la poésie en France avant Corneille, et lui tenant compte des services qu’il avait rendus ou voulu rendre, a dit à peu près dans le même sens, et sous forme d’aphorisme politique : « Les hommes qui font les révolutions sont toujours méprisés par ceux qui en profitent. »

Maintenant je viens exprès de relire, de parcourir encore une fois tout Ronsard en me demandant si je l’ai bien compris dans mon ancienne lecture, si je ne l’ai pas surfait, et aussi (car Monsieur Gandar m’en avertit, et c’est un avertissement bien agréable et flatteur puisqu’il implique un succès) si je n’ai pas été trop timide, et si je ne suis pas resté en deçà du vrai dans ma réclamation en sa faveur. Je sais tout ce qu’avaient d’incomplet, et jusqu’à un certain point de hâtif cet extrait et ce jugement de 1828, et je le livre aux corrections de détail de ceux qui y reviennent armés de toutes pièces et avec une application d’érudit ; mais en ce qui est d’avoir fait un acte de goût, je ne saurais m’en repentir, et l’idée que je me forme de Ronsard est encore la même, c’est-à-dire celle-ci.

Il est jeune quand il conçoit son dessein : pourtant il a déjà vécu, voyagé ; il a fait légèrement ses premières études et les a manquées ; il est devenu page, et encore enfant il a couru le monde ; il est allé en Angleterre, en Écosse, en Hollande, en Allemagne, en Piémont. À le voir, on le croirait tout destiné au monde et aux armes, voué au service des princes. Il est de belle taille, de mine élégante, alerte et adroit aux exercices du corps, le front ouvert, l’air noble et généreux ; il a la conversation agréable et facile. Une surdité qui lui survient et qui l’afflige dès la jeunesse lui est un premier temps d’arrêt, un premier rappel intérieur qui le sollicite à la retraite. Et surtout il y avait alors dans l’air un grand souffle et un grand courant qui enlevait et qui embrasait toutes les âmes studieuses, et, parmi les ignorants mêmes, tous ceux qui étaient capables d’une ambition vraiment libérale. Ce mouvement de la Renaissance, comme on l’a vu du mouvement de 89, était un de ces puissants et féconds orages auxquels la jeunesse ne résiste pas. Ronsard en fut atteint ; Lazare de Baïf, auprès duquel il avait été quelque temps en Allemagne, l’initia à ce goût nouveau d’études. Ronsard prit une grande résolution. À l’âge de dix-sept ans, après sept ou huit années de courses, de dissipations, il se dit qu’il fallait être homme, compter dans son temps par un genre d’ambition et de succès qui ne ressemblât point à un autre, et cueillir la seule palme qui ne se flétrit pas. De retour à Paris, il s’enferma dans un collège auprès de Jean Dorat pour maître, et pendant sept ans (1542-1549), avec quelques condisciples de sa trempe et qu’il excitait de sa propre ardeur, il refit de fond en comble son éducation, il lut tous les poètes anciens, surtout les Grecs, chose très neuve alors en France. Ce que fera un jour Alfieri à un âge plus avancé, Ronsard le fit plus jeune, mais par un même principe d’opiniâtre volonté ; il se dit : « Je serai poète, je le suis » ; et il le fut. Il sortit de là plein d’enthousiasme et chargé de munitions poétiques, et il leva son drapeau. Lui et ses amis ils avaient conjuré ensemble pour que la langue française eût enfin une haute poésie, et ils se mirent incontinent à l’œuvre pour la lui donner (1550). Ici j’entends des érudits de nos jours qui en parlent bien à leur aise, et qui disent (MM. de Schlegel en tête) : Cette poésie française élevée existait au moyen-âge, elle était dans les romans de chevalerie, dans ces chansons de geste qu’on exhume chaque jour, dans ces traditions vraiment modernes où il fallait l’aller chercher comme à sa source naturelle, et non chez les Grecs et les Latins. Le poète polonais Mickiewicz, dans ses considérations d’histoire littéraire, adresse un reproche de ce genre à Ronsard ; il l’accuse d’avoir rompu avec la tradition du Moyen Âge, et d’avoir jeté la poésie française dans la route qu’elle n’a plus quittée. Tout ce qu’on a dit plus vulgairement de Malherbe, il l’impute à Ronsard, et il a raison en un certain sens. La poésie française classique, à proprement parler, date bien de celui-ci, et Malherbe n’a fait que recommencer l’œuvre en la corrigeant, en la prenant d’un cran plus bas. Les critiques étrangers romantiques sont donc sévères à Ronsard et à l’esprit même de sa tentative, en tant que revenant sans discrétion à l’Antiquité : de sorte qu’en se chargeant de défendre et de maintenir ce brave poète, on a à la fois affaire et aux classiques français qui ne veulent pas reconnaître en lui leur grand-père, et aux plus éclairés des romantiques étrangers qui le traitent comme le premier en date de nos classiques. On est entre deux feux.

Mais dans ces considérations générales où l’on opère sur des siècles et des âges tout entiers, et où la critique parcourt à vol d’oiseau d’immenses espaces, on oublie trop un point essentiel, c’est que le poète vient à une heure précise et à un moment. Or, au moment où s’essaya Ronsard, la tradition du Moyen Âge chez nous était toute dispersée et rompue, sans qu’il eût à s’en mêler ; ces grands poèmes et chansons de geste, qui reparaissent aujourd’hui un à un dans leur vrai texte grâce à un labeur méritoire, étaient tous en manuscrit, enfouis dans les bibliothèques et complètement oubliés ; on n’aurait trouvé personne pour les déchiffrer et les lire. Depuis un siècle on n’avait sur tout cela en France que des romans en prose interminables, affadissants. Rabelais après Villon était venu, et avait fait sa parodie bouffonne, dont le rire au loin retentissait. Ronsard, qui n’avait pas le génie et qui n’était qu’un homme de talent poussé d’érudition, prit la poésie française au point où elle était, et vit, avant tout, un progrès à faire, une victoire à remporter sur Marot et sur Mellin de Saint-Gelais. Il marque nettement chez nous l’époque et l’avènement de la Renaissance, et en est le produit direct en français : elle avait retardé jusque-là, elle fit irruption avec lui.

Ce n’est pas à dire qu’avec plus de ressources et d’imagination il n’eût pu être un poète de Renaissance tout autrement vif, inventif et léger. À le prendre tel qu’il fut, il eut son utilité et son mérite. Ses premières œuvres, ses Odes (1550) sont remplies d’un feu de tête qui se ressent de la vie renfermée et de l’espèce de serre chaude où il s’était nourri. Il rougirait de paraître imiter en rien les Français, ses prédécesseurs et devanciers, « d’autant, dit-il, que la langue est encore en son enfance ». Il s’est éloigné d’eux tant qu’il a pu, « prenant style à part, sens à part, œuvre à part. » Une louange donnée pour la forme à Marot mort, à Héroet, à Scève et à Mellin de Saint-Gelais vivants, ne contredit pas cette prétention qu’il a de marcher le seul et le premier par un sentier inconnu. Ce sentier, non frayé jusque-là, consiste à se jeter tout à fait du côté des anciens, à suivre de près Pindare, Horace ; il met son orgueil à les reproduire, à se modeler sur eux. À l’instar de ces maîtres, il apporte aux Français l’ode, le nom et la chose, et il se pique de l’offrir dans toute sa variété.

Il n’écrit pas pour les rimeurs du jour ni pour les courtisans, dit-il, « qui n’admirent qu’un petit sonnet pétrarquisé ou quelque mignardise d’amour » qui n’a qu’un propos et qu’un ton ; mais il s’adresse aux « gentils esprits, ardents de la vertu ». Il a à cœur d’illustrer, de promouvoir notre langue, et de montrer aux étrangers qu’elle devancerait la leur, si ces beaux diseurs médisants, qui s’attaquent déjà à lui et qui combattent proprement des ombres (il les appelle d’un mot grec effrayant, Sciamaches), voulaient aussi bien s’appliquer à la défendre et à la propager. Ces derniers mots couverts paraissent avoir été à l’adresse de Mellin de Saint-Gelais, poète de cour et homme de goût comme nous dirions, lequel s’était permis dès l’abord, contre Ronsard et sa manière, des railleries qu’il continua encore quelque temps, et dont enfin il se désista : Mellin vieillissait et allait mourir, et après les premières escarmouches, il sentit qu’il valait mieux faire sa paix avec cette jeunesse que de soutenir une guerre inégale. J’ai sous les yeux dans l’édition première ces Odes de Ronsard ; je les disais autrefois presque illisibles : j’avoue qu’elles continuent de me paraître bien hérissées et bien rudes ; il y justifie par trop ce vers de l’ode finale imitée de l’Exegi monumentum :

Plus dur que fer, j’ai fini mon ouvrage.

Si j’avais à y faire un choix, il ne serait pas autre que celui que j’en ai tiré anciennement. Quelques pièces vives ou même touchantes, telles que L’Élection de mon sépulcre, des vers à la fontaine Bellerie, une épode impétueuse contre une certaine Jeanne trop cruelle, des strophes éparses, voilà ce qu’on y peut glaner : La jolie pièce : « Mignonne, allons voir si la rose… », n’y était pas d’abord et n’a été introduite que dans des éditions suivantes. Ronsard a le souffle généreux et une certaine force inhérente à son talent : c’en est un trait distinctif ; mais cette force insuffisante, et qui le trahit dans les grands sujets, réussit mieux et le sert quand il se rabat aux moindres. C’est ainsi qu’il a quelquefois du nerf et de la netteté brillante dans la grâce.

Les Amours de Ronsard, qui succédèrent (1552), sont moins tendues que les premières odes, et offrent, malgré la monotonie, quelque agrément. Le poète dans ces sonnets imite habituellement Pétrarque, et par endroits avec fraîcheur et sentiment ; il y a des expressions heureuses, de ces images qui enrichissent la langue poétique :

Sur le métier d’un si vague penser
Amour ourdit les trames de ma vie.

L’année suivante (1553), le docte Muret jugea à propos de commenter ce recueil de sonnets ; il voulait venger Ronsard contre la critique des ignorants, contre l’arrogance, disait-il, de ces acrêtés mignons dont « l’un le reprenait de se trop louer, l’autre d’écrire trop obscurément ; l’autre d’être trop audacieux à faire de nouveaux mots ». Muret convient cependant que dans ce volume « il y a quelques sonnets qui d’homme n’eussent jamais été bien entendus, si l’auteur ne les eût, ou à lui ou à quelque autre, familièrement déclarés » et expliqués. Dès ce moment la réputation de Ronsard, aidée de ce concours des doctes et de quelques hautes protections en cour, triompha de toute résistance ; Mellin de Saint-Gelais avait rendu les armes, et dans les années suivantes Ronsard, goûté des princes et adopté de la jeunesse, n’eut plus qu’à développer et à varier les applications de son talent. Il l’assouplit en effet, et dans les nouvelles Amours qu’il ajouta aux premières, dans les odes ou chansons qu’il y entremêla aux sonnets, il eut des notes où le feu, la verve et la facilité se font encore aujourd’hui sentir : « Quand j’étois libre, ains qu’une amour nouvelle, etc. » ; « Or que l’hiver roidit la glace épaisse, etc. » ; « Quand ce beau printemps je voy, etc. » Il y a plaisir ici et profit à le parcourir ; on est vraiment avec un poète.

La musique se mariait à ses vers ; on le chantait sur les instruments, et il devenait aussi populaire qu’il pouvait l’être : « Quand notre Mabile de Rennes, lit-on dans les Contes d’Eutrapel, chantait un lai de Tristan le Léonnais sur sa viole, ou une ode de ce grand poète Ronsard, n’eussiez-vous juré que celui-ci, sous le désespoir de sa Cassandre, se voulût confiner et rendre en la plus étroite observance et ermitage qui soit sur le Mont-Serrat ?… » Ainsi chanté par Mabile, Ronsard faisait reflet d’un amoureux passionné.

Dans cette seconde période de sa carrière et de son talent, on voit Ronsard devenu un poète assez facile, et plutôt trop facile ; il manie avec une grande aisance le vers alexandrin et y dit ce qu’il veut, mais avec quelque prolixité et longueur. Il est en quête de sujets, et ne trouve pas en lui matière à vaste conception ; il médite sa Franciade qu’il combine assez froidement et pour laquelle il attend des encouragements et récompenses, faute de quoi il ne l’achèvera jamais. Et cependant il s’exerce en bien des genres qu’on pourrait dire noblement tempérés, dans l’épître, le poème moral, et il y a fait preuve de sens et de talent : ainsi dans une des pièces qui lui attirèrent le plus d’inimitiés, dans son Discours des misères de ce temps, adressé à la reine Catherine de Médicis à l’occasion des troubles et des premiers massacres de religion dont le signal fut donné en 1560, il disait, après avoir dépeint l’espèce de fureur soudaine qui s’était emparée des esprits :

Mais vous, reine très sage, en voyant ce discord
Pouvez, en commandant, les mettre tous d’accord
Imitant le pasteur qui voyant les armées
De ses mouches à miel, fièrement animées
Pour soutenir leurs rois, au combat se ruer.
Se percer, se piquer, se navrer, se tuer,
Et parmi les assauts forcenant pêle-mêle
Tomber mortes du ciel aussi menu que grêle,
Portant un gentil cœur dedans un petit corps :
Il verse parmi l’air un peu de poudre ; et lors
Retenant des deux camps la fureur à son aise.
Pour un peu de sablon leurs querelles apaise.

Dans cette comparaison prise à Virgile, le « Pulveris exigui jactu » est très bien rendu. Il y a une suspension qui est imitative et d’un effet pittoresque :

Il verse parmi l’air un peu de poudre…

La plupart des critiques que l’on a adressées à la première manière ardue et rocailleuse de Ronsard trouveraient peu leur application, à considérer cette portion plus rassise de ses œuvres ; je lui reprocherais plutôt d’y être trop détendu et de se relâcher dans le prosaïque, bien que de temps en temps il y ait des retours de verves et que le cheval de race y retrouve des élans.

Si l’on voulait s’en prendre aux événements de ce que l’homme n’a pas su accomplir, il serait naturel de faire comme Ronsard et d’accuser les guerres civiles et domestiques ; elles lui furent plus contraires quJà personne, et dès 1562 il éprouva, pour s’être loyalement déclaré en faveur de l’ordre existant et de l’Église établie, la fureur et la malignité des factions. Il y eut alors un premier échec porté à sa renommée, et un grand dérangement dans sa tranquillité et ses loisirs. Des amis, des disciples de la veille se tournèrent contre lui, et l’insultèrent dans des libelles dont quelques-uns se sont conservés. Ronsard, selon l’usage du temps, avait reçu pour récompense de ses vers des bénéfices ; les réformés et prédicants le traitèrent comme ils auraient fait un gras prieur ou un abbé repu. Voici une de ces pièces satiriques que je traduis ; ce sont des distiques latins :

Tant que tu as bu aux sources d’Aonie ; tant que sur le sommet du Pinde, ô Ronsard, tu as touché avec art la lyre aux onze cordes, ta muse a fait retentir les champs du Vendômois de ses graves accents que Phéhus eût avoués pour siens ; mais dès que tu n’as plus eu souci que de t’engraisser la panse à la manière d’une soyeuse truie, tu as grossi le nombre de ceux qui font les enterrements, qui ressemblent aux frelons, et sont impropres à l’ouvrage. Tu t’es mis dès lors au plain-chant de la messe ; mais depuis ce temps-là ce n’est plus ta muse, c’est ta messe qui chante.

                             Ac tempore ab illo
Non tua musa canit, sed tua missa canit.

En réimprimant cette pièce pour y répondre, Ronsard l’a intitulée : Coassement d’une grenouille du lac de Genève, Ranae Lemanicolae coaxatio. Car il eut le tort d’y vouloir répondre, et en vers latins, ce qui n’était pas son fort. En tout il est plus grec et français que latin. — Je laisse de côté bien d’autres aménités dont on le gratifia dans cette querelle de littérature et de théologie mêlées ; il y eut de ces fines injures qui allaient jusqu’à la moelle, et dont le xvie  siècle, sur la matière que Fracastor a célébrée, n’était jamais avare.

Par compensation, Ronsard reçut du pape Pie V un bref qui le remerciait de s’être montré en faveur de la religion5. La religion de Ronsard d’ailleurs, en cet âge de fanatisme, paraît avoir été celle d’un homme sage. Il a exprimé son sentiment d’indifférence philosophique autant qu’orthodoxe pour toutes ces divisions et variations des sectes :

L’un se dit zwinglien, l’autre luthérien,
Et fait de l’habile homme au sens de l’Écriture.

Chacun songe et discourt, et dit qu’il a raison.

C’est dans un sonnet adressé à Louis prince de Condé qu’il parle de la sorte, et il n’a tenu qu’à ce prince, fauteur et soutien de la Réforme, d’y voir une leçon.

Peu après cette querelle de parti et cette polémique, la seule au reste qu’il eut dorénavant à soutenir, Ronsard publia en 1565 un recueil intitulé : Élégies, mascarades et bergerie ; ce sont pour la plupart des pièces de circonstance, des divertissements de cour qui furent représentés à des fêtes, et qui sont pour nous purement ennuyeux et sans intérêt ; mais j’y trouve en tête, sous le titre d’élégie, un discours en vers à la reine d’Angleterre Élisabeth, nouvellement en paix avec la France. Le poète y introduit le dieu Protée, par la bouche duquel il fait dire à la noble reine toutes sortes de belles et flatteuses choses, et même des prophéties très sensées, par exemple :

N’offensez point par arme ni par noise,
Si m’en croyez, la province françoise ;
Car, bien qu’il fût destiné par les cieux
Qu’un temps seriez d’elle victorieux,
Le même ciel pour elle a voulu faire
Autre destin, au vôtre tout contraire.

Le François semble au saule verdissant :
Plus on le coupe et plus il est naissant,
Et rejetonne en branches davantage,
Prenant vigueur de son propre dommage :
Pour ce, vivez comme amiables sœurs.
[…]
Quand vous serez ensemble bien unies
L’Amour, la Foi, deux belles compagnies,
Viendront ça bas le cœur nous échauffer :
Puis sans harnois, sans armes et sans fer,
Et sans le dos d’un corselet vous ceindre.
Ferez vos noms par toute Europe craindre :
Et l’âge d’or verra de toutes parts
Fleurir les lys entre les léopards.

Il y a là dedans un bon sens politique que Malherbe, qui en avait tant, n’aurait certes pas désavoué.

Ce qui me frappe chez Ronsard poète, et poète si honorable, si laborieux et même si modeste après son accès de fougue première, c’est comme il se casse de bonne heure, comme il devient vite incapable d’autre chose que de courtes poussées, et comme il a le sentiment que la poésie ainsi que la jeunesse gît toute dans la chaleur du sang, et s’évanouit avec elle. Il a exprimé cela admirablement dans une épître à son ami Jean Galland, principal du collège de Boncourt ; il lui dit :

Comme on voit en septembre aux tonneaux angevins
Bouillir en écumant la jeunesse des vins,
Qui, chaude en son berceau, à toute force gronde
Et voudroit tout d’un coup sortir hors de sa bonde,
Ardente, impatiente, et n’a point de repos
De s’enfler, d’écumer, de jaillir à gros flots,
Tant que le froid hiver lui ait dompté sa force6,
Rembarrant sa puissance aux berceaux d’une écorce :
Ainsi la poésie, en la jeune saison,
Bouillonne dans nos cœurs…

Mais quand vient l’âge de trente-cinq ou quarante ans (c’est la limite qu’il assigne), le sang se refroidit ; adieu la muse et les belles chansons :

Nos lauriers sont séchés, et le train de nos vers
Se présente à nos yeux boileux et de travers :
Toujours quelque malheur en marchant les retards,
Et comme par dépit la muse les regarde.

Il faut lire toute la pièce, qui, avec celle des muses délogées, est une des meilleures du Ronsard mûri ou plutôt vieilli, et l’on conçoit, à la lecture de tels vers, qu’on ait rapproché de son nom celui de Corneille. Régnier, dans sa chaude veine, n’a rien fait de mieux. Mais Ronsard, qui n’a plus que des rencontres et par-ci par-là de ces bons accidents, s’en prend alors de son peu d’entrain et de son ralentissement aux rois et princes qui ne l’ont pas assez récompensé ni fait assez riche : au fond, il ne devrait s’en prendre qu’à lui et à sa nature. Cet esprit gaillard et ce cœur généreux (c’est ainsi qu’il se qualifie avec raison) n’a pas su assez dégager la poésie de la fougue même du tempérament ; sa santé s’est fatiguée avant qu’il ait régulièrement mûri ; il n’a pas eu deux jeunesses. Sauf de rares passages dans le ton de ce que je viens de citer, sauf de courts moments où le vieux coursier de guerre se redresse comme au son du clairon, il s’oublie, il se traîne ; il ne donne pas à sa propre manière son perfectionnement graduel, et, après une si fière et tumultueuse entrée, il a une fin lente, inégale et incertaine. Il meurt à soixante et un ans (1585), mais il a commencé d’être le bonhomme Ronsard de bonne heure, vers cinquante ans et plus tôt, — à l’âge où Malherbe, qui est au contraire un poète de vieillesse, acquerra seulement sa pleine verdeur.

Cela est si vrai, que lorsqu’il veut se corriger lui-même, Ronsard n’a pas la main sûre ni le tact heureux ; il lui arrive de retrancher, on ne sait pourquoi, de ses dernières éditions des vers qui sont charmants, et du petit nombre de ceux qui paraîtront tels à tous les yeux. Ses admirateurs, dans le temps, ne s’expliquaient pas cette sévérité, et ils ont rétabli après lui ces pièces qu’on dirait plutôt de choix que de rebut. Voici un sonnet touchant, mélancolique, qu’il avait rejeté et que la postérité a accueilli ; il l’adressait à sa dame en lui envoyant un bouquet, une après-midi :

Je vous envoie un bouquet que ma main
Vient de trier de ces fleurs épanies ;
Qui ne les eût à ce vespre cueillies,
Chutes à terre elles fussent demain.

Cela vous soit un exemple certain
Que vos beautés, bien qu’elles soient fleuries,
En peu de temps cherront toutes flétries.
Et comme fleurs périront tout soudain.

Le temps s’en va, le temps s’en va, ma dame ;
Las ! le temps non, mais nous nous en allons,
Et tôt serons étendus sous la lame :

Et des amours desquelles nous parlons,
Quand serons morts, n’en sera plus nouvelle :
Pour ce aimez-moi cependant qu’êtes belle.

Remi Belleau, dans son commentaire, a fait remarquer que ce sonnet est imité d’une petite pièce latine de Marulle ; il ne dit pas qu’il pourrait aussi bien paraître imité de cette jolie épigramme de L’Anthologie, et qui est du poète Rufin :

Je t’envoie, Rhodoclée, cette couronne qu’avec de belles fleurs j’ai moi-même tressée de mes mains : il y a un lis, un bouton de rose, une anémone humide, un tiède narcisse, et la violette à l’éclat sombre. Ainsi couronnée, cesse d’être trop fière ! tu fleuris et tu finis, et toi et la couronne.

J’ai réservé bien des choses à dire, et qui viendront naturellement avec l’examen de l’intéressant travail de M. Gandar et de la publication curieuse de M. Blanchemain.