(1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Deuxième partie. Invention — Chapitre VIII. Du pathétique »
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(1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Deuxième partie. Invention — Chapitre VIII. Du pathétique »

Chapitre VIII.
Du pathétique

Je n’entreprendrai pas de donner des règles sur l’invention du pathétique : ici l’on n’invente pas, on sent. Et à vrai dire il n’y a pas de sujets pathétiques : il y a des natures qui sentent fortement, des occasions où l’on sent fortement. Le pathétique ne peut être le corps d’un développement ; c’en est, si l’on veut, l’âme et la vie. On a toujours des faits à exposer, des raisonnements à expliquer ; si l’on sent vivement ce qu’on doit dire, on le dira pathétiquement. Mais hors des faits et du raisonnement, ce qu’on appelle le développement pathétique ne saurait être que l’amplification creuse, à grand renfort d’épithètes et de périphrases. Le mot de La Bruyère peut s’appliquer à l’expression de tous les sentiments : « Amas d’épithètes, mauvaises louanges ; ce sont les faits qui louent, et la manière de les raconter. » Quand Mme de Sévigné veut faire sentir à sa fille tout son chagrin de leur séparation, elle ne se jette point dans les exclamations, elle n’emploie pas les adjectifs : elle raconte par le menu l’emploi de sa journée, après que Mme de Grignan fut partie. Dans les sermons de Bossuet et de Bourdaloue, le pathétique sort pour ainsi dire de toutes les mailles d’une argumentation serrée, poussé dehors par la chaude conviction et l’inépuisable charité de l’orateur, sans qu’une seule phrase tende par soi-même à autre chose qu’à prouver. Les couplets les plus passionnés et les plus touchants de Racine, l’explosion de fureur d’Hermione, la prière de Clytemnestre pour sa fille, sont de longues chaînes de raisons, qui mènent l’esprit de l’auditeur à une conséquence logique, conforme à l’émotion dont son cœur est pénétré. Ce qu’on met comme étant de soi pathétique, et non comme une pièce nécessaire de l’action ou du raisonnement, est faux presque toujours et se refroidit vite : c’est du mélodrame, et bon pour un jour, au boulevard. Ici, comme en fait de comique, tout ce qui ne jaillit pas du sujet, quoi que ce soit, est de qualité inférieure.