(1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Notes et pensées » pp. 441-535
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(1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Notes et pensées » pp. 441-535

Notes et pensées

I

L’orgueil de la vie enivre aisément la jeunesse. Chaque génération à son tour est au haut de l’arbre, voit tout le pays au-dessous et n’a que le ciel au-dessus d’elle. Elle se croit la première, et elle l’est à son heure, pour un moment.

II

Un souverain, qui vient de monter sur le trône, et surtout de l’usurper, n’est pas plus jaloux de refondre toute la monnaie de ses prédécesseurs et de refrapper chaque pièce en circulation à son effigie, que les critiques nouveaux venus ne se montrent en général actifs à casser et à refrapper à neuf tous les jugements littéraires de leurs devanciers. Leurs successeurs leur rendront la pareille. Chacun, à son tour, se pique de régner.

III

Pour garder votre réputation devant la postérité et pour qu’elle s’étende, l’essentiel est que cette postérité croie avoir besoin de vous comme type, comme exemple, comme matière continuelle et commode à citations.

Cela vous perpétue plus encore que le mérite intrinsèque de votre œuvre.

En un mot, l’homme qui passe pour avoir eu le plus d’esprit, est celui qui a l’esprit de demain et d’après demain.

IV

J’en suis venu, peut-être par excuse secrète pour ma paresse, peut-être par le sentiment plus approfondi du principe que tout revient au même, à considérer que quoi que je fasse ou ne fasse pas, travaillant dans le cabinet à un ouvrage suivi, m’éparpillant aux articles, me dispersant au monde, laissant manger mes heures aux fâcheux, aux nécessiteux, aux rendez-vous, à la rue, n’importe à qui et à quoi, je ne cesse de faire une seule et même chose, de lire un seul et même livre, livre infini, perpétuel, du monde et de la vie, que nul n’achève, que les plus sages déchiffrent à plus de pages ; je le lis donc à toutes les pages qui se présentent, à bâtons rompus, au rebours, qu’importe ? je ne cesse de le continuer. Plus la bigarrure est grande et l’interruption fréquente, plus aussi j’avance dans ce livre dans lequel on n’est jamais qu’au milieu ; mais le profit, c’est de l’avoir lu ouvert à toutes sortes de milieux différents. (1844)

V

Salin est gentil, aimable, fin, il a de l’aménité ; mais nulle vigueur réelle, nulle source puissante ; il n’aurait en aucun temps, ni en aucune situation, rien créé. Il sait, il met en œuvre ; il augmente sa provision grain à grain ; c’est le plus progressif des esprits, car rien ne le retient à une idée comme à son centre. Il bâtit sur pilotis ; il tricote ou ronge sa maille. — Il est minutieux, il a de petites affaires bien réglées ; son temps est coupé menu ; il cligne de l’œil et branle gentiment la tête d’un air résolu en vous parlant de ses petit arrangements, de ses principes politiques, ou de son petit dîner de trois heures ; il vous répète pour la centième fois, quand vous lui demandez s’il est allé à telle soirée, qu’il ne va guère en soirée, qu’il passe ses soirs d’ordinaire chez une parente, qu’on lui joue un peu de musique pendant qu’il travaille. Salin est gentil, fidèle en amour, en amitié, en politique, fin en esprit ; ses défauts sont d’être un peu vain innocemment sur ce point de l’amour, un peu menu sur tout le reste. Salin est petit.

VI

Qu’est-ce donc que les poètes dévoués qu’on oppose aux poètes égoïstes ? me demandait un jour de Vigny… — Turbidus, lui répondis-je, est un poète dévoué. Il a une idée, il conçoit un poème : le voilà parti pour l’accomplir et l’exécuter. Il reste trois ans seul avec son idée, habitant et voyageant dans son idée, parcourant les monts, les champs de bataille, buvant aux fleuves qui se rapportent à son idée. Il a fini, il nous revient, il vous cherche en hâte. Il ne me trouve pas chez moi ; il m’écrit et se plaint de ne me point rencontrer. — Eh ! mon cher, patience ! un moment, je vous prie. Vous avez été trois ans absent sans vous inquiéter de moi, sans m’écrire ; vous voulez me posséder sur l’heure, à la minute et ne plus vous passer de ma vue. Moi qui n’ai pas bougé, je suis moins prompt et vous demande une demi-journée de répit après ces deux ans et demi de veuvage. — Turbidus me trouve enfin et m’embrasse, il me demande si je l’aime, et avec son cœur il m’ouvre bientôt son tiroir, son portefeuille. Il me lit son poème, il le lit à plusieurs autres qu’il va trouver également et qu’il embrasse avec tendresse : il n’a pas cessé d’habiter dans son idée. Son poème s’imprime ; il a d’avance choisi les amis qui doivent en dire du bien dans les journaux ; il les consulte sur l’impression, il les cultive tous les matins. Le poème paraît, les articles paraissent aussi. Tout a été si bien calculé que les articles s’appuient coup sur coup, comme des salves successives. Le dernier canon de cette batterie parti, Turbidus part aussi ; il nous quitte pour trois années encore. Il a une nouvelle idée, il va exécuter un autre poème, après quoi il nous reviendra de nouveau, aussi fidèlement. Turbidus est un poète dévoué… à son idée, à son poème.

VII

Quintus Turbidus, et tous ces Dantes et Shakespeares manqués, ne sont nullement propres au commerce aimable de la vie, à la société douce et habituelle et fine, qui demande des esprits proportionnés : Dante, j’imagine, et à coup sûr Shakespeare y étaient propres ; Pétrarque et Goldsmith et André Chénier, et Catulle en son temps, y étaient propres. Mais peste soit, dans la vie, de ces colosses manqués qui ne sont ni du premier ordre de génies, ni du second ! ils se débattent et roulent dans les intervalles.

VIII

Les grands hommes littéraires, avides d’admiration, sont comme ces courtisanes célèbres qui épuisent successivement plusieurs générations de jeunesse et préfèrent toujours la dernière, la plus fraîche et vigoureuse. Vous leur avez tout donné, vous vous êtes diminué pour eux, mais vous êtes à bout, et à part les délicatesses et les finesses continuées de la louange que vous ravivez encore de temps en temps et que vous traînez agréablement en longueur, la plus grosse pièce est dévorée ; vous êtes usé à leur endroit. À d’autres, à d’autres ! Quand le pauvre Jean-Jacques dans sa jeunesse s’en revint d’un voyage entrepris pour sa santé, il trouva la place occupée ; Mme de Warens avait fait choix de ce grand diable, s’il vous en souvient, de celui-là qui menuisait toute la journée et frappait si fort. Voilà ce qu’il faut aux grands hommes avides ; l’épigramme libertine qu’un poète adresse aux belles dames de son temps semble faite pour eux. Entre Narcisse et Alcide, s’il y a à choisir :

Vous rougirez, mais vous prendrez Alcide !

IX

Un poète par manie, par chimère, reste toujours poète jusqu’à la fin ; c’est incurable. Liris a commencé par de mauvais vers qui, trop bien recommandés par des amis trop serviables, ont trouvé et ruiné un libraire novice. On avait persuadé au pauvre diable que Liris allait être un second Lamartine, et il s’était mis en frais pour l’illustrer. Lui, Liris, sans autrement s’en émouvoir, il a fait imprimer recueil sur recueil, et toujours avec le même succès. De guerre lasse, enfin, il s’est mis à l’étude : il sait les langues, il sort même d’Europe, il explore l’Inde et voyage de temps en temps en Chine… par les livres, s’entend ; on le croit revenu de sa chimère ; on le prend en estime, on est près de le féliciter… Gardez-vous en bien ! Après vous avoir longuement entretenu un soir de ses travaux, de ses projets, des Oupanichads, des Pouranas et du Chou-King, il vous apprend au moment de vous quitter, déjà debout, en vous serrant la main, — en grande confidence, — qu’il doit faire de tout cela un jour une immense composition en vers qui enrichira notre poésie, un seul et unique bouquet de toutes les fleurs à la fois de l’Orient ! Il n’a pu y tenir, au dernier moment, il a laissé échapper son secret chéri. — Un malade de Bicêtre, qui avait eu autrefois la folie d’être riche à millions, semblait guéri après des années ; le médecin, la plume à la main pour signer son exeat, expliquait aux assistants et au directeur de la maison comme quoi ce malade était guéri : celui-ci, du sourire le plus gracieux, attendant que le docteur eût fini, se tourna vers lui et lui glissa tout bas à l’oreille que, pour le récompenser, il avait, aussitôt sorti, un million à son service. — C’est le poète.

X

Filis s’est amélioré moralement ; il est sérieux, il est fidèle en politique à de certains principes ; il s’est marié et a des vertus domestiques ; il pleure la mort d’un enfant, d’une mère, avec une douleur vraie et des larmes abondantes qui sortent du cœur. De tout temps goûté pour son esprit et son brillant, voilà que ceux même qui avaient des préventions contre lui, l’estiment pour son caractère ; on parlera bientôt de ses vertus. « Filis gagne beaucoup », dit-on de toutes parts. — Oui, vertus mondaines, acquises, estimables sans aucun doute ; — mais demandez-lui un peu s’il n’a pas à se reprocher d’être négligent, injuste, étouffant contre tel pauvre homme, jeune encore, de savoir, de mérite (il le sait bien), mais obscur et qui ne percera pas et qui n’écrit dans aucun journal, et dont il n’a à espérer aucun éloge, à redouter aucune attaque ; s’il ne le tient pas de son mieux en une place inférieure, avec une sorte de négligence hostile, parce que l’autre ne lui a pas assez fait la cour et ne peut jamais s’en faire craindre ; demandez-lui combien de temps cette iniquité durera, jusqu’à quand ce mauvais caprice ne sera pas lassé contre un homme de mérite sans monde et sans plainte… Et pourtant Filis s’améliore, dit-on ; il a bien gagné, répètent avec sincérité ceux dont il soigne l’opinion et qu’il ménage ; et au dessert, entre amis, si le discours tombe sur lui, on commence à parler de ses vertus. (1838)

XI

Chateaubriand n’aime pas ses enfants (en littérature), ni rien qui lui ressemble de près ou de loin. C’est au moins un ridicule.

XII

Dans le séjour que Chateaubriand fit à Genève après la révolution de Juillet (1831-1832), il se mit dans l’esprit un matin que ce serait pour lui une belle mort, et bienséante, et grandiose, d’aller mourir sur le Mont-Blanc : « Ardentem frigidus Aetnam, etc. » ; ou du moins il dit quelque chose qui le fit croire. Aussitôt cela su ou soupçonné, ce fut une surveillance infinie autour de lui : Mme de Chateaubriand, Mme Récamier étaient aux transes et se relevaient pour ne pas le perdre de vue ; à peine sorti seul, on le faisait chercher et suivre, jusqu’à ce qu’on se crût bien sûr que la velléité sublime lui avait passé et que d’autres idées roulaient par la tête de ce grand arrangeur de phrases et de tableaux.

XIII

La Curée a été un pur accident dans la vie d’Auguste Barbier ; il n’a fait, dans cette pièce et dans toutes celles d’à côté, qu’imiter et transporter de 93 à 1830 l’ïambe d’André Chénier, avec ses crudités, avec ses ardeurs, empruntant du même coup la forme et le style, y mettant plus de verve que de finesse, grossissant les traits, élargissant et épaississant les teintes ; et tout cela a paru aux ignorants une originalité de son cru et une invention.

— Barbier est l’aristocrate poétique le plus raffiné ; il n’aurait dû faire que des pianto et des sonnets artistiques, et il s’est trouvé poussé à cette débauche de La Curée trop rude pour lui, comme un fils de famille qu’on habille en fort un mardi de carnaval et qu’on pousse à la sublime ribotte.

— Barbier est inférieur au genre de talent qu’il a adopté ; il n’est nullement en rapport avec cette grosse veine par la nature de son organisation grêle et chétive.

Il a du talent, mais il ne domine pas ce talent ; il y va sans direction et en tâtonnant, il ne sait plus bientôt où il en est, il s’y noye presque, comme un homme qui voudrait marcher dans l’eau en y étant jusqu’au menton. Qu’on ait peu ou beaucoup de talent, il faut tâcher toujours de le dominer et d’y être supérieur.

C’est ce qui me fait dire de lui : Barbier, c’est un poète de hasard.

— (Dans les derniers temps et dans ses reprises de publication depuis 1861, il a de plus en plus tâtonné, et l’on peut même dire qu’il s’est tout à fait égaré.)

XIV

Une chose remarquable, c’est combien d’hommes graves et sensés j’ai rencontrés, qui ont essayé de lire Jocelyn et qui n’ont pu en venir à bout. Carrel a exprimé dans un article (non signé) du National le désappointement et le dédain de ces esprits mâles. En revanche, les femmes, et tout ce qui leur ressemble, ont pris avec fureur au charmant poème, et Lamartine a pu m’écrire, peu de jours après la publication, un petit billet en forme de bulletin, qui commence par ces mots : « Jocelyn triomphe d’heure en heure dans le cœur des femmes… »

XV

De Vigny dit de Jocelyn : « Ce sont des îles de poésie noyées dans un océan d’eau bénite. »

XVI

Lamartine, dans Jocelyn et dans la poésie privée, domestique, est toujours comme un roi qui se fait berger. La soie reparaît à tout instant par quelque bout, et quand il veut la cacher et prendre le détail agreste et réel, il n’a plus de mesure, il en met trop : trop de soie et trop de souquenille.

XVII

Segrais dit que c’est à l’occasion de Despréaux et de Racine que M. de La Rochefoucauld a établi sa maxime que « c’est une grande pauvreté de n’avoir qu’une sorte d’esprit », parce que tout leur entretien ne roulait que sur les vers, et que hors de là ils ne savaient plus rien. On est bien guéri aujourd’hui de cette spécialité d’esprit ; nos poètes parlent de tout. M. de Lamartine aborde d’un pied léger, et avec cette fatuité innocente qui lui est propre, toutes les matières et y parle assez bien, mais en glissant. Si l’on nomme Bacon, il vous dit qu’il n’a jamais lu dans sa vie que cela ; qu’il y a dix ans, vingt ans, qu’il ne fait qu’y penser, et il va à travers incontinent. S’il s’agit d’économie politique, il vous dit, les jambes étendues : « Avez-vous jamais mis le nez dans ce grimoire-là ? Rien n’est plus amusant, rien n’est plus facile !… » Et il tranche au vif, avec une incroyable facilité, ma foi ! — On parlait un jour de fermage, d’aménagement de terres ; il disait qu’il allait partir pour les siennes : Ballanche lui demanda s’il s’y entendait : « Comment si je m’y entends, mon cher ami ! répliqua-t-il ; mais je m’y entends divinement ! » (1836)

Il écrit à quelqu’un, par forme de compliment sur quelque ouvrage : « Je n’ai jamais rien lu ni écrit de si délicieux. »

XVIII

La forme particulière de l’orgueil chez M. de Lamennaiss est celle-ci : Quand il lui vient pour la première fois une idée (papauté, souveraineté du peuple, etc.), à l’instant, il s’y attache comme au résultat le plus important, le plus fécond, et croit que le monde irait se perdant, s’il ne la communiquait immédiatement au monde. Comme il est bonhomme d’ailleurs, il se met donc aussitôt en branle pour opérer cette communication de sa découverte qui est l’unique salut universel. Pendant toutes ses marches et démarches et tout ce qu’il mène et démène, l’orchestre d’orgueil joue au fond, au loin, en lui, à la sourdine : « Je suis le sauveur, je suis le sauveur ! » — Cela fait toujours plaisir.

XIX

M. de Lamennais, crédule comme La Fayette ; chose remarquable, l’un étant tellement homme d’intelligence, et l’autre tellement homme du monde.

XX

Ce n’est plus par la logique, par l’induction, par la transformation progressive des idées qu’on peut expliquer les variations de l’abbé de Lamennais ou plutôt de M. de Lamennais, car il n’est plus prêtre. Il y a eu en lui solution de continuité dans la région de l’intelligence ; et c’est par la physiologie, par le tempérament qu’il le faut expliquer. (1836)

XXI

M. de Lamennais est affecté d’une incontinence de pensée ; tout ce qui lui passe par l’esprit, il le dit aussitôt, il l’écrit : il ne garde rien.

XXII

Il y a des esprits ainsi faits qu’ils vous invitent toujours à la foi, quelle que soit leur foi à eux, dont ils changent : ce sont des croyants et des apôtres quand même : tel est M. de Lamennais, Buchez, etc., et toute une classe d’esprits-papes comme j’en ai connu plusieurs.

Je ne rencontre que gens qui me disent : « Vous ne croyez à rien ! » — « En effet, monsieur, puis-je répondre, car je ne crois pas à vous. »

Le pasteur Napoléon Peyrat, dans un livre de souvenirs, intitulé : Béranger et Lamennais (1861), m’apporte un trait à l’appui de mon dire. Lamennais m’avait fait force avances depuis 1830, après mon recueil des Consolations, dans le monde de Victor Hugo d’abord, puis lorsqu’il fut à la tête de L’Avenir. J’avais payé ces bonnes grâces d’un esprit supérieur par un portrait littéraire et par des articles de la Revue des deux mondes, à l’occasion de ses livres. Il m’avait chargé, sans que je l’en priasse, de l’impression de ses Paroles d’un croyant. Mais comme il commençait à tourner et à changer du tout au tout, il m’était impossible de le suivre et de tourner avec lui, sans abdiquer tout caractère de critique ; ce que je n’ai jamais fait. Je marquai ma limite et mon holà lors de sa publication des Affaires de Rome. C’en fut assez pour nous brouiller, au moins pendant un temps. Or, voici comment M. Peyrat, dans son livre, parle de cet incident :

Depuis que M. de Lamennais donnait dans la démagogie, M. Sainte-Beuve, par une évolution contraire, se retournait vers le pouvoir. Le tribun breton fut très sensible à l’abandon du critique normand, dont les premières hostilités éclatèrent, je crois, contre les Affaires de Rome. — « Je l’ai rencontré depuis, disait-il, dans le quartier de l’Odéon ; il a d’abord balbutié je ne sais quoi ; puis, tout interloqué, il a baissé la tête. Sa critique n’est que du marivaudage. »

Je pourrais répondre à M. Peyrat que d’abord je ne suis pas normand, et que sa demi-épigramme porte à faux. Je crois aussi que, si ma critique n’avait été que du marivaudage, M. de Lamennais n’aurait point paru si piqué ; j’ai reçu mainte lettre de lui où il me faisait l’honneur de parler de ma critique tout autrement. Je ne sais trop quelle mine j’eus en effet, quand je le rencontrai un jour devant l’Odéon : on ne se voit point soi-même ; mais certainement je ne baissai point la tête : ce n’a jamais été mon habitude. Que si réellement je parus embarrassé, ce dut être pour lui et non pour moi, n’ayant pas été le premier à le rechercher au début de notre liaison, l’ayant connu prêtre et qui disait encore sa messe, ultramontain et pur romain de doctrine, lui ayant rendu dans un camp, alors si différent, autant de bons offices littéraires que j’avais pu, n’ayant jamais été démagogue et le voyant, dans sa pétulance, m’enjamber et, comme au jeu de saute-mouton, passer par dessus ma tête pour aller tomber tout d’un bond de l’absolutisme dans la démagogie. Il y avait, en vérité, de quoi rougir pour lui au premier abord et la première fois qu’on se retrouvait nez à nez. Je ne serais pas étonné qu’en me quittant ce jour-là, Lamennais, toujours sûr de son fait et toujours prêcheur à la Savonarole, n’ait fait une sortie contre les gens tièdes qui ne croient à rien.

XXIII

Dans son dernier écrit publié à travers les verrous, M. de Lamennais déclare que décidément il n’a jamais rencontré de femme qui pût suivre un raisonnement sérieux durant plus d’un demi-quart d’heure. Ce sont des aménités de moine qu’il rend à Mme Sand pour ses assistances de Clorinde.

XXIV

Il y a quelques années (1832 peut-être), M. de Lamennais s’en alla un jour avec M. de Montalembert dîner aux Roches chez M. Berlin l’aîné, pour y voir Victor Hugo qui y passait l’automne avec sa famille. Au soir, en s’en revenant, comme il faisant froid et que l’abbé, en petite redingote grise, n’avait pas de manteau, Janin lui jeta le sien et l’obligea de le garder. Ce manteau de Janin semble avoir eu sur le bon abbé tout l’effet merveilleux du manteau d’Élie sur Élisée ; et c’est depuis ce moment que M. de Lamennais s’est laissé aller de plus en plus au poète au lieu du prêtre, à l’artiste, au bon enfant, au camarade de Liszt et de George Sand. Janin a secoué son manteau sur lui.

XXV

Il faut à M. de Lamennais, pour auditeurs et familiers, ou des niais qui votent du bonnet (comme de Potter), ou des jeunes gens qui peuvent être savants spéciaux sur un point (comme Boré ou La Provostaye), mais simples et neufs sur le reste, ou des esprits hauts, raides et peu pénétrants, et flattés dans leur vanité d’une liaison illustre (comme Didier), ou des jeunes gens enthousiastes à tout prix et en avant quand même (comme Fortoul ou Liszt) ; en un mot, il lui faut et il aime le disciple, cette proie du grand homme. Sa conversation n’est qu’un admirable monologue, où il veut tout juste la réplique, aux courts intervalles de repos.

XXVI

Le disciple est une espèce particulière en son genre. Le disciple est grand d’ordinaire, droit, raide ; il se tait, sourit, rougit. — Si vous vous brouillez avec le maître, garez-vous du disciple ! Il est capable de vouloir se couper la gorge avec vous. Si le maître est astucieux et déloyal, le disciple est capable contre vous de toutes mauvaises menées et calomnies sourdes, et lettres anonymes. Si le maître est honnête (comme M. de Lamennais), le disciple avec qui vous étiez au mieux la veille se contente de passer devant vous en rougissant jusqu’aux oreilles, et sans vous saluer.

XXVII

Phanor est honnête, élevé de cœur, il a du talent, mais point d’originalité vraie ; et quelle suffisance ! Dès le premier jour où il arrive dans une maison, il se lance dans un sujet, il parle (fort bien) pendant une heure, sur l’Italie, sur Rome, sur les cathédrales. Imprimé, ce serait mieux encore. Des hommes distingués, considérables, sont là qui l’écoutent bouche close, sans qu’il leur soit possible de glisser un mot. Pendant qu’il parle ainsi sans discontinuer, d’une voix claire, les yeux baissés, une espèce de sourire vague à sa bouche (assez gracieux dans son dédain) annonce cette profonde et douce satisfaction, cette intime et parfaite certitude qu’il a de lui-même. Par bonheur, Phanor est religieux, catholique, il croit : sa foi est un beau voile à sa suffisance. Phanor a toujours été disciple de quelqu’un ; il l’a été de Lamennais pour son catholicisme politique, de Hugo pour ses cathédrales. De qui l’est-il aujourd’hui ? Il vient d’Allemagne ; qui a-t-il vu ? Je ne sais. Mais qu’importe le nom de son maître ? Soyez sûr qu’il en a un. Phanor est né disciple. (1836)

XXVIII

L’ambition ne m’est pas naturelle ; je me la suis inoculée à propos de ma candidature académique (1844). J’en éprouve assez pour la comprendre et la sentir en abrégé. Je ne l’ai pas à l’état de petite vérole, je l’ai à l’état de vaccine : je n’en resterai pas gravé.

XXIX

(Lors de la première candidature de Vatout à l’Académie.)

« Vatout, a dit Latouche, c’est un papillon en bottes à l’écuyère, un papillon en bottes fortes. » — Amitié à part, il est juste que Scribe soit à Vatout. Vatout, c’est l’idéal de l’esprit de dialogue du Gymnase, la pointe, le calembour du clerc de notaire spirituel. M. Dupin doit l’adorer ; car Vatout, c’est l’esprit de basoche qui se fait élégant : il doit être l’homme du monde idéal pour Dupin. — Un fonds d’idées très commun, mais en très belle humeur. — Il a tout l’esprit que peut comporter et concevoir la femme de l’agent de change ; c’est l’Hercule-Farnèse, l’Hercule-Boufflers de la finance, de la rue Laffitte, de la place Saint-Georges. Mme de Girardin elle-même est sur le chemin, et elle peut dire vrai quand elle déclare qu’elle ne connaît pas d’homme plus spirituel. — Hors de ce quartier-là, dans le monde des idées ou de la délicatesse, il n’est rien, il ne compte pas. — « Nommer M. Vatout, dit M. Royer-Collard, quelle plaisanterie faites-vous là à un homme de mon âge ! Sachez, monsieur, que je prétends nommer quelqu’un. »

XXX

(Ma candidature académique.) — Lettre à M… du 7 mars 1844 :

J’ai droit d’en vouloir à M. Flourens qui m’a leurré et croit m’avoir dupé : il se trompe. J’aurai du moins appris en tout ceci à le connaître. Je comprends désormais comment le disciple de Tracy dédie aujourd’hui ses livres contre Gall à la mémoire de Descartes, comment le disciple de Geoffroy Saint-Hilaire a passé à Cuvier. Je sais sa physiologie. Il ne devait pas me si bien recevoir ni me faire croire à un intérêt qu’il n’éprouvait pas…

— Le doucereux Flourens, dit M. Molé ; ne vous y fiez pas.

Quel joli portrait de lui on ferait, onctueux, brillant, transparent, avec son œil clair et félin, miroir de l’âme ! Comme il apparaîtrait injecté au vif et visible à tous, même sans garance ! — 

O quoties et quae nobis Galatea locuta est !

Oh ! que de choses affectueuses, intimes, il m’a dites entre quatre-z-yeux et les portes closes ! que d’épanchements familiers, presque touchants ! — « Allons, à huit jours, j’espère bien vous dire mon cher confrère », me répétait-il en me serrant tendrement la main, en ne voulant point absolument me la lâcher, et en me reconduisant jusqu’à la dernière marche de la dernière porte de son dernier escalier, afin d’avoir le plaisir, le bonheur de me voir un peu plus longtemps.

Flourens, au moment où il se promettait de ne pas me donner sa voix, me disait avec tendresse : « Je vous assure qu’il ne m’est jamais arrivé d’être reçu dans un corps savant, sans éprouver en même temps une véritable peine, une peine très vive, en songeant aux hommes de talent et de mérite qui se trouvaient évincés et ajournés par ma nomination : au milieu de ma satisfaction personnelle, j’en ressentais une sorte de douleur ! » Ô sensibilité exquise de la part de celui qui a disséqué tant de chiens !

Montesquieu disait de je ne sais plus qui : « Il est si doux qu’il me fait l’effet d’un ver qui file de la soie. » — Flourens me fait l’effet d’une couleuvre plus ou moins innocente qui glisse sur l’herbe.

Flourens dit en causant : « Moi, monsieur, je suis toujours sincère. »

— Les mérites du savant et ses travaux subsistent : je laisse entrevoir l’homme tel qu’il m’est apparu.

XXXI

M. de Barante dit de Ballanche : « C’est un homme qui a toujours vécu dans le nuage, mais le nuage s’est entrouvert quelquefois. »

XXXII

M. de Barante arrive sur toute chose avec sa petite théorie qu’il formule aussitôt d’une manière épigrammatique et courte, et il n’en sort plus : il est bien doctrinaire en cela.

XXXIII

On parlait de Nodier et de Mérimée comme conteurs ; on essayait de les définir ; « Allons, dit quelqu’un, je vois bien d’après tout ce qu’on dit que Mérimée est meilleur conteur, et que Nodier était meilleur hâbleur. »

XXXIV

De Vigny a une première couche épaisse et luisante et comme un enduit d’amour-propre ; c’est dur à percer ; mais, une fois passé cela, on le retrouve spirituel et assez aimable.

XXXV

Aujourd’hui (14 juillet 1846) à l’Académie, il s’agissait des prix de vertu à donner ; P… avait fait un bête de rapport, et chacun était en train d’en chicaner les conclusions. L’un préférait ce trait-ci, l’autre exaltait ce trait-là. Il y avait un maçon qui avait retiré d’un puit dans un éboulement plusieurs personnes. De Vigny demanda la parole et déclara que cette action lui paraissait d’un plus haut prix et, pour ainsi dire, une perle d’une plus belle eau que les autres. Cette perle d’une belle eau à propos de maçon et de puits a fait sourire. C’est du de Vigny tout craché.

XXXVI

Quinet m’écrit à propos du morceau de Mme Sand sur Goethe, Byron et Mickiewicz : « Cela est pitoyable et écolier : tout est faux ou plat. Quelle renonce donc à ces sujets ! » — Juste au même moment pour le même article, Magnin est dans une admiration qui ne se contient pas : Jouffroy de même.

XXXVII

Lamartine, dans son article de La Presse du 24 août (1840) sur la guerre et contre Thiers, ne cesse de rappeler en termes magnifiques et abondants ses précédents pronostics, tous vérifiés à ce qu’il prétend. Pour apaiser un peu cette soif d’avoir toujours prédit juste en politique, il devrait avoir derrière lui, comme l’antique Gracchus, son joueur de flûte qui lui chanterait à mi-voix son hymne du duc de Bordeaux, qu’il a tant oublié :

Il est né l’enfant du miracle !
Héritier du sang du martyr !…

XXXVIII

L’autorité de Lamartine auprès des esprits réfléchis n’a pas gagné dans ces dernières années, il n’a pas même acquis grand crédit au sein de la Chambre malgré toute son éloquence ; mais, au-dehors et sur le grand public vague, son renom s’étend et règne de plus en plus ; il le sait bien, il y vise, et bien souvent quand il fait ses harangues à la Chambre qui se montre distraite ou mécontente, ce n’est pas à elle qu’il s’adresse, c’est à la galerie, c’est aux gens qui demain le liront. « Je parle par la fenêtre », dit-il expressivement. (1846)

XXXIX

Tocqueville m’a tout l’air de s’attacher à la démocratie comme Pascal à la croix : en enrageant. C’est bien pour le talent qui n’est qu’une belle lutte ; mais pour la vérité et la plénitude des convictions, cela donne à penser.

XL

Vigny a donné une nouvelle édition de Cinq-Mars, où il a mis son discours de réception à l’Académie, en y ajoutant quelque réfutation de celui de M. Molé : « Mais, en le réfutant, je me suis bien gardé de le nommer, disait-il l’autre jour chez la princesse de Craon ; je me suis souvenu que Corneille et Racine avaient donné l’immortalité à certains critiques en les nommant. » — Il a dit cela sans rire.

XLI

Eugène Sue est bon quand il est gai ; il a là une veine naturelle qui est fort drôle et amusante. Pour des gens de bon sens et d’un goût sain, Le Morne au diable vaut mieux que ses Mystères de Paris.

XLII

Un barbier rasait un pair de France : on parlait du Juif errant ; le barbier, grand admirateur des Mystères de Paris, s’écria : « C’est bien mauvais, je ne reconnais pas mon Sue. »

XLIII

Le style de Bariolus a longtemps battu la campagne en habit d’Arlequin ; les années et l’expérience ont fini par lui donner une dose de bon sens et de pensée : — une dose bien frelatée encore.

XLIV

Villemain me dit un jour, il y a des années, dans la cour de l’Institut : « Je vieillis et vous ne jeunissez plus, faisons alliance ! » Cela voulait dire : « Louez-moi toujours, et je ne vous le rendrai jamais. »

XLV

L’autre jour, dans son journal de Mâcon, Lamartine faisait un article qui commençait : « Le pauvre a faim, et la France a peur, etc. », et le reste sur ce ton d’éloquence. Est-ce plus vrai, plus sensé, plus à propos que quand il prophétisait, il y a vingt-cinq ans, sur le rejeton posthume de la légitimité et lui prédisait une destinée triomphante ?

Ces grands talents, sur tout sujet, ont besoin de changer haut et fort ; le vrai s’en accommode comme il peut. (1846)

XLVI

Ce qu’il y a surtout dans Lamartine, c’est le talent immense, l’instrument merveilleux et le besoin d’en jouer : jeune, à une heure sublime de mystère et d’amour, dans ses premières Méditations ; plus tard et déjà à l’état de sonate, dans les Harmonies ; et aujourd’hui, encore à l’état de sonate, dans la lice oratoire.

— Mais il arrive à être politique, dit-on. — Oui, il arrive à le paraître : cela rentre dans le progrès de son talent et de sa sonate oratoire. Car, quand je dis sonate, j’entends une sonate de plus en plus assortie et appropriée. (Mars 1840.)

XLVII

Ce qu’a été Le Lac de Lamartine pour nous, la Tristesse d’Olympio l’est maintenant pour plusieurs. Et qui aime l’une de ces deux poésies, ne saurait aimer beaucoup l’autre.

XLVIII

Il en est des personnages célèbres comme des choses, la majorité des hommes ne les juge qu’à un certain point de perspective et d’illusion. Est-il bien nécessaire de venir ruiner cette illusion, et de les montrer par le dedans tels qu’ils sont, en leur ouvrant devant tous les entrailles ? Je me le demande, et pourtant je le fais. — Je les ai peints assez souvent au point de vue littéraire et de l’illusion, tels qu’ils voulaient paraître, aujourd’hui je fais l’autopsie.

XLIX

Lamartine, historien, décrit les personnages au physique, leurs yeux, leurs lèvres, leurs narines ; il y a du Balzac dans ces peintures qui sentent la chair.

Il se trompe et doit se tromper à tout moment sur ces détails, sur le nez grec qu’il donne à Mme Roland et sur le reste. Quand il se trompe grossièrement (comme quand il fait mourir Target sur l’échafaud), on peut le relever ; mais sur de menus détails on le laisse dire, et on se laisserait aller à le croire, si on n’avait pénétré son procédé d’inventeur. — Il donne à Robespierre un dogue, mais c’était un chien caniche qu’il avait. Et puis à quoi bon introduire ce chien dans l’histoire ? — Quand Thiers, en tête de ses volumes, demandait pardon de donner le prix du savon et de la chandelle, cela avait un sens ; ces détails matériels rentraient dans l’histoire ; mais, chez Lamartine, c’est le procédé de Balzac appliqué en grand et dans la peinture à fresque.

L

Dans les Girondins, il y a pour tous les goûts, le « Temple » pour les royalistes, le Robespierre pour les montagnards, et ainsi pour les autres. Le jour de la publication, les journaux de toutes couleurs ont eu chacun leur fragment approprié. Quelque temps avant la publication, les aides de camp de Lamartine colportaient déjà des fragments en épreuves pour préparer et chauffer le succès. On avait soin de choisir selon les personnes. Alexis de Saint-Priest appelait cela plaisamment des fragments à domicile.

LI

J’ai fait autrefois ce vers, et j’ai eu raison :

Lamartine ignorant, qui ne sait que son âme !

LII

« Que m’importe ! dit Lamartine quand on lui dit ses erreurs ; j’ai pour moi les femmes et les jeunes gens, je puis me passer du reste. » — Oh ! ce n’est pas ainsi qu’on écrit la grande et sérieuse histoire, celle qui est, comme dit Thucydide, une œuvre éternelle et à toujours, « ϰτῆμα ἐς ἀεί ».

LIII

Tout me prouve (malgré ce qui est dit plus haut et qui subsiste) le grand talent déployé par Lamartine dans son Histoire ; je m’amuse à recueillir des témoignages : les hommes qui ont vu la Révolution assurent que cela leur en rend l’impression, le mouvement, les tableaux (M. de Pontécoulant disait cela à M. de Broglie) ; ce dernier (M. de Broglie) me dit qu’il a trouvé dans cette Histoire bien plus d’esprit et de vues qu’il n’imaginait, et il n’est pas indulgent. La vérité de la critique serait dans l’assemblage et la concordance de toutes ces fractions de jugements.

LIV

Alexandre Dumas disait de Lamartine après les Girondins : « Il a élevé l’histoire à la hauteur du roman. » C’est bien le même Dumas qui disait : « Qu’est-ce que l’histoire ? C’est un clou auquel j’accroche mes tableaux. »

LV

Lamartine sur tous les points est convaincu, chaque jour, de contradiction et d’incohérence. Il parle à Marseille pour le libre-échange (septembre 1847), et ou lui rappelle qu’il a précédemment prêché la doctrine contraire. Un jour, causant chez Mme Récamier de l’impôt sur le sel, il dit toutes sortes de raisons à l’appui de cet impôt : que c’était une faible charge pour chacun, et un gros revenu pour le trésor. « Je suis charmé, lui dit M. de Chateaubriand, de vous entendre soutenir ces choses, car on m’avait dit que vous parleriez contre. » — « Ah ! c’est vrai, répliqua Lamartine, ils sont venus me trouver et j’ai promis d’appuyer l’abolition de l’impôt ; mais je suis convaincu qu’au fond il est moins onéreux qu’utile. » — Ainsi de tout ; à l’Académie il n’en fait pas d’autres. Il apprend un jour que M. Pasquier a l’idée de se présenter et qu’il fait sonder ses amis ; Lamartine lui écrit de lui-même une lettre dans laquelle il lui dit qu’il croit devoir se plaindre d’avoir été oublié parmi ceux sur qui on pouvait compter, qu’il n’a pas oublié, lui, qu’il a dû son entrée dans la carrière diplomatique à M. Pasquier (alors ministre des Affaires étrangères, 1820), qui le nomma sur la recommandation de Mme de Broglie. Bref, il offre sa voix. M. Pasquier lui répond une lettre bien sentie et telle qu’en appelle un tel procédé. Le jour de l’élection, le voisin de Lamartine lui voit écrire sur son bulletin le nom d’Aimé Martin : « Mais je croyais que vous votiez pourM. Pasquier !-» — « Bah ! répond Lamartine, je pense que mon vote lui serait inutile, il en a bien assez sans cela. » — Lors de l’élection d’Ampère, il vint voter pour un autre ; un quart d’heure après l’élection, il envoyait Mme de Lamartine chez Mme Récamier pour la féliciter de l’élection d’Ampère.

LVI

Tocqueville ne met jamais les pieds à l’Académie française ; je le crois bien : personne n’est plus étranger que lui à cet ensemble de curiosités et d’aménités qui (les grands monuments à part) constituent, à proprement parler, la littérature.

LVII

Génin est un tape-dur, il a toujours besoin de taper sur quelqu’un. Quand ce n’est pas sur un poète, c’est sur un jésuite ; quand ce n’est pas sur un vivant, c’est sur un mort. Même quand il loue Molière, il a besoin de tomber sur La Bruyère. Ces gens-là manquent de l’aménité et de la légèreté, qui ne devraient jamais se séparer des qualités vraiment littéraires. (1846)

LVIII

Littré, homme d’un grand mérite, a un peu baissé dans l’estime de quelques bons juges, quand on l’a vu prendre si au sérieux Génin comme philologue

LIX

Je lis le chapitre de Nisard sur Descartes : toujours l’esprit français et sa gloritication. Nisard est atteint d’une espèce de chauvinisme transcendental.

Chaque critique se pourtrait de profil ou de trois quarts dans ses ouvrages : Nisard, sous prétexte de maintenir et d’exalter l’esprit français, ne fait autre chose que de célébrer en tout et partout ses propres qualités.

Cette exaltation à toute force et à tout propos de l’esprit français par Nisard finit par impatienter et par jeter dans l’excès contraire. Il me fait penser à Voltaire qui disait en riant que, nous Français, « nous sommes la crème fouettée de l’Europe. »

LX

Il manque à Trépidans une demi-once de cervelle de plus pour être tout à fait un homme d’esprit. Trépidans a de la sensibilité, de l’instruction, du sens : mais quelle crainte qu’on ne s’en aperçoive pas assez tôt ! quel besoin de le prouver à tous ! quel peu d’assiette ! Sur chaque point de la conversation, il se met en avant, il se précipite, il a tant à dire qu’il bégaie. Sur chaque nom un peu célèbre qui passe, il est le mieux informé : à qui en parlez-vous ? il a des renseignements secrets, il en a par la femme de chambre, par le cocher, par l’apothicaire. Il branle la tête, se trémousse en parlant, et ricane d’une façon mystérieuse et qui s’entend elle-même. Il donne sur les nerfs, il impatiente. Mais qu’a-t-il ? je lui parle, il me répond tout singulièrement : un rien l’a mortifié. — Trépidans, faute d’une demi-once de cervelle, est un petit esprit.

LXI

Musset a l’affectation et la prétention de la négligence : il a voulu rompre avec l’éçole dite de la forme dont il est sorti, et, en rimant mal exprès, il a cru nous donner une ruade. Sa ballade Andalouse, en certains endroits, était très bien rimée, il l’a dérimée après coup de peur de montrer le bout de cocarde. Émile Deschamps, pendant ce temps-là, s’évertuait à re-rimer les ballades de Moncrif. Sua quemque…

LXII

Musset a un merveilleux talent de pastiche : tout jeune, il faisait des vers comme Casimir Delavigne, des élégies à l’André Chénier, des ballades à la Victor Hugo ; ensuite il a passé au Crébillon fils. Plus tard il a conquis quelque chose de très semblable à la fantaisie shakespearienne, il y a joint des poussées d’essor lyrique à la Byron ; il a surtout refait du Don Juan, et avec une pointe de Voltaire. Tout cela constitue bien une espèce d’originalité. E pure… On dirait de la plupart de ses jolies petites pièces et saynètes que c’est traduit on ne sait d’où, mais cela fait l’effet d’être traduit.

— Dans sa notice un peu précieuse, mais ingénieuse et poétique, mise en tête des premières éditions d’André Chénier, Latouche parlant des tendresses passionnées qui inspirèrent le chantre de Fanny et de Camille, avait dit :

Amour, qui accables et soutiens les jours du poète, nul peut-être n’était destiné à te rendre avec plus d’éloquence ! Il prend sur sa lyre des accents d’une vérité déchirante, ce sentiment qui tient à la douleur par un lien, par tant d’autres à la volupté.

On a reconnu la matière des vers célèbres de Musset :

Amour, fléau du monde, exécrable folie,
Toi qu’un lien si frêle à la volupté lie,
Quand par tant d’autres nœuds tu tiens à la douleur !

L’apostrophe elle-même, si chère à Musset, se retrouve dans la prose de Latouche.

LXIII

Je ne connais pas de plus mauvais vers (entre les vers de poètes distingués, s’entend), plus mal faits, plus au-dessous de leur réputation, plus médiocres de sentiments comme de facture et de rime, que les strophes ou couplets intitulés Le Rhin, d’Alfred de Musset. Les nouveaux venus gobent tout et admirent de confiance.

LXIV

On outre tout. Il y a, dans le succès de Musset, du vrai et de l’engouement. Ce n’est pas seulement le distingué et le délicat qu’on aime en lui : cette jeunesse dissolue adore chez Musset l’expression de ses propres vices ; dans ses vers, elle ne trouve rien de plus beau que certaines poussées de verve où il donne comme un forcené. Ils prennent l’inhumanité pour le signe de la force.

— Il est honorable en France d’être mauvais sujet.

— Ils admirent maintenant tout Musset comme autrefois ils admiraient tout Delille, — sur parole. Mais, en fait de passion, on ne discerne en ce temps-ci que les gens qui crient à se tordre les entrailles.

— Quand Musset sent que sa verve traîne et commence à languir, il se jette à corps perdu dans l’apostrophe. Que ce soit au Christ, que ce soit à Voltaire, que cela s’accorde ou jure, peu lui importe, pourvu qu’il montre le poing à quelqu’un et qu’il lui crache à la face l’enthousiasme ou l’invective, et quelquefois les deux ensemble ! Cette violence de geste et de mouvement lui réussit toujours et couvre le néant du fond. Son Rolla n’est qu’une suite d’apostrophes ; on peut les compter.

LXV

Sur Alfred de Musset, extrait d’une lettre de Brizeux :

Ce qui pourrait étonner, c’est cet engouement exclusif pour Musset. Nul ne l’aime mieux que moi en certaines choses ; mais trop souvent il vole (vous le savez) ; le plus souvent il me semble être le poète des lorettes et faire la poésie de Gavarni. J’aime peu comme art la solennité des châteaux de Louis XIV, mais pas davantage l’entresol de la rue Saint-Georges : il y a, entre les deux, Florence et la nature.

LXVI

On vient de mettre dans la Revue des deux mondes (1er juin 1847) des vers de Musset : sur sept pièces, dont une traduite d’Horace, il y en a bien quatre d’inintelligibles ; de jolis vers isolés, mais sans liaison avec ce qui précède ou ce qui suit. La dernière pièce, qui est une parodie des Tu et des Vous, reste tout à fait inintelligible. Jamais la solution de continuité, qui est au fond du talent poétique de Musset, n’a été plus sensible ; il y a longtemps que cela existe pour qui sait réfléchir et veut se rendre compte ; ces lacunes ne sont pas nouvelles chez lui, mais les engoués n’y regardent pas de si près. — Dans son sonnet à Victor Hugo, lequel du moins est intelligible, quel salmigondis :

Les bonbons, l’océan, le jeu, l’azur des cieux,
Les femmes, les chevaux, les lauriers et les roses !

Il y a peut-être des gens qui admirent cela. Ce n’est que de la pure manière et de la fatuité. Quand on a aimé ou fait semblant d’aimer tant de choses et qu’on s’est noyé en ces mélanges, je demande ce qu’on peut aimer encore, et si, en se raccommodant avec un ancien ami, il y a garantie qu’à propos de bottes on ne se rebrouillera pas avec lui demain. Tout est devenu caprice et fantaisie. — Et dans le sonnet à Alfred Tattet, qu’est-ce que « l’épervier d’or dont mon casque est orné » ? J’ai d’abord hésité à comprendre : je ne savais pas Musset un si vaillant et si belliqueux chevalier. Puis j’ai cru m’apercevoir qu’il ne s’agissait que de ses armes en peinture, de ses armoiries ; et alors c’est de la franche sottise, même à un poète, que de venir ainsi étaler son blason, — un blason tout fraîchement repeint. Le bon Musset-Pathay, père d’Alfred, ne le prenait pas de si haut, et on ne l’aurait pas cru un fils des croisés. Mais peu importe de savoir si Musset a ou non des quartiers ? La sottise est de le dire, et c’en serait une chez un Montmorency même.

LXVII

Le style de Cousin est grand, il a grand air, il rappelle la grande époque à s’y méprendre ; mais il ne me paraît pas original, rien n’y marque l’homme, l’individu qui écrit. Bossuet, par moments, ne parlerait pas autrement, et Cousin n’est pas Bossuet. J’aime que le style se ressente davantage des qualités originales et piquantes de l’individu, en un mot qu’il sente l’homme, comme dit un poète. — Aussi quand on approche de Cousin, on trouve un tout autre homme que celui qui se donne à connaître par ses écrits, piquant, amusant, un peu comique, et l’on est tenté toujours de s’écrier en comparant : Ô le sublime farceur ! — Toute une moitié, et la plus réelle, de ses qualités distinctives et de ses traits saillants n’est nullement représentée dans cette manière d’écrire.

LXVIII

Chateaubriand (en son bon temps) écrit bien moins purement, moins largement que Cousin, mais comme son style est à lui, qualités et défauts ! comme lui seul sait le manier sans qu’on puisse le lui dérober. C’est l’épée de Roland. Aussi comme il agit sur ses contemporains ! comme il a enfoncé sa lame, au lieu que le style de Cousin plane en quelque sorte sur moi et passe sur ma tête sans me toucher ! — Je l’admire, mais il ne m’entre pas.

LXIX

Cousin est toujours dans l’exagération, et il est loin certes de manquer de bon sens ; mais, pour trouver son bon sens, il faut prendre la moyenne de toutes ses exagérations, — ou mieux, il faut prendre le centre de gravité de toutes ses excentricités.

M. Royer-Collard disait de lui : « Sur les sept jours de la semaine, il y eu a trois où il est absurde ; trois autres, médiocre ; mais un, où il est sublime. »

LXX

On ne connaît bien un homme que quand on a traversé sa passion : ceci répond aux amis et défenseurs de M. Cousin qui ont pris fait et cause pour sa moralité. Cousin n’aimait ni le luxe, ni la bonne chère, ni les femmes (malgré ses faux airs), ni beaucoup d’autres choses encore : on peut l’en louer si l’on veut ; mais il aimait la domination, la prépondérance, et il n’était pas bon de le croiser ni de le côtoyer dans sa ligne à certains moments. Je laisse ses compétitions politiques et universitaires : il n’y supportait pas d’opposition et s’y aidait, dans la lutte, par tous les moyens : il aurait fallu entendre là dessus M. de Salvandy. Mais, pour m’en tenir à ses compétitions littéraires, il y était d’une rare intolérance. Le docteur Swift disait de Prior, qui causait trop et qui avait le ton dominant dans la conversation : « Le moyen de vivre avec M. Prior ? il occupe seul tout l’espace, et il n’en laisse point pour remuer seulement les coudes. » M. Cousin était tel dans les sujets littéraires qu’il aimait et qu’il traitait : il ne souffrait point, je ne dirai pas de rivalité, mais de voisinage. Je l’avais devancé dans des études sur Pascal et sa sœur, sur Mme de Longueville, etc. : il le savait ; il avait tenu de moi-même le premier manuscrit où il lui fut donné de lire des lettres inédites de Mme de Longueville. Je m’étais empressé de m’en dessaisir sur sa demande, y prenant mes notes en toute hâte. Mais lui, une fois amoureux de ses sujets, n’entendait point y avoir été devancé par personne ; il prétendait bien les avoir découverts : il fit tout pour le faire croire au public. On ne saurait imaginer les petits moyens auxquels recourait ce grand esprit pour n’avoir point à citer les autres : obligé par décence et par un reste d’équité de mentionner leurs noms dans les numéros détachés de la Revue des deux mondes, il s’empressait de les effacer dès qu’il recueillait ses articles en volumes. Il ne citait en note que lui-même, renvoyant sans façon le lecteur, d’un livre de M. Cousin à un autre livre de M. Cousin. Ses procédés envers M. Faugère sont connus : il fit traduire un article de l’Edinburgh-Review sur Pascal, de manière à y grossir ses louanges et à supprimer les éloges donnés à M. Faugère, éditeur des Pensées : M. Amédée Pichot, qui était son voisin de campagne à Bellevue, et qui avait une arrière-pensée d’Académie française, reçut cette traduction tronquée des mains de M. Cousin et eut la faiblesse de l’insérer dans sa Revue britannique. Ce même grand esprit (j’en rougis pour lui) ne voulait pas que son libraire, — le libraire Didier, — imprimât un livre de M. Livet sur les précieuses, parce que les précieuses relevaient jusqu’à un certain point de son domaine. Ah ! ce sont des hommes de grande vie que ces princes de l’intelligence, et quand ils sont remuants comme l’était celui-ci, il ne fait pas bon être leur voisin ; ils empiètent à chaque instant sur vous. Ils sont toujours prêts à étendre la main et à confisquer sans remords ni scrupule la vigne de Naboth, pour peu qu’elle soit à leur convenance. Aussi, quand M. Janet plaide pour la moralité de M. Cousin, il est à côté : il déplace la question, et il ne prouve rien en disant qu’il n’a eu qu’à se louer du maître : lui, en effet, ne lui faisait pas concurrence, il était plus ou moins son disciple. Mais dès qu’on ne l’était pas et qu’on croissait en dehors de lui, dès qu’on suivait sa ligne avec indépendance et sitôt que cette ligne menaçait de croiser celle de M. Cousin ou même s’en rapprochait seulement, oh ! alors, gare aux coups de coude ! il n’y mettait nulle délicatesse, et quand on se permettait de lui faire observer qu’il n’était pas tout à fait dans son droit, il avait sa réponse toute prête, et il la fit un jour le plus effrontément du monde au nez d’un plaignant : « Mon droit, lui dit-il, c’est ma passion. » — Et plus gaiement (car il y mettait aussi de la gaieté), un jour, à quelqu’un qui voulait écrire sur un sujet dont il s’était occupé, et qui lui en faisait demander par un tiers son agrément, il répondit avec son merveilleux sans-gêne : « Il le peut ; maintenant ça m’est égal ; j’aime ailleurs ! » Voilà une jolie parodie d’un mot de Corneille.

Tout cela dit, je continuerai de noter quelques souvenirs, quelques mots encore qui me reviendront çà et là, à l’occasion, et qui sont autant de traits pour la connaissance de ce grand et éloquent esprit et de ce médiocre caractère. Mais j’ai tenu à expliquer une bonne fois comment il s’est pu faire que je me sois trouvé légitimement délié envers lui des sentiments d’amitié respectueuse qui auraient gêné ma parole et retenu ma plume. Son procédé, à la longue, m’a rendu ma pleine liberté. J’ai bien osé écrire la vérité sur l’auteur du Génie du christianisme : pourquoi ne la dirais-je pas sur l’auteur du Beau, du Bien et du Vrai ? Voyons les hommes par l’endroit et par l’envers. Sachons ce que leur morale pratique confère ou retire d’autorité aux doctrines que célèbre et professe avec éclat leur talent. Or, jamais M. Cousin n’a fait consister sa morale à réfréner sa passion principale et actuelle : il n’a été sobre que des choses qu’il ne désirait pas.

LXXI

Le La Rochefoucauld est vrai presque partout où on l’examine, partout où il est donné de pénétrer ; les moralistes les plus consommés en viennent à juger comme lui après avoir bien connu l’homme : toujours et partout, regardez-y bien, on est dans l’intérêt, dans la vanité, dans l’amour de soi, quelles que soient les formes généreuses qu’affectent nos passions. Il n’y a que lorsqu’on entre par le cœur dans l’ordre chrétien, dans l’ordre de charité et de Jésus-Christ, qu’on sort du La Rochefoucauld ; il n’y a que le christianisme qui renverse l’homme : et encore il reste à savoir si ce renversement n’est pas lui-même une dernière forme, la plus subtile de toutes, le dernier tour de force et la sublimité de l’amour de soi. La Rochefoucauld, dans une page célèbre, la plus longue qu’il ait écrite, le prétend et m’a bien l’air de le prouver.

LXXII

La Rochefoucauld a contre lui tous les philosophes grandioses : il a osé mettre le doigt sur le grand ressort du joujou humain, et on ne le lui pardonne pas.

Il a aussi contre lui les hommes de gouvernement et d’action ; mais la seule objection de ces derniers se réduit à ceci : « Pourquoi, diantre ! aller mettre le doigt sur le ressort ? laissez-le plutôt jouer sans le dire, et surtout laissez-nous en jouer. »

— Pour bien entendre La Rochefoucauld, il faut se dire que l’amour-propre, dans ses replis de protée et ses métamorphoses, prend parfois des formes sublimes.

LXXIII

La prétention de ceux qui habitent le premier étage dans la maison de l’amour-propre est de n’avoir aucun rapport avec ceux qui occupent le rez-de-chaussée. Ils ne pardonnent pas à La Rochefoucauld d’avoir fait voir qu’il y a un escalier secret de communication.

LXXIV

Cousin, il y a quarante ans, disait de Villemain ce mot que M. Royer-Collard répétait avec jubilation : « Villemain est un instrument, il a appris l’esprit, il le sait maintenant, il le parle à jour fixe. » — Ou encore : « Il sait son esprit, car il l’a appris. »

Et M. Royer-Collard ajoutait : « Si on l’ouvrait, on trouverait au-dedans de lui un petit mécanisme ingénieux comme dans le canard de Vaucanson. »

— Ce ne sont pas ici des jugements, ce sont des éléments de jugements. J’interroge les témoins : la critique orale n’est pas toujours la critique écrite ; elle est parfois le contraire : je tâche de les rapprocher ou de les opposer.

LXXV

Royer-Collard disait à l’un de ses familiers, dans une de ses dernières malices à l’adresse de Villemain : « Devinez ce que j’ai fait depuis que je ne vous ai vu (1839) : j’ai pioché dans ces deux volumes que vous voyez (Tableau du xviiie  siècle) pour tâcher d’y découvrir une idée qui lui soit propre, afin de tâcher de lui en faire mon petit compliment… Je savais bien d’avance que je n’y trouverais rien… Alors voici ce que je viens de lui écrire : “Je ne veux pas encore vous juger d’après ces deux volumes : j’attends toujours votre Grégoire VII…” Et comme Grégoire VII ne viendra jamais, vous voyez que cela me laisse de la marge. » — Il disait encore, en lui appliquant un mot qu’on avait dit de Crébillon le tragique : « Il a fait, il fait et il fera toujours Grégoire VII. »

Et si l’on trouve que c’est là un jugement bien dur et fort injuste sur deux agréables et charmants volumes, qui avaient été autrefois une suite de leçons merveilleuses, et que c’est de plus une injustice par trop commode de la part d’un esprit supérieur, mais qui ne s’est jamais donné la peine de faire un livre, eh ! bien, que le tort en rejaillisse sur Royer-Collard lui-même et sur cette veine d’insolence hautaine à laquelle il s’abandonnait sans scrupule dans ses gaietés sérieuses.

Quelqu’un qui le connaissait mieux que personne disait de lui : « Sa raison a des gaîtés contre lesquelles il ne se tient pas assez en garde. » Et en effet, à ces heures-là, il était, on ne sait trop pourquoi, de ces deux ou trois personnes qui, dans une époque, se donnent licence de tout dire et à qui personne ne se croit le droit de répliquer. Le fait est qu’on ne lui a jamais rivé son clou, comme on dit.

LXXVI

La duchesse de Broglie disait de Villemain, émancipé de Decazes et arborant à l’envi les principes élevés et les sentiments libéraux : « Après tout, ce n’est qu’un affranchi. »

LXXVII

Chez Villemain la pensée se présente comme tellement distincte de la phrase qu’elle lui semble extérieure : pour qualifier Cousin, il l’appelle un « penseur éloquent. »

C’est comme si on l’appelait, lui, un « phraseur élégant. »

LXXVIII

Un modeste et fin professeur de rhétorique (Loudierre) disait de Villemain : « Il n’a jamais su que prendre la queue. » En effet, il n’a jamais pris l’initiative d’une idée ; mais, quand les autres y étaient, il était alerte à y courir, et il y faisait flores.

LXXIX

M. Royer-Collard disait : « Guizot un homme d’État ! c’est une surface d’homme d’État ! »

Et encore : « Ses gestes excèdent sa parole, et ses paroles sa pensée… S’il fait par hasard de la grande politique à la tribune, soyez sûr qu’il n’en fait que de la petite dans le cabinet. »

LXXX

Tout ce qu’écrit M. Guizot est ferme et spécieux, d’une médiocrité élevée. Cela lui coule de source. Nul effort : c’est son niveau. Mais ne lui demandez pas davantage : ni profondeur, ni originalité vive, ni vérité neuve, etc. — La flamme manque à ses écrits, même dans les meilleures pages : il ne l’a eue que par la contradiction, à la tribune et dans le feu de l’action oratoire.

— Je me plais à recueillir l’opinion de ces hommes qui se connaissent si bien, et à les surprendre se jugeant les uns les autres. Ainsi Villemain spirituel et malin, parlant un jour de Guizot dont le style, quand il écrivait autrefois, manquait de couleur et d’éclat, et qui n’y est arrivé que graduellement par la chaleur qu’il apportait dans sa parole publique, disait : « Je l’ai vu bien ardent, bien passionné dans ces luttes de tribune. Il me faisait l’effet de Robinson Crusoé lorsqu’il veut faire des vases de terre à l’épreuve du feu, et qu’il s’aperçoit tout-à-coup que le vernis leur est venu à force de chaleur, par la fonte du gravier qui était mêlé à l’argile et qui a sué à travers les pores : c’est ainsi qu’un jour le vernis s’est trouvé venu à son style et à sa parole par l’excès de chaleur qu’il y mettait. » — En effet, en 1829, on disait du style de Guizot qu’il était pâteux.

LXXXI

Mme Swetchine a eu un orage de jeunesse ; elle avait inspiré une grande passion au comte de Strogonoff, un des hommes les plus aimables de la Russie, et elle l’avait aussi ressentie.

On ne s’en douterait pas en lisant sa Vie par M. de Falloux ; ces gens-là masquent et suppriment la nature.

LXXXII

Il y a des esprits essentiellement mous comme Degérando, comme Lacretelle : ils traversent des époques diverses en se modifiant avec facilité et même avec talent ; mais ne demandez ni à leurs œuvres, ni à leurs souvenirs, aucune originalité ; ils versent sur tout une teinte monotone et fade, et ne savent en rien marquer les temps auxquels ils ont assisté. Degérando ne sent pas que Royer-Collard a été un événement en philosophie, et Lacretelle, que Guizot en a été un en histoire.

L’image n’est pas belle, mais ces sortes d’esprits ne sont pas seulement mous, ils sont filants comme le macaroni, et ont la faculté de s’allonger indéfiniment sans rompre.

Ce serait tout à fait abuser de la batterie des mots et s’énoncer académiquement que de les appeler perfectibles.

LXXXIII

Ampère, comme érudit, manque de rigueur, et comme écrivain, de couleur. Avec cela, prenez-le comme curieux et causant de tout, il a bien de l’instruction et de l’agrément.

LXXXIV

Tout le feu d’Ampère se passe dans la recherche, et il ne lui en reste rien pour l’exécution. En cela, il n’est pas artiste.

LXXXV

Aujourd’hui 13 septembre 1846, j’ai achevé la lecture des Lettres de Rancé, et j’ai traduit une idylle (la quatrième) de Théocrite. Croisons nos plaisirs.

LXXXVI

Quand je vois combien la plupart de ceux qu’on appelle savants sont peu propres à pénétrer la vie du présent, je me demande si ce qu’ils nous disent du passé, est quelque chose de réel.

Niebuhr, lisant à Bonn le discours de Sauzet dans le procès des ministres, Polignac, Peyronnet, Chantelauze, etc., disait à un ami : « Ce M. Sauzet est un homme d’une haute portée… » Ainsi jugent ces grands historiens, de près et à bout portant. Transposez la bévue, substituez à un individu une gens romana, prolongez la déviation de lunette jusqu’à Tarquin l’ancien, et vous aurez quelque grande découverte, toute neuve, et d’autant plus sûre que nul, à cette limite, ne la pourra contredire.

LXXXVII

Maine-Biran était plus nécessairement et plus foncièrement métaphysicien que Royer-Collard.

LXXXVIII

Tous les auteurs, qui ont commencé à écrire, il y a une vingtaine d’années, sont aujourd’hui (1846) dans leur entier développement. Leur activité a été proportionnée à ce que demande le siècle : il serait difficile de les suivre chacun, surtout ceux qui ont combiné la littérature et l’industrie. Balzac, Dumas, Sue, Soulié, — il faudrait, rien que pour dénombrer leurs œuvres, cette poitrine de fer et ces cent voix que réclament les poètes épiques, quand ils commencent le dénombrement des héros. Nos héros ici ont fait, à leur manière, des prouesses. Les Mystères de Paris, Monte-Christo, La Closerie des genêts, sont des batailles gagnées, je ne puis le méconnaître ; mais ce sont de ces batailles dont la civilisation ne profite pas.

LXXXIX

Cousin dit en parlant du livre de De Maistre contre Bacon : « Je ne lui aurais pas donné ce soufflet moi-meme, mais je ne suis pas fâché qu’il l’ait reçu. » C’est ce qu’on dirait, si on l’osait, de tous les soufflets donnés à de grands noms.

XC

De Vigny, au sujet de mon article sur les Poésies inédites d’André de Chénier, comme il affecte de dire, m’écrivait : « Vous m’avez vraiment alors consolé de sa mort, puisqu’il est vrai que ce qu’il avait là était cette grosse chose nommée Hermès. Il allait se gâter, on le savait bien là-haut, et l’on a mis un point à sa phrase quand il l’a fallu. » (Février 1839.) — Lui aussi, il n’est pas fâché de donner en passant non pas un soufflet, mais une chiquenaude, à André Chénier.

XCI

Tocqueville a le style triste. — Ballanche a un style pontifical.

XCII

Piscis n’écrit plus ; à force d’improviser, il a oublié ce qui est de la plume. Quand il écrit, ses phrases interminables, à enfilades de parenthèses, ne présentent plus aucun courant, la parole et l’accent n’étant plus là pour le déterminer ; on ne sait plus où trouver les verbes, tout comme en allemand ; il faut mettre le doigt sur le sujet, et avec l’autre doigt chercher le verbe dix lignes plus bas en enjambant, sans quoi on flotte dans une grande flaque d’eau douce qui ne vous porte plus en aucun sens. Et voilà pourtant ce qu’on appelle un écrivain classique ! Ce n’est qu’un charmant causeur et professeur. (1839)

XCIII

Bien des honnêtes gens sont comme le Sommeil au XIVe livre de L’Iliade, quand Junon veut le séduire pour qu’il aille endormir Jupiter ; elle lui offre un beau trône d’or, et il refuse : elle lui offre Pasithée dont il est amoureux, et il oublie tout, il succombe.

X…, le critique intègre, refuse la croix d’honneur, comme il eût fait les présents d’Artaxerxèst ; mais une bouteille de rhum, surtout si elle est du bon cachet, le séduit.

XCIV

On a beau dire que l’esprit est impénétrable, qu’il est immatériel : une vaste mémoire trop bien meublée ne laisse pas d’y prendre la place des idées originales.

— Si une grande mémoire a ses avantages, elle a bien ses infirmités.

Quand l’esprit de Villemain a été une fois assailli par une citation, il n’en démord plus ; rien n’y fait ; cette citation domine tout et ne laisse jour en lui ni à l’observation ni au raisonnement. Il vous cite et recite encore son passage sans vouloir rien entendre à quoi que ce soit.

XCV

M. Thiers sait tout, parle de tout, tranche sur tout. Il vous dira à la fois de quel côté du Rhin doit naître le prochain grand homme, et combien il y, a de clous dans un canon. Voilà les défauts : il faut dire le bien. Thiers est l’esprit le plus net, le plus vif, le plus curieux, le plus agile, le plus perpétuellement en fraîcheur et comme en belle humeur de connaître et de dire. Quand il expose, il n’est pas seulement clair, il est lucide. (1841)

XCVI

Lors de la dissolution du ministère du 6 septembre (Molé, Guizot), il s’agissait, après le rejet de la loi de disjonction et l’infirmité silencieuse de M. Gasparin, ministre de l’Intérieur, de remplacer ce dernier. M. Molé aborde M. Guizot en disant : « Eh bien ! qui mettons-nous au ministère de l’Intérieur ? » Alors, de ce geste et de ce ton qui ne sont qu’à lui, Guizot répond : Je le prends. — La dissolution du Cabinet s’ensuivit.

Tout enfant, Guizot était de même. Son père voulut un jour leur donner deux pommes, à son frère Jean-Jacques et à lui, mais l’une était plus grosse. Guizot étendit la main et dit : Je la prends. Même ton, même geste. C’était déjà comme pour le ministère.

XCVII

M. de Broglie, qui a de l’esprit sous son mérite, disait en parlant des chansons de Béranger : « C’est bien, c’est dommage que ce soit obscur. » — Ou encore : « Il a su porter l’obscurité jusque dans la chanson. »

XCVIII

Une fois, à un journal auquel travaillait Planche (L’Artiste, je crois), on envoya, la veille du numéro, au soir, un article de lui à l’imprimerie ; les imprimeurs dirent qu’ils n’auraient jamais le temps de composer un article si tard ; mais, sitôt qu’ils apprirent que c’était de Planche, ils se ravisèrent en disant que son dernier article, inséré dans le dernier numéro, n’était pas encore décomposé, et que, comme M. Planchese répétait sans cesse, il y avait nécessairement déjà un grand nombre des phrases du nouvel article qui étaient toutes composées. Cette remarque des honnêtes typographes, faite sans malice et à laquelle ils devaient une économie de travail, est la critique littéraire la plus sanglante du style de Planche, tout en formules pédantesques et algébriques, et du rabâchage le plus fastidieux : Nous sommes forcé de convenir ; — Il nous est impossible de ne pas déclarer ; — On ne saurait méconnaître, etc. (Voir un quelconque de ses articles.)

XCIX

M. de Bissy était un beau vieillard, à beaux cheveux blancs, qui, entendant parler sans cesse de la Révolution et de Bonaparte, s’impatientait et répétait avec le même geste par lequel on chasse les mouches : « La Révolution, ça n’est pas vrai ! Bonaparte, ça n’est pas vrai ! » La tête du bonhomme était un peu déménagée ; et Mme de Fitz-James prenait en vain toutes les peines du monde pour lui expliquer comme quoi Bonaparte et la Révolution étaient en réalité advenus. — Presque tous les hommes à un certain âge, et même ceux qui passent pour le moins dérangés d’esprit, en viennent à être comme ce bon M. de Bissy et à se dire comme lui des choses et des hommes qui contrarient leurs idées : « Cet homme-là, cette chose-là, ça n’est pas vrai ! » (1837)

C

Balzac, — le romancier qui savait le mieux la corruption de son temps, et il était même homme à y ajouter.

CI

J.-J. Ampère, — cet homme d’esprit qui causait avec tant d’agrément et qui professait d’une manière si pénible.

CII

Le baron Charles Dupin : — Ni chair, ni poisson ; un savant ou demi-savant qui, depuis près de cinquante ans, parle de tout, se mêle de tout, rabâche de tout, et qui ne sait pas une seule chose à fond ni tout à fait bien, avec précision et supériorité82.

CIII

J’appelle Quinet le Vaticinateur : il a de la fougue et bien des obscurités, mais aussi des éclairs qui percent la nue, comme les oracles.

CIV

M. de Chastellux (l’auteur de La Félicité publique et sur qui Villemain est en train d’écrire une notice académique) était l’engoué par excellence à une fin de siècle où l’illusion enlevait toutes les têtes et où l’on était lancé comme des cerfs-volants. Il portait cela en tout. Un soir qu’il revenait de la Comédie-Française où il avait vu débuter une actrice appelée Thénard, il dit en entrant chez Mme de Staël : « Je viens de voir une nouvelle actrice qui a joué admirablement. » — « Ah ! c’est un peu fort, dit Mme de Staël ; j’y étais, et je trouve qu’elle n’a pas bien joué du tout. » — « Mais, reprit M. de Chastellux, elle me semble s’être très bien tirée de telle et telle scène », et il essayait de les indiquer. Mme de Staël persista, et une ou deux personnes qui revenaient du théâtre se joignant à elle, M. de Chastellux finit par se rabattre à dire : « Que voulez-vous ? la pauvre diablesse a fait ce qu’elle a pu. » C’est là que, de rabais en rabais, cette grande admiration vint aboutir.

Je ne sais si Villemain osera raconter ce trait dans son éloge académique : il le faudrait pourtant, sous peine de ne pas peindre l’homme.

CV

Buffon avait écrit le morceau sur le cygne, un des rares morceaux où il laisse percer de la sensibilité : un jour il le lut en compagnie, et, en finissant, tout d’un coup, pour la première fois, il s’aperçut de l’application qui se pouvait faire à lui des derniers mots si touchants, si solennels : « Toujours, en parlant des dernières œuvres d’un beau génie qui s’éteint, on dira : C’est le chant du cygne. » (Comme Bossuet à la fin de l’oraison funèbre du grand Condé.) — Il s’aperçut alors de cette application manifeste et entra à l’instant dans un silence triste, grave et prolongé, que partagèrent tous les assistants. Il ne fut pas très longtemps à mourir après cela.

CVI

On a fort parlé de l’abîme de Pascal qu’il voyait toujours près de lui. Cet abîme se retrouve sous plus d’une forme chez plusieurs. Chez Mme Du Deffand, c’était la crainte de l’ennui qui était son abîme à elle, et contre ce vide son imagination cherchait sans cesse des préservatifs et comme des parapets dans la présence de ceux qui pouvaient lui être agréables. — Manzoni craint également et a son abîme ; il craint d’être seul et a besoin d’avoir toujours quelqu’un auprès de lui : c’est chez lui peur de se trouver mal, anxiété nerveuse insupportable. (1845)

CVII

Le bon M. Cassat, un ancien ami de Brune, un journaliste des premiers temps de la Révolution, le rédacteur du Journal de la ville et de la Cour, âgé de près de 90 ans et se trouvant depuis près de trois mois à l’agonie, comme suspendu au bord de la mort, disait à Olivier de Lausanne : « Mon pauvre Olivier, je n’ai pas le don de mourir. »

CVIII

Une grande aversion présente est souvent le seul signe d’un grand amour passé. Quand Mme de Vintimille voyait entrer dans son salon un homme qu’elle avait aimé et qu’elle n’aimait plus, elle n’y pouvait tenir et, fût-on en janvier, elle ouvrait la fenêtre.

Mme de Coislin, elle, avait pris un autre parti : elle leur demandait leur nom, et avait l’air de ne pas les connaître.

CIX

Michaud était journaliste jusqu’au bout des ongles. Il les avait fort noirs, les ongles. Sa femme disait de lui : « Quand il va au bain, il met des gants de peur de se laver les mains. »

CX

Campredon était un général du génie, un de ces hommes d’esprit, de sens et de critique, comme il y en avait dans cette grande armée (comme Haxo et quelques autres généraux spirituels et observateurs) ; il était très lié avec M. Pasquier et camarade de jeunesse. Au retour de la campagne d’Austerlitz, il alla dîner chez M. Jullien avec M. Pasquier et deux ou trois amis. Tous étaient dans l’enthousiasme des victoires. Campredon les écouta et dit : « C’est très beau en effet, mais il a une manière de gagner les batailles qui finira par lui en faire perdre, et de sérieuses, et qui amèneront sa ruine. » On s’étonne, et il dit ses raisons : « Son plan était des plus téméraires, et il a fallu un concours singulier de circonstances et de fautes de la part de l’ennemi pour qu’il réussît. Si les Autrichiens s’étaient un peu moins pressés, et si les Russes s’étaient un peu plus hâtés, tout manquait. Il est vrai qu’il a d’admirables inspirations sur le champ de bataille, mais quand il faut s’en aller, ce n’est plus le même homme ; il n’entend rien aux retraites. » Ainsi parlait Campredon à ses amis, le lendemain des prodiges d’Austerlitz.

CXI

M. Molé a une manière très aimable et très flatteuse quand il me parle de certaines personnes qu’il a autrefois connues : « Oh ! je suis certain qu’il vous aurait plu singulièrement et que vous vous seriez convenus ! » Cette garantie qu’il me donne d’amitiés si distinguées dans le passé est une façon indirecte de jugement qui chatouille bien agréablement le cœur. C’est ainsi qu’il m’a dit pour M. de Bausset (l’évêque d’Alais), pour M. de Melzi (de la consulte italienne), pour l’abbé de Damas. Je consigne ici ces noms d’amis d’autrefois dont il m’est garant. C’est la plus délicate des flatteries : il s’y entend.

CXII

Saint-Lambert vieux était morose, gourmand, un peu en enfance ; Mme d’Houdetot le surveillait, et l’empêchait de manger ce qui lui aurait fait mal ; elle disait : « Je suis l’intendante de ses privations. »

CXIII

Véron, repu et gorgé de tout, disait spirituellement ; « Je manque de privations. »

CXIV

Avec M. de La Fayette, on est toujours dans l’alternative de le trouver ou plus fin ou moins intelligent qu’on ne voudrait.

CXV

Rien n’égale le succès qu’eurent dans leur temps les romans de Mme Cottin. Elle-même elle a excité de grandes passions. M. de Vaines si spirituel s’est tué pour elle ; il avait 76 ans environ ; amoureux et apparemment aimé, il s’aperçut qu’il n’était plus capable d’être heureux. De désespoir il prit le poison de Cabanis et mourut. Michaud aussi fut amoureux d’elle. Vers la fin elle s’engoua d’Azaïs qu’elle avait rencontré dans un voyage aux Pyrénées et quelle prenait pour un Platon. Elle n’était pas belle, ni même agréable ; blonde, un peu sur le roux, parlant peu, ayant l’air d’être toujours dans les espaces ; mais elle avait de l’âme, du feu, de l’imagination.

Mme Cottin s’est tuée à Palaiseau d’un coup de pistolet dans un jardin, — comme un homme.

CXVI

Une petite iniquité philosophique s’est introduite et s’est consacrée depuis 1817 et dans les années suivantes. M. Cousin, pour désigner l’école adverse du xviiie  siècle qui rattachait les idées aux sensations, l’a dénommée l’école sensualiste. Pour être exact, il eut fallu dire sensationniste. Le mot de sensualiste appelle naturellement l’idée d’un matérialisme pratique qui sacrifie aux jouissances des sens ; et si cela avait pu être vrai de quelques philosophes du xviiie  siècle, de La Mettrie ou d’Helvétius par exemple, rien ne s’appliquait moins à Condillac et à tous les honorables disciples sortis de son école, les idéologues d’Auteuil et leurs adhérents, les Thurot, les Daunou, la sobriété même. Mais il est toujours bon de flétrir en passant son adversaire ; il lui en reste quelque chose. C’est ce qui est arrivé ici. Une probité philosophique plus scrupuleuse que celle de M. Cousin se fût privée d’un tel moyen ; mais en pareil cas l’audacieux personnage n’y regardait pas de si près.

CXVII

Après un de ces articles de la Revue des deux mondes, dans lesquels M. Guizot va se louant dans son passé et se congratulant sans cesse lui-même avec une confiance et une sérénité croissantes, on demandait à Mme de Boigne ce qu’elle en pensait : « Que voulez-vous ? dit-elle ; M. Guizot, ce matin-là, s’est trouvé par hasard content de lui. »

CXVIII

On ne doit accueillir qu’avec la plus grande méfiance tout ce que Villemain nous a donné des conversations de M. de Narbonne avec Napoléon. C’est refait de tête et de mémoire, et en vue de la circonstance présente. Ce n’est pas plus vrai que le Conciones ou le Dialogue de Sylla et d’Eucrate. Le procédé est le même, et l’intention plus louche. Villemain est un rhétoricien, le contraire d’un esprit sincèrement historique et d’une nature vérace.

CXIX

Napoléon, dans sa dernière maladie à Sainte-Hélène, rêvait, comme dans un délire martial, de rencontrer là haut, dans un Olympe pareil au ciel d’Ossian ou aux Champs Élysées de Virgile, tous ses anciens compagnons d’armes et ses lieutenants, Kléber, Desaix, Lannes, etc., de causer guerre avec Condé, Turenne, Annibal, ses égaux dans le passé : — « À moins, disait-il en souriant, qu’on ne s’effraie aussi là haut de voir tant de militaires rassemblés. » — Murger, malade et à la veille de sa mort dans la maison de santé, rêvait de faire là-haut, avec de gentils et malins esprits, un Figaro comme il n’y en avait jamais eu : — « AÀ moins, ajoutait-il en souriant mélancoliquement, que le bon Dieu ne le fasse saisir. »

C’est le même sentiment : pour un philosophe, tous les hommes sont des hommes.

CXX

Marchand, le fidèle serviteur de Napoléon, l’homme exact et véridique, me dit qu’on a un peu exagéré (et Thiers lui-même) le côté religieux de Napoléon mourant. Ah ! le besoin de faire de l’effet, de compléter le drame ! bien peu d’esprits y résistent, et surtout quand le talent y trouve son compte. Mais, en fait, le témoignage de l’homme vrai est celui-ci : « On a exagéré, et on a fait Napoléon plus préoccupé de ces choses qu’il ne l’a réellement été. »

CXXI

On causait devant Villemain du docteur Johnson. Je dis ce que tout le monde sait, que Johnson était un grand critique. Villemain m’arrêta, et, selon sa préoccupation habituelle, me fit remarquer que de nos jours il manquerait bien des choses à Johnson pour être un grand critique. Je répondis que le vrai talent savait vite se mettre au courant de ces conditions nouvelles ; mais ce que je ne dis pas et ce que je pensai, ce fut ceci : « Johnson avait un bon jugement et l’autorité nécessaire pour le faire valoir, qualités essentielles à tout critique et que les critiques de nos jours paraissent, au contraire, trop oublier ; car, avec tous leurs beaux et brillants développements, ils trouvent souvent le moyen de n’avoir ni jugement ni autorité. » Villemain, dans ses jugements contemporains, n’a jamais été que flatterie et complaisance. Du bon sens sterling, voilà ce qu’avait Johnson, et c’est à quoi toutes les malices et les fines ironies ne suppléent pas.

CXXII

Villemain est toujours dominé par la nature puissante qu’il a en face de lui : Hugo le fascine.

CXXIII

Il faut avoir connu Villemain dans le temps où, jeune, il avait tout son succès, où il sentait qu’il conquérait par son esprit une position plus grande qu’il n’aurait pu d’abord espérer, et où il avait à monter encore. Il avait le vent en poupe, et il voguait à pleines voiles. Son amour-propre comblé, quoiqu’il n’ait jamais été satisfait, ne le rendait pas alors aussi malheureux que depuis et le tenait constamment en haleine. Il eut là de beaux jours, de brillantes et merveilleuses soirées. Il faisait sentir l’éloquence dans la conversation, et cela sans excès, sans passer la mesure. (Ce dernier mot est de Salvandy.)

CXXIV

Villemain a presque toujours le premier aperçu juste ; mais, si on lui laisse le temps de la réflexion, son jugement qui n’est pas solide prend peur, et il conclut à faux ou du moins à côté.

CXXV

Nous causions hier de Villemain avec Cousin. Celui-ci me disait : « C’est chez lui un conflit perpétuel entre l’intérêt et la vanité. » — « Oui, repartis-je, et c’est d’ordinaire la peur qui tranche le différend. »

CXXVI

Lamartine, allant voir M. Royer-Collard en 1842, lui disait, en terminant l’entretien : « La France est à la veille de se jeter dans mes bras. »

Et Royer-Collard, le voyant sortir et le prenant pour un halluciné, disait : « L’orgueil béat qui s’adore ! »

— Précédemment et dans les premiers temps où Lamartine commençait à se produire en dehors de la poésie et à se lancer dans la politique, après son retour d’Orient, mais quand il ne semblait encore viser qu’au Grandisson, Royer-Collard définissait ainsi son air, sa façon noblement cavalière d’entrer en tous sujets : « M. de Lamartine semble toujours dire : Voyez ! la vertu est aimable. »

CXXVII

Il peut se faire de grandes choses de nos jours, de grandes découvertes par exemple, de grandes entreprises ; mais cela ne donne pas à notre époque de la grandeur. La grandeur est surtout dans le point de départ, dans le mobile, dans la pensée. En 89 on faisait tout pour la patrie et pour l’humanité ; sous l’Empire, on faisait tout pour la gloire : c’étaient là des sources de grandeur. De nos jours, même quand les résultats semblent grands, ils ne se produisent que dans une vue d’intérêt, et ils se rattachent à une spéculation. C’est là le cachet de notre temps.

CXXVIII

La vanité de ce temps-ci a un caractère à elle, qui la distingue de la vanité des époques précédentes : elle se combine avec l’utilité. Autrefois un homme de lettres était vain, il pouvait l’être jusqu’à la folie. Aujourd’hui, tout fou qu’il puisse être, il songe à son gain à travers sa vanité. L’autre jour, dans un journal, on annonçait qu’un mariage venait d’unir deux personnages étrangers illustres par leur naissance ; la femme descendait, je ne sais à quel degré, de la reine Marie Leckzinska, et l’homme avait aussi je ne sais quelle descendance ou parenté royale ; puis tout aussitôt on ajoutait : « M. de Balzac était l’un des témoins de ce mariage. » C’est bien, voilà un romaucier qui se décrasse, me disais-je ; il a la vanité aristocratique, il va chercher ses rois en Bohême, rien de plus innocent. — Mais, en retournant la feuille du journal, je vis en grosses lettres aux annonces la mise en vente de La Comédie humaine de M. de Balzac, etc. Ainsi la nouvelle pompeuse n’était qu’une réclame. Elle poussait à la vente. — Ô vanité sordide ! c’est bien celle de notre temps.

CXXIX

Venir nous dire que tout poète de talent est, par essence, un grand penseur, et que tout vrai penseur est nécessairement artiste et poète, c’est une prétention insoutenable et que dément à chaque instant la réalité. C’est depuis qu’ils ont cette prétention que l’expression de penseur revient si souvent avec une affectation ridicule dans le vocabulaire des poètes.

CXXX

Quelques sottises qu’on fasse ou qu’on dise de nos jours, pourvu qu’on ait un certain talent et une certaine audace, on s’en tire, et, comme dit M. Mohl, on ne se coule plus. — C’est que tous ces gens-là portent sur eux constamment des vessies de précaution, remplies d’air et de belles paroles, et voilà pourquoi ils ne se coulent pas.

CXXXI

On peut unir certaines qualités estimables ou même éminentes d’esprit ou d’action, la dialectique, l’art de la guerre, le technique dans les divers arts, etc., avec une absence complète de tact et de sentiment des relations humaines. On peut avoir son talent et sa valeur spéciale, et n’être pas moins fâcheux, insolent, grossier, choquant pour les autres, un animal en un mot dans la vraie acception, comme tant d’animaux (témoin le castor) qui ont aussi leur talent. Il faudrait à cette espèce d’hommes dans le lieu, dans le cabinet ou l’atelier où ils vaquent à leur talent, une porte de sortie qui donnât, non sur le salon, mais sur l’écurie. On peut s’en servir comme outils, on doit se garer d’eux comme personnes.

CXXXII

L’histoire (même littéraire) transmise est presque toujours factice : à nous de briser la glace, pour retrouver le courant.

CXXXIII

Le Saint-Simonisme que j’ai vu de près et par les coulisses m’a beaucoup servi à comprendre l’origine des religions avec leurs diverses crises, et même (j’en demande bien pardon) Port-Royal et le christianisme. Ainsi pour les expériences physiques : vous faites des mélanges dans un matras, et cela aide à comprendre les météores.

CXXXIV

Chaque époque a sa passion, sa maladie ; il est bon que les jeunes gens l’aient : on a sa petite vérole dont on reste plus ou moins gravé, et puis c’est fini. Le pire est de vivre en un temps qui n’a pas sa maladie nette, sa passion. On cherche, on étouffe : le bouton franc ne peut sortir. Exemple : ce pauvre F…, venu entre le libéralisme, le romantisme et l’humanitarisme, n’a jamais pu choisir ni se dépêtrer : il a eu et il a encore ses trois petites véroles en une, permanentes et confluentes.

CXXXV

M. Dubois (du Globe) serait plus qu’un homme de talent, s’il y avait persistance en lui, s’il mettait bout à bout tous les fragments et les éclats successifs de son talent. Mais il a toutes les nuits des espèces d’attaques nerveuses et de somnambulisme qui font tout manquer. Il recommence chaque matin d’être grand homme, mais son génie fait fausse couche en dormant. Son esprit est comme un acier trempé, mais d’une trempe un peu aigre ; à tout coup l’épée perce, mais casse, et il faut la refaire.

CXXXVI

« M. Royer-Collard n’a rien de ce temps-ci, disait-on ; tour de pensée et langage, il est tout d’une autre époque ! » — Pardon ! M. Royer-Collard, tout comme M. Ingres, est encore de ce temps-ci, ne serait-ce que par le soin perpétuel de s’en garantir. Leur style, à eux deux, est marqué. Nicole ou Raphaël autrefois y allaient plus uniment. On touche encore à son temps, et très fort, même quand on le repousse.

CXXXVII

Je n’ai jamais vu d’homme aussi dépourvu de jugement proprement dit, et ayant aussi peu la juste mesure des choses que Charles Nodier.

— Nodier passait d’engouements en engouements, mais à la superficie et sans y tenir. Pendant un temps, c’était pour Latouche qu’il raffolait ; il lui accordait le génie, tous les talents. « C’est fort heureux, disait sa fille (la spirituelle Mme Ménessier), que Dieu ait fait le monde, car autrement ce serait M. de Latouche qui l’aurait fait. »

CXXXVIII

Lamartine, chaque matin, soit qu’il écrive ou soit qu’il pérore, improvise, et cette improvisation ne lui coûte aucun effort ; au contraire, elle lui fait plaisir, et lui donne le sentiment de son talent, de sa verve. Il a en effet ce que les bouddhistes demandent dans leurs prières, la facilité dans l’effort. Il se fait donc plaisir tous les matins en dépensant son fluide oratoire. Ce libertin de Voltaire a remarqué que faire des idées pour celui qui pense, c’est un peu un plaisir pareil à celui de faire des enfants. Produire ses idées avec tout un appareil brillant et sonore, et les voir à l’instant courir le monde, c’est encore plus enivrant que de penser tout seul dans son cabinet ; Lamartine s’excite donc et s’enivre, chaque matin, de cette improvisation facile et brillante qui lui donne la sensation de sa fécondité inépuisable et lui rend l’illusion de la jeunesse.

CXXXIX

Un de mes amis m’écrit sur les Girondins :

J’ai lu les Girondins : triste livre où miroitent et tournoyent dans un voluptueux éblouissement toutes les ivresses du cœur, tous les orgueils de la raison, toutes les magies de l’art, tout l’enthousiasme des dogmes. Nul homme, à ce qu’il me semble, ne s’était jusqu’à ce jour aussi intrépidement assis devant le clavier de la Providence pour en presser de ses doigts les touches mystérieuses et pour y moduler au gré de ses aventureuses fantaisies sur le thème des événements. Qui eût dit à ce poète au temps où sa muse rêveuse couvait ses hymnes dans le repli des vallées : « Un jour viendra où le forum sera trop désert, et l’enceinte des villes trop étroite pour l’agitation de ta voix ? »

— J’entends définir le livre de Lamartine : L’histoire de la Révolution vue dans les imaginations du temps. C’est assez vrai.

CXL

M. Molé dans l’action est, m’assure-t-on, d’une extrême faiblesse ; il est d’une méfiance, d’une susceptibilité qui entrave les affaires ; il a des nerfs comme une femme ; mais dans le conseil et dans le devis des choses il a la clairvoyance, la justesse de coup d’œil : c’est là qu’est sa supériorité. — En cela, bien supérieur à Guizot.

M. Molé est ombrageux.

M. Molé me faisait remarquer que si Thiers était distingué en conversation, il manquait d’élévation en écrivant, et que sitôt qu’il voulait y viser, il tombait dans le commun. Et voilà que l’autre jour, chez Thiers, comme on causait de M. Molé, on se mit à remarquer que, s’il avait la conversation distinguée, il devenait aisément commun dans sa parole publique et dans ses discours de tribune. C’est ainsi que les hommes se contre-jugent réciproquement, et peut-être que les deux jugements sont vrais, si l’on entend, par le commun de M. Molé, un certain commun élégant.

CXLI

Continuons de nous donner cette vue : les rivaux jugés par les rivaux.

Thiers dit de M. Guizot : « Guizot est un grand orateur, un grand homme de tribune… Mais n’allez pas vous étonner ! en politique Guizot est bête. » Cela veut dire que comme homme d’État, comme ministre, Guizot manque d’idées, et c’est juste.

En revanche, Guizot dit de Thiers qui voit de loin et qui de près s’engoue et n’y voit goutte : « Mon cher, vous devinez et vous ne voyez pas. »

CXLII

La Bruyère dit qu’il admire combien l’homme est cruel pour l’homme. Hier, j’ai dîné chez Mme de Boigne à Châtenay ; il y avait MM. Pasquier, Decazes, d’Argout, Dumon, etc. ; Mme de Boigne a demandé ce que devenait M. de Cubières83. Quelqu’un a raconté qu’il était dans sa terre, qu’il avait demandé un port d’armes, un permis de chasse, et qu’on le lui avait refusé. Mme Decazes fit seule entendre une sorte de parole de pitié qui ne trouva point d’écho. On trouva tout simple que cet homme, ancien général, ancien ministre de la guerre, ne pût pas même porter un fusil pour chasser dans son parc. M. de Cubières, autrefois, était de presque tous ces dîners du dimanche à Châtenay avec ces mêmes hommes ; et tous ces hommes-là sont modérés, obligeants et d’une grande douceur de civilisation. (1847.)

CXLIII

Le meilleur avantage d’une réputation qui vous répand dans le monde est d’y pouvoir choisir ses amis, ses habitudes, d’y bien voir toutes choses d’une bonne place. Il y a un proverbe anglais qui dit à peu près : « Ayez votre place dans la loge, et vous entrerez ensuite au parterre ou à la galerie. »

CXLIV

Le nom de M. Royer-Collard était comme une position respectable qu’il importait d’occuper pour couvrir tout le développement de la philosophie éclectique ; Cousin l’a bien senti, et il s’est couvert de M. Royer-Collard à tout prix, même quand ce dernier grognait le plus.

CXLV

La dissidence entre Cousin et M. Royer-Collard était réelle et même à quelques égards profonde. Cousin prenait tous les soins pour la recouvrir et pour se maintenir le disciple avoué de celui dont il croyait que son école avait besoin pour patron. Cependant il y avait des moments où le vieillard peu commode grondait. Un jour, à l’Académie, que dans une discussion (sur saint Augustin, je crois), Cousin avançait une opinion différente de celle que venait d’exprimer M. Rover-Collard, et que, redoublant de précautions et de respects, il disait mon maître, celui-ci l’interrompit brusquement : « Monsieur, il y a longtemps que je l’ai été », donnant à entendre qu’il ne répondait pas de tout ce que Cousin avait professé depuis.

M. Royer-Collard pensait de plusieurs des arguments du Platon de Cousin, que souvent c’était autre chose que Platon.

CXLVI

Mérimée me dit une chose fort juste et fort délicate : « Dans le peu que je fais, je rougirais de ne pas m’adresser à ceux qui valent mieux que moi, de ne pas chercher à les satisfaire. » Là en effet est le cachet de tout noble et sincère artiste. On peut se tromper, mais il faut viser à satisfaire ses égaux (pares) ou ses supérieurs, et non pas écrire pour ceux qui ont moins de goût et d’esprit que nous ; en un mot, il faut viser en haut et non en bas. Or, ce dernier but semble désormais le seul que poursuivent la plupart de nos grands auteurs. « Ne me lisez pas, dit Lamartine à quiconque lui parle des Girondins, je n’écris pas pour vous, mais pour les ateliers, pour le peuple. » Et tutti quanti

CXLVII

S…, suborné par le style de Lamartine, se tue à me dire que son Histoire est pleine de talent et que cela aurait eu le plus magnifique succès en feuilletons ; que cela est composé, coupé admirablement en vue du feuilleton, de manière à satisfaire un jour celui-ci, un autre jour celui-là, à tenir tout le monde en suspens. J’accorde en effet que ce livre classe M. de Lamartine encore au-dessus de l’auteur des Mystères de Paris. Belle louange pour un historien !

CXLVIII

Cousin a une éloquence qui fait qu’on lui pardonne toujours tout, dès qu’on l’entend ; en revenant de dîner chez Thiers (31 octobre 1847), il me dit, au milieu d’un torrent de choses vives et justes, ces quelques mots que je retiens :

« Guizot a compris son rôle ; c’est un admirable metteur en œuvre ; il s’est collé au roi et il dure.

Que manque-t-il à Thiers, à ce lierre incomparable que nous quittons ? Un chêne auquel il s’attache. Tant qu’il n’aura pas trouvé ce chêne-là, tous les vents l’agiteront. C’est un grand orateur politique, ce n’est pas un homme d’État.

Guizot se perd par la siérilité, et Thiers par l’abondance. »

— « Ce que c’est que de durer, disait-il encore ; voyez M. Pasquier ! S’il était mort il y a vingt-cinq ans, il aurait laissé la réputation d’un homme du monde lancé dans la politique, d’un Martignac en second, sachant parler en public deux heures de suite et tenir une assemblée sans conclure, flexible, assez intrigant, libertin, avec deux ou trois actes fâcheux ou ridicules dans sa vie (l’affaire Malet par exemple). Mais le voilà qui vit, qui survit ; après 1830, incertain, craignant, n’osant ni donner de l’avant comme M. de Broglie, ni se tenir dans la nuance Mortemart, embarrassé de ce qu’il dirait, il accepte la présidence de la Chambre des pairs comme moyen de ne pas parler, comme expédient. Tant que l’émeute gronde, il tremble. L’ordre renaît, c’est alors qu’il retrouve toute sa valeur ; son jugement excellent, n’étant plus troublé par la peur ni traversé par l’intérêt, s’applique aux choses avec calme, avec étendue et lucidité ; son caractère obligeant fait merveille. Retranché dans sa dignité inamovible, il est le médiateur entre les partis, avec physionomie ministérielle, mais bienveillant pour tous. Juge, il est l’âme des procès, des commissions ; il prend sur lui la responsabilité du premier avis qu’il donne toujours excellent. Enfin, à cette heure, si l’on demande quel est l’homme de France qui jouit de plus de considération, on répondra : “C’est le chancelier.” »

Tous ces jugements de Cousin, je ne les donne ici qu’ad referendum et sous toutes réserves ; mais comme ils sont spirituellement donnés, et avec feu, avec jeu et action !

CXLIX

Cousin pense et redit chaque fois de Guizot que ce n’est qu’un admirable metteur en œuvre : il lui refuse toute invention. En politique, c’est trop évident ; sa politique étrangère n’est autre que celle de Louis-Philippe. Mais Cousin pense qu’il est ainsi, même pour ses travaux d’historien : « Il n’a écrit, dit-il, aucun ouvrage, il n’a fait aucun cours, dont l’idée ne lui ait été primitivement suggéré : la nymphe Égérie était M. de Broglie. » Ceci me paraît un peu violent.

CL

Cousin montrait sa bibliothèque à quelqu’un : « Fleury à côté de Bossuet ! s’écria-t-il ; et pourtant quelle distance ! mais il n’y a rien entre deux84. » Quel parfait jugement et qui caractérise Fleury ! Cousin est plein de ces mots qui sont justes à la volée.

CLI

Cousin a du mime, du comédien en lui.

Lamartine, un jour, après avoir été témoin de la mimique de Cousin, dit : « Il y a du Bergamasque dans cet homme-là. » — Pas mal pour quelqu’un à qui l’on a contesté tout sens critique.

CLII

Lamartine a appelé Rabelais « ce grand boueux de l’humanité. » — Et d’autre part : « Rabelais de qui découlent les lettres françaises », a dit Chateaubriand.

Et c’est ainsi que « tout dit a son contredit », selon le proverbe.

CLIII

Décembre 1847. — Ce qui vient de se passer en Suisse contre les jésuites montre bien à nu, dans un exemple brut, comment procède la justice sociale. C’est souvent au moyen d’injustices particulières qu’elle va à son but, c’est sur des débris qu’elle se fonde. Il y a là aussi des voies d’expropriation pour cause d’utilité publique : sans quoi les vieilles idées, comme les vieilles masures, demeureraient toujours et gêneraient la route. Car il est des esprits si paresseux et si immobiles qu’ils ne feraient pas d’eux-mêmes un pas, quand ils vivraient une éternité. Si un beau jour quelque empereur chrétien n’avait pas abattu de vive force le reste d’idoles et de petits temples qui restaient debout dans les campagnes, il y aurait encore, à l’heure qu’il est, d’honnêtes gens qui adoreraient Jupiter et Cérès : « Panaque silvanumque patrem !… » Mais quand l’idée nouvelle qui s’empare de la société s’est établie, s’est répandue et presque universalisée, il arrive qu’un matin l’immense majorité s’impatiente de voir encore debout ce qui ne vit plus à ses yeux, et alors, sans trop s’inquiéter du motif, sans prendre même la peine de colorer le prétexte, elle fait quelque querelle d’Allemand à ce reste de vieille opinion insolente, et quelquefois innocente, qui l’offusque et qui la gêne. De là un revers de main violent, et ces injustices de détail dont souffrent de près et saignent les cœurs honnêtes. La force sociale, dans ces sortes de remuements, est sourde ; elle agit comme ferait une loi physique. Chaque crise sociale, comme chaque époque de la nature, n’enfante qu’en détruisant. Il y a, tant que dure la transition, des interrègnes et des suspensions de la justice ordinaire ; cette justice, telle que l’entendent les cœurs réglés, ne recommence à être écoutée qu’au sein d’un même régime, et dans les limites de sa durée. — Ne pas comprendre ces choses, c’est n’avoir jamais porté son regard hors de la vallée où l’on vit.

CLIV

Quand Thiers est retourné à Marseille (en 1846 ou 1845), on lui a fait grand accueil, et au collège où il a été élevé on a recherché ses anciennes notes ; on y a trouvé : Intelligent et insubordonné. Il rappelle cela en plaisantant comme une vieille devise.

CLV

Mme Sand peut faire encore bien du chemin avant d’arriver en fait d’idées sociales là où Mme de Charrière est allée droit sans phrase et du premier coup.

CLVI

Thiers cause avec verve de la littérature du xviie  siècle (12 décembre 1847) ; il met au-dessus de tout Bossuet, Molière et Racine ; La Fontaine après, mais fort au-dessous ; Mme de Sévigné à un très haut rang près d’eux ; mais il déclare en baisse Fénelon et même Corneille. On se récrie. Il parle de Corneille un peu comme il parle de Puget, comme il parle de Jean-Jacques, et le trouve déclamatoire. Il a le goût du naturel, dit-il, dès le ventre de sa mère, et l’âge n’a fait que l’y confirmer : « Quand je suis venu à Paris, j’étais bien pauvre, plus pauvre que je ne puis dire ; j’allai au Constitutionnel où Étienne, sur la recommandation de Manuel, me plaça, me fit faire des articles ; mon premier article fit quelque bruit ; le lendemain on m’appointa, on me donna plus qu’aux autres ; ce qui me fit là bien des ennemis. Léon Tbiessé ne me l’a jamais pardonné que quand je fus devenu ministre de l’Intérieur et qu’il était préfet. Eh bien ! Tissot, qui était alors une autorité, s’avisa, tout classique qu’il était, de dire je ne sais quoi sur Esther ; je le relançai si vertement, moi nouveau venu, qu’il en fit deux jours après un article au Constitutionnel, sur la jeunesse du jour. C’était notre conversation qui lui en fournit le sujet. — Je fus présenté au baron Louis ; tout d’abord il me parla de la liberté du commerce ; j’arrivais tellement avec les idées que j’ai eues depuis, que je bataillai à l’instant ; je ne le traitai pas comme j’avais traité Tissot, parce qu’il était un autre homme et un lion à se défendre, mais je bataillai bravement et tant que je pus. Tel j’étais dès mon arrivée, et ces idées que la nature m’avait données toutes faites, l’âge n’a fait que me les confirmer chaque jour. » En parlant de Corneille, il demande pardon à son ami Cousin qui vient de sortir : « … Mais mon ami Cousin, ajoute-t-il, dit souvent bien des folies ; il ferme les yeux, et il s’imagine qu’il voit des statues. »

Au reste, ces opinions exprimées par Thiers ne sont curieuses et ne font autorité que pour témoigner de sa propre nature. Ces esprits si fertiles et si en train à toute heure ne sont pas faits pour recevoir une impression impartiale des autres ; ils ne les goûtent qu’autant qu’ils y rencontrent leurs idées personnelles, et ils repoussent tout ce qui s’en éloigne. À aucun moment, ils ne sont assez vacants et assez au repos pour se laisser faire et pour ne pas secouer la balance.

Thiers ne goûte ni Corneille, ni Jean-Jacques, ni Mme de Staël : un jour il disait en riant : « Enfin j’aime tant le naturel, qu’il n’est pas jusqu’à ce plat de Dupin à qui je ne pardonne toujours toutes les fois que je le vois, parce qu’il est naturel. »

CLVII

Thiers a dans sa nature un courant de l’esprit léger et rapide de l’antique Massilie.

CLVIII

Il ne faut pas avoir le talent trop empressé quand on est critique ; autrement dès que l’on commence à lire quelque chose, voilà le talent qui part, qui se jette à la traverse, et l’on n’a pas fini de juger.

CLIX

Ces natures si rapides de Thiers et de quelques autres sont comme des torrents qui bruissent et n’écoulent pas, qui rejettent tout ce qui se présente de biais et ne reçoivent que ce qui tombe dans le fil du courant, qui ne montrent que l’écume de leur propre flot et ne réfléchissent pas le rivage.

Ô toi, lac immense, vaste et calme miroir de Goethe, où es-tu ?

CLX

Thiers vient de soutenir à la Chambre la lutte de l’adresse. — Ses trois grands et magnifiques discours sur les finances, sur l’Italie et sur la Suisse, sont ce qu’il a jamais dit de mieux comme orateur politique, de même que son septième volume de l’Histoire de l’Empire, est ce qu’il a fait de mieux comme historien. On ne rend pas assez de justice à cette histoire ; peu de gens la lisent comme il faut, en détail, les cartes sous les yeux ; ce n’est pas là un de ces livres dont on prend idée en le parcourant. — Thiers est à cette date (février 1848) dans la plénitude de sa maturité et de son développement ; et il a gardé toute la vivacité de la jeunesse.

Guizot, à la tribune, répond bien à Thiers ; mais ses discours, à la lecture, ont quelque chose de sec et de stérile, de tout opposé à la fertilité d’idées de son adversaire. Guizot a pour lui l’action oratoire, le jeu ; mais, lu, cela perd beaucoup. Guizot arrange, systématise le passé ; mais il n’a pas d’ouverture à l’horizon.

CLXI

Musset a dit dans La Coupe et les lèvres :

Vous trouverez, mon cher, mes rimes bien mauvaises ;
Quant à ces choses-là, je suis un réformé ;
Je n’ai plus de système, et j’aime mieux mes aises ;
Mais j’ai toujours trouvé honteux de cheviller… etc.

Je ferai remarquer que, pour l’exactitude du sens, il né faudrait pas dire un réformé, car les réformés, c’étaient précisément ceux qui prétendaient à bien rimer et à réformer la poésie, et les réformés en religion, les calvinistes, n’étaient pas non plus des plus coulants. Musset a voulu dire un relâché ; mais il est fâcheux, au moment où l’on s’affranchit de la règle pour mieux dire ce qu’on pense, de dire le contraire. — Trouvant cette épigraphe de Musset en tête d’un recueil nouveau de poésies, j’écris au jeune poète ;

Je ne sais pourquoi vous donnez à croire par votre épigraphe que vous êtes en fait de poésie un réformé, comme dit M. de Musset, ou mieux, un relâché comme il aurait fallu dire. Vos rimes en général sont bonnes ; vous sentez l’art, et vous vous plaisez à en tresser les délicatesses. M. de Musset qui est un poète de grand talent a jugé à propos d’affecter, à un certain moment, la négligence : cela peut être une grâce de plus chez lui, mais il faut la lui laisser et, en général, imiter le moins possible les défauts des autres, et même leurs qualités…

CLXII

Les amis jugés par les amis. — Au sortir d’une conférence de l’abbé Lacordaire, M. de Montalembert disait : « Quand on vient d’entendre ces choses, on sent le besoin de réciter son Credo ! »

Après avoir entendu un discours de M. de Montalembert, l’abbé Lacordaire disait : « Cet homme sera donc toujours le disciple de quelqu’un ! »

CLXIII

Ceux qui, en tout sujet, ont par l’éloquence une grande route toujours ouverte, se croient dispensés de fouiller le pays.

CLXIV

Ceux qui ont le don de la parole et qui sont orateurs ont en main un grand instrument de charlatanisme : heureux s’ils n’en abusent pas !

CLXV

Les grands acteurs prennent-ils, doivent-ils prendre leur rôle au sérieux, ou faire semblant ? sont-ils dupes ou fripons ? Les anciens appelèrent le comédien « ὐποϰριτὴς », d’où nous avons fait hypocrite. Ceci tranche la question. J’irai plus loin : tout artiste à la longue, tout grand artiste est hypocrite, comédien, en ce sens qu’il se domine et se possède en se livrant ; et aussi en cet autre sens qu’il juge et connaît par les deux bouts cette humanité qu’il charme.

CLXVI

Il a manqué à Rachel d’avoir pour vis-à-vis un homme, un grand talent d’acteur, un Talma. La nature avait peut-être moins fait d’abord pour Talma que pour Rachel. Elle, elle s’est déclarée d’emblée et du premier jour : lui, il lui a fallu des années pour mûrir et se former. Mais aussi il avait bien autrement de sérieux et de moralité comme artiste ; toujours occupé de son art, y ramenant tout, s’y perfectionnant par l’usage du monde et par le commerce des grands hommes. C’est ainsi qu’il est allé grandissant jusqu’à la fin et plus beau que jamais dans ses derniers rôles, fussent-ils de pièces secondaires et de poètes médiocres : il les achevait et les accomplissait. Quant à Rachel, elle n’a jamais été mieux que dans sa première manière et pendant les toutes premières années. Bientôt la femme nuisit en elle à l’artiste ; je veux dire que son genre de vie, au lieu d’aider à son talent, y nuisit. Sa fureur de plaisirs lui retirait de ses forces. C’était un Alfred de Musset dans son genre. Elle se tua en dehors de son art : les facultés physiques, excepté aux beaux et sublimes endroits, la trahissaient dans la continuité du rôle. Elle manquait aussi de ce que j’appelle la moralité d’artiste et qu’avait à un si haut degré Talma. Elle savait trop bien qu’elle jouait la comédie. En rentrant de chanter La Marseillaise avec un si saisissant effet, elle disait dans la coulisse : « La farce est jouée. » La nature de Talma était autrement probe : il vivait dans ses personnages, et aussi l’impression qu’il a laissée chez tous ceux qui l’ont vu est-elle autrement profonde et d’un ordre plus historique (si je puis dire) que les prodiges passagers de Rachel.

— Talma tirait parti de tout pour son art ; en toute situation, il observait la nature. Lorsqu’on exécuta les quatre sergents de la Rochelle, il habitait Brunoy et y venait de Paris presque tous les jours. La famille Duveyrier habitait alors ce qu’on appellait le petit château ; Talma passait devant, quand il revenait de Paris. Il y entra ce jour-là. On était dans l’attente après le jugement ; c’était la préoccupation universelle. Dès que Talma entra, M. Duveyrier père lui demanda : « Eh bien ! les quatre de la Rochelle ? » — « Exécutés d’hier », répondit Talma. Une grande tristesse s’empara de toutes les personnes présentes ; la conversation n’alla plus que par monosyllabes : on était sérieusement patriote en ce temps-là. Tout d’un coup, Talma, se levant et sortant sans dire adieu, se retourna au seuil de la porte et lança de son verbe le plus tragique ces admirables vers du rôle d’Auguste qu’il étudiait pour le moment et qu’il s’apprêtait à représenter : il y donna l’accent le plus actuel, le plus pénétré, s’inspirant du sentiment de la situation même et faisant de cette noble emphase cornélienne la plus saisissante des réalités :

Mais quoi ! toujours du sang et toujours des supplices :
Ma cruauté se lasse et ne peut s’arrêter :
Je veux me faire craindre et ne fais qu’irriter.
Rome a pour ma ruine une hydre trop fertile ;
Une tête coupée en fait renaître mille ;
Et le sang répandu de mille conjurés
Rend mes jours plus maudits et non plus assurés.

Et il sortit sans dire un mot de plus.

CLXVII

Ne croyez pas (hors des cas très rares) à l’improvisation : tout ce qui est bien a dû être prévu et réfléchi. Démosthène méditait ses harangues et faisait provision d’exordes ; M. de Talleyrand prévoyait à l’avance ses bons mots, que la circonstance lui tirait ensuite à l’impromptu ; si Bonaparte, dans les revues, savait nommer chaque soldat par son nom, c’est qu’il s’était couché la veille en étudiant à fond ce qu’on appelle les cadres de l’armée.

Tout est comédie, et toute comédie a eu sa répétition.

CLXVIII

Après une conversation avec l’aimable Doudan, je conçois qu’on pourrait faire un joli essai dont le sujet serait :

N’entre-t-il pas une certaine part de grossièreté dans tous les personnages puissants qui ont la faculté d’entraîner les masses, et même dans les talents littéraires ? (Cherchez des noms.)

CLXIX

Aujourd’hui, pour peu qu’un auteur ait une qualité et un talent, on lui accorde toutes ses prétentions.

CLXX

De nos jours, l’exemple de Napoléon a fasciné les esprits et faussé les jugements, même en littérature. La force et l’activité avant tout ! Livrez beaucoup de batailles, livrez-en à tort et à travers, dussiez-vous les perdre. Les batailles perdues, à la longue, vous seront comptées presque autant que les batailles gagnées.

CLXXI

La femme qui se fait auteur, si distinguée qu’elle soit, et même plus elle l’est, perd son principal charme qui est d’être à un et non à tous.

CLXXII

Si j’avais un jeune ami à instruire, je lui dirais :

« Aimez une coquette, une dévote, une sotte, une grisette, une duchesse, n’importe qui vous voudrez, vous pourrez réussir, et la dompter et la réduire ; mais si vous cherchez quelque bonheur dans l’amour, n’aimez jamais une muse. Là où vous croirez trouver son cœur, vous ne rencontrerez que son talent. »

CLXXIII

Il est tel auteur peu estimé chez qui on pourrait trouver de jolis vers, de jolis détails : par exemple Dorat. Mais pourquoi s’est-il allé loger tout d’abord à un si vilain étage ?

CLXXIV

Flourens me disait en parlant de Biot : « Il manquait de génie et de bonté. Ces deux points réservés, il avait toutes les qualités secondaires, des mérites de finesse et d’observation sans nombre. »

CLXXV

Il en est du caractère moral comme de la physionomie physique : la nature trace d’abord un certain dessin plus ou moins original en nous ; ce dessin va creusant et le plus souvent grossissant avec les années : les plus délicats sont ceux qui conservent la ligne fine en même temps que profonde.

CLXXVI

Dans l’âge mûr, on arrive naturellement à être moins superficiel, mais en même temps il devient plus difficile d’être léger.

CLXXVII

Le talent de la plupart des hommes se termine par un défaut qui se prononce et marque de plus en plus en vieillissant.

CLXXVIII

Renouveler les choses connues, vulgariser les choses neuves : un bon programme pour un critique.

CLXXIX

Exprimer ce que nul n’avait encore exprimé et ce que nul autre que nous ne pourrait rendre, c’est là, selon moi, l’objet et la fin de tout écrivain original.

Avec cela on n’a pas besoin d’avoir toutes sortes de lecteurs, mais seulement des lecteurs qui vous sentent et vous goûtent : les autres n’ont que faire de vous.

CLXXX

En fait de vers rien de contestable et de mobile comme le goût. Chaque génération de jeunes gens qui survient dit : Mes vers sont les plus beaux, comme ils disent : Ma maîtresse est la plus belle.

CLXXXI

Il y a une infection de goût qui n’est pas compatible avec la droiture et l’honnêteté de l’âme.

CLXXXII

Quand les lettres ne rendent pas ceux qui les cultivent tout à fait meilleurs, elles les rendent pires.

CLXXXIII

Il y a des gens qui appellent rancune l’impression indélébile que fait sur une âme fière un procédé d’indélicatesse et d’improbité. Je nomme ainsi la calomnie.

CLXXXIV

Veux-tu te venger, ô poète, des railleries de l’imbécillité et des insultes de la haine ? Grave-les dans ton cœur, n’y réponds jamais. Fais ton œuvre, poursuis comme sans entendre, et pourtant aie en toi l’aiguillon d’avoir entendu. Va, deviens grand ; conquiers l’autorité parmi les âges ; que tes paroles gagnent en poids chaque jour, et qu’une fois, tout à la fin, un mot de toi, sorti lentement, n’ait qu’à tomber sur cette race des abjects Mévius pour qualifier leur nom dans l’avenir… Mais alors, ce mot, vieillard auguste et clément, tu ne le prononceras pas !

CLXXXV

Fontenelle trouvait que cette admirable églogue de Virgile (Silène) était bizarre. Oh ! que c’est bien cela ! Ce jugement de Fontenelle a été contesté par les classiques, mais qui ne le faisaient que par admiration convenue et sans rien sentir en ceci de la portée de leur culte. Et, en effet, toute la calamité de la poésie française, tout son dénûment d’art est dans ce mot de Fontenelle qui est bien le mot d’un Français. Nous autres dits romantiques, ce brave André Chénier en tête, nous avons essayé de pratiquer cette grande manière d’art, selon nos forces, et nous sommes restés aux yeux du grand nombre bizarres. Courage, courage pourtant, et nous vivrons !

CLXXXVI

Tout individu, à côté de l’époque dont il est contemporain, et en tant qu’il s’en détache pour la considérer, me fait l’effet d’être sur un petit rivage le long d’un grand fleuve. Le fleuve roule d’un cours vaste et continu. Une fois sortis de la première enfance, nous courons le long de notre petit rivage dans le même sens que le grand fleuve, et plus vite que lui : nous le devançons. Plus tard, la jeunesse se faisant sérieuse, nous courons encore, mais de manière à ne le devancer que de peu : nous l’accompagnons. Puis notre pas insensiblement se lasse, notre petit rivage se rétrécit, le grand fleuve coule toujours, et à un moment, sans que nous puissions le suivre, il emporte avec lui la flottille des navires, de plus en plus nombreux, que nous voyons avec étonnement s’éloigner et qui peu à peu nous fuit.

CLXXXVII

Chaque génération littéraire ne date naturellement que d’elle-même. On ne commence à regarder à sa montre que du moment où l’on prend la file. On ne fait commencer le bal que du moment où l’on entre dans la danse.

Pour celui qui a vingt ans ce jour-là, les Tristesses d’Olympio feront l’effet du Lac de Lamartine.

Il faut bien de la fermeté et de l’étendue dans l’esprit pour que le jugement triomphe de ces impressions.

CLXXXVIII

Qu’est-ce que la vérité ? — Nous sommes de pauvres esquifs qui ramons sur la mer sans fin. Nous montrons quelque reflet de lumière sur la vague brisée, et nous disons : C’est la vérité.

CLXXXIX

Un homme qui a mal vécu n’a plus autorité dans les questions de destinée humaine et de haute vérité, car il a tout bas intérêt à une certaine solution plutôt qu’à une autre ; il est juge et partie.

Un homme qui a bien vécu se sent plus libre dans sa solution : l’est-il davantage ?

CXC

Le bonheur moral et la vérité sous trois formes : Platon au Sunium (l’humanité un jour de jeunesse et de soleil), — Lucrèce ou Épicure sur le promontoire de la sagesse (un grand naufrage dont, tôt ou tard, on fera soi-même partie) : « Edita doctrina, etc. » — Saint Paul ou Jésus, le sermon sur la montagne (circoncision des cœurs, — médiocrité de la forme, beauté rentrée et du fond). — Une quatrième forme, le scepticisme qui comprend tout, qui se métamorphose tour à tour en chacun, et qui conçoit la pensée humaine comme le rêve de tout et comme créant l’objet de son rêve (Montaigne, Hume)…

CXCI

(Du temps que j’étais bibliothécaire). — À la Mazarine, j’ai sous les yeux deux sortes d’objets qui me font continuellement l’effet d’un memento mori : cette multitude de livres morts et qu’on ne lit plus, vrai cimetière qui nous attend ; et cet énorme globe terrestre où l’Europe et la France font une mine si chétive en regard de ces immenses espaces de l’Afrique et de l’Asie, et de cette bien plus immense étendue d’eau qui couvre presque tout un hémisphère. De mon fauteuil, je vois tout cela, et je tourne une page de plus de mon Gabriel Naudé. (1841.)

CXCII

Quand la mémoire humaine est trop chargée, elle fait faillite.

CXCIII

Chaque étude en elle-même, pour peu qu’on y entre un peu avant, est infinie, innombrable.

L’humanité passe son temps à détruire, à raser le passé, à tâcher de l’abolir ; puis, quand on en est bien loin et qu’il est trop tard, à tâcher de le retrouver, de le déterrer et à vouloir s’en ressouvenir. Les moindres débris, les moindres bribes qu’elle en ressaisit la transportent. La difficulté fait le mérite.

CXCIV

Pauvres humains ! dans nos petites monades intérieures, nous réfléchissons à souhait selon nos vœux, selon nos rêves, selon nos raisonnements les plus chers, des perspectives infinies : elles n’ont de réalité qu’en nous, elles s’évanouissent avec nous.

CXCV

Vous qui êtes appelé à écrire sur l’art, rappelez-vous bien ceci :

La vie humaine, la vie sociale a existé sous toutes sortes de formes au complet et avec son charme : quand elle s’est évanouie, rien n’est si difficile que de la ressaisir. Mais gardons-nous de la nier.

CXCVI

Il y a plus d’activité humaine qu’il n’y a de matière. De là tant de gens qui sont occupés à faire quelque chose de peu ou de rien. De là tant de fausses sciences, de toiles d’araignée : métaphysique, rhétorique, érudition vaine, etc. Ce ne sont que des arts qui s’allongent et s’amplifient tant qu’ils peuvent pour occuper, faire valoir et faire vivre l’ouvrier.

CXCVII

On ne saurait se le dissimuler, les absurdités d’un temps deviennent l’objet sérieux des études d’un autre temps ; et comme on ne veut pas avoir l’air de s’appliquer gravement à des absurdités, on suppose à celles-ci des raisons secrètes et des lois profondes qui n’y furent jamais. On leur prête un grand sens qu’elles n’ont pas eu.

C’est là un art, peut-être nécessaire, pour mettre quelque ordre dans le fouillis des opinions humaines ; c’est une méthode créée pour permettre de les étudier. Sachons seulement en rabattre à part nous, in petto.

CXCVIII

Il n’est que de vivre : on voit tout et le contraire de tout.

CXCIX

J’ai beaucoup joué et beaucoup rêvé dans ma vie : arrivé au terme, je pense.

CC

Édouard Turquety est mort à Passy en novembre 1867. J’ignorais sa mort, lorsque M. Asselineau me fit demander (sans me dire l’occasion ni l’objet) ce que je pensais de lui comme poète. Je répondis par cette lettre, qui est l’expression la plus naturelle de ma pensée :

Mon cher ami, Troubat me dit que vous désirez mon avis sur Turquety. Je vous le donnerai, mais je ne l’ai jamais écrit ailleurs. Turquety n’a rien d’original ; il a débuté vers 1829 avec assez de douceur ; il imitait les élégies de Nodier, il y mettait de l’harmonie, — mais de la pensée et du sentiment, très peu. Nodier l’a payé alors de son imitation par un de ces articles de louange exagérée et banale qu’il n’accordait pas toujours aux vrais talents. Turquely est un Breton doux et francisé. Plus tard il s’est fait un genre par ses poésies catholiques où il y a une certaine onction et de la pureté. Quand on lui demandait ce qu’il faisait, il répondait en ce temps-là : « Je catholicise de plus en plus. » Il disait cela sans sourire. Les catholiques l’ont pris très au sérieux quelque temps. Ses poésies ont eu des éditions. Il a correspondu avec Mme Swetchine. Cela a duré tant bien que mal jusqu’à la date du 2 décembre. À cette époque, il a eu l’idée malheureuse de faire imprimer une satire où étaient raillés et insultés de la manière la plus vulgaire les députés et les généraux battus ce jour-là85. Son pamphlet publié à Paris a dû avoir un contrecoup et faire un effet épouvantable à Rennes où il habitait. C’est à la suite de cette incartade que Turquety a quitté sa province et est venu habiter Paris, Passy. Il a des goûts simples et domestiques. Il s’est un peu confit dans les poètes du xvie  siècle. Il a fait sur quelques-uns d’entre eux des articles dans le Bulletin du bibliophile. Ses articles, d’ailleurs élégamment écrits, sont dénués de toute vue critique neuve et de toute originalité. En somme, vers ou prose, ce n’a été qu’une doublure assez élégante. Rapprochement singulier ! le bon Géruzez, qui lui-même a résumé élégamment et avec assez de justesse l’histoire littéraire du passé, mais qui ne compte pas comme critique contemporain, s’est épris d’un bel amour pour Turquety ; il faisait pour lui seul une exception entre tous les poètes de la nouvelle école : un tel choix juge le critique et le poète : ils s’appareillaient tous deux. Le bon Géruzez en effet n’a jamais eu, en fait de poésie contemporaine, que deux vues saillantes : l’une qu’on était à la veille d’une réhabilitation de Delille, l’autre que Turquety était le plus parfait et le seul vraiment élégant des poètes romantiques. Sur quoi quelqu’un a eu ce mot assez juste : « Turquety, c’est le Géruzez de la poésie. » Je vous dis tout. Mais si vous voyez l’homme, si vous rencontrez Turquety en personne, vous vous assurerez que la vraie élégance, — je parle de celle de l’esprit, — il ne l’a pas. Il m’a adressé une fois des vers, et je lui ai répondu par une pièce qui est dans mon recueil de poésies. Je n’aurais pas volontiers écrit en prose sur lui ; car les vrais éloges qu’on se plaît à accorder à un poète original, je n’aurais pu les lui donner, pour être sincère, qu’avec parcimonie et mesure. — Vous avez toute ma pensée…

CCI

L’élégance, l’élégance ! quand l’élégance n’atteint pas la grâce, ce n’est rien du tout.

Dans la poésie française, elle n’y atteint presque jamais.

CCII

On dit souvent : « Si tel recueil de poésies de M. ou de Mme N…, au lieu de paraître en 1839, avait paru dix ans plus tôt, il aurait valu une brillante réputation à l’auteur. » Rien n’est plus faux que cette manière de raisonner, et plus au rebours de la vraie critique. Celle-ci au contraire se pose ainsi la question : « Le volume de M. ou de Mme N… est assez bon aujourd’hui que certains procédés de couleur et de rhythme sont vulgaires ; mais l’auteur l’aurait-il fait, il y a dix ans ? et quelle espèce de recueil aurait-il alors composé ? » Et l’on arrive ainsi à des conclusions plus modestes ! Oh ! la critique contemporaine serait trop facile autrement, et si l’on n’y mettait à chaque pas la perspective. (1839.)

CCIII

Je ne sais comment la postérité s’en tirera, mais avec la cohue de critiques et de chroniqueurs qui s’abattent chaque matin sur tout sujet, on va de bévue en bévue, de contrevérité en contrevérité ; et cela se lit, et cela passe, et cela sera donné un jour comme des témoignages de contemporains !

L’un nous dit que personne ne ressemble tant pour les pensées à M. Joubert que M. Géruzez ; que M. Géruzez est un second M. Joubert !!

L’autre dira que M. de Salvandy avait toujours un Horace dans sa poche et qu’il aurait été reconnaissable rien qu’à cela, comme Condorcet !

Un autre, faisant le portrait de Roger de Beauvoir, pour qu’on n’en ignore, le montrera décidément blond. Or c’est de lui que Mme de Girardin avait pu dire précisément, en un jour de flatterie, que « c’était Alfred de Musset en cheveux noirs. »

Un autre racontera qu’Alfred de Musset, s’en revenant avec M. Biot jusqu’à la porte de ce dernier, a dit tel bon mot, — comme si Alfred de Musset avait jamais pu accompagner M. Biot. Etc., etc.

On ne sait plus la valeur des mots. Alloury accorde à Mignet pour son éloge de Portalis (Journal des débats du 30 mai 1860) entre autres qualités, l’atticisme. C’est le contraire du vrai. Lysias, Xénoplion, sont des attiques : en français, Mme de Caylus, Mme de La Fayette sont des modèles d’atticisme. Quant à Mignet, il a de l’apprêt, un apprêt sentencieux et académique. Il appuie beaucoup trop pour être attique. Alloury a voulu dire politesse ou élégance ornée.

L’atticisme ! on abuse de ce mot. Dans un très bon article des Débats sur le Patelin publié par Génin (29 février 1856), je vois qu’on lui accorde aussi l’atticisme de langage. Je ne m’étais jamais figuré Génin, homme d’esprit et de mérite d’ailleurs, comme un écrivain attique. L’atticisme, chez un peuple, et au moment heureux de sa littérature, est une qualité légère qui ne tient pas moins à ceux qui la sentent qu’à celui qui écrit.

Mais, je le répète, il n’y a plus de critique précise ; on abuse des mots, on brouille les éloges. Voici dans le Journal de l’Instruction publique (19 septembre 1855) un professeur qui, dans une énumération d’ouvrages et d’auteurs, en venant à mentionner le Voyage autour de mon jardin d’Alphonse Karr, le fait en ces termes : « Le Voyage autour de mon jardin du savant, spirituel et judicieux Alphonse Karr. » Que dira-t-on de plus de Bayle ou de Nicole ? — L…, dans le Moniteur (28 avril 1862), loue Saint-Marc Girardin de sa « forme brillante et chaleureuse. » C’est un contre-sens. Saint-Marc Girardin, vif, piquant, spirituel, est le contraire du chaleureux. Je lis dans un autre journal [Revue des Cours publics, 1er mai 1865), que le même Saint-Marc a de la bonhomie et de la rondeur, quand il parle dans sa chaire : ils prennent son sans-gêne adroit, sa familiarité vive, coquette, stimulante, pour de la rondeur. On confond tout. — Un autre jour, dans Le Moniteur (22 mai 1855), à propos de Cuvillier-Fleury et de sa critique estimable, on le louera pour « son esprit juste, gracieux, ironique au besoin, mais avec indulgence. » — Enfin, autant de contrevérités. Oh ! le goût, le jugement, le sens critique, subtile, acre judicium ; la louange qui tombe juste ; ne pas dire précisément le contraire de ce qui est ! ne pas choisir le nom opposé à la qualité !

Rien de plus rare que ce vrai goût dans l’expression chez quelques-uns des écrivains même qui se sont posés récemment en amis et en défenseurs du goût classique et de l’ancienne simplicité. Leur langue les trahit, et ils sont grossiers sans s’en douter. M. Ponsard, voulant louer Homère et nous l’expliquer au vrai, nous dira : « Ce bavardage poétique me charme. » Il se flattera de n’avoir pas fait comme André Chénier qui « a reculé, dit-il, devant la brutalité d’Homère. » Brutal toi-même ! Il ne s’aperçoit pas que cette brutalité et ce bavardage qu’il accorde à son poète sont des sottises ; Homère est naturel et n’est pas brutal, et c’est le critique qui l’est et qui manque à la délicatesse en employant un tel mot.

CCIV

Les hommes, en général, n’aiment pas la vérité, et les littérateurs moins que les autres. En revanche, ils aiment fort la satire, ce qui est bien différent : mais la vérité, c’est-à-dire cet ensemble non arrangé de qualités et de défauts, de vertus et de vices, qui constituent une personne humaine, ils ont toute la peine du monde à s’en accommoder. Ils veulent leur homme, leur héros tout d’une pièce, tout un : ange ou démon ! C’est leur gâter leur idée que de venir leur montrer dans un miroir fidèle le visage d’un mort avec son front, son teint et ses verrues.

Je regrette d’être obligé de revenir à la charge sur de Vigny, mais les faux éloges qu’on lui a donnés à propos d’une publication posthume ne sauraient passer sans mot dire et sans qu’on fasse des réserves au nom de la vérité. Les notes suivantes écrites au jour le jour ne sont que des traits pris sur nature.

— De Vigny adonise son style, et il idolâtre son œuvre. Il croit avoir renfermé dans son poème soi-disant philosophique, La Sauvage, toute la quintessenee de la philosophie de l’histoire et le produit net de la pensée politique de ce siècle et de tous les siècles. Il gonfle ainsi chacune de ses productions, et, à force de la contempler, il finit par y voir tout un monde. On l’a dit très spirituellement, s’il osait il écrirait poème épique en tête d’un sonnet.

— De Vigny exhale tous les matins une petite atmosphère à son usage ; il s’en enveloppe et s’en revêt ; il y vit, il y habite tout le jour, il s’y glorifie comme dans son nimbe ; il s’y conserve merveilleusement et la porte partout avec lui. Mais quand il cause avec les autres, cette petite atmosphère les suffoque tant soit peu, leur donne sur les nerfs, et, pour moi, elle m’asphyxie.

— « C’est le Boissy de l’Académie », disait l’autre jour M. de Noailles, en sortant d’une de ces séances particulières où Vigny, s’opiniâtrant sur une question incidente, sur une vétille, avait scié son monde.

Combien de fois, en l’entendant à l’Académie, n’ai-je pas fait, en causant à l’oreille de mon voisin, cette observation que le pédantisme ne tient pas à l’habit ni à la robe, et que, comme l’a remarqué Nicole, c’est un vice d’esprit et non de profession ! De Vigny, quoique poète, gentilhomme et militaire, était pédant, bien réellement pédant. Il ne voulait pas perdre ni laisser tomber à terre une seule des miettes de son esprit.

— Lorsqu’il arrivait à de Vigny de parler de la grande fortune de sa famille ruinée par la Révolution, sa mère l’interrompait en lui disant : « Mais, Alfred, tu oublies qu’avant la Révolution nous n’avions rien. »

— De Vigny a demandé à l’empereur à Compiègne, devant témoins, d’être le professeur qui apprendrait à lire au prince impérial, alors tout enfant. Tout le monde des invités l’a entendu, ce matin-là. — Ceci répond à de maladroits éloges qu’on a cru devoir donner au poète, sur un point où il n’y avait pas lieu.

— À propos de la candidature académique de M. de Vigny, on a beaucoup parlé aussi de la réception que lui fit M. Royer-Collard. Je suis à même de dire ce qui en est, M. Royer-Collard m’en ayant parlé un jour et m’ayant raconté comment les choses s’étaient passées.

M. de Vigny avait prié le très aimable et spirituel Hippolyte Royer-Collard de parler de lui à son oncle ; mais, dans son impatience, il n’attendit pas la réponse à cette première ouverture. Il se présenta un matin chez M. Royer-Collard qui se trouvait en ce moment dans son cabinet en conversation ou conférence avec M. Decazes et M. Molé. Je crois qu’Andral, le docteur, son gendre, y était aussi. M. de Vigny, à qui on le dit, n’insista pas moins pour qu’on fît passer sa carte, assurant que, sur le simple vu de son nom, il serait reçu. M. Royer-Collard, à qui son neveu n’avait rien dit encore, sortit de son cabinet un peu contrarié et vint trouver M. de Vigny dans l’antichambre ou la salle à manger, pour s’excuser de ne pouvoir le recevoir en ce moment. Le colloque suivant s’engagea à peu près dans ces termes : — « Mais je suis M. de Vigny, monsieur. » — « Je n’ai pas l’honneur de vous connaître. » — « M. votre neveu a dû vous parler de moi. » — « Il ne m’a rien dit. » — « Je me présente pour l’Académie ; je suis l’auteur de plusieurs ouvrages dramatiques représentés… » —

« Monsieur, je ne vais jamais au théâtre. » — « Mais j’ai fait plusieurs ouvrages qui ont eu quelque succès et que vous avez pu lire. » — « Je ne lis plus, monsieur, je relis. » — On était en hiver, la pièce n’était pas chauffée. « Je sentais que je m’enrhumais », me disait M. Royer-Collard, qui, la porte entr’ouverte, avait un pied dans une chambre et l’autre pied dans l’autre ; il abrégeait donc et brusquait la conversation, que M. de Vigny, au contraire, maintenait toujours. En me racontant la chose à peu près dans ces termes, M. Royer-Collard m’exprimait, je dois le dire, son regret d’avoir été si rude avec un homme de talent ; mais il s’excusait sur l’intempestif de la démarche et sur l’insistance. Il ne fut, d’ailleurs, nullement contraire à l’entrée de M. de Vigny à l’Académie, et, s’il assista à la séance d’élection, je suis persuadé qu’il vota pour lui, ainsi que MM. Molé, de Barante, Cousin et ses autres amis.

De Vigny a raconté cette conversation à sa manière ; on la trouve dans les notes publiées par M. Ratisbonne. En acceptant même sa version, on s’étonne de cette confiance en soi-même et de cette naïveté à se louer. Il y a des habitudes et des formes que M. de Vigny était plus à même que personne de connaître. On n’est pas impoli parce qu’on ferme sa porte le matin et que l’on ne peut recevoir une personne qui se présente à l’improviste : l’indiscrétion est de vouloir forcer la porte et de dire au domestique : « Sachez que, quand on verra que c’est moi, j’entrerai. » Je n’ai jamais conçu la nécessité que l’esprit, le talent, même le génie, fussent revêtus et comme enduits d’une légère couche luisante de sottise.

Horace Walpole a dit : « La sottise est comme la petite vérole ; il faut que chacun l’ait une fois dans sa vie. » Bien, une fois ; mais qu’on ne l’ait pas toujours et à l’état fixe.

— Voici le pendant de la conversation de De Vigny et de Royer-Collard ; car M. de Vigny était coutumier du fait.

La scène se passe à la Bibliothèque impériale, au bureau des prêts, un mardi ou vendredi, c’est-à-dire l’un des jours où par exception, en vertu d’un article du réglement, les livres ne sortent pas.

K… le préposé à ce bureau est brusque, excellent homme d’ailleurs, obligeant : les jours réservés, il est très occupé à mettre ses registres au courant, et nullement oisif.

M. de Vigny arrive et demande à faire inscrire quelques ouvrages pour les emporter.

K… répond : « C’est aujourd’hui vendredi, on ne prête pas de livres. »

De Vigny : « Savez-vous qui je suis ? » (Mais il faut le voir disant cela, et de quel ton, de quelle lèvre !)

« Non », dit K… — « Je suis le comte Alfred de Vigny. » — « Qu’est-ce que ça me fait ? » dit K… — Et M. de Vigny part. Ce ne fut pas plus long que cela. — Notez qu’ayant affaire à tout homme de mérite et qui se serait présenté autrement, K…, après l’observation faite, aurait tâché de le contenter. Notez encore qu’à la manière dont M. de Vigny se nommait, le titre de comte se cumulait certainement sur sa lèvre avec l’amour-propre du poète.

— Ampère, chaque fois qu’il rencontrait de Vigny, ne pouvait s’empêcher, disait-il, de se rappeler les vers de Boileau dans la satire du dîner ridicule :

Il est vrai que Quinault est un esprit profond,
A repris certain fat qu’à sa mine discrète
Et son maintien jaloux j’ai reconnu poète.

— De Vigny a tous les genres de fatuité, et cela se marque de plus en plus chez lui en vieillissant. À l’un de ses mercredis, Mlle D., jeune personne de vingt-cinq ans, fille de tête et d’esprit, l’était allé voir ; elle le trouva seul ; ils entrèrent en conversation, et il se mit pour la troisième fois à lui parler de dessins qu’on lui avait rapportés d’Orient, de Constantinople, et à les lui montrer. Pendant qu’ils étaient, lui et elle, debout à les regarder, on sonne : Vigny prend une mine grave, et dit à la demoiselle : « Mademoiselle, quelqu’un vient, remettons-nous ; il importe quon nous trouve assis. » — Mademoiselle D. le regarda d’un air étonné et eut peine à ne pas lui envoyer un éclat de rire au visage. Observez qu’ils se connaissent à peine, et qu’ils ont toujours été sur le pied de la cérémonie. Mais de Vigny se croit très dangereux, au point de craindre de le trop paraître.

— Tout cela concorde, on le voit. Louons donc le talent, mais sachons ce qu’était l’homme dans sa dernière forme.

CCV

Je disais autrefois : Génin me raille pour n’avoir pas dit assez de bien de Condorcet, et Veuillot m’insulte pour n’avoir pas dit assez de bien de Bonald : allons, j’ai chance d’être dans le vrai : « inter utrumque tene ».

M. Veuillot se prend encore à m’attaquer : c’est bon signe.

J’ai eu très peu de relations avec M. Veuillot. Un jour, ayant eu l’occasion de lui procurer quelques lettres inédites du comte Joseph de Maistre pour une édition qu’il préparait, le libraire Vaton me fit dîner avec lui, et je trouvai un homme d’une grande douceur apparente et avec tous les dehors de la politesse. Une autre fois, je le rencontrai chez M. Bonnetti à la suite d’un dîner où l’on avait réuni l’abbé Gerbet, non encore évêque, l’abbé de Cazalès, etc. Sur ces entrefaites, comme il m’arriva d’écrire sur M. de Bonald un article fort respectueux d’ailleurs, mais qui parut à M. Veuillot non seulement insuffisant, mais attentatoire pour l’un de ses saints, il me fit une algarade dans son journal ; il m’en lit une autre aussi à propos de Rabelais que j’avais eu le tort, en revanche, de trop admirer. Bien plus tard, commençant dans Le Constitutionnel la série des Nouveaux Lundis, j’avais cru pouvoir m’occuper de M. Veuillot, alors sans journal et mis à pied, comme on dit. Je ne lui épargnais pas les objections quant au fond des idées et aussi pour les procédés de polémique qui lui sont familiers ; mais la part faite au talent y était assez large pour qu’il parût satisfait, ou du moins il me l’écrivit. Depuis lors, nos relations étaient muettes et à distance, lorsque, à propos des scènes du Sénat des 29 mars et 21 juin 1867, il jugea à propos de m’adresser une sorte d’encyclique (14 et 15 août) dans son journal L’Univers, qu’il avait ressuscité depuis peu. Je n’aurais pas lieu de trop me plaindre, car je n’y suis pas précisément insulté ; mais M. Veuillot, selon son usage, n’a pu résister à la tentation du burlesque, et il a voulu me tourner en ridicule. Pour mieux y réussir, il a supposé une mienne biographie fantastique, et j’y relève le paragraphe suivant ;

M. Sainte-Beuve a eu des peurs bleues, je veux dire rouges, car telle est de nos jours la couleur des belles peurs. Ce fut après février 1848. Il se crut impopulaire et s’exila. En ces passes lugubres, toute la France s’amusa un moment de son hégire à Lausanne. Il est aujourd’hui aux cimes de la popularité, et c’est surtout son courage que l’on admire, cette belle qualité française. Il craignit Caussidière et Sobrier, mais il ne craint pas Jésus-Christ. Il soutient que Jésus-Christ n’est point Dieu. Bien ne fait tant de plaisir à ceux qui n’en sont point convaincus, car ce doute ne laisse pas de les gêner en une multitude d’occasions, etc.

J’abrège le raisonnement, et je me contenterai de faire remarquer que M. Veuillot, en ce seul passage, prouve qu’il n’a nul souci de la vérité ; car en ce qui me concerne il y a autant d’erreurs que de mots. Tous ceux qui m’ont vu en février 1848 savent quels étaient mes sentiments, et de quel air j’observais jour par jour les événements et les hommes. Je n’ai nullement quitté Paris après février. Conservateur alors à la Bibliothèque Mazarine, je m’étais promis seulement de donner ma démission, ce que j’ai mis à exécution quelques mois après, afin de ne point rester fonctionnaire sous un régime qui m’avait paru, dans une circonstance personnelle, assez peu aimable et ne présentant point de garantie. J’ai refusé les réparations que ce régime m’offrait, comme par exemple d’aller, en compagnie de mon ami Ampère, faire des examens en province pour l’École administrative, fondée au Collège de France : j’ai jugé plus digne de me passer de ces témoignages publics de confiance. Il est absurde de dire que je suis allé à Lausanne professer en cette année 48 ; et une pareille bévue trahit une entière ignorance, au moment même où l’on se pique d’esquisser ma biographie. C’est en 1837, c’est-à-dire onze années auparavant que je suis allé à Lausanne faire un cours sur Port-Royal. Toute la France (qui avait d’ailleurs alors bien autre chose à faire que de penser à moi) n’a donc pu s’amuser, en 1848, de mon hégire à Lausanne. Ce n’est qu’au mois d’octobre suivant, c’est-à-dire plus de six mois après le 24 février, et sous le régime relativement fort pacifié du général Cavaignac, que j’ai accepté ou même sollicité, pour vivre de ma littérature, une place de professeur à l’université de Liège. Un homme délicat, s’il daignait entrer dans les motifs qui me déterminèrent, trouverait sujet à me féliciter plutôt qu’à rire : mais M. Veuillot a un grand fonds de gaieté. Comment veut-il, toutefois, nous persuader qu’il a examiné en conscience, qu’il a scruté et contrôlé les faits d’il y a dix-huit cents ans, qui concernent la biographie de Jean, Pierre ou Paul, ou même de Jésus, et que la créance qu’il y attache a quelque valeur, quand on le voit se méprendre si grossièrement sur une biographie d’hier, là où il lui suffisait d’interroger le premier témoin à sa portée ? Et qu’il ne dise pas que la biographie d’un apôtre ou d’un homme-Dieu ne saurait se comparer à celle d’un homme de nos jours. L’amour de la vérité est un, et celui qui ment sans vergogne pour mieux faire ses gorges chaudes aux dépens d’un honnête homme, son contemporain, nous montre qu’il ne doit pas être bien scrupuleux, ni difficile en preuves, quand il s’agit de ses saints et oracles dans le passé.

CCVI

Il n’existe pas proprement de biographie pour un homme de lettres, tant qu’il n’a pas été un homme public : sa biographie n’est guère que la bibliographie complète de ses ouvrages, et c’est ensuite l’affaire du critique-peintre d’y retrouver l’âme, la personne morale. Il est quelques points, cependant, que je tiendrais à bien établir, en ce qui touche surtout l’origine de mes relations avec les écrivains célèbres de ce temps. Dans l’ouvrage, d’ailleurs exact et bienveillant, qui a pour titre : Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, il est dit :

En octobre 1826, M. Victor Hugo publia une réimpression de ses premières odes, augmentée d’odes nouvelles et de ballades, avec une préface qui arborait résolument le drapeau de la liberté littéraire. Les partisans des règles établies se jetèrent avec violence sur la préface et sur les vers, qui eurent aussi leurs partisans, moins nombreux, mais aussi énergiques.

Il y avait alors un journal auquel le nom de ses rédacteurs, MM. Guizot86, Dubois, Jouffroy, Cousin, etc., donnait une certaine importance, surtout dans les salons. Le Globe, universitaire et gourmé, avait pour les novateurs une sorte de bienveillance protectrice. Il s’interposait entre les combattants, enseignant le progrès à droite et la modération à gauche. M. Dubois fit un article plus chaleureux que l’auteur ne l’avait attendu, et presque enthousiaste, de l’ode intitulée Les Deux Îles.

M. Victor Hugo ne fermait jamais sa porte, même pendant ses repas. Un matin, il déjeunait, quand la domestique annonça M. Sainte-Beuve. Elle introduisit un jeune homme qui se présenta comme voisin et comme rédacteur d’un journal ami : il demeurait rue Notre-Dame-des-Champs, et il écrivait dans Le Globe. Le Globe ne s’en tiendrait pas, dit-il, à un seul article sur Cromwell ; c’était lui-même qui ferait les autres. Il avait demandé à s’en charger, redoutant un retour de M. Dubois, qui n’était pas tous les jours d’une humeur si admirative et qui redeviendrait bien vite professeur. L’entrevue fut fort agréable, et l’on se promit de se revoir, ce qui était d’autant plus facile que M. Victor Hugo allait se rapprocher encore de son critique et loger lui-même rue Notre-Dame-des-Champs.

Tout ceci n’est point parfaitement exact, et voici comment les choses se sont passées. J’écrivais au Globe dès l’origine (1824), mais je ne commençai à y faire des articles qui pouvaient mériter quelque attention que dans le courant de 1826. M. Dubois, mon ancien professeur et le directeur du journal, ne m’y employait d’abord et ne m’y appliquait qu’à de petits articles, comme un élève : ces moindres articles de moi étant signés des initiales S.-B., il serait facile à tout biographe d’y suivre mes tâtonnements, et, si l’on veut, mes progrès. Un certain jour M. Dubois me dit : « Maintenant vous savez écrire, et vous possédez votre instrument. » C’est vers ce temps-là (le 8 juillet 1826) que je rendis compte du Cinq-Mars de M. de Vigny, dont le côté historique si faux m’avait choqué, bien que je n’eusse point méconnu le talent de quelques scènes romanesques ; mais je ne m’y étais pas laissé séduire. Un matin que j’allais voir M. Dubois, il me montra sur sa table les deux volumes d’Odes et ballades qu’il venait de recevoir et dont il me proposa de rendre compte : « C’est de ce jeune barbare, dit-il, Victor Hugo, qui a du talent, et qui de plus est intéressant par sa vie, par son caractère ; je le connais et je le rencontre quelquefois. » J’emportai les volumes, et quelques jours après je vins lire à M. Dubois mon article, en lui disant que je n’avais pas trouvé l’auteur si barbare. L’article parut dans Le Globe du 2 janvier 1827, et c’est même à cette occasion que Goethe, qui recevait Le Globe, disait, le jeudi soir 4 janvier, à Eckermann, qui l’a noté dans son journal : « Victor Hugo est un vrai talent sur lequel la littérature allemande a exercé de l’influence. Sa jeunesse poétique a été malheureusement amoindrie par le pédantisme du parti classique, mais maintenant le voilà qui a Le Globe pour lui : il a donc partie gagnée. » Victor Hugo, étant allé remercier M. Dubois, sut de lui mon nom, mon adresse, et vint pour me voir sans me rencontrer. Le hasard voulait que je demeurasse, sans le savoir, porte à porte avec lui : il habitait alors rue de Vaugirard, au n° 90, et moi, je demeurais avec ma mère même rue, au n° 94. Au vu de sa carte, je me promis bien de lui rendre sa visite, ce que je m’empressai de faire le lendemain matin à l’heure du déjeuner. L’entrevue fut fort agréable en effet, mais il n’est pas exact de dire que je sois venu lui offrir de mettre Le Globe à sa disposition. Cela n’eût point été en mon pouvoir, et d’ailleurs, dès ma jeunesse, j’avais toujours compris la critique autrement. Je ne me suis jamais offert ; j’ai attendu qu’on vînt à moi. Il ne put être question non plus, dans cette visite, d’articles à faire sur le Cromwell qui n’avait point paru, et dont je n’entendis une lecture que quelque temps après. Mais ce qui est très vrai, c’est qu’à dater de ce jour commença mon initiation à l’école romantique des poètes. J’y étais assez antipathique jusque-là à cause du royalisme et de la mysticité que je ne partageais pas. Les quelques vers que j’avais faits étaient de sentiment tout intime, avec des inexpériences de forme et de style. Je les avais gardés pour moi seul, ne sentant aucun juge véritable auprès de moi. La conversation de Victor Hugo m’ouvrit des jours sur l’art et me révéla jaussi les secrets du métier, le doigté, si je puis dire, de la nouvelle méthode. Il eut bientôt mes confidences. Un heureux hasard fit encore que, quittant la rue de Vaugirard le printemps suivant, j’allai demeurer rue Notre-Dame-des-Champs au n° 19, en même temps que Victor Hugo, quittant sa rue de Vaugirard, venait également se loger en cette même rue, alors toute champêtre, au n° 11. Les relations de voisinage se changèrent vite en intimité, et chaque jour, depuis lors, je me sentais dériver, sans m’en défendre, de cette côte un peu sévère et sourcilleuse du Globe, vers l’île enchantée de la poésie.

CCVII

Tout en étant du groupe romantique le plus étroit, je n’abandonnai point tout à fait, de 1828 à 1830, la collaboration du Globe ; j’en étais moins fréquemment ; j’avais bien quelquefois maille à partir avec mon ancien maître, M. Dubois, on me croyait bien un peu fou par moments, ou du moins très engoué : on se le disait quand j’avais le dos tourné, je le savais ; je tenais bon, tout en regimbant à la rencontre ; mais, malgré tout, nous avions des alliés dans la place, Leroux, Magnin ; les autres n’étaient point hostiles, et la cause romantique gagnait chaque jour. Quand la révolution de Juillet éclata, il se fît subitement un grand vide dans la rédaction. La plupart des rédacteurs, arrivant d’emblée au pouvoir ou s’en approchant, sentirent qu’ils pourraient difficilement rester journalistes, et l’idée malencontreuse d’arrêter court et de dissoudre le journal entra aussitôt dans leur esprit. Leroux et quelques autres ne furent point de cet avis, et ils me demandèrent dans cette crise le secours plus fréquent de ma plume : j’étais jeune, vif, ardent, vacant ; je ne demandais pas mieux. Pendant les trois mois qui suivirent la révolution de Juillet, je fis nombre d’articles de tout genre, mais je ne perdais point de vue la poésie et nos chers amis les poètes. C’est ainsi que dans le numéro du 19 août 1830, vingt jours après la révolution, nous insérâmes dans Le Globe une pièce de vers de Victor Hugo ; et dans les volumes de Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, l’auteur a cru devoir citer tout au long l’article du journal qui venait à propos en aide au poète et garantissait le libéralisme de ses sentiments auprès des générations modernes. Voici cet article du Globe, cet en-tête qui est de moi :

La poésie s’est montrée empressée de célébrer la grandeur des derniers événements ; ils étaient faits pour inspirer tous ceux qui ont un cœur et une voix. Voici M. Victor Hugo qui se présente à son tour, avec une audace presque militaire, son patriotique amour pour une France libre et glorieuse, sa vive sympathie pour une jeunesse dont il est un des chefs éclatants ; mais en même temps, par ses opinions premières, par les affections de son adolescence, qu’il a consacrées dans plus d’une ode mémorable, le poète était lié au passé qui finit, et avait à le saluer d’un adieu douloureux en s’en détachant. Il a su concilier dans une mesure parfaite les élans de son patriotisme avec ces convenances dues au malheur ; il est resté citoyen de la nouvelle France, sans rougir des souvenirs de l’ancienne ; son cœur a pu être ému, mais sa raison n’a pas fléchi : « Mens immota manet, lacrymae volvuntur inanes. » Déjà, dans l’Ode à la colonne, M. Hugo avait prouvé qu’il savait comprendre toutes les gloires de la patrie ; sa conduite, en plus d’une circonstance, avait montré aussi qu’il était fait à la pratique de la liberté : son talent vivra et grandira avec elle, et désormais un avenir illimité s’ouvre devant lui. Tandis que Chateaubriand, vieillard, abdique noblement la carrière publique, sacrifiant son reste d’avenir à l’unité d’une belle vie, il est bien que le jeune homme qui a commencé sous la même bannière continue d’aller, en dépit de certains souvenirs, et subisse sans se lasser les destinées diverses de son pays. Chacun fait ainsi ce qu’il doit, et la France, en honorant le sacrifce de l’un, agréera les travaux de l’autre. (Suivait la pièce de vers de Victor Hugo : À la jeune France.)

Je suis tout fier aujourd’hui en relisant cet article : dans un détroit difficile et toujours assez périlleux à franchir, je faisais comme le pilote côtier qui donne son coup de main, et qui aide le noble vaisseau à doubler l’écueil ou à trouver la passe. Cet article nous amena des démarches du côté des amis de Chateaubriand. J’avais prononcé le mot malsonnant de vieillard, un peu tôt peut-être. Le monde de Mme Récamier s’alarma ; M. Lenormant vint trouver Leroux et lui dire que M. de Chateaubriand n’était peut-être pas aussi décidé qu’on le disait à une retraite absolue ; que ses amis ne désespéraient pas de le faire revenir sur une détermination première. On sait la suite, et je n’ai voulu en tout ceci que revendiquer l’honneur de l’article du Globe, cité au tome deuxième, page 341, de Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie.