(1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Première partie. Préparation générale — Chapitre II. De la sensibilité considérée comme source du développement littéraire »
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(1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Première partie. Préparation générale — Chapitre II. De la sensibilité considérée comme source du développement littéraire »

Chapitre II.
De la sensibilité considérée comme source du développement littéraire

Un des plus grands obstacles à l’effort intellectuel est la croyance qu’il nuit à la sincérité du sentiment ; on s’applique à ne pas employer son esprit, afin que le cœur parle tout seul. Ainsi son langage ne sera point fardé, et notre âme transparaîtra pure et sincère dans toutes nos expressions.

Le malheur est que, quoi qu’on en dise, le cœur ne peut se passer de l’esprit. On a trop répété le mot de Vauvenargues : « Les grandes pensées viennent du cœur ». Mais soyez sûrs que le cœur des gens d’esprit a seul de ces trouvailles-là. En fait d’idées, le cœur est stérile ou fécond, selon que l’esprit est riche ou pauvre. Saint Vincent de Paul, sainte Thérèse, tous les héros de l’amour de Dieu et de la charité qu’on a vus avant et depuis eux, étaient gens d’esprit, croyez-le bien Beaucoup furent des simples d’esprit : cela ne veut pas dire des bêtes. Ne les confondez pas avec les saints pouilleux ou loqueteux : être sale pour l’amour de Dieu ne demande pas d’esprit, il est vrai ; mais il en faut, et du meilleur, pour fonder, sans argent parfois et sans appui, des écoles, des hospices et des refuges. La bonté du cœur, la pitié, la soif de sacrifice peuvent agrandir, élargir brusquement, violemment l’esprit, et en faire jaillir quelque soudaine lumière, comme sortit un cri désespéré de la bouche de ce prince muet qui vit son père menacé d’un coup mortel. On citera des traits surprenants, des inventions ingénieuses d’enfants, de pauvres d’esprit, d’idiots même, dont un grand amour a peu à peu éclairé, parfois illuminé soudainement l’obscure intelligence.

Il arrive qu’un sentiment violent, agitant toute l’âme, ébranlant à la fois tous les ressorts de l’intelligence et du cœur, arrache à un homme un cri sublime, qui fait l’admiration des âges et justifie le célèbre dicton. Mais ces mots éclatants, historiques, cités, sont de rares trouvailles, sur lesquelles il ne faut pas trop compter pour soi. Au reste la critique de notre siècle a fait une rude guerre il toutes ces belles paroles ; elle nous a appris qu’il fallait les imputer plus souvent à l’homme d’esprit qui racontait, qu’à homme de cœur qui avait senti. L’admirable mot du confesseur de Louis XVI : « Fils de saint Louis, montez au ciel », n’a jamais été dit que par M. de Lacretelle, historien. Le fier et laconique billet de François Ier, défait et pris à Pavie : « Tout est perdu, fors l’honneur », a été laborieusement extrait d’une lettre peu héroïque du roi par un historien qui a voulu jeter un peu de gloire sur la honte de la monarchie française. Encore un prêtre, d’esprit délicat, de foi ardente, un roi, brave et d’humeur chevaleresque, eussent-ils pu trouver ces belles paroles. Mais je me méfie surtout des mots sublimes que la passion a, dit-on, arrachés à des natures vulgaires ou incultes. Ce qui arrive ordinairement, c’est que, dans ces bouleversements de l’âme entière, le fond de la nature apparaît, et le mot est ce que le caractère primitif et les habitudes invétérées le font. Que de fois est-il arrivé qu’un sentiment généreux, même héroïque, n’a trouvé qu’une locution triviale, une grossière injure pour s’exprimer ! Est-ce la faute du cœur, ou de l’esprit ?

Le langage naturel de la passion, c’est le cri, l’exclamation, l’interjection. La colère étrangle l’homme, et l’enthousiasme le suffoque. On dit que les grandes douleurs sont muettes. C’est dans les moments où l’on sentie plus, qu’on a souvent le moins d’envie de parler.

Surtout quand on veut séparer l’esprit du cœur et ne pas faire appel à son intelligence pour traduire ses sentiments, on est vite à court, et très embarrassé de parler ou d’écrire. Quand on a nommé l’émotion qu’on éprouve, qu’ajouter de plus ? Le cœur plein d’une ardente amitié, on écrit ; quand on a mis : je vous aime bien, que reste-t-il, qu’à le répéter ? Une fois le mot écrit, qui est la notation exacte du sentiment, le cœur qui déborde ne trouve plus rien à dire. Deux lignes épuisent cette plénitude qui semblait vouloir s’épancher en interminables effusions. « C’est drôle, dit un ami à son ami dans une des plus joyeuses comédie de Labiche, c’est drôle, quand on ne s’est pas vu pendant vingt-sept ans et demi, comme on n’a presque rien à se dire. » Les cœurs sont restés unis ; mais la vie a séparé les esprits : ils n’ont plus d’idées communes, partant plus de conversation. On a remarqué souvent que rien n’est plus malaisé au théâtre que de montrer le parfait contentement : les scènes de désir contrarié, de passion désespérée, abondent, et les talents médiocres y réussissent sans trop de peine. C’est que l’âme contente ne lutte pas, ne désire pas ; absorbée dans le présent, toute repliée sur soi, elle ne contient que le sentiment pur, infini, inexprimable, et, à vouloir le rendre, on court le risque de verser dans le radotage on la fadeur. Si une passion est contrariée, mille idées, regrets du passé, espérances et craintes de l’avenir, délibérations et projets, viennent le soutenir et comme donner un corps au sentiment vague et flottant de sa nature.

L’émotion s’exprime spontanément par le cri inarticulé, la physionomie, le geste, l’action réflexe : pour la traduire en mots, en phrases intelligibles à tous, pour la développer visiblement par le langage, il faut un esprit qui l’analyse ; et plus l’esprit aura d’étendue naturelle, plus il aura acquis de pénétration et de finesse par l’activité habituelle, plus les sentiments se manifesteront avec clarté, avec intensité, avec nuances.

Je n’en veux pour exemple que les plus fameuses pages où l’on voit le cœur à nu, pleurant ou saignant devant nous, où l’on croit n’entendre que le cri de l’âme qui prie ou qui souffre. Même dans ces purs sanglots dont parle le poète, j’entends l’esprit qui parle et qui met sans y songer toute sa puissance au service du cœur, qui ne s’en doute pas. Des lettres intimes sont parvenues jusqu’à nous, où nous trouvons exprimée, avec la plus déchirante éloquence, la douleur d’un père dont la fille est morte, d’une mère que sa fille a quittée.

Mais ce père est Cicéron, cette mère est Mme de Sévigné, et c’est pour cela que leur douleur est immortelle. De tout temps des pères ont pleuré la mort d’un enfant ; de tout temps des mères ont senti les déchirements de la séparation, quand elles ont marié leurs filles : et ces pères, ces mères aimaient autant leurs enfants, étaient aussi dignes de pitié que l’orateur romain et que notre marquise. Mais ils n’ont pas peint leur souffrance en traits impérissables : c’est la faute de leur esprit et non pas de leur cœur. Plus de génie, et non plus de passion, voilà ce qui a fait que, sur des malheurs communs, quelques-uns ont écrit des plaintes non communes. Le langage du cœur donne la mesure de l’esprit.

Pour rendre toute l’intensité du sentiment qu’on éprouve, pour lui garder sa couleur originale, pour en noter les degrés, les phases et les nuances, pour dire enfin exactement tout ce que l’on sent, comme on le sent, il faut de l’esprit infiniment, du plus exercé et du plus pénétrant. Pour décrire son mal, il faut être un peu médecin : le vulgaire sent qu’il souffre ; où, de quoi, il ne le dit que confusément ; il ne sait que crier.

Notre littérature contemporaine a recherché avec complaisance les expressions naïves et triviales du senti ment et de la passion dans les âmes simples et populaires. Le plus souvent cela prouve moins la sincérité et l’intensité de l’émotion que la vulgarité et l’inculture de celui qui la ressent. Elle n’est pas plus vraie, plus forte, plus naturelle, pour être exprimée gauchement, puérilement, par des images étranges, par des symboles ridicules, mêlés de niaiseries inattendues et de plats coq-à-l’âne. Hurler et se rouler ne prouve pas qu’on souffre plus qu’un autre, mais qu’on sait moins souffrir.

Les Grecs faisaient pleurer, crier leurs héros tragiques, mais parmi les sanglots et les convulsions ils plaçaient des couplets où la souffrance, cause de tout ce désordre, s’expliquait avec la plus délicate précision. Ces grands artistes, si épris de vérité, mais si fermes de sens, avaient, par une ingénieuse convention, associé les signes physiques de la passion, confus et déréglés, aux expressions intellectuelles, nettement déduites et bien claires. Shakespeare, au fond, a procédé de même ; à la peinture extérieure des émotions il mêle des mots, des traits, des couplets qui nous font pénétrer au-delà du trouble grossier et confus des sens, qui organisent ce désordre, nous le débrouillent et nous font comprendre le jeu régulier de ces ressorts que le hasard seul semblait d’abord mettre en branle.

On ne saurait donc trop se défaire de ce préjugé si commun, que l’esprit qu’on a nuit aux effusions du cœur, qu’il faut pour ainsi dire en faire abstraction et s’en détacher pour laisser le cœur tout seul parler son pur et naturel langage. Cette erreur accréditée est une des causes les plus actives de la stérilité d’invention dont tant de personnes s’affligent. Elles ont des impressions fortes, des émotions vives, et elles ne trouvent rien à dire, rien à écrire. Le remède est dans l’esprit : il faut l’élargir, le remplir, lui donner des habitudes de réflexion active, affiner ses pénétrations, son sens critique. Et, quand l’esprit sera agile, fin, éveillé, quand l’exercice incessant de toutes ses puissances lui sera une seconde nature, et que, se mêlant partout, il ne se désintéressera de rien, alors sans qu’on y songe, sans qu’on l’appelle, sans effort et sans affectation, il prêtera sa richesse et toute sa force aux effusions de la sensibilité ; alors on croira que le cœur parle tout seul.