(1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Sur Adolphe de Benjamin Constant » pp. 432-438
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(1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Sur Adolphe de Benjamin Constant » pp. 432-438

Sur Adolphe de Benjamin Constant

Dans un des articles de ce volume XI des Causeries (p. 289 et suiv.), on a vu la vérité sur Werther, la part de réalité qui s’y trouve combinée à des éléments poétiques et transformée par l’art. Un pareil travail critique serait à faire sur tous ces petits livres à la fois personnels et d’une personnalité poussée au type et à l’idéal, qui ont tant ému et occupé les lecteurs contemporains, — sur René et aussi sur l’Adolphe de Benjamin Constant. Quoique le caractère poétique soit moins marqué dans ce dernier roman, il y a eu de la part de l’auteur une grande habileté à fondre les éléments réels qui font la matière de son récit, avec les circonstances romanesques qui composent ou achèvent la physionomie de ses personnages. On sait presque aujourd’hui, cependant, à quoi s’en tenir sur ce fonds de vérité depuis les indiscrétions épistolaires de Sismondi qui a arraché les masques. Je savais dès longtemps beaucoup de ces choses que nous a dites Sismondi : cela me met à l’aise pour le compléter. Je donnerai donc ici, d’abord, une courte préface qui m’a été demandée pour une nouvelle édition d’Adolphe, et j’ajouterai à la suite quelques-unes des notes que j’avais recueillies autrefois dans les conversations de Mme Récamier.

Adolphe est un des petits chefs-d’œuvre de la littérature et de l’esprit modernes. Avec des nuances bien moins vives que René, c’est un petit livre qui en est l’égal et comme le frère. Adolphe est un René plus terne et sans rayons, mais non moins rare. Il n’a pu être écrit qu’à la date d’une civilisation très avancée, à l’arrière-saison d’une société factice qui avait tout analysé, qui avait raffiné sur les passions et qui, même en les poursuivant, s’en lassait vite et s’en ennuyait. L’homme qui a écrit Adolphe, Benjamin Constant, ce produit le plus distingué de la Suisse française, cet élégant musqué du Directoire, ce tribun parisien croisé d’Allemand, était une des natures les plus compliquées et les plus subtiles qui se pussent voir. Il a lui-même retracé un coin de son caractère au début d’Adolphe, mais il n’a pas tout dit. Il avait, comme publiciste, des lumières, des doctrines ou des théories libérales et généreuses, des accès et comme des poussées d’enthousiasme : tout cela ne tenait pas dans le particulier ; esprit aiguisé, blasé, singulièrement flétri de bonne heure par je ne sais quel souffle aride, il se raillait lui-même, il se persiflait, lui et les autres, par une sorte d’ironie fine, continuelle, insaisissable, qui allait à dessécher les sentiments et les affections en lui et autour de lui. Intelligence supérieure, il se rendait compte de tout ; peintre incomplet, il n’eût su tout rendre, mais plume habile, déliée et pénétrante, il trouvait moyen d’atteindre et de fixer les impressions intérieures les plus fugitives et les plus contradictoires. Il a voulu exprimer dans Adolphe tout ce qu’il y a de faux, de pénible, de douloureux dans certaines liaisons engagées à la légère, où la société trouve à redire, où le cœur, toujours en désaccord et en peine, ne se satisfait pas, et qui font le tourment de deux êtres enchaînés sans raison et s’acharnant, pour ainsi dire, l’un à l’autre. La femme du roman, Ellénore, est certainement la plus noble des déclassées, mais elle n’en est que d’autant plus déclassée, et elle le sent, elle en souffre. Son jeune ami en souffre pour elle, pour lui-même. Après le premier charme passager de l’amour ou de la possession, toutes les inégalités se prononcent. Celle de l’âge n’est pas la moindre : Ellénore a dix ans de plus qu’Adolphe ; elle l’aime trop, elle l’aime de ce dernier amour de femme qui n’est pas le moins tyrannique, elle l’en excède et l’en importune. Il a provoqué de sa part des sacrifices et un absolu dévouement dont presque aussitôt il ne sait que faire. En vain, il voudrait se dissimuler et lui cacher, à elle, son ennui, sa lassitude ; elle n’est pas de celles qu’on abuse : nous assistons, dans une suite d’analyses merveilleuses de justesse et de vérité, à toutes les impuissances et à toutes les agonies convulsives de l’amour, à des reprises et à des déchirements réitérés et de plus en plus misérables. Cette étude faite évidemment sur nature, et dont chaque trait a dû être observé, produit dans l’âme du lecteur un profond malaise moral, au sortir duquel toute fraîcheur et toute vie est pour longtemps fanée ; on se sent comme vieilli avant l’âge. Lord Byron, jugeant Adolphe au moment où il parut, en 1816, écrivait dans une lettre à un ami :

J’ai lu l’Adolphe de Benjamin Constant, et sa préface niant les gens positifs. C’est un ouvrage qui laisse une impression pénible, mais très en harmonie avec l’état où l’on est quand on n’aime plus, état peut-être le plus désagréable qu’il y ait au monde, excepté celui d’être amoureux. Je doute cependant que tous liens de la sorte (comme il les appelle) finissent aussi misérablement que la liaison de son héros et de son héroïne.

À défaut de fraîcheur et de charme, il y a tant de vérité dans ce roman tout psychologique que, malgré les légers déguisements dont l’auteur a enveloppé son récit, on s’est demandé tout d’abord, quand le petit livre parut, quelle était cette Ellénore, car certainement elle avait vécu, et l’on n’invente pas de semblables figures. La réponse de l’auteur et de ses amis aux questionneurs trop curieux fut alors fort simple. On répondit qu’Ellénore était une Mme Lindsay, « la dernière des Ninon », ainsi que l’a appelée Chateaubriand, et qui avait été l’amie, la maîtresse d’un des hommes de la société vers le temps du Consulat, de Christian de Lamoignon. Les situations, en effet, étaient bien les mêmes, et le cadre convenait par ses entours. Mais de plus indiscrets ont voulu chercher plus avant ; et comme le héros du livre, Adolphe, est évidemment le portrait de Benjamin Constant lui-même, que celui-ci a bien eu l’éducation et la jeunesse qu’il donne à son personnage, qu’il a bien eu un père comme celui-là, d’apparence froide et sans confiance avec son fils, qu’il a bien réellement connu, dès son entrée dans le monde, une femme âgée, philosophe, telle qu’il nous la montre (Mme de Charrière), on a voulu le suivre plus loin et trouver, dans les tristes vicissitudes de la passion décrite, des traces et des preuves d’une de ses propres passions et de la plus orageuse. On sait en effet qu’attaché de bonne heure à Mme de Staël par un sentiment plus vif encore et plus tendre que l’admiration, il avait voulu, à une certaine heure et quand elle fut libre, l’épouser, lui donner son nom et qu’elle s’y refusa absolument : il lui aurait semblé, à elle, en y consentant, déroger à quelques égards, faire tort à sa gloire, et, comme elle le disait gaiement, désorienter l’Europe. Cela n’empêchait pas qu’elle ne tînt fort à lui par le cœur. L’amour-propre de Benjamin Constant, au contraire, fut blessé de ce refus, encore plus que son amour dès longtemps amorti par l’habitude. Des réveils bien cruels, pourtant, des déchirements et des scènes s’ensuivirent, dont les ombrages de Coppet auraient couvert et enseveli le souvenir, si l’un des hôtes de ce temps-là, M. de Sismondi, dans des lettres posthumes, publiées depuis peu, n’était venu se faire indiscrètement l’écho du mystère et rendre témoignage fidèle devant la postérité. Le livre d’Adolphe avait paru, depuis quelques mois, à Paris, que Sismondi ne le connaissait pas encore ; il était alors en Italie, et il écrivait à son amie de Florence, la comtesse d’Albany, le 9 septembre 1816 :

Il n’y a point de livre, Madame, que je désire voir comme le roman de M. de Constant ; il y a fort longtemps que j’en entends parler, même plus de deux ans avant qu’il ait songé à l’imprimer, et quoiqu’il l’ait lu à une moitié de Paris, quoique nous y ayons beaucoup vécu dans la même société, et que je lui sois réellement fort attaché, je n’ai jamais été d’aucune de ces lectures. J’ai lieu de croire qu’il y a plusieurs portraits d’originaux que j’avais vus, et qu’il ne se souciait pas de m’avoir pour témoin prêt à juger de leur ressemblance.

Sismondi ne se trompait pas tout à fait ; Benjamin Constant le redoutait peut-être un peu, et moins pour sa sagacité que pour sa naïveté et sa candeur indiscrète. Le fait est que Sismondi a déchiré les voiles et arraché les masques. Après avoir reçu le livre, il écrivait à Mme d’Albany, le 14 octobre 1816, — et cette lettre est devenue désormais le jugement et le commentaire inséparables d’Adolphe :

… J’ai profité du retard pour lire deux fois Adolphe ; vous trouverez que c’est beaucoup pour un ouvrage dont vous faites assez peu de cas, et dans lequel, à la vérité, on ne prend d’intérêt bien vif à personne. Mais l’analyse de tous les sentiments du cœur humain est si admirable, il y a tant de vérité dans la faiblesse du héros, tant d’esprit dans les observations, de pureté et de vigueur dans le style, que le livre se fait lire avec un plaisir infini. Je crois bien que j’en ressens plus encore, parce que je reconnais l’auteur à chaque page, et que jamais confession n’offrit à mes yeux un portrait plus ressemblant. Il fait comprendre tous ses défauts, mais il ne les excuse pas, et il ne semble point avoir la pensée de les faire aimer. Il est très possible qu’autrefois il ait été plus réellement amoureux qu’il ne se peint dans son livre ; mais, quand je l’ai connu, il était tel qu’Adolphe, et, avec tout aussi peu d’amour, non moins orageux, non moins amer, non moins occupé de flatter ensuite et de tromper de nouveau, par un sentiment de bonté, celle qu’il avait déchirée. Il a évidemment voulu éloigner le portrait d’Ellénore de toute ressemblance. Il a tout changé pour elle, patrie, condition, figure, esprit. Ni les circonstances de la vie, ni celles de la personne n’ont aucune identité ; il en résulte qu’à quelques égards elle se montre dans le cours du roman tout autre qu’il ne l’a annoncée : mais, à l’impétuosité et à l’exigence dans les relations d’amour, on ne peut la méconnaître. Cette apparente intimité, cette domination passionnée, pendant laquelle ils se déchiraient par tout ce que la colère et la haine peuvent dicter de plus injurieux, est leur histoire à l’un et à l’autre. Cette ressemblance seule est trop frappante pour ne pas rendre inutiles tous les autres déguisements.

L’auteur n’avait point les mêmes raisons pour dissimuler les personnages secondaires. Aussi peut-on leur mettre des noms en passant. Le père de Benjamin était exactement tel qu’il l’a dépeint. La femme âgée avec laquelle il a vécu dans sa jeunesse, qu’il a beaucoup aimée, et qu’il a vue mourir, est une Mme de Charrière, auteur de quelques jolis romans. L’amie officieuse qui, prétendant le réconcilier avec Ellénore, les brouille davantage, est Mme Récamier. Le comte de P. est de pure invention, et, en effet, quoiqu’il semble d’abord un personnage important, l’auteur s’est dispensé de lui donner aucune physionomie, et ne lui fait non plus jouer aucun rôle.

Nous voilà maintenant édifiés autant que possible. L’anecdote d’Adolphe est à double fond. L’auteur a choisi dans deux histoires réelles ; il a combiné, transposé, interverti à certains égards les situations et les rôles, mais pour mieux traduire les sentiments. Le petit chef-d’œuvre réunit le double caractère : art et vérité.