(1867) Cours familier de littérature. XXIV « CXLIe entretien. L’homme de lettres »
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(1867) Cours familier de littérature. XXIV « CXLIe entretien. L’homme de lettres »

CXLIe entretien.
L’homme de lettres

Bernardin de Saint-Pierre (suite).

I

Ce fut après le succès de Paul et Virginie que Bernardin de Saint-Pierre, admis, sur sa réputation des Études de la nature, chez M. Didot, épousa sa fille, et commença sa vie de père de famille ; il en eut deux enfants auxquels il donna les noms immortels de Paul et de Virginie. Indépendamment de ce que lui avait valu le prix des Études et surtout de Paul et Virginie, et de quelques modiques pensions littéraires que Louis XVI et le duc d’Orléans lui avaient données pour récompenser ses ouvrages et secourir sa pauvreté, il avait reçu la dot de sa femme et il appartenait par elle à une famille riche qui pouvait l’aider à tirer parti de ses œuvres. Il fut heureux, mais nous avons peu de détails sur cette époque de sa vie, qui dura moins longtemps que ses jours agités ; il perdit par la mort cette femme, mère de ses deux enfants, avant qu’ils eussent l’âge de connaître leur mère. Bernardin de Saint-Pierre, qui avait écrit tard, touchait lui-même à ses jours avancés. — MM. Didot avaient imprimé, à leurs frais, son premier livre à grand succès, les Études de la nature, en 1784. Un prote distingué, nommé M. Bailly, avait lu avec enthousiasme le manuscrit et avait garanti le succès de cette publication à ses patrons: il ne s’était pas trompé.

Aimé Martin analyse ainsi, et avec trop de faveur peut-être, ce livre de son maître:

Les Études parurent en 1784, et leur succès dédommagea l’auteur de tout ce qu’il avait souffert. C’est une chose digne de remarque, que dans un siècle où des hommes d’une haute éloquence s’efforçaient de chercher des idées nouvelles sur la morale et les sciences, dans un siècle où l’on croyait avoir tout dit, un solitaire inconnu ait publié un livre où tout était nouveau. À cette époque, une fausse philosophie avait tellement usé l’erreur, que, pour être neuf, il ne restait plus à dire que la vérité, aussi vieille que le monde, qui donna tant de charmes aux méditations de M. de Saint-Pierre. Beaux-arts, politique, histoire, voyages, langues, éducation, botanique, géographie, harmonies du globe, l’auteur traite de tout, et toujours il est original. Il révèle des abus, indique des remèdes, attaque l’injustice, soutient la cause du faible ; et, soit qu’il se place sur la route du malheur ou sur celle de la science, il y paraît environné des plus riants tableaux de la nature.

Il est rare que les ouvrages de génie ne renferment pas une idée dominante, qui est l’origine de toutes les autres. L’idée fondamentale de notre auteur est la Providence. Il reconnaît son pouvoir dans la cabane du pauvre comme dans l’ensemble du globe. Elle est partout, parce qu’elle est nécessaire: c’est une domination intelligente et bonne. Elle existe, car sans domination, il n’y a ni peuple, ni ville, ni famille qui puisse subsister ; et si une famille a besoin d’un maître, il faut bien que l’univers en ait un. Plutarque dit1 que lorsque les anciens géographes voulaient représenter la terre, ils laissaient sur leurs cartes de grands espaces vides où ils écrivaient au hasard: Ici, des mers et des montagnes ; là, des abîmes et des déserts. Ce monde ou ce chaos des anciens géographes était à peu près celui des physiciens et des naturalistes modernes. Leur intelligence n’avait supposé aucune intelligence dans l’arrangement du globe ; tout y était dispersé sans dessein, sans ordre, et les sublimes harmonies de l’univers échappaient à leur admiration. Éclairé par une profonde étude de la géographie, M. de Saint-Pierre resta confondu devant les merveilles que la raison humaine méconnaissait, sa pensée devina quelques-unes des pensées du Créateur ; car la vérité est la pensée de Dieu même.

Osons contempler un moment ces soleils lointains, ces zones lumineuses que la nuit nous découvre, et dont aucune intelligence humaine ne peut concevoir ni l’ensemble ni les limites. Un réseau de feu paraît lier entre elles ces constellations innombrables. Dieu y répand les attractions, les consonances, les contrastes, la grâce, la beauté et ces sentiments si doux et si variés des êtres sensibles, connus dans la langue des hommes sous le nom d’amour. Pour nous, jetés sur les rivages d’un de ces mondes, nous ne jouissons que d’une existence fugitive. Mais dès que le soleil, entouré d’une auréole de lumière, vient allumer l’atmosphère de notre planète, quel étonnant spectacle ! quel harmonieux ensemble ! Les montagnes s’élèvent pour diverser les vents et les eaux ; les vents balayent les mers pour les reporter au sommet des montagnes ; la rosée, les pluies, la fécondité naissent de ces grandes harmonies, et la terre se couvre de moissons, en se balançant sur ses pôles autour de l’astre qui l’attire. Voyez quelle influence céleste la pénètre ! Le grain de sable se minéralise, la plante fleurit, l’animal se meut, l’homme adore. Lui seul s’anime des sentiments de la gloire et de la Divinité ; et tandis que les éléments, les végétaux, les animaux sont ordonnés à la terre, et la terre au soleil, il sent qu’un Dieu l’attire par tous les points de l’univers.

Tel est, d’après l’auteur des Études, le système général du monde. Non-seulement les sciences sont pour lui des avenues qui mènent toutes à Dieu, mais son livre nous ouvre une multitude de perspectives ravissantes où l’âme se repose des maux de la vie, en méditant ses espérances. On dit que le Tasse, voyageant avec un ami, gravissait un jour une montagne très-élevée. Parvenu à son sommet, il admire le riche tableau qui se déroule devant lui: « Vois-tu, dit-il, ces rochers escarpés, ces forêts sauvages, ce ruisseau bordé de fleurs qui serpente dans la vallée, ce fleuve majestueux qui court baigner les murs de cent villes ? eh bien ! ces rochers, ces monts, ces mers, ces cités, les dieux, les hommes, voilà mon poëme ! » Ce que le génie du Tasse avait su reproduire, Bernardin de Saint-Pierre sut le peindre et l’expliquer, et il eût pu dire aussi en contemplant la nature: Voilà mon livre !

Les anciens qui, dans presque tous les genres, sont restés nos maîtres après avoir été nos modèles, n’ont dû ni inspirer l’auteur des Études, ni lui servir de guides. Aristote, Pline et Sénèque écrivirent de longs traités de physique et d’histoire naturelle ; mais en expliquant les phénomènes, ils n’avaient d’autre but que d’étaler les prodiges de la science humaine, tandis que Bernardin de Saint-Pierre ne voulait que faire éclater la prévoyance d’un Dieu. Pline, le plus éloquent de tous, a une sécheresse qui flétrit l’âme ; son éloquence ostentatrice accable notre misère. Il ne voit que le désordre apparent du monde, et son génie ne peut s’élever jusqu’à l’ordre éternel qui le gouverne. Le livre de Bernardin de Saint-Pierre est la réponse au sien. Il console celui que Pline désespère ; il relève celui que Pline foule aux pieds. Il adore la Providence que le naturaliste romain a méconnue, mais il l’adore en nous la faisant aimer. Que Pline représente l’homme jeté nu sur la terre nue, créature infirme, pleurant, se lamentant, ne sachant ni marcher, ni parler, ni se nourrir, et qu’il s’écrie d’un ton de triomphe: Voilà le futur dominateur du monde ! Bernardin de Saint-Pierre montre ce roi naissant entre les bras de celle qui lui donna le jour ; et devant cette touchante image, les déclamations de Pline s’évanouissent. Non, l’homme n’est point abandonné ; la prévoyance et l’amour l’accueillent dans la vie. Quel asile plus sûr que le sein maternel ! et, s’il verse des pleurs, quelles mains sauront mieux les essuyer que celles d’une mère !

Ô puissance sublime des idées religieuses ! tout ce qui, aux yeux de Pline, accuse l’imprévoyance des dieux devient, sous la plume de son rival, une preuve irrévocable de leur sagesse ! C’est la vérité qui dissipe le mensonge. L’un veut humilier notre orgueil par le spectacle de nos infirmités, l’autre élever notre âme en lui révélant sa grandeur. L’éloquence de Pline est propre à inspirer la haine du vice ; celle de Bernardin de Saint-Pierre à pénétrer d’amour pour la vertu. Ses observations sont si touchantes, les lois qu’il découvre si pleines de sagesse, qu’on se réjouit de ses victoires, et qu’on ne lui oppose qu’en tremblant les objections qui pourraient en arrêter le cours. Notre âme, au contraire, sent le besoin de résister aux raisonnements de Pline, et d’abattre cette raison si fière: il semble que le convaincre d’erreur, c’est restituer à l’homme tous ses droits, à la nature sa grâce et sa beauté, à Dieu sa justice et son pouvoir. Enfin, un dernier trait les distingue et les sépare. Pline a recueilli ce que savait son siècle ; rien n’est à lui dans son livre que la parole. Au contraire, l’auteur des Études, sans rien emprunter des sciences qu’il connaît, les enrichit toutes de ses observations ; et tandis que son rival reste attaché à la terre, il vole chercher dans le ciel l’explication des phénomènes qui l’environnent.

On lui a reproché de n’être point assez méthodique ; de peindre en amant de la nature, et de ne pas décrire en naturaliste: c’était lui reprocher de créer sa manière, et de rendre les voies de la science agréables et faciles. Il est douteux cependant qu’il eût obtenu ce succès en suivant la marche tracée, c’est-à-dire en composant des genres nouveaux, et en se retranchant dans les systèmes de classifications: toutes choses faciles à la mémoire, qu’il ne faut pas ignorer pour écrire, mais qu’il faut oublier quand on écrit. Ses vues étaient plus vastes, aussi furent-elles plus utiles. Le premier, il observa le globe dans son ensemble et les hommes dans leur généralité. Ce n’est point un peuple, ce n’est point un site qu’il représente, ce sont les nations et le monde. S’il peint les détails, c’est pour les rapporter au tout ; s’il rapproche des faits isolés et stériles, c’est pour en faire ressortir des vérités générales et inattendues.

Nous parlerons peu du style des Études, continue le disciple ; les éloges à ce sujet sont épuisés. Mais comment ne remarquerions-nous pas l’adresse singulière avec laquelle l’auteur sait fondre à propos, dans son livre, des morceaux de Virgile et de Plutarque, de manière qu’ils ne forment qu’une seule pièce avec sa pensée ? D’abord, il dispose ses tableaux, il en prépare les plans, puis, tout à coup, il les éclaire par une citation, avec un art semblable à celui des grands peintres qui jettent sur leur composition un rayon de lumière pour en relever les effets. Mais le but de M. de Saint-Pierre n’est pas seulement de s’enrichir de ces beautés antiques ; il veut encore nous faire entrevoir, dans les auteurs cités, un sentiment exquis, une pensée profonde qui nous auraient échappé. Il nous apprend à lire Plutarque et Virgile ; ses citations sont de véritables découvertes. Voilà, nous osons le dire, les seules obligations qu’il ait aux anciens ; car ce n’est pas dans les livres qu’il étudie la nature, mais dans la nature elle-même: aussi se rapproche-t-il souvent de ces génies créateurs, qui n’avaient pas d’autre modèle. Voyez comme les plus petites circonstances sont pour lui l’origine des plus touchantes observations. Il ne faut ni machine, ni creuset, ni compas pour vérifier ses expériences ; il suffit de regarder autour de soi. Les vains systèmes de la science lui apprennent à se méfier des savants ; mais il converse avec les gens simples, s’arrête dans les champs, entre dans les cabanes, interroge les vieillards, s’instruit avec un enfant, et raconte naïvement ce qu’il vient d’apprendre avec eux. On voit qu’il aime à surprendre le peuple au moment de son travail et de ses jeux, à épier ses vertus et à les peindre ; et cette multitude de petites scènes donnent un charme inexprimable à son ouvrage. Ses personnages savent tout ce que les savants ignorent: c’est une autre expérience, une autre sagesse. Souvent, au milieu des incertitudes de la science, les observations d’un simple villageois nous éclairent, et des vérités inconnues aux académies s’échappent de la bouche d’un berger.

C’est ainsi qu’en écrivant sur les sciences naturelles comme Aristote, Pline et Sénèque, Bernardin de Saint-Pierre est resté original. Essayons de découvrir ce qu’il doit aux modernes. Cet examen nous servira peut-être à montrer le but et le résultat de ses ouvrages. C’est un point de vue qui nous semble avoir échappé à tous ses critiques.

Parmi les écrivains du siècle, Buffon et J. J. Rousseau se présentent les premiers. Buffon ne peut offrir aucun point de comparaison. Trop souvent il suit les traces de Pline: sa force est en lui-même ; il explique l’univers d’après les lois de sa physique, et les lois de la Providence lui restent inconnues. Son style, plein de pompe et d’harmonie, manque de nuances, de sensibilité et de douceur, tandis que celui de Bernardin de Saint-Pierre, simple comme la nature, semble destiné à la peindre dans sa grâce et dans sa sublimité. D’ailleurs, toute la force de l’auteur des Études vient de conviction: c’est parce qu’il y a un Dieu qu’il est éloquent. Sa foi est dans tout ce qu’il écrit, et ce seul trait prouve, selon nous, que Buffon ne fui ni son maître ni son modèle. Reste donc J. J. Rousseau, auquel on l’a souvent comparé, peut-être parce qu’il fut son ami et que leurs destinées furent presque semblables.

Tous deux nés dans une condition moyenne, et tous deux sans fortune, ils errèrent longtemps par le monde, et n’écrivirent que vers l’âge de quarante ans, lorsque l’expérience et le malheur eurent mûri leurs pensées. Mais le point de départ mit entre eux une grande différence. Jean-Jacques, n’ayant ni but ni principe arrêté, promena longtemps son oisive jeunesse entre l’opprobre et la misère. Dénué de toute prévoyance, ne suivant que sa fantaisie, il s’éloigna, par une sorte d’instinct, de tout ce qui aurait pu élever sa condition en lui imposant quelque gêne. Si la lecture de Plutarque lui fit répandre des pleurs sur d’héroïques souvenirs, elle ne le sauva pas toujours du vice, et il commit des fautes que la charité peut seule pardonner au repentir. Il aurait voulu être un Romain, et n’eut pas même la force d’être toujours un honnête homme. D’abord perdu dans les plus basses classes de la société, puis jeté au milieu d’un monde corrompu, il apprit à mépriser les grands et les petits ; mais il ne put apprendre à se passer de leur estime. Il crut en Dieu sans y mettre sa confiance, il aima la vertu sans y croire, et la vérité en prêtant sa voix au mensonge. Malheureux de ne pouvoir accorder ses opinions et sa conduite, il éprouva, jusqu’à sa dernière heure, qu’il vaudrait mieux n’être pas né que de ne rien attendre de Dieu, et de ne pas oser se fier aux hommes. Combien le sort de M. de Saint-Pierre fut différent ! Une éducation ambitieuse égara, il est vrai, sa jeunesse ; mais ce fut en lui proposant un but sublime et d’honorables travaux. On sent que le désir de s’élever donnait des vertus à son âme, et de l’énergie à son caractère. Jeté seul dans le monde, il y commit des étourderies, mais point de fautes que l’honneur pût lui reprocher. Un sentiment vif d’indépendance et de dignité rendit sa probité si sûre, qu’un jour il vendit tout ce qu’il possédait, ses meubles, ses habits, son linge, pour acquitter une dette contractée en Pologne2. Toujours ferme dans ses principes, il fut éprouvé et non avili par ses passions. On s’étonne de la folie qui le conduit aux extrémités de l’Europe pour y fonder une république ; mais on l’admire lorsqu’il refuse de se prêter à des projets ambitieux qui pouvaient le placer près du trône, et lorsqu’à la suite de ses refus on le voit rentrer en France, n’emportant de ses courses aventureuses que des regrets et des souvenirs. Sa confiance en Dieu s’accrut par le malheur, et l’abandon des hommes lui apprit à bénir la Providence, qui ne l’abandonnait pas. Enfin, quoique dévoré d’ambition, il ignora toute sa vie l’art de composer avec sa conscience pour arriver à la fortune, et celui de s’avilir pour arriver au pouvoir. Telles furent les destinées de ces deux grands écrivains.

Lorsqu’ils se rencontrèrent, Jean-Jacques vivait seul, et gémissait d’être devenu célèbre: Bernardin de Saint-Pierre ne l’était point encore, mais il brûlait de le devenir. L’amour de la solitude et de la nature les réunit, et dans les douces relations qui s’établirent entre eux, ils furent toujours d’accord sur les grands principes de la morale, et toujours divisés sur les opinions purement humaines. Bernardin de Saint-Pierre admirait l’éclat et la force entraînante des écrits de Jean-Jacques, mais il condamnait ses paradoxes, et l’on peut dire qu’il ne cessa de les combattre. L’un débuta dans la carrière par attaquer les sciences qui dépravent l’homme, et par médire des lettres dont il faisait souvent un si sublime usage. L’autre, applaudissant aux découvertes du génie, montre que tous les maux viennent de notre orgueil, et que la véritable science ne peut être dangereuse, puisqu’elle est l’histoire des bienfaits de la nature. Jean-Jacques Rousseau ne veut pas qu’on parle de Dieu à son élève avant l’âge de quatorze ans ; Bernardin de Saint-Pierre dit que rien n’est plus agréable à la Divinité que les prémices d’un cœur que les passions n’ont point encore flétri. L’un ramène fièrement l’homme à l’état sauvage, et pour lui rendre son innocence le dépouille de son génie ; l’autre cherche les moyens d’assurer notre repos dans l’état de société, et ne veut nous dépouiller que de nos erreurs. Selon Rousseau, tout dégénère entre les mains de l’homme: la nature n’a songé qu’au bonheur des individus, elle n’a rien fait pour les nations. Bernardin de Saint-Pierre nous montre, au contraire, les plantes et les animaux se perfectionnant sous la main des peuples. L’expérience lui apprend que l’homme, réduit à lui-même, est comme un flambeau sans lumière ; son génie s’éteint et tout périt autour de lui. Plus de moissons, plus de fruits savoureux: l’olive reprend son amertume, la pêche devient acide, le grain du blé disparaît dans son épi, il ne nous reste que des glands et des racines ; car la nature n’a rien fait pour l’homme seul, elle a attaché notre existence à celle de la société. Enfin Rousseau s’indigne des vices de la civilisation, et la rejette ; tandis que toutes les pensées de Bernardin de Saint-Pierre tendent à perfectionner les vertus sociales. Tous deux veulent, il est vrai, vivre au sein de la nature ; mais le premier dans un désert, et le second dans un village et au milieu de sa famille.

Quant à la raison, à la vérité, à la sagesse, j’en vois bien les noms dans les écrits de Rousseau, mais j’en cherche en vain les effets. Malheur à ceux qui lui donnent leur âme ! car c’est notre âme qu’il nous demande, et pour la précipiter dans un abîme d’illusions et de contradictions. Ennemi de tout ce qui est, il faut le mettre d’accord avec lui-même avant de s’accorder avec lui ; il le faut écouter, non le croire. Si vous êtes sage, songez donc en le lisant aujourd’hui à ce qu’il vous disait hier. Tant de propositions opposées, de paradoxes bizarres doivent éveiller vos doutes, et vous avertir du danger. L’écrivain qui vous enflamme pour le mensonge peut vous faire admirer la supériorité de son éloquence ; mais il vous prouve en même temps la faiblesse de ses arguments et la nullité de votre raison.

Il est des inspirations presque divines qui ne nous séparent jamais de la vertu, et qui sont entendues de tous les hommes. Si Jean-Jacques Rousseau subjugue la raison et la trompe, Bernardin de Saint-Pierre touche le cœur et cherche à l’éclairer. Chaque émotion lui fait découvrir une vérité, chaque objet de la nature un bienfait. Ce n’est pas la parole d’un maître qui vous reproche vos erreurs ; c’est celle d’un ami qui craint lui-même de se tromper, qui vous prévient de son ignorance ; qui doute, il est vrai, de la sagesse des philosophes, mais qui doute encore plus de la sienne. Son éloquence est une partie de son âme, elle en a la douceur, elle ne sert qu’à en exprimer les sentiments. Dans la guerre qu’il déclare aux incrédules, son unique but est de les conduire au bonheur: il ne veut pas écraser ses ennemis, il veut les émouvoir et les convaincre. On sent que ce n’est pas pour l’honneur de la victoire qu’il combat, mais qu’il éprouverait une joie infinie s’il ramenait un seul de ses adversaires à la vérité. Il dit: Étudiez la nature ! aimez les infortunés ! adorez la Providence ! soyez heureux !

Jean-Jacques, au contraire, méprise les hommes, que Bernardin de Saint-Pierre veut éclairer: ce qu’il soutient le mieux, c’est l’erreur: ce qu’il redoute le plus, c’est la vérité. La résistance blesse son orgueil ; il ne sait rien apprendre d’elle. Il veut étonner, subjuguer, éblouir ; l’ironie amère, l’invective éloquente, la véhémence, le mépris, voilà ses armes. Il faut que son adversaire tombe à ses pieds, qu’il reste muet d’admiration, ou qu’il meure de honte. Dans cette lutte, il vous repousse, il vous outrage, il vous écrase. Sa parole est un ordre, il faut lui céder ou être haï. Il dit: Aimez-moi, honorez-moi, croyez en moi, je suis la vérité !

Le trait caractéristique de leur génie, c’est que Jean-Jacques s’isole, et rapporte toutes ses spéculations à un seul homme, qui est souvent lui-même, tandis que Bernardin de Saint-Pierre étend les siennes à la nature et au genre humain. S’il écrit de l’éducation, ce n’est pas de celle d’un enfant, c’est de celle des peuples ; s’il parle de la science, c’est en généralisant ses bienfaits pour le bonheur de tous. Ses vues politiques embrassent le globe entier, qu’il réunit par le commerce, par l’intérêt et par l’amour. Il lui est démontré que les nations sont solidaires, que la sagesse d’une seule pourrait se répandre sur toutes les autres, et que sa patrie doit avoir un jour cette heureuse influence, parce qu’elle règne sur l’Europe, et l’Europe sur le monde. Son livre serait encore utile aux habitants des Indes et de la Chine, à ceux qui errent sur les bords de la Gambie et de l’Amazone. Il n’en est pas de même des ouvrages de Jean-Jacques Rousseau. Comment généraliserez-vous ses idées ? Fonderez-vous des peuplades de sauvages et d’ignorants ? Un homme peut renoncer aux sciences, et se croire sage ; mais une nation ne renoncerait pas à ses lumières sans renoncer à sa prospérité. Osez proposer le Contrat social à une ville plus grande que Genève, et ces lois si savamment méditées ne produiront que d’effroyables révolutions. Donnez à un peuple le plan d’éducation de l’Émile, et ce beau traité devient illusoire. Jean-Jacques n’a voulu élever qu’un homme, et ce sont les nations que Bernardin de Saint-Pierre voulait former.

Ce n’est pas qu’il n’y ait dans les ouvrages de Rousseau quelques idées fondamentales qui peuvent servir au bonheur de tous, mais il les trouve en développant des systèmes qui ne peuvent servir qu’au bonheur d’un seul ; au contraire, c’est toujours en partant d’une idée utile au genre humain que Bernardin de Saint-Pierre nous enrichit d’une multitude d’observations qui peuvent assurer le bonheur de chacun.

Mais un dernier point de comparaison se présente. Tous deux ont beaucoup parlé des femmes, et tous deux, par des moyens opposés, ont captivé leurs suffrages. Rousseau attaque sans cesse leur frivolité, leur inconstance, leur coquetterie ; personne n’en a dit plus de mal et n’en a été plus aimé: il les traite de grands enfants, il se plaît à les montrer faibles ; les plus parfaites succombent dans ses écrits. Vainement il emploie des volumes pour former l’épouse d’Émile: à quoi bon tant d’apprêts, tant de soins, tant de sollicitudes ? le fruit de ce chef-d’œuvre d’éducation est l’infidélité de Sophie. Cependant toutes ses accusations ne peuvent éteindre l’enthousiasme qu’il inspire ; les femmes lisent, malgré lui, au fond de son âme: ce sont les reproches de l’amour et non de la haine ; il les décrie et les adore, il les blâme et les rend aimables, il les accable et les déifie, et, dans ses emportements les plus terribles, on reconnaît le langage d’un amant qui veut, mais en vain, rompre ses chaînes. Il est comme ce sauvage qui, voyant du feu pour la première fois, réjoui de sa chaleur et de sa lumière, s’en approcha pour le baiser ; mais en ayant été brûlé, il le maudissait, le priait, l’adorait, ne sachant si c’était un démon ou un dieu.

Bernardin de Saint-Pierre a plus de douceur sans avoir moins de passion. Les femmes apparaissent dans ses écrits telles que nous les voyons dans les rêves de notre adolescence, parées de leur beauté virginale, et ne tenant à la terre que par l’amour. C’est sous leur douce influence qu’il voudrait replacer l’homme pour le ramener à la vertu: il ne voit que leur pureté, il ne peint que leurs grâces, il n’aime que leur innocence. Rousseau consume notre âme par l’exemple de Julie oubliant tout dans les bras de son amant ; Bernardin de Saint-Pierre nous pénètre d’un sentiment divin en nous offrant la douce image de Virginie. Aucun souffle ne ternit cette fleur délicate, qui répand les parfums du ciel. Elle aime de l’amour des anges, et sa dernière action est sublime, car au moment où elle peut espérer d’être heureuse, elle donne sa vie pour ne pas manquer à la pudeur. Ainsi, les tableaux de Bernardin de Saint-Pierre ont toujours quelque chose d’idéal, sans cependant jamais sortir de la nature ; il est comme ces statuaires des temps antiques, qui reproduisaient la figure humaine avec des proportions si parfaites, que sous une forme mortelle on reconnaissait une divinité. Rousseau fut donc l’ami et non le maître de l’auteur des Études ; et s’il eut plus de talent et plus d’éloquence, il eut aussi moins de naturel et moins de grâces.

Enfin, pour mieux caractériser les deux amours de Rousseau et de Bernardin, l’un créa la Nouvelle Héloïse, l’autre Virginie: la Nouvelle Héloïse qui se livre à son précepteur avant de se donner à son époux ; Virginie qui refuse la fortune pour se conserver fidèle à Paul, et qui meurt volontairement pour ne pas manquer aux scrupules de la pudeur. Voilà ces deux hommes se peignant dans leur idéal.

II

Bernardin de Saint-Pierre avait commencé, peu de temps auparavant, un poëme en prose, Constant Licardie, dont il ne nous reste que des fragments incomplets, et qu’il abandonna avant de les avoir terminés, pour les rejeter dans les Études. Mais les Études n’étaient pas seulement sa poésie, c’était sa philosophie, un plaidoyer en faveur de Dieu dont l’avocat était la Nature. Ce livre, évidemment né de Fénelon ou de Jean-Jacques-Rousseau, était aussi religieux que la nature elle-même ; il était aussi chimérique en beaucoup de points pratiques, mais infiniment plus moral ; en outre, il était plus savant, malgré ce qu’en ont dit depuis les savants de profession ; la pensée générale l’éclairait d’un instinct divin ; il se trompait peut-être sur quelques détails, comme la théorie des marées qu’on lui a tant reprochée sans preuve contraire, mais il ne se trompait certainement pas sur l’ensemble, qu’il interprétait mieux que les astronomes modernes qui, en voyant l’œuvre, ont nié l’ouvrier.

Ce livre, véritablement divin dans son but, plut infiniment aux esprits pieux et droits, qui l’adoptèrent avec une consciencieuse ivresse. C’est ce qu’il écrivit de mieux avant le merveilleux poëme de Paul et Virginie. Cependant les Études de la nature avaient été pour Bernardin de Saint-Pierre ce que le Génie du Christianisme fut, trente ans plus tard, pour M. de Chateaubriand ; on oublia le livre, on se souvint éternellement de l’épisode, pourquoi ? Parce que les livres sont des systèmes et que les épisodes sont du sentiment.

III

Cependant la Révolution française, toute métaphysique dans ses principes, marchait dans les esprits et croyait de bonne foi alors pouvoir réaliser dans les faits les idées honnêtes, mais souvent émanées des Études de la nature. Nous avons dit que Paul et Virginie ne contenait point d’idées, mais des vérités d’instinct et de sentiment qui plaisent à tout le monde. Aussi Bernardin de Saint-Pierre, mécontent de la lenteur avec laquelle le roi Louis XVI, devenu révolutionnaire modéré, admettait dans les lois ses paradoxes absolus de sa théorie de perfectionnement qui commençaient tous par des destructions du pouvoir royal, s’impatientait contre son disciple couronné. Bonaparte l’a dit plus tard, l’idéologie et la métaphysique ont perdu la France. Les idéologues sont des rêveurs, mais on ne gouverne pas les faits par des rêves. Il y avait dans Bernardin de Saint-Pierre plus du rêveur que de l’homme d’État.

C’est une chose curieuse que de voir Bernardin de Saint-Pierre s’approcher insensiblement de la révolution de 1789, à mesure que la France, entraînée presque unanimement par l’esprit métaphysique, s’en approche elle-même ; puis s’en éloigner par la réaction de ses crimes ou de ses fautes ; d’abord juste et fidèle envers le roi Louis XVI, dont il se déclare le partisan et le serviteur dévoué, puis associant le peuple et le roi, puis enfin se dévouant au peuple seul ; puis, après le 20 août, assistant aux sections dans son faubourg, puis abandonnant les sections à elles-mêmes quand elles ne sont plus gouvernées que par la démagogie, et se retirant seul dans une campagne ignorée pour déplorer les crimes du peuple. Il représente à lui seul d’abord les erreurs honnêtes, puis l’action insensée, puis le repentir, puis l’isolement contristé, jamais les crimes ni les fureurs des partis. On lui reproche quelques condescendances d’opinions envers les différents pouvoirs que ces partis élevaient tour à tour ; c’est malheureusement vrai, mais ces condescendances tenaient à sa situation, jamais à la flatterie ou au crime.

Il était devenu époux et père de famille, il n’avait aucune fortune que son travail et son talent ; il était obligé de garder avec les différentes phases de la révolution une certaine mesure pour conserver le pain à sa femme et à ses enfants ; c’est le secret de ces publications, peu stoïques mais innocentes, qu’il fit tantôt pour être employé dans l’instruction publique, tantôt pour occuper une place au Jardin des plantes, afin d’avoir des appointements et un asile pour sa famille, en s’occupant de sa science favorite, l’histoire naturelle. Mais on ne lui reprocha jamais de faiblesse envers le crime puissant, il ne désavoua jamais ses respects et ses hommages envers l’homme de son cœur et de ses rêves, Louis XVI, son premier bienfaiteur. Ducis et lui, quoique admirateurs, dès le Consulat de Bonaparte, refusèrent la fortune et les honneurs qu’il leur offrit, ainsi qu’à l’honnête Lemercier. Il fut, sous tous ces maîtres de la France, le maître de lui-même, et ne demanda jamais que du pain à sa patrie sous ces différents régimes. Laisser mourir de faim ses enfants eût été sans doute plus romain, mais eût-ce été moins barbare ?

Les riches sont injustes envers les misérables, parce qu’ils s’abaissent pour leurs nécessités vulgaires ; les pauvres ne comprennent pas davantage les riches, parce qu’ils ne comprennent que les besoins de pain. Ce sont deux races qui ne parlent pas la même langue. Comment pourraient-ils être justes les uns envers les autres ? Les mêmes mots chez eux signifient des choses opposées, mais les mots employés par Bernardin de Saint-Pierre étaient les mots: Dieu, Providence et Religion. Voici comment il qualifiait la religion chrétienne:

Ah ! sans doute, en traçant l’apologie du christianisme dans un siècle où l’on n’applaudissait qu’aux blasphèmes de l’athéisme, il sentit toute la dignité de sa mission ; aussi fut-il sublime, et c’est ainsi qu’il échappa à la condamnation que le siècle menaçait de porter contre lui. Il faut l’entendre parler de cette religion, qui « seule a connu que nos passions infinies étaient d’institution divine. Elle n’a pas, dit-il, borné, dans le cœur humain, l’amour à une femme et à des enfants, mais elle l’étend à tous les hommes ; elle n’y a pas circonscrit l’ambition à la gloire d’un parti ou d’une nation, mais elle l’a dirigée vers le ciel et l’immortalité ; elle a voulu que nos passions servissent d’ailes à nos vertus. Bien loin qu’elle nous lie sur la terre pour nous rendre malheureux, c’est elle qui y rompt les chaînes qui nous y tiennent captifs. Que de maux elle y a adoucis ! que de larmes elle y a essuyées ! que d’espérances elle a fait naître quand il n’y avait plus rien à espérer ! que de repentirs ouverts au crime ! que d’appuis donnés à l’innocence ! Ah ! lorsque ses autels s’élevèrent au milieu de nos forêts ensanglantées par les couteaux des druides, que les opprimés vinrent en foule y chercher des asiles, que des ennemis irréconciliables s’y embrassèrent en pleurant, les tyrans émus sentirent, du haut des tours, les armes tomber de leurs mains: ils n’avaient connu que l’empire de la terreur, et ils voyaient naître celui de la charité. Les amants y accoururent pour y jurer de s’aimer, et de s’aimer encore au-delà du tombeau: elle ne donnait pas un jour à la haine, et elle promettait l’éternité aux amours. Ah ! si cette religion ne fut faite que pour le bonheur des misérables, elle fut donc faite pour celui du genre humain ! »3

Ne semble-t-il pas que l’âme du maître ait passé dans celle du disciple ? et comment se refuserait-on à reconnaître l’influence de Fénelon dans un livre qui renferme une multitude de morceaux semblables ? Aussi les philosophes ne pardonnèrent à l’auteur ni sa vertu, ni son éloquence, ni sa gloire. Ne pouvant réfuter ses principes, ils essayèrent d’en affaiblir l’effet en publiant que le clergé lui faisait une pension, voulant montrer une âme vénale où l’on voyait une âme religieuse. Il y avait bien quelque chose de vrai dans cette accusation. L’auteur aurait pu obtenir cette pension, s’il avait voulu la demander à l’assemblée générale du clergé. On le lui fit même proposer, et pour lui offrir cette honorable récompense on ne demandait que son aveu. Mais loin de le donner, cet aveu, il s’opposa aux démarches de l’archevêque d’Aix, qui jouissait alors d’une puissante influence. « Je ne veux, disait-il, ni qu’on puisse soupçonner ma plume d’être vénale, ni la mettre à la solde d’aucun corps. » Ainsi, chaque calomnie dont on a tenté de flétrir ce grand écrivain nous fera découvrir une action honorable. Que les méchants n’espèrent rien de ce qui nous reste à dire ! Caton, le plus sage des hommes, fut accusé quarante-quatre fois ; et ces accusations n’eurent d’autre résultat que de forcer ses ennemis à reconnaître quarante-quatre fois sa vertu.

. . . . . . . . . . .

Les tristes efforts de l’envie et de la sottise ne purent cependant détruire sa tranquillité. « Il me semble, disait quelquefois M. de Saint-Pierre, qu’il y ait en moi plusieurs étages où mon âme habite successivement. J’aime naturellement le fond de la vallée, je m’y repose des maux de la vie ; mais, lorsqu’on vient m’y troubler, mon âme s’élève par degrés au-dessus de tout ce qui voudrait l’atteindre. Si le malheur augmente, je m’élance au sommet de la montagne, et, loin de la vue des hommes, je m’y réfugie dans un monde où je ne suis plus en leur pouvoir. »

Parmi les lettres qu’on lui adressait de toutes parts, il y en avait de si romanesques, qu’on les croirait l’œuvre de l’imagination. Telle est surtout celle d’une demoiselle de Lausanne, qui, se laissant charmer à la lecture des Études, écrivit aussitôt à l’auteur pour lui proposer sa main. Ce qu’il y a de plus singulier, c’est que sa mère autorisait sa démarche et joignait sa prière à la sienne. Cette demoiselle était jeune, belle et riche: elle le disait naïvement ; mais elle était protestante et ne voulait point épouser un catholique, ce qu’elle disait avec la même naïveté. « Je veux, écrivait-elle, avoir un mari qui n’aime que moi et qui m’aime toujours. Il faut qu’il croie en Dieu et qu’il le serve à ma manière… Je ne voudrais pas être votre femme, si ce n’était pour faire ensemble notre salut. »

Ce dernier sentiment avait quelque chose de délicat, que M. de Saint-Pierre ne manqua pas de remarquer dans sa réponse, mais sans s’expliquer sur l’objet principal. Il terminait sa lettre par ces mots: « Je pense comme vous ; et, pour aimer, l’éternité ne me paraît pas trop longue. Mais avant tout, il faut se connaître et se voir dans ce monde. »

L’article de la religion n’étant pas réglé, la jeune personne recommença ses sollicitations, en chargeant une de ses amies, qui habitait Paris, de faire expliquer M. de Saint-Pierre. Celle-ci traita la difficulté légèrement, comme si rien ne lui eût paru plus naturel. « Vous avez écrit, lui dit-elle, qu’il y avait douze portes au ciel. — Cela est vrai. — Vous avez dit que les oiseaux chantaient leurs hymnes, chacun dans son langage, et que tous ces hymnes étaient agréables au Créateur: ainsi, vous vous ferez protestant, et vous épouserez mon amie. — Ah ! madame, reprit Bernardin de Saint-Pierre, vous avez beau vouloir me prendre par mes propres paroles, je n’ai jamais dit qu’un rossignol dût chanter comme un merle ; je ne changerai donc ni de religion ni de ramage. » La négociation en demeura là.

La Chaumière indienne est un beau plaidoyer pour l’existence, la personnalité et la providence de Dieu ; c’était une imitation de Voltaire, attaquant l’intolérance par l’onction, au lieu de l’attaquer par le ridicule, mais mettant toujours le Dieu à part, même avant de purifier son temple. Cela eut un grand succès auprès de cette partie du public qui voulait croire au Dieu auteur et conservateur des choses, mais attaquait l’abus du nom divin.

IV

Cependant il avait échappé aux dangers de la révolution ; le 9 thermidor et le 18 brumaire avaient tari le sang et ramené l’ordre, quand Bernardin, veuf de mademoiselle Didot et père de deux enfants, nommé membre du premier Tribunat national, comme le premier écrivain de sentiment de la France et investi d’une considération immense et d’une aisance due à son logement du Louvre, à ses opérations littéraires, à ses pensions, éprouva le désir d’assurer une seconde mère à ses enfants. Voici comment ce mariage d’un doux, beau et illustre vieillard et d’une jeune fille presque encore enfant fut conclu, et ne trompa aucune de ses espérances.

V

Il y avait alors, auprès de Paris, une maison d’éducation aristocratique et religieuse, dirigée par madame la comtesse L. G…, que les malheurs de la révolution avait contrainte à cette condition, à la fois humble et noble, de former des enfants à la science et à la vertu. Bernardin de Saint-Pierre, qui l’avait autrefois connue, fréquentait sa maison. Il y jouissait des égards que son âge et la célébrité de l’auteur de Paul et Virginie lui assuraient partout. Il accompagnait souvent ce charmant troupeau d’adolescentes à la campagne, quand madame la comtesse L. G… conduisait ses élèves dans les champs. C’était lui qui, semblable à Abélard, dirigeait ses jeunes Héloïses dans leurs lectures et dans leurs études. Un instinct plus doux l’attachait à cette maison ; quoique la vieillesse qui s’approchait eût donné de la gravité à ses goûts et imprimé quelques lignes grises aux belles ondes de sa magnifique chevelure, il pouvait plaire encore à l’innocente admiration du premier âge et inspirer naïvement les sentiments qu’il rougissait de ressentir.

Parmi ces jeunes personnes, il y en avait une plus accomplie des dons célestes que toutes ses compagnes. C’était mademoiselle de Pelleport, fille de la marquise de Pelleport, d’une grande maison du midi de la France. Cette famille, tombée dans l’adversité par suite de l’émigration et de quelques désordres de jeunesse de son père, était liée avec la mienne. Ma mère fut assez heureuse pour offrir à madame de Pelleport, tante de celle qui devint madame de Saint-Pierre, des services que l’amitié lui rendait chers et auxquels une liaison d’enfance enlevait toute l’amertume des subsides.

Les hommes et les femmes de cette famille privilégiée étaient doués d’une grâce et d’une séduction, vrai génie des races ; le malheur contre-balançait ce don. Celle qui inspira cette passion tardive à M. de Saint-Pierre joignait, dès l’enfance, à ces séductions de la jeunesse et de la beauté, les précoces inspirations de l’enthousiasme et de la vertu. Sa figure était inexprimable au pinceau et à la langue ; il aurait fallu, pour la peindre, les yeux, les sens et comme l’âme de l’auteur de Paul et Virginie. Le sort, qui lui avait été si contraire jusque-là, lui réservait la plus belle des fleurs de la vie pour la respirer et l’enivrer avant de mourir.

Elle n’avait pas encore dix-huit ans, son innocence révélait dans ses yeux une tendresse qui n’était pas de l’amour, mais une sorte d’admiration enthousiaste pour l’homme qui avait porté Virginie dans son cœur, cette Virginie dont elle se croyait la sœur ! Elle ignorait la nature du sentiment qu’elle avait pour lui ; était-ce un dieu qui lui apparaissait sur la terre dans une forme qui n’avait point d’âge et dont la chevelure blonde semblait parer l’immortalité ? Elle rougissait en le regardant, elle frissonnait à ses paroles ; elle n’osait pas s’avouer qu’elle l’aimait ; mais il lui inspirait seul un attrait sérieux qu’elle n’avait jusque-là imaginé pour aucun autre. Ce fut cet attrait involontaire qui la révéla à Bernardin. Son cœur, que l’infortune avait gardé pur, et qui était, pour ainsi dire, conservé jeune dans la glace du malheur, avait la pudeur timide de l’âge et ne s’avouait pas ce qu’il éprouvait pour cette enfant. Elle était pour lui l’ombre de Virginie, mais Virginie n’était qu’une ombre, et mademoiselle de Pelleport était un idéal qui échauffait ses songes. Il n’osait seulement y penser, mais quand, dans les leçons attentives qu’il lui donnait, il venait à fixer ses regards sur cette taille angélique, sur cette grâce chaste des mouvements, sur ces joues rougissantes, sur ces yeux voilés par de longs cils, sur cette bouche entr’ouverte par le soupir et refermée par la crainte, et quand il entendait l’éclat de cette voix timbrée et sonore, et pourtant tremblante, qui était la principale de ses séductions involontaires, son âme lui échappait et il était prêt à tomber, pour l’adorer, aux genoux de son élève.

Ce fut dans un de ces délires que leurs âmes se rencontrèrent, et qu’ils se turent, ne pouvant plus parler, qu’ils se séparèrent sans pouvoir recouvrer la parole, et qu’ils crurent ne pouvoir plus ni parler ni se taire jamais ainsi.

VI

Le vieillard revint à Paris, s’enferma dans sa solitude et crut devoir réfléchir longtemps sur ce qui se passait en lui. Il ne pouvait se dissimuler qu’il aimait, et le silence, le frisson, la rougeur muette de mademoiselle de Pelleport lui disaient qu’il était aimé. Après quelques jours de recueillement, il prit la résolution honnête, mais sévère, de revenir à la maison de campagne de la comtesse L. G…, et de lui avouer ses sentiments pour son élève. Il lui demanda un entretien confidentiel et lui parla ainsi:

« Je suis vieux ; j’ai soixante-trois ans ; j’ai deux enfants dans le premier âge ; et n’ai, pour toute fortune, qu’une célébrité dont je vis médiocrement. Il est vrai que mon âme est jeune et que mon imagination est malheureusement passée toute fervente dans mon cœur. Je viens vous confesser une de ses fautes et vous demander un conseil que vous seule pouvez me donner. »

Alors il lui avoua tout ce qu’il ressentait pour mademoiselle de Pelleport, en lui cachant prudemment et honnêtement ce qu’il était très-sûr d’avoir inspiré lui-même à cette jeune personne ; mais il lui demanda confidentiellement s’il se trompait en la croyant sensible à sa tendresse et si elle répugnerait à son union avec un homme de son âge, dont elle soignerait les enfants comme une mère, et dont elle adoucirait les années avancées comme une chaste épouse ? La comtesse n’hésita pas à lui déclarer que mademoiselle de Pelleport était l’âme la plus candide sous le plus bel extérieur qu’elle eût jamais rencontrée, et qu’elle ne doutait pas que l’honneur de se dévouer au premier écrivain de son temps ne fût apprécié par elle bien au-dessus des jeunes gens que sa famille pourrait lui offrir ; elle connaissait assez la mère de cette enfant pour ne pas douter qu’une pareille proposition serait agréée, si elle était autorisée à la lui faire. La famille de Pelleport avait perdu toute sa fortune, et regarderait comme la plus belle des fortunes l’union du plus grand philosophe religieux et du plus sensible poëte du siècle.

Au premier mot qu’elle en dit à son élève, mademoiselle de Pelleport s’évanouit d’émotion ; elle ne cacha point l’attachement secret que ce beau vieillard lui avait inspiré. L’amour avait remonté à sa source, et Bernardin de Saint-Pierre retrouvait Virginie en elle. Il s’unit avec une généreuse imprudence, et la passion cette fois l’inspira mieux que la sagesse. Il fut le plus aimé et le plus heureux des maris. Ses enfants eurent la plus aimable des mères. Aucun nuage ne troubla les beaux jours qui durèrent autant que leur vie. Ce temps-là, la campagne d’Éragny, près de Paris, fut le théâtre de leur félicité.

VII

Bernardin de Saint-Pierre passait l’hiver à Paris, dans son logement du Louvre, non loin du vieux poëte Ducis, son voisin et son ami. Napoléon les honorait tous les deux, mais ils refusèrent l’un et l’autre de recevoir le titre de sénateur. Ils se défiaient de l’ambition de l’homme d’État, ils préféraient leur innocente indépendance d’hommes de lettres aux engagements sans retour avec le héros du temps. Napoléon les dédaigna, les oublia, mais ne les persécuta pas. Il avait adoré Paul et Virginie dans sa jeunesse, l’auteur lui paraissait comme un dieu de l’Inde inspiré par la nature, une voix des mers et des bois. Sa figure même avait la puissance simple et douce des éléments, sa chevelure blonde et blanche tout à la fois lui faisait comprendre la jeunesse éternelle ou le phénomène de l’immortalité. Il lui donnait, par ses pensions littéraires et celles de ses frères, tout ce qui pouvait lui enlever les soucis amers de la vie.

VIII

Ce furent les jours heureux de la tardive adolescence de cet homme unique. Il vivait solitaire dans le vallon d’Éragny, entre ces deux génies, la mélancolie et l’amour ; les personnes qui le rencontraient ne pouvaient s’empêcher de s’arrêter devant ce sage conduit, précédé et suivi par cette ravissante figure de jeune femme, jouant avec ses deux enfants dont elle paraissait la sœur aînée. Il se penchait pour cueillir des simples et les effeuillait pour leur en démontrer la structure ; l’histoire naturelle expliquée par un confident de la Providence était l’échelle par laquelle il élevait ces cœurs naïfs à Dieu. Rentré à la maison, il dictait à sa femme docile, et charmée, de beaux passages de l’Arcadie, vaste églogue de Virgile, ou de Fénelon, ou des Harmonies de la nature, suite de ces Études de la nature qui avaient commencé son nom, ce nom que Paul et Virginie avait plus tard rendu populaire et impérissable.

En ce temps-là, un de ses disciples, M. Aimé Martin, venait quelquefois le visiter dans sa retraite et lui servait de secrétaire. Aimé Martin, qui le respectait comme un sage et qui l’admirait comme un écrivain, l’aidait à préparer les éditions de ses œuvres, le patrimoine futur de sa femme et de ses enfants. L’habitude de vivre dans la famille lui en donnait le cœur et l’esprit. Il devint insensiblement comme un fils d’adoption de plus. La beauté de la jeune femme pénétrait dans son âme, mais il la considérait comme un objet sacré qu’il n’aurait pas permis à ses yeux de convoiter sans la profaner et sans se flétrir lui-même.

C’était un ravissant spectacle que celui de ce vieillard encore vert et beau dictant ses notes à ce disciple, de cette femme belle comme un souvenir ressuscité des bananiers de l’Île de France sur le tombeau de Virginie, prenant quelquefois la plume pour achever les peintures de son mari, et de ces charmants enfants jouant entre eux, tandis que le pieux disciple contemplait cette scène de famille et écrivait gravement les dernières inspirations dictées par le maître.

IX

Ainsi se passaient les années de ce couple accompli d’Éragny ; harmonie suprême de la nature dont la vie de Bernardin de Saint-Pierre offrait l’image en la dépeignant pour les autres ; dans laquelle la belle vieillesse réfléchissait et dictait, la jeunesse sérieuse écoutait et écrivait, l’amour docile admirait et vénérait, et l’enfance heureuse folâtrait, ne sachant lequel il fallait aimer comme un père, comme un frère, comme une sœur ou comme une mère sur la tombe d’une autre mère ! Voilà les matinées d’Éragny.

X

Aimé Martin était un jeune homme de Lyon, fils unique d’un père qui avait combattu contre la Convention au siége de cette ville. Après l’apaisement de la Terreur, il était venu accomplir ses études à Paris. Son caractère était pur, candide et enthousiaste. Amant de la gloire de loin, comme des choses qui brûlent en éblouissant, sa figure portait le témoignage de son caractère ; il était grand, fort, élancé ; ses traits, pris séparément, n’étaient pas délicatement irréprochables, mais vus de distance ils étaient imposants, doux et fiers ; ses membres souples, sa démarche libre et noble. Ses goûts étaient d’un chevalier né dans un château des campagnes ; il avait l’instinct de l’épée ; à peine celui des lettres et de la poésie l’égalait-il ?

Arrivé à Paris pendant les années du Directoire, il se mêla à la jeunesse dorée qui frémissait à la vue d’un jacobin, et qui se préparait aux duels, cette gymnastique de la vengeance contre les meurtriers de ses pères. Il se fit présenter aux différentes salles d’armes les plus célèbres d’alors ; il devint en peu de temps le modèle et le type de l’escrime.

On ne citait que M. de Bondy capable de lui disputer le palme de l’assaut. Sa célébrité précoce ne coûta rien à sa modération: il jouait avec l’épée et ne s’en servit jamais que pour désarmer son adversaire. C’était en même temps l’époque où les lettres, longtemps oubliées, renaissaient ; on les retrouvait faciles, élégantes, épistolaires, un peu maniérées, en prose et en vers, comme elles étaient mortes. Desmoutiers, dans ses Lettres à Émilie sur la mythologie, avait donné l’habitude et le goût de cette poésie païenne ; le jeune Aimé Martin lui donna, dans la même forme, plus de sérieux, de science et de gravité, en traitant de même un autre sujet, les phénomènes de la nature. Il eut un succès qui commença sa renommée. C’était gracieux comme son âge et poétique comme son sujet. L’abbé Delille et Bernardin de Saint-Pierre le traitèrent en enfant chéri de leur maison ; il préféra à tout l’auteur des Études de la nature et surtout de Paul et Virginie. Il se fit son disciple et s’offrit à lui comme son secrétaire.

C’était l’époque où Bernardin, à qui la mort avait enlevé sa première femme, mademoiselle Didot, choisissait la plus ravissante et la plus vertueuse de ses élèves pour se donner une compagne et pour léguer à ses enfants, après lui, une mère.

Aimé Martin la vit peu d’abord et ne lui plut que par son culte pour son mari, mais insensiblement la familiarité et l’amitié naquirent de l’habitude ; il ne s’aperçut des charmes de la jeune veuve que quand il eut pleuré avec elle son maître disparu. Les deux enfants, qui l’aimaient comme un père, furent le lien qui les rapprocha quelques jours. Ils sentirent bientôt sans se le dire que les convenances leur commandaient de se séparer ; mais, comme Bernardin de Saint-Pierre avait légué toutes ses œuvres imprimées, tous ses manuscrits et toutes ses notes à mademoiselle de Pelleport, et qu’elle ne pouvait les confier qu’à celui qui en avait la clef, elle les lui remit, avec la mission de les recueillir et d’en tirer parti pour elle et pour sa famille. Tout en se séparant de Martin pour vivre seule avec sa mère, elle se réservait la possibilité de le revoir pour ses intérêts littéraires. C’est ainsi que les deux amis se quittèrent sans s’avouer leur penchant secret. Ils se revirent de temps en temps, toujours avec un intérêt plus tendre, mais le silence qu’ils s’imposaient ne faisait qu’accroître leur tendresse muette. Ce ne fut qu’au bout de deux ans qu’ils se l’avouèrent l’un à l’autre à demi-voix, et qu’Aimé Martin demanda mademoiselle de Pelleport en mariage à sa mère, et que cette mère, attentive à donner à sa fille et à ses petits-enfants le plus honnête et le plus aimé des tuteurs dans le plus fidèle des amants, consentit à leur union.

Aimé Martin avait quelque fortune et mademoiselle de Pelleport quelques pensions littéraires et quelque héritage de Paul et Virginie, que le travail de son nouveau mari accréditait tous les jours. Ainsi, la plus belle églogue de l’amour innocent servait à favoriser l’innocent amour de deux cœurs purs sur nos propres rivages. Tel aurait été certainement le vœu de Bernardin de Saint-Pierre en quittant la vie ; ses ouvrages, enrichis de ses notes et achevés par l’amitié de son disciple, devinrent le patrimoine de sa veuve et de ses enfants. Aimé Martin les compléta, les commenta, les orna de préfaces, et de préambules curieux et intéressants, leur donna un prix qui ajouta beaucoup à leur valeur primitive. Les Harmonies de la nature, l’Arcadie, poëme animé du souffle de Télémaque ; les Vœux d’un solitaire, utopie émanée de J. J. Rousseau, les huit volumes d’œuvres diverses complétèrent sous sa plume et encadrèrent Paul et Virginie, et furent couronnés par un remarquable Essai sur la vie et les ouvrages du Platon de l’amour moderne.

XI

1814 ramena en France la famille de Louis XVI. M. Lainé, le courageux orateur de ce parti, qui était alors le parti de la France, adopta Aimé Martin comme un des jeunes Français à la fois philosophes et royalistes ; il lui voua une affection paternelle et le fit choisir par la Chambre du temps pour secrétaire de l’assemblée. Martin connut là tous les hommes politiques du moment, mais il ne se lia d’une éternelle amitié qu’avec le grand orateur qui avait été son protecteur et son second maître.

M. Lainé ressemblait à Cicéron par la vertu, mais plus ferme, et par le talent de la parole, aussi élégant, mais moins abondant. C’est par Aimé Martin et par sa femme, dont j’étais devenu l’ami, que je connus et que j’aimai M. Lainé au-dessus de tous les hommes politiques que je connus dans les différentes phases de ma longue carrière publique. C’était à mes yeux le saint du royalisme moderne. Le son seul de sa voix et sa physionomie douce et ascétique ne pouvaient être exprimés que par le mot dantique ou romain: Vertu. On ne pouvait le voir sans rentrer en soi-même, ni l’entendre sans rougir de tout ce qui restait d’humain ou d’intéressé en soi ; si la Restauration avait trouvé en France quelques hommes de cette nature et de ce talent, elle eût été le gouvernement de Platon. Aucune utopie de Bernardin de Saint-Pierre ou d’Aimé Martin ne pouvait égaler cette probité de vie publique. Tout gouvernement devait devenir une religion dans ses mains: aussi les sentiments qu’il nous inspirait dans notre jeunesse tenaient-ils d’une religion ; nous ne pouvions, en son absence, parler de lui sans que notre physionomie prît le sérieux un peu sévère de sa figure, et son nom nous est resté comme une relique de ce beau temps représentatif.

M. Lainé se retira dans une petite propriété qu’il avait au bord de la mer, dans les Landes de Bordeaux, et il y restait seul la plus grande partie de l’année, entre ses amis des siècles passés, Moïse, Platon et Cicéron. L’hiver, il revenait chez son frère, à Paris ; il ne voyait que quelques hommes impartiaux et retirés des affaires depuis la révolution de 1830. Aimé Martin et sa charmante femme formaient le fond de cette société de philosophes. Une maladie de poitrine nous annonçait sa fin prochaine: il l’attendait avec cette religieuse résignation à la nature qui laissait sa bouche sourire à la mort. C’est là encore que je le vis quelque temps avant sa fin. Il lisait souvent mes vers et il récitait par cœur mes Harmonies à sa belle-sœur. Il m’aimait comme un homme de même nature, je le vénérais comme un modèle d’homme public et d’homme privé ; enfin il mourut. La France, depuis ce temps, eut des hommes qui lui ressemblèrent, aucun qui l’égala. Il ne fit aucun bruit en s’en allant. Sa famille, Aimé Martin, sa femme et moi nous nous aperçûmes seuls que la plus aimable vertu s’était retirée du monde. Nous ne cessâmes de le pleurer, et quant à moi je le pleurerai jusqu’à ma dernière heure, s’il est permis de pleurer la perfection qui quitte ce séjour de misères pour habiter le pays des vérités éternelles.

XII

Je m’attachai de plus en plus à Aimé Martin et à l’aimable veuve de Bernardin de Saint-Pierre, qui me rendait l’amitié que je portais à son mari. Je passais peu de jours sans la voir.

J’avais quitté, comme M. Lainé, avec douleur, mais sans colère, la diplomatie, dans laquelle j’avais passé ma jeunesse. Je ne faisais point de vœux pour la chute du gouvernement de Juillet que je ne servais plus dans aucun emploi, mais dont je ne pressais pas la chute, n’aimant pas la chute qui laisse longtemps un peuple se débattre sous les ruines. Je voyais avec dégoût ces coalitions de partis opposés, feignant de s’unir pour renverser un établissement politique quelconque, qu’ils ne pouvaient pas remplacer. Ce gouvernement ne méritait pas de regrets un jour, parce qu’il avait contribué lui-même à la démolition du régime de ses parents ; puisque ce régime avait été vaincu et chassé, en se déclarant incompatible avec le régime constitutionnel modéré, il fallait laisser le roi vaincu fuir dans l’exil, mais garder son héritier innocent sous la tutelle du pays. Louis-Philippe ne le voulut pas, ce fut sa faute, rudement, mais lentement expiée par sa fuite à lui-même devant les émeutes de 1848.

C’est alors que j’entrai en scène et que, sans être républicain, je proclamai la république comme le remède héroïque à l’anarchie. Sans la république, il n’y avait plus de France alors ; ce fut sa raison d’être et son excuse, si elle en avait besoin. Le reste appartient à d’autres temps et à d’autres hommes, il ne m’appartient pas d’en parler.

XIII

Peu de mois avant ces derniers événements, Aimé Martin était mort d’une lente maladie qui ne nous donnait que des inquiétudes, mais point d’alarmes. J’allai lui dire adieu sur son lit de souffrance. Il mourait dans la religion de son maître, se conformant à la loi de la nature et ne voulant d’autre médecin que la confiance en Dieu et la résignation à la volonté suprême qui appelle les êtres à la vie et qui les rappelle à son heure.

« Mon cher ami, me dit-il, je crois que je mourrai bientôt et que ma femme chérie ne tardera pas à me suivre ; je crois que vous êtes destiné à avoir dans votre existence des fortunes diverses et des besoins auxquels vous ne vous attendez pas ; je laisserai des biens divisés en trois paris: ce qui me vient de mon père d’abord et qui est tout à moi, ce qui vient de mademoiselle de Pelleport ensuite, dont les subsides généreux de votre famille ont soutenu et adouci l’existence ; enfin, ce que j’ai gagné par les ouvrages de mon maître pendant tant d’années d’exploitation, ceci appartient tout entier à ma veuve et à ses enfants, à qui je le laisse. Virginie, femme accomplie, est mariée au général Q… et fait le bonheur de cet excellent homme. Elle n’a pas d’enfants et sa santé nous inquiète pour son existence. Son frère Paul est en Alsace, et son avenir est assuré par ces dispositions. Il me reste une modique somme que je vous demande, au nom de ma femme comme au mien, la permission de vous léguer: promettez-moi de ne pas la refuser. Nous désirons que ce qui a commencé par Paul et Virginie finisse par les Méditations poétiques. Le génie et la poésie ont aussi une famille qu’il n’est pas permis de répudier. »

Je lui promis d’accepter et je lui dis adieu. Je ne croyais pas que cet adieu fût le dernier. Je partis et ne revis plus ni lui ni sa femme. Elle se retira, dans la forêt de Saint-Germain, chez une famille de ses amis ; elle ne survécut pas longtemps à celui sans lequel elle ne voulait plus vivre. Je reçus avec la nouvelle de sa mort l’héritage qu’elle m’avait légué. Ainsi je me trouvai légataire d’une part dans le patrimoine que l’auteur de tant de chefs-d’œuvre avait transmis. Aimé Martin et sa femme étaient dignes de la confiance que ce grand écrivain avait mise en eux ; j’en fis l’usage qu’ils m’avaient eux-mêmes dicté.

Voilà comment je touchai de près à la destinée de ce philosophe et de ce poëte. Que n’ai-je hérité de même d’un atome de sa sensibilité et de son talent ?

XIV

En perdant Aimé Martin et sa femme, je perdis ces amis de toutes les heures qui occupent, vivants ou morts, une place considérable dans l’existence ; c’étaient deux amours dans le même cœur ; qui aimait l’un aimait l’autre. Je ne puis pas plus les séparer dans mon souvenir de tous les jours que Paul ne put se séparer de Virginie, même au tombeau ; que Dieu nous réunisse sous les lataniers où l’on s’aime éternellement.

XV

Voilà l’histoire vraie de Bernardin de Saint-Pierre. Il croyait en Dieu au temps où l’on n’y croyait guère. Aimé Martin, qui y croyait comme toute eau croit à sa source, rapporte ainsi le martyre d’amour-propre que Bernardin eut à subir, en 1798, pour confesser sa croyance devant ses premiers collègues de l’Institut. Voici un passage de ses manuscrits où il raconte avec une âme brisée le fanatisme d’impiété qui l’accueillit à l’Institut la première fois qu’il y prononça le nom de Dieu. Il venait de lire sa profession de foi de déisme providentiel. Les murs faillirent s’écrouler.

« Que je me trouvai à plaindre ! disait-il ; mon sort était d’autant plus triste, que c’était des collègues dont je devais espérer le plus de support que j’éprouvais le plus de traverses. Comme les plus accrédités d’entre eux n’avaient pas rougi de se déclarer publiquement athées, je me suis trouvé dans la nécessité de combattre leur système destructeur de toute morale et de toute société. De leur côté, ils ont toujours empêché qu’on n’insérât aucun de mes rapports dans les Mémoires de l’Institut. Le nom de Dieu, dans tout ouvrage qui concourait à ses prix, était pour eux un signe de réprobation. Enfin l’athéisme, accroissant son audace par ses succès, faisait des prosélytes jusque parmi les gens de bien, effrayés de leur ruine future, et bannissait de toutes les grandes places de l’État ceux des académiciens qui osaient croire publiquement en Dieu. »

Ici commence une des scènes les plus scandaleuses de la révolution. Que ne nous est-il permis de nous arrêter ? Pourquoi sommes-nous entré dans cette fatale carrière, et ne devions-nous pas prévoir tout ce qu’il pouvait nous en coûter pour achever de la parcourir ? Mais le choix du silence ne nous est pas laissé ; et lors même qu’il nous serait permis d’arracher cette page de notre livre, nous ne pourrions l’effacer de notre histoire.

On était alors en 1798. Bernardin de Saint-Pierre avait été chargé, par la classe de morale, de faire un rapport sur les mémoires qui avaient concouru pour le prix. Il s’agissait de résoudre cette question: « Quelles sont les institutions les plus propres à fonder la morale d’un peuple ? » Tous les concurrents l’avaient traitée dans l’esprit de leurs juges. Effrayé d’une perversité qu’il ne pouvait croire sincère, l’auteur des Études voulut ramener le siècle à des idées plus justes et plus consolantes, et il termina son rapport par un de ces morceaux d’inspiration4 où son âme répandait les douces lumières de l’Évangile. Au jour désigné, il se rend à l’Institut pour y faire approuver son travail. La plupart de ses collègues étaient assemblés autour d’un ministre qui avait à sa solde des écrivains mercenaires chargés de retrancher des poëtes latins tout ce qui concernait la Divinité, afin de les rendre classiques pour les écoles républicaines. C’est en présence de cet auditoire que Bernardin de Saint-Pierre commença la lecture de son rapport. L’analyse des mémoires fut écoutée assez tranquillement ; mais, aux premières lignes de la déclaration solennelle de ses principes religieux, un cri de fureur s’éleva de toutes les parties de la salle. Les uns le persiflaient, en lui demandant où il avait vu Dieu, et quelle figure il avait ; les autres s’indignaient de sa crédulité ; les plus calmes lui adressaient des paroles méprisantes. Des plaisanteries on en vint aux insultes: on outrageait sa vieillesse ; on le traitait d’homme faible et superstitieux ; on menaçait de le chasser d’une assemblée dont il se rendait indigne, et l’on poussa la démence jusqu’à l’appeler en duel, afin de lui prouver, l’épée à la main, qu’il n’y avait pas de Dieu. Vainement, au milieu du tumulte, il cherchait à placer un mot: on refusait de l’entendre, et l’idéologue Cabanis (c’est le seul que nous nommerons), emporté par la colère, s’écria: « Je jure qu’il n’y a pas de Dieu ! et je demande que son nom ne soit jamais prononcé dans cette enceinte ! » Bernardin de Saint-Pierre n’en veut pas entendre davantage ; il cesse de défendre son rapport, et se tournant vers ce nouvel adversaire, il lui dit froidement: « Votre maître Mirabeau eût rougi des paroles que vous venez de prononcer. » À ces mots il se retire sans attendre de réponse, et l’assemblée continue de délibérer, non s’il y a un Dieu, mais si elle permettra de prononcer son nom.

Cependant M. de Saint-Pierre était entré dans la bibliothèque. Épouvanté d’une scène sans exemple dans l’histoire des sociétés humaines, il se persuade qu’il doit tenter un dernier effort, et se hâte d’écrire quelques pensées qui doivent porter la conviction dans l’âme de ses auditeurs. Cette espèce de mémoire fut fait d’inspiration ; il n’y a que peu de mots d’effacés dans le brouillon, qui est sous nos yeux, et que l’auteur ne recopia jamais. C’est un mélange touchant de douceur et d’énergie, et un modèle de la plus haute éloquence. Il prie, il console, il cherche à ramener à lui ; voilà toute sa réponse aux insultes dont on l’accable. Il ne veut pas se faire à lui-même l’injure de prouver un Dieu ; il dédaigne d’en appeler au spectacle de la nature: ce spectacle ne serait pas aperçu de ses adversaires, flétris par l’aspect de la société ; mais il espère les faire rougir de leur égarement, en les ramenant aux lois fugitives de cette époque. Il oppose à l’athéisme réfléchi de ses collègues l’assentiment involontaire des représentants du peuple, de ces hommes couverts de crimes, qui n’osèrent pas nier le Dieu vengeur qui les attendait. Il pousse enfin ce terrible argument jusqu’à invoquer ce nom que nul être ne prononce sans effroi, Robespierre, au-dessous duquel la classe de morale aspirait à descendre. Ainsi parlait le juste ! et Dieu permit que ces lignes, inspirées par l’amour du genre humain, fussent au-dessus de tout ce que l’auteur de tant d’ouvrages éloquents avait écrit jusqu’alors, afin que, dans sa plus belle page, la postérité pût lire sa plus belle action.

M. de Saint-Pierre rentre alors dans la salle des séances. Ses collègues, encore assis autour de la table verte, s’étonnent de le revoir ; mais il reprend sa place malgré leurs clameurs, et demande à être entendu. Heureux d’obtenir un moment de silence, il rappelle tout son courage, et dit:

« Après avoir porté votre jugement sur les mémoires qui ont concouru pour le prix de morale, vous examinerez sans doute la fin de mon rapport, qui a excité de si étranges réclamations. On vous a proposé de ne jamais prononcer le nom de Dieu à l’Institut. Je ne vous rappellerai point ce qu’on vous a dit personnellement d’injurieux à cette occasion ; je ne désire ici que de rapprocher tous les esprits de leur intérêt commun ; mais, en qualité de rapporteur de votre commission, de membre de votre section de morale, et de citoyen, je suis obligé de vous dire que dans un rapport public sur les institutions qui peuvent fonder la morale d’un peuple, il y va de votre devoir de manifester le principe d’où dérive toute morale privée ou publique. Je ne vous citerai point à ce sujet le consentement universel des nations, l’autorité des hommes de génie dans tous les temps, et notamment celle des législateurs. Je ne vous dirai point qu’il faut nécessairement une cause ordonnatrice et intelligente à tant de créatures organisées et intelligentes qui ne se sont rien donné. Si je voulais vous prouver l’existence de l’Auteur de la nature, je me croirais aussi insensé que si je voulais vous démontrer en plein midi l’existence du soleil. Il s’agit seulement de décider si, pour quelques ménagements particuliers, vous rejetterez de mon rapport sur la morale, dans une séance publique, l’idée d’un Être suprême rémunérateur et vengeur. Pour moi, je rougirais de voiler cette vérité, pour complaire à une faction qui flatte les puissants, en tâchant de leur persuader qu’ils n’ont point d’autres juges de leur conscience que les hommes, c’est-à-dire qu’ils n’en ont point. Je n’ai point été coupable d’une si criminelle complaisance sous le régime même de la Terreur. Robespierre, qui cherchait à couvrir le sang qu’il versait du manteau de la philosophie, sachant que je demandais à son comité la restitution d’une pension, mon unique revenu, me fit dire qu’il n’y avait point de fortune où je ne pusse prétendre, si je voulais représenter sa conduite comme le résultat d’une mesure philosophique. Je répondis à son agent que j’avais étudié les lois de la nature, mais que j’ignorais celles de la politique. Mon refus d’écrire en sa faveur pouvait être suivi de ma mort ; mais j’étais résolu de perdre la tête plutôt que ma conscience: et si le pouvoir et les bienfaits de ce despote, qui voyait à ses pieds la république consternée le combler d’adulations, et qui avait entre ses mains ma fortune et ma vie, n’ont pu me faire parler pour manquer à l’humanité, il n’est aucune puissance qui pût me faire écrire pour manquer à la Divinité, qui m’a donné le courage de ne pas fléchir le genou devant un tyran.

« Si je lis donc à la tribune de l’Institut mon rapport sur les mémoires du concours, j’y serai sans doute l’interprète de vos jugements ; mais je ne changerai rien à sa péroraison. C’est ma profession de foi en morale, et ce doit être la vôtre. Elle est celle du genre humain ; elle est celle des hommes que vous avez honorés par des fêtes publiques: de Jean-Jacques, qu’une faction vindicative a persécuté pendant sa vie, et poursuit encore aujourd’hui, après sa mort, jusque dans ses amis. Si vous redoutez son crédit, chargez quelque autre que moi de faire un discours qui lui convienne: je ne peux dissimuler sur de si grands intérêts. Ma morale est toute d’une pièce: je ne saurais ni contrefaire l’athée à l’Institut, ni le bigot dans un village. Rendez-moi à mes propres travaux, à ma solitude, à mon bonheur, à la nature ; en rejetant le travail dont vous m’avez chargé, il y va non de mon honneur, mais du vôtre. Vous devez être certains que si vous flattez cette secte insensée, elle vous subjuguera, elle vous ôtera jusqu’à la liberté de vos élections, de vos choix, de vos opinions, comme elle a déjà tenté de le faire. Elle forcera chacun de vous de professer l’erreur sur laquelle elle fonde son ambition. Mais pourquoi la craindriez-vous ? La république vous donne à tous la liberté de parler: l’accorderait-elle aux uns pour nier publiquement la Divinité ? et la refuserait-elle aux autres pour en faire l’aveu ? Nos gouvernants ne propagent-ils pas eux-mêmes la théophilanthropie ? La déclaration de l’existence d’un Être suprême n’est-elle pas inscrite sur tous les anciens monuments religieux de la France ? On vous a dit qu’elle était l’ouvrage du régime de Robespierre, et qu’elle avait été abrogée avec lui. Voyez comme l’esprit de parti aveugle les hommes, et leur fait méconnaître jusqu’aux faits qui sont sous leurs yeux: non-seulement cet hommage rendu à la Divinité existe au frontispice des anciennes églises qui servent aujourd’hui à rassembler les citoyens ; mais il est à la tête même de notre Constitution ; il en est le début, le témoignage, la sanction sacrée, c’est sous ses auspices qu’elle est faite. « Le peuple français, y est-il dit, proclame, en présence de l’Être suprême, la déclaration des droits et des devoirs de l’homme et du citoyen. » La classe des sciences morales et politiques rougirait-elle de terminer un rapport sur ces mêmes droits et ces mêmes devoirs, par un hommage dont l’Assemblée nationale s’est honorée à la tête de la Constitution ?

« Mais j’ai honte moi-même de vous exciter à votre devoir, chers confrères, vous dont les lumières m’éclairent et dont les vertus m’animent: décidez-vous donc à l’exemple des représentants du peuple, vous qui êtes les représentants permanents des lois et des mœurs. Il y va de la vérité fondamentale de toute société humaine, du frein à imposer aux méchants qui se feraient une autorité de votre silence, et du repos des gens de bien qui en frémiraient. Vous rappellerez par vos aveux des frères égarés, mais estimables même dans leur misanthropie, au centre commun de toutes les lumières et de tous les sentiments. C’est la méchanceté des hommes qui leur fait méconnaître une Providence dans la nature: ils sont comme les enfants qui repoussent leur mère parce qu’ils ont été blessés par leurs compagnons ; mais ils ne se débattent qu’entre ses bras. Votre confiance ranimera leur confiance. Déclarez donc à l’Institut que vous regardez l’existence de Dieu comme la base de toute morale ; si quelques intrigants en murmurent, le genre humain vous applaudira. »

Je rends grâce au ciel, qui m’a permis de presser la main qui traça ces lignes courageuses ! de contempler ces cheveux blancs, honorés des insultes de l’impiété ! d’entendre enfin celui que les promesses ne purent séduire, que la pauvreté ne put corrompre, et que les menaces trouvèrent insensible !

Cependant, qui le croirait ? une si éloquente réclamation ne put triompher de l’endurcissement des cœurs: le nom de Dieu ne fut pas prononcé ! Condamné au silence dans le sein de l’Institut, M. de Saint-Pierre fit imprimer la fin de son rapport ; elle fut distribuée à la porte de la salle des séances ; mais l’auteur, conservant cette modération, marque certaine de la force, ne voulut point faire connaître les motifs de sa publication. Il lui suffisait d’apprendre à sa patrie que ses opinions ne changeaient point avec les circonstances, et qu’il était resté immuable au milieu des bouleversements du siècle. Peu de temps après, la classe de morale fut supprimée, et l’Institut put aspirer à la gloire de redevenir le premier corps littéraire de l’Europe.

XVI

Telle fut la destinée terrestre de cet homme de lettres français qui laissa dans les imaginations et dans les cœurs la trace indélébile de son talent, parce qu’il fut l’homme de lettres de la nature, et qu’il n’emprunta qu’à elle ses dessins et ses couleurs.

Montez des premiers jours de notre littérature jusqu’à nos jours d’aujourd’hui, vous trouverez une échelle tantôt progressive, tantôt descendante, de grands génies ; mais tous vous laisseront des admirations ou incomplètes ou contestables, ou sèches ou forcées. Aucun ne vous laissera dans l’âme cette harmonie paisible du beau antique que les Grecs, ou les Latins, ou les Indous appelaient la beauté suprême, parce qu’elle était à la fois vérité et volupté, et qu’elle produisait sur le lecteur un effet divin et éternel sentiment de l’âme à tout ce que l’on désire, qui la remplit sans la laisser désirer rien de plus, ivresse tranquille où les rêves mêmes sont accomplis, et où le style, où l’expression ne cherche plus rien à peindre, parce que tout est au-dessus des paroles.

Le plus grand des écrivains de notre langue, Bossuet, a la force et l’élévation, mais c’est la force écrasante du prophète plutôt que la force persuasive de la vérité: il est terrible, il n’est pas bon ; on ne l’admire pas seulement, on le craint.

Fénelon est trop utopique. On sent qu’il rêve ; sa ville de Salente est construite de fantasmagories qui se détruisent les unes les autres.

Pascal est trop sec et trop railleur. C’est un insensé quand il raisonne, c’est un méchant quand il argumente. D’ailleurs, que reste-t-il dans l’âme quand on l’a lu ? Ou de la piété pour sa sainte démence, ou du sourire amer sur les lèvres.

Voltaire, qui a tout, n’a pas l’onction, le résumé de tout. Il n’a fait naître que le sentiment du ridicule.

Rousseau n’est pas bon, il n’est qu’éloquent. Ses déclamations charment l’esprit, mais ne touchent pas longtemps le cœur ; le cœur sent vite qu’il est dupé par un sophiste de sentiment.

Chateaubriand atteint quelquefois ce double terme de la beauté suprême de l’expression et de la sensibilité de l’âme ; mais il n’y reste pas. Il se traverse lui-même, il s’exagère, il se ment, il devient un rhéteur. Il n’est plus un prophète de Dieu, il est un homme qui veut être plus qu’un homme. Ainsi des autres. Ils ont trop aspiré aux choses humaines, ils ont fini par croire qu’il y avait quelque chose de plus beau que la vérité ; ils ont dit plus qu’ils ne sentaient.

Quant à Bernardin de Saint-Pierre, dans Paul et Virginie, il n’a pas prétendu à dépasser la nature, mais à l’écouter et à l’égaler.

Aussi, lisez ses descriptions: elles sont simples comme le regard d’un enfant qui ne cherche point d’images merveilleuses, mais qui écrit sans prétention ce qu’il sent. C’est comme une eau limpide qui réfléchit les objets, mais qui ne les colore pas plus que l’objet lui-même. Il ne cherche ni à étonner, ni à briller. Dès qu’il a déposé sur le papier ce qu’il a vu dans l’intérieur de sa conception, cela suffit, il s’arrête, son œuvre est accomplie, il ne se croit pas capable d’embellir la nature ; il se regarde comme un traducteur qui ajouterait à son texte et qui mentirait en l’exagérant. En deux mots, c’est l’écrivain français de la vérité. Il n’invente rien, il rapporte. Aussi, quand on a pleuré en lisant Paul et Virginie, on ne croit pas avoir lu un roman, on croit avoir écouté une histoire.

Je demeure, comme je vous l’ai dit, à une lieue et demie d’ici, sur les bords d’une petite rivière qui coule le long de la Montagne-Longue. C’est là que je passe ma vie seul, sans femme, sans enfants et sans esclaves.

Après le rare bonheur de trouver une compagne qui nous soit bien assortie, l’état le moins malheureux de la vie est sans doute de vivre seul. Tout homme qui a eu beaucoup à se plaindre des hommes cherche la solitude. Il est même très-remarquable que tous les peuples malheureux par leurs opinions, leurs mœurs ou leurs gouvernements ont produit des classes nombreuses de citoyens entièrement dévoués à la solitude et au célibat. Tels ont été les Égyptiens dans leur décadence, les Grecs du Bas-Empire ; et tels sont, de nos jours, les Indiens, les Chinois, les Grecs modernes, les Italiens, et la plupart des peuples orientaux et méridionaux de l’Europe. La solitude ramène en partie l’homme au bonheur naturel, en éloignant de lui le malheur social. Au milieu de nos sociétés divisée par tant de préjugés, l’âme est dans une agitation continuelle ; elle roule sans cesse en elle-même mille opinions turbulentes et contradictoires, dont les membres d’une société ambitieuse et misérable cherchent à se subjuguer les uns les autres. Mais dans la solitude, elle dépose ces illusions étrangères qui la troublent ; elle reprend le sentiment simple d’elle-même, de la nature et de son Auteur. Ainsi l’eau bourbeuse d’un torrent qui ravage les campagnes, venant à se répandre dans quelque petit bassin écarté de son cours, dépose ses vases au fond de son lit, reprend sa première limpidité, et, redevenue transparente, réfléchit, avec ses propres rivages, la verdure de la terre et la lumière des cieux. La solitude rétablit aussi bien les harmonies du corps que celles de l’âme. C’est dans la classe des solitaires que se trouvent les hommes qui poussent le plus loin la carrière de la vie ; tels sont les brames de l’Inde. Enfin, je la crois si nécessaire au bonheur dans le monde même, qu’il me paraît impossible d’y goûter un plaisir durable de quelque sentiment que ce soit, ou de régler sa conduite sur quelque principe stable, si l’on ne se fait une solitude intérieure, d’où notre opinion sorte bien rarement, et où celle d’autrui n’entre jamais. Je ne veux pas dire toutefois que l’homme doive vivre absolument seul: il est lié avec tout le genre humain par ses besoins ; il doit donc ses travaux aux hommes ; il se doit aussi au reste de la nature. Mais, comme Dieu a donné à chacun de nous des organes parfaitement assortis aux éléments du globe où nous vivons, des pieds pour le sol, des poumons pour l’air, des yeux pour la lumière, sans que nous puissions intervertir l’usage de ces sens, il s’est réservé pour lui seul, qui est l’auteur de la vie, le cœur, qui en est le principal organe.

Je passe donc mes jours loin des hommes, que j’ai voulu servir, et qui m’ont persécuté. Après avoir parcouru une grande partie de l’Europe, et quelques cantons de l’Amérique et de l’Afrique, je me suis fixé dans cette île peu habitée, séduit par sa douce température et par ses solitudes. Une cabane que j’ai bâtie dans la forêt, au pied d’un arbre, un petit champ défriché de mes mains, une rivière qui coule devant ma porte, suffisent à mes besoins et à mes plaisirs. Je joins à ces jouissances celle de quelques bons livres, qui m’apprennent à devenir meilleur. Ils font encore servir à mon bonheur le monde même que j’ai quitté: ils me présentent des tableaux des passions qui en rendent les habitants si misérables ; et, par la comparaison que je fais de leur sort au mien, ils me font jouir d’un bonheur négatif. Comme un homme sauvé du naufrage sur un rocher, je contemple de ma solitude les orages qui frémissent dans le reste du monde. Mon repos même redouble par le bruit lointain de la tempête. Depuis que les hommes ne sont plus sur mon chemin, et que je ne suis plus sur le leur, je ne les hais plus ; je les plains. Si je rencontre quelque infortuné, je tâche de venir à son secours par mes conseils, comme un passant, sur le bord d’un torrent, tend la main à un malheureux qui s’y noie. Mais je n’ai guère trouvé que l’innocence attentive à ma voix. La nature appelle en vain à elle le reste des hommes ; chacun d’eux se fait d’elle une image qu’il revêt de ses propres passions. Il poursuit toute sa vie ce vain fantôme qui l’égare, et il se plaint ensuite au ciel de l’erreur qu’il s’est formée lui-même. Parmi un grand nombre d’infortunés que j’ai quelquefois essayé de ramener à la nature, je n’en ai pas trouvé un seul qui ne fût enivré de ses propres misères. Ils m’écoutaient d’abord avec attention, dans l’espérance que je les aiderais à acquérir de la gloire ou de la fortune ; mais, voyant que je ne voulais leur apprendre qu’à s’en passer, ils me trouvaient moi-même misérable de ne pas courir après leur malheureux bonheur ; ils blâmaient ma vie solitaire ; ils prétendaient qu’eux seuls étaient utiles aux hommes, et ils s’efforçaient de m’entraîner dans leur tourbillon. Mais si je me communique à tout le monde, je ne me livre à personne. Souvent il me suffit de moi pour me servir de leçon à moi-même. Je repasse dans le calme présent les agitations passées de ma propre vie, auxquelles j’ai donné tant de prix: les protections, la fortune, la réputation, les voluptés et les opinions qui se combattent par toute la terre. Je compare tant d’hommes que j’ai vus se disputer avec fureur ces chimères, et qui ne sont plus, aux flots de ma rivière, qui se brisent, en écumant, contre les rochers de son lit, et disparaissent pour ne revenir jamais. Pour moi, je me laisse entraîner en paix au fleuve du temps, vers l’océan de l’avenir, qui n’a plus de rivages ; et par le spectacle des harmonies actuelles de la nature, je m’élève vers son Auteur, et j’espère dans un autre monde de plus heureux destins.

Quoiqu’on n’aperçoive pas de mon ermitage, situé au milieu d’une forêt, cette multitude d’objets que nous présente l’élévation du lieu où nous sommes, il s’y trouve des dispositions intéressantes, surtout pour un homme qui, comme moi, aime mieux rentrer en lui-même que s’étendre au dehors. La rivière qui coule devant ma porte passe en ligne droite à travers les bois, en sorte qu’elle me présente un long canal ombragé d’arbres de toutes sortes de feuillages: il y a des tatamaques, des bois d’ébène, et de ceux qu’on appelle ici bois de pomme, bois d’olive et bois de cannelle ; des bosquets de palmistes élèvent çà et là leurs colonnes nues, et longues de plus de cent pieds, surmontées à leurs sommets d’un bouquet de palmes, et paraissent au-dessus des autres arbres comme une forêt plantée sur une autre forêt. Il s’y joint des lianes de divers feuillages, qui, s’enlaçant d’un arbre à l’autre, forment ici des arcades de fleurs, là de longues courtines de verdure. Des odeurs aromatiques sortent de la plupart de ces arbres, et leurs parfums ont tant d’influence sur les vêtements mêmes, qu’on sent ici un homme qui a traversé une forêt quelques heures après qu’il en est sorti. Dans la saison où ils donnent leurs fleurs, vous les diriez à demi couverts de neige. À la fin de l’été, plusieurs espèces d’oiseaux étrangers viennent, par un instinct incompréhensible, de régions inconnues, au-delà des vastes mers, récolter les graines des végétaux de cette île, et opposent l’éclat de leurs couleurs à la verdure des arbres rembrunie par le soleil. Telles sont, entre autres, diverses espèces de perruches, et les pigeons bleus, appelés ici pigeons hollandais. Les singes, habitants domiciliés de ces forêts, se jouent dans leurs sombres rameaux, dont ils se détachent par leur poil gris et verdâtre, et leur face toute noire ; quelques-uns s’y suspendent par la queue et se balancent en l’air ; d’autres sautent de branche en branche, portant leurs petits dans leurs bras. Jamais le fusil meurtrier n’y a effrayé ces paisibles enfants de la nature. On n’y entend que des cris de joie, des gazouillements et des ramages inconnus de quelques oiseaux des terres australes, que répètent au loin les échos de ces forêts. La rivière qui coule en bouillonnant sur un lit de roche, à travers les arbres, réfléchit çà et là dans ses eaux limpides leurs masses vénérables de verdure et d’ombre, ainsi que les jeux de leurs heureux habitants: à mille pas de là, elle se précipite de différents étages de rocher, et forme, à sa chute, une nappe d’eau unie comme le cristal, qui se brise, en tombant, en bouillons d’écume. Mille bruits confus sortent de ces eaux tumultueuses ; et, dispersés par les vents dans la forêt, tantôt ils fuient au loin, tantôt ils se rapprochent tous à la fois, et assourdissent comme les sons des cloches d’une cathédrale. L’air, sans cesse renouvelé par le mouvement des eaux, entretient sur les bords de cette rivière, malgré les ardeurs de l’été, une verdure et une fraîcheur qu’on trouve rarement dans cette île, sur le haut même des montagnes.

À quelque distance de là est un rocher, assez éloigné de la cascade pour qu’on n’y soit pas étourdi du bruit de ses eaux, et qui en est assez voisin pour y jouir de leur vue, de leur fraîcheur et de leur murmure. Nous allions quelquefois, dans les grandes chaleurs, dîner à l’ombre de ce rocher, madame de la Tour, Marguerite, Virginie, Paul et moi. Comme Virginie dirigeait toujours au bien d’autrui ses actions même les plus communes, elle ne mangeait pas un fruit à la campagne qu’elle n’en mît en terre les noyaux ou les pépins. « Il en viendra, disait-elle, des arbres qui donneront leurs fruits à quelque voyageur, ou au moins à un oiseau. » Un jour donc, qu’elle avait mangé une papaye au pied de ce rocher, elle y planta les semences de ce fruit. Bientôt après il y crut plusieurs papayers, parmi lesquels il y en avait un femelle, c’est-à-dire qui porte des fruits. Cet arbre n’était pas si haut que le genou de Virginie à son départ ; mais, comme il croît vite, deux ans après il avait vingt pieds de hauteur, et son tronc était entouré, dans sa partie supérieure, de plusieurs rangs de fruits mûrs. Paul, s’étant rendu par hasard dans ce lieu, fut rempli de joie en voyant ce grand arbre sorti d’une petite graine qu’il avait vu planter par son amie ; et, en même temps, il fut saisi d’une tristesse profonde parce témoignage de sa longue absence. Les objets que nous voyons habituellement ne nous font pas apercevoir de la rapidité de notre vie ; ils vieillissent avec nous d’une vieillesse insensible: mais ce sont ceux que nous revoyons tout à coup, après les avoir perdus quelques années de vue, qui nous avertissent de la vitesse avec laquelle s’écoule le fleuve de nos jours. Paul fut aussi surpris et aussi troublé à la vue de ce grand papayer chargé de fruits, qu’un voyageur l’est, après une longue absence de son pays, de n’y plus retrouver ses contemporains, et d’y voir leurs enfants, qu’il avait laissés à la mamelle, devenus eux-mêmes pères de famille. Tantôt il voulait l’abattre, parce qu’il lui rendait trop sensible la longueur du temps qui s’était écoulé depuis le départ de Virginie ; tantôt, le considérant comme un monument de sa bienfaisance, il baisait son tronc et lui adressait des paroles pleines d’amour et de regrets.

XVII

Le pathétique n’est pas moins simple: lisez encore la description des morts successives, des douleurs de Paul, de Marguerite, de Domingo et du chien Fidèle lui-même. Voyez si les larmes y manquent et si jamais on les fit couler avec des paroles moins ambitieuses. C’est le vieillard lui-même qui parle et qui raconte leur agonie presque muette.

Il cherchait à distraire le pauvre Paul en le suivant partout où l’agitation du désespoir le poussait.

Ensuite nous dormîmes sur l’herbe, au pied d’un arbre. Le lendemain, je crus qu’il se déterminerait à revenir sur ses pas. En effet, il regarda quelque temps dans la plaine l’église des Pamplemousses avec ses longues avenues de bambous, et il fil quelques mouvements comme pour y retourner ; mais il s’enfonça brusquement dans la forêt, en dirigeant toujours sa route vers le nord. Je pénétrai son intention, et je m’efforçai en vain de l’en distraire. Nous arrivâmes sur le milieu du jour au quartier de la Poudre-d’Or. Il descendit précipitamment au bord de la mer, vis-à-vis du lieu où avait péri le Saint-Géran. À la vue de l’île d’Ambre, et de son canal alors uni comme un miroir, il s’écria: « Virginie ! ô ma chère Virginie ! » et aussitôt il tomba en défaillance. Domingue et moi nous le portâmes dans l’intérieur de la forêt, où nous le fîmes revenir avec bien de la peine. Dès qu’il eut repris ses sens, il voulut retourner sur les bords de la mer ; mais l’ayant supplié de ne pas renouveler sa douleur et la nôtre par de si cruels ressouvenirs, il prit une autre direction. Enfin, pendant huit jours, il se rendit dans tous les lieux où il s’était trouvé avec la compagne de son enfance. Il parcourut le sentier par où elle avait été demander la grâce de l’esclave de la Rivière-Noire ; il revit ensuite les bords de la rivière des Trois-Mamelles où elle s’assit ne pouvant plus marcher, et la partie du bois où elle s’était égarée. Tous les lieux qui lui rappelaient les inquiétudes, les jeux, les repas, la bienfaisance de sa bien-aimée ; la rivière de la Montagne-Longue, ma petite maison, la cascade voisine, le papayer qu’elle avait planté, les pelouses où elle aimait à courir, les carrefours de la forêt où elle se plaisait à chanter, firent tour à tour couler ses larmes ; et les mêmes échos qui avaient retenti tant de fois de leurs cris de joie communs ne répétaient plus maintenant que ces mots douloureux: « Virginie ! ô ma chère Virginie ! »

Dans cette vie sauvage et vagabonde, ses yeux se cavèrent, son feint jaunit, et sa santé s’altéra de plus en plus. Persuadé que le sentiment de nos maux redouble par le souvenir de nos plaisirs, et que les passions s’accroissent dans la solitude, je résolus d’éloigner mon infortune ami des lieux qui lui rappelaient le souvenir de sa perte, et de le transférer dans quelque endroit de l’île où il y eut beaucoup de dissipation. Pour cet effet, je le conduisis sur les hauteurs habitées du quartier de Williams, où il n’avait jamais été. L’agriculture et le commerce répandaient dans cette partie de l’île beaucoup de mouvement et de variété. Il y avait des troupes de charpentiers qui équarrissaient des bois, et d’autres qui les sciaient en planches ; des voitures allaient et venaient le long de ses chemins ; de grands troupeaux de bœufs et de chevaux y paissaient dans de vastes pâturages, et la campagne y était parsemée d’habitations. L’élévation du sol y permettait en plusieurs lieux la culture de diverses espèces de végétaux de l’Europe. On y voyait çà et là des moissons de blé dans la plaine, des tapis de fraisiers dans les éclaircies des bois et des haies de rosiers le long des routes. La fraîcheur de l’air, en donnant de la tension aux nerfs, y était même favorable à la santé des blancs. De ces hauteurs situées vers le milieu de l’île, et entourées de grands bois, on n’apercevait ni la mer, ni le Port-Louis, ni l’église des Pamplemousses, ni rien qui pût rappeler à Paul le souvenir de Virginie. Les montagnes mêmes qui présentent différentes branches du côté du Port-Louis, n’offrent plus, du côté des plaines de Williams, qu’un long promontoire en ligne droite et perpendiculaire, d’où s’élèvent plusieurs longues pyramides de rochers où se rassemblent les nuages.

Ce fut donc dans ces plaines que je conduisis Paul. Je le tenais sans cesse en action, marchant avec lui au soleil et à la pluie, de jour et de nuit, l’égarant exprès dans les bois, les défrichés, les champs, afin de distraire son esprit par la fatigue de son corps, et de donner le change à ses réflexions par l’ignorance du lieu où nous étions et du chemin que nous avions perdu. Mais l’âme d’un amant retrouve partout les traces de l’objet aimé. La nuit et le jour, le calme des solitudes et le bruit des habitations, le temps même qui emporte tant de souvenirs, rien ne peut l’en écarter. Comme l’aiguille touchée de l’aimant, elle a beau être agitée, dès qu’elle rentre dans son repos, elle se tourne vers le pôle qui l’attire. Quand je demandais à Paul, égaré au milieu des plaines de Williams: « Où irons-nous maintenant ? » il se tournait vers le nord et me disait: « Voilà nos montagnes ; retournons-y. »

Je vis bien que tous les moyens que je tentais pour le distraire étaient inutiles, et qu’il ne me restait d’autre ressource que d’attaquer sa passion en elle-même, en y employant toutes les forces de ma faible raison. Je lui répondis donc: « Oui, voilà les montagnes où demeurait votre chère Virginie, et voilà le portrait que vous lui aviez donné, et qu’en mourant elle portait sur son cœur, dont les derniers mouvements ont encore été pour vous. » Je présentai alors à Paul le petit portrait qu’il avait donné à Virginie au bord de la fontaine des cocotiers. À cette vue, une joie funeste parut dans ses regards. Il saisit avidement ce portrait de ses faibles mains, et le porta sur sa bouche. Alors sa poitrine s’oppressa, et dans ses yeux à demi sanglants des larmes s’arrêtèrent sans pouvoir couler.

Je lui dis: « Mon fils, écoutez-moi, qui suis votre ami, qui ai été celui de Virginie, et qui, au milieu de vos espérances, ai souvent tâché de fortifier votre raison contre les accidents imprévus de la vie. Que déplorez-vous avec tant d’amertume ? Est-ce votre malheur ? est-ce celui de Virginie ?

« Votre malheur ? Oui, sans doute, il est grand. Vous avez perdu la plus aimable des filles, qui aurait été la plus digne des femmes. Elle avait sacrifié ses intérêts aux vôtres, et vous avait préféré à la fortune, comme la seule récompense digne de sa vertu. Mais que savez-vous si l’objet de qui vous deviez attendre un bonheur si pur n’eût pas été pour vous la source d’une infinité de peines ? Elle était sans bien, et déshéritée ; vous n’aviez désormais à partager avec elle que votre seul travail. Revenue plus délicate par son éducation, et plus courageuse par son malheur même, vous l’auriez vue chaque jour succomber, en s’efforçant de partager vos fatigues. Quand elle vous aurait donné des enfants, ses peines et les vôtres auraient augmenté, par la difficulté de soutenir seule avec vous de vieux parents, et une famille naissante.

« Vous me direz: Le gouverneur nous aurait aidés. Que savez-vous si, dans une colonie qui change si souvent d’administrateurs, vous aurez souvent des la Bourdonnais ? s’il ne viendra pas ici des chefs sans mœurs et sans morale ? si, pour obtenir quelque misérable secours, votre épouse n’eût pas été obligée de leur faire sa cour ? Ou elle eût été faible, et vous eussiez été à plaindre ; ou elle eût été sage, et vous fussiez resté pauvre: heureux si, à cause de sa beauté et de sa vertu, vous n’eussiez pas été persécuté par ceux mêmes de qui vous espériez de la protection !

« Il me fût resté, me direz-vous, le bonheur, indépendant de la fortune, de protéger l’objet aimé qui s’attache à nous à proportion de sa faiblesse même ; de le consoler par mes propres inquiétudes ; de le réjouir de ma tristesse, et d’accroître notre amour de nos peines mutuelles. Sans doute, la vertu et l’amour jouissent de ces plaisirs amers. Mais elle n’est plus ; et il vous reste ce qu’après vous elle a le plus aimé, sa mère et la vôtre, que votre douleur inconsolable conduira au tombeau. Mettez votre bonheur à les aider, comme elle l’y avait mis elle-même. Mon fils, la bienfaisance est le bonheur de la vertu ; il n’y en a point de plus assuré et de plus grand sur la terre. Les projets de plaisirs, de repos, de délices, d’abondance, de gloire, ne sont point faits pour l’homme, faible, voyageur et passager. Voyez comme un pas vers la fortune nous a précipités tous d’abîme en abîme. Vous vous y êtes opposé, il est vrai ; mais qui n’eût pas cru que le voyage de Virginie devait se terminer par son bonheur et par le vôtre ? Les invitations d’une parente riche et âgée, les conseils d’un sage gouverneur, les applaudissements d’une colonie, les exhortations et l’autorité d’un prêtre ont décidé du malheur de Virginie. Ainsi nous courons à notre perte, trompés par la prudence même de ceux qui nous gouvernent. Il eût mieux valu sans doute ne pas les croire, ni se fier à la voix et aux espérances d’un monde trompeur. Mais enfin, de tant d’hommes que nous voyons si occupés dans ces plaines, de tant d’autres qui vont chercher la fortune aux Indes, ou qui, sans sortir de chez eux, jouissent en repos, en Europe, des travaux de ceux-ci, il n’y en a aucun qui ne soit destiné à perdre un jour ce qu’il chérit le plus, grandeurs, fortune, femme, enfants, amis. La plupart auront à joindre à leur perte le souvenir de leur propre imprudence. Pour vous, en rentrant en vous-même, vous n’avez rien à vous reprocher. Vous avez été fidèle à votre foi. Vous avez eu, à la fleur de la jeunesse, la prudence d’un sage, en ne vous écartant pas du sentiment de la nature. Vos vues seules étaient légitimes, parce qu’elles étaient pures, simples, désintéressées, et que vous aviez sur Virginie des droits sacrés qu’aucune fortune ne pouvait balancer. Vous l’avez perdue ; et ce n’est ni votre imprudence, ni votre avarice, ni votre fausse sagesse qui vous l’ont fait perdre ; mais Dieu même, qui a employé les passions d’autrui pour vous ôter l’objet de votre amour ; Dieu, de qui vous tenez tout, qui voit tout ce qui vous convient, et dont la sagesse ne vous laisse aucun lieu au repentir et au désespoir qui marchent à la suite des maux dont nous avons été la cause.

« Voilà ce que vous pouvez vous dire dans votre infortune: Je ne l’ai pas méritée. Est-ce donc le malheur de Virginie, sa fin, son état présent que vous déplorez ? Elle a subi le sort réservé à la naissance, à la beauté et aux empires mêmes. La vie de l’homme, avec tous ses projets, s’élève comme une petite tour dont la mort est le couronnement. En naissant, elle était condamnée à mourir. Heureuse d’avoir dénoué les liens de la vie avant sa mère, avant la vôtre, avant vous, c’est-à-dire de n’être pas morte plusieurs fois avant la dernière !

« La mort, mon fils, est un bien pour tous les hommes ; elle est la nuit de ce jour inquiet qu’on appelle la vie. C’est dans le sommeil de la mort que reposent pour jamais les maladies, les douleurs, les chagrins, les craintes, qui agitent sans cesse les malheureux vivants. Examinez les hommes qui paraissent les plus heureux, vous verrez qu’ils ont acheté leur prétendu bonheur bien chèrement: la considération publique, par des maux domestiques ; la fortune, par la perte de la santé ; le plaisir si rare d’être aimé, par des sacrifices continuels: et souvent, à la fin d’une vie sacrifiée aux intérêts d’autrui, ils ne voient autour d’eux que des amis faux et des parents ingrats. Mais Virginie a été heureuse jusqu’au dernier moment. Elle l’a été avec nous par les biens de la nature ; loin de nous, par ceux de la vertu: et même dans le moment terrible où nous l’avons vue périr, elle était encore heureuse: car soit qu’elle jetât les yeux sur une colonie entière, à qui elle causait une désolation universelle, ou sur vous, qui couriez avec tant d’intrépidité à son secours, elle a vu combien elle nous était chère à tous. Elle s’est fortifiée contre l’avenir, par le souvenir de l’innocence de sa vie ; et elle a reçu alors le prix que le ciel réserve à la vertu, un courage supérieur au danger. Elle a présenté à la mort un visage serein.

« Mon fils, Dieu donne à la vertu tous les événements de la vie à supporter, pour faire voir qu’elle seule peut en faire usage, et y trouver du bonheur et de la gloire. Quand il lui réserve une réputation illustre, il l’élève sur un grand théâtre, et la met aux prises avec la mort ; alors son courage sert d’exemple, et le souvenir de ses malheurs reçoit à jamais un tribut de larmes de la postérité. Voilà le monument immortel qui lui est réservé sur une terre où tout passe, et où la mémoire même de la plupart des rois est bientôt ensevelie dans un éternel oubli.

« Mais Virginie existe encore. Mon fils, voyez que tout change sur la terre, et que rien ne s’y perd. Aucun art humain ne pourrait anéantir la plus petite particule de matière ; et ce qui fut raisonnable, sensible, aimant, vertueux, religieux aurait péri, lorsque les éléments dont il était revêtu sont indestructibles !… Ah ! si Virginie a été heureuse avec nous, elle l’est maintenant bien davantage. Il y a un Dieu, mon fils: toute la nature l’annonce ; je n’ai pas besoin de vous le prouver. Il n’y a que la méchanceté des hommes qui leur fasse nier une justice qu’ils craignent. Son sentiment est dans votre cœur, ainsi que ses ouvrages sont sous vos yeux. Croyez-vous donc qu’il laisse Virginie sans récompense ? Croyez-vous que cette même puissance, qui avait revêtu cette âme si noble d’une forme si belle, où vous sentiez un art divin, n’aurait pu la tirer des flots ? que celui qui a arrangé le bonheur actuel des hommes par des lois que vous ne connaissez pas ne puisse en préparer un autre à Virginie par des lois qui vous sont également inconnues ? Quand nous étions dans le néant, si nous eussions été capables de penser, aurions-nous pu nous former une idée de notre existence ? Et maintenant que nous sommes dans cette existence ténébreuse et fugitive, pouvons-nous prévoir ce qu’il y a au-delà de la mort, par où nous en devons sortir ? Dieu a-t-il besoin, comme l’homme, du petit globe de notre terre pour servir de théâtre à son intelligence et à sa bonté ; et n’a-t-il pu propager la vie humaine que dans les champs de la mort ? Il n’y a pas dans l’Océan une seule goutte d’eau qui ne soit pleine d’êtres vivants qui ressortissent à nous ; et il n’existerait rien pour nous parmi tant d’astres qui roulent sur nos têtes ! Quoi ! il n’y aurait d’intelligence suprême et de bonté divine précisément que là où nous sommes ! et dans ces globes rayonnants et innombrables, dans ces champs infinis de lumière qui les environnent, que ni les orages ni les nuits n’obscurcissent jamais, il n’y aurait qu’un espace vain et un néant éternel ! Si nous, qui ne nous sommes rien donné, osions assigner des bornes à la puissance de laquelle nous avons tout reçu, nous pourrions croire que nous sommes ici sur les limites de son empire, où la vie se débat avec la mort, et l’innocence avec la tyrannie !

« Sans doute, il est quelque part un lieu où la vertu reçoit sa récompense. Virginie maintenant est heureuse. Ah ! si du séjour des anges elle pouvait se communiquer à vous, elle vous dirait, comme dans ses adieux ; Ô Paul ! la vie n’est qu’une épreuve. J’ai été trouvée fidèle aux lois de la nature, de l’amour et de la vertu. J’ai traversé les mers pour obéir à mes parents ; j’ai renoncé aux richesses pour conserver ma foi ; et j’ai mieux aimé perdre la vie que de violer la pudeur. Le ciel a trouvé ma carrière suffisamment remplie. J’ai échappé pour toujours à la pauvreté, à la calomnie, aux tempêtes, au spectacle des douleurs d’autrui. Aucun des maux qui effrayent les hommes ne peut plus désormais m’atteindre, et vous me plaignez ! Je suis pure et inaltérable comme une particule de lumière, et vous me rappelez dans la nuit de la vie ! Ô Paul ! ô mon ami ! souviens-toi de ces jours de bonheur où dès le matin nous goûtions la volupté des cieux, se levant avec le soleil sur les pitons de ces rochers, et se répandant avec ses rayons au sein de nos forêts. Nous éprouvions un ravissement dont nous ne pouvions comprendre la cause. Dans nos souhaits innocents, nous désirions être tout vue, pour jouir des riches couleurs de l’aurore ; tout odorat, pour sentir les parfums de nos plantes ; tout ouïe, pour entendre les concerts de nos oiseaux ; tout cœur, pour reconnaître ces bienfaits. Maintenant, à la source de la beauté d’où découle tout ce qui est agréable sur la terre, mon âme voit, goûte, entend, touche immédiatement ce qu’elle ne pouvait sentir alors que par de faibles organes. Ah ! quelle langue pourrait décrire ces rivages d’un orient éternel que j’habite pour toujours ? Tout ce qu’une puissance infinie et une bonté céleste ont pu créer pour consoler un être malheureux ; tout ce que l’amitié d’une infinité d’êtres, réjouis de la même félicité, peut mettre d’harmonie dans des transports communs, nous l’éprouvons sans mélange. Soutiens donc l’épreuve qui t’est donnée, afin d’accroître le bonheur de ta Virginie par des amours qui n’auront plus de terme, par un hymen dont les flambeaux ne pourront plus s’éteindre. Là, j’apaiserai tes regrets ; là, j’essuierai tes larmes. Ô mon ami ! mon jeune époux ! élève ton âme vers l’infini pour supporter les peines d’un moment. »

Ma propre émotion mit fin à mon discours. Pour Paul, me regardant fixement, il s’écria: « Elle n’est plus ! elle n’est plus ! » et une longue faiblesse succéda à ces douloureuses paroles. Ensuite, revenant à lui, il dit: « Puisque la mort est un bien, et que Virginie est heureuse, je veux aussi mourir pour me rejoindre à Virginie. » Ainsi mes motifs de consolation ne servirent qu’à nourrir son désespoir. J’étais comme un homme qui veut sauver son ami, coulant à fond au milieu d’un fleuve sans vouloir nager. La douleur l’avait submergé. Hélas ! les malheurs du premier âge préparent l’homme à entrer dans la vie ; et Paul n’en avait jamais éprouvé.

Je le ramenai à son habitation. J’y trouvai sa mère et madame de la Tour dans un état de langueur qui avait encore augmenté. Marguerite était la plus abattue. Les caractères vifs, sur lesquels glissent les peines légères, sont ceux qui résistent le moins aux grands chagrins.

Elle me dit: « Ô mon bon voisin ! il m’a semblé, cette nuit, voir Virginie vêtue de blanc, au milieu de bocages et de jardins délicieux. Elle m’a dit: Je jouis d’un bonheur digne d’envie. Ensuite, elle s’est approchée de Paul d’un air riant, et l’a enlevé avec elle. Comme je m’efforçais de retenir mon fils, j’ai senti que je quittais moi-même la terre et que je le suivais avec un plaisir inexprimable. Alors j’ai voulu dire adieu à mon amie ; aussitôt je l’ai vue qui nous suivait avec Marie et Domingue. Mais ce que je trouve encore de plus étrange, c’est que madame de la Tour a fait, cette même nuit, un songe accompagné des mêmes circonstances. »

Je lui répondis: « Mon amie, je crois que rien n’arrive dans le monde sans la permission de Dieu. Les songes annoncent quelquefois la vérité. »

Madame de la Tour me fit le récit d’un songe tout à fait semblable qu’elle avait eu cette même nuit. Je n’avais jamais remarqué dans ces deux dames aucun penchant à la superstition ; je fus donc frappé de la concordance de leur songe, et je ne doutai pas en moi-même qu’il ne vint à se réaliser. Cette opinion, que la vérité se présente quelquefois à nous pendant le sommeil, est répandue chez tous les peuples de la terre. Les plus grands hommes de l’antiquité y ont ajouté foi, entre autres Alexandre, César, les Scipions, les deux Catons et Brutus, qui n’étaient pas des esprits faibles. L’Ancien et le Nouveau Testament nous fournissent quantité d’exemples de songes qui se sont réalisés. Pour moi, je n’ai besoin à cet égard que de ma propre expérience ; et j’ai éprouvé plus d’une fois que les songes sont des avertissements que nous donne quelque intelligence qui s’intéresse à nous. Que si l’on veut combattre ou défendre avec des raisonnements des choses qui surpassent la lumière de la raison humaine, c’est ce qui n’est pas possible. Cependant, si la raison de l’homme n’est qu’une image de celle de Dieu, puisque l’homme a bien le pouvoir de faire parvenir ses intentions jusqu’au bout du monde par des moyens secrets et cachés, pourquoi l’Intelligence qui gouverne l’univers n’en emploierait-elle pas de semblables pour la même fin ? Un ami console son ami par une lettre qui traverse une multitude de royaumes, circule au milieu des haines des nations, et vient apporter de la joie et de l’espérance à un seul homme ; pourquoi le souverain protecteur de l’innocence ne peut-il venir, par quelque voie secrète, au secours d’une âme vertueuse qui ne met sa confiance qu’en lui seul ? A-t-il besoin d’employer quelque signe extérieur pour exécuter sa volonté, lui qui agit sans cesse dans tous ses ouvrages par un travail intérieur ?

Pourquoi douter des songes ? La vie, remplie de projets passagers et vains, est-elle autre chose qu’un songe ?

Quoi qu’il en soit, celui de mes amies infortunées se réalisa bientôt. Paul mourut deux mois après la mort de sa chère Virginie, dont il prononçait sans cesse le nom. Marguerite vit venir sa fin, huit jours après celle de son fils, avec une joie qu’il n’est donné qu’à la vertu d’éprouver. Elle fit les plus tendres adieux à madame de la Tour, « dans l’espérance, lui dit-elle, d’une douce et éternelle réunion. La mort est le plus grand des biens, ajouta-t-elle ; on doit la désirer. Si la vie est une punition, on doit en souhaiter la fin ; si c’est une épreuve, on doit la demander courte. »

Le gouvernement prit soin de Domingue et de Marie, qui n’étaient plus en état de servir, et qui ne survécurent pas longtemps à leurs maîtresses.

Pour le pauvre Fidèle, il était mort de langueur à peu près dans le même temps que son maître.

J’amenai chez moi madame de la Tour, qui se soutenait au milieu de si grandes pertes avec une grandeur d’âme incroyable. Elle avait consolé Paul et Marguerite jusqu’au dernier instant, comme si elle n’avait eu que leur malheur à supporter. Quand elle ne les vit plus, elle m’en parlait, chaque jour, comme d’amis chéris qui étaient dans le voisinage. Cependant, elle ne leur survécut que d’un mois. Quant à sa tante, loin de lui reprocher ses maux, elle priait Dieu de les lui pardonner, et d’apaiser les troubles affreux d’esprit où nous apprîmes qu’elle était tombée immédiatement après qu’elle eut renvoyé Virginie avec tant d’inhumanité.

Cette parente dénaturée ne porta pas loin la punition de sa dureté. J’appris, par l’arrivée successive de plusieurs vaisseaux, qu’elle était agitée de vapeurs qui lui rendaient la vie et la mort également insupportables. Tantôt, elle se reprochait la fin prématurée de sa charmante petite-nièce, et la perte de sa mère qui s’en était suivie ; tantôt, elle s’applaudissait d’avoir repoussé loin d’elle deux malheureuses qui, disait-elle, avaient déshonoré sa maison par la bassesse de leurs inclinations. Quelquefois, se mettant en fureur à la vue de ce grand nombre de misérables dont Paris est rempli: « Que n’envoie-t-on, s’écriait-elle, ces fainéants périr dans nos colonies ? » Elle ajoutait que les idées d’humanité, de vertu, de religion, adoptées par tous les peuples, n’étaient que des inventions de la politique de leurs princes. Puis, se jetant tout à coup dans une extrémité opposée, elle s’abandonnait à des terreurs superstitieuses qui la remplissaient de frayeurs mortelles. Elle courait porter d’abondantes aumônes à de riches moines qui la dirigeaient, les suppliant d’apaiser la Divinité par le sacrifice de sa fortune: comme si des biens qu’elle avait refusés aux malheureux pouvaient plaire au Père des hommes ! Souvent son imagination lui représentait des campagnes de feu, des montagnes ardentes, où des spectres hideux erraient en l’appelant à grands cris. Elle se jetait aux pieds de ses directeurs, et elle imaginait contre elle-même des tortures et des supplices ; car le ciel, le juste ciel envoie aux âmes cruelles des religions effroyables.

Ainsi elle passa plusieurs années, tour à tour athée et superstitieuse, ayant également en horreur la mort et la vie. Mais ce qui acheva la fin d’une si déplorable existence, fut le sujet même auquel elle avait sacrifié les sentiments de la nature. Elle eut le chagrin de voir que sa fortune passerait après elle à des parents qu’elle haïssait. Elle chercha donc à en aliéner la meilleure partie ; mais ceux-ci, profitant des accès de vapeurs auxquels elle était sujette, la firent enfermer comme folle et mettre ses biens en direction. Ainsi ses richesses mêmes achevèrent sa perte ; et comme elles avaient endurci le cœur de celle qui les possédait, elles dénaturèrent de même le cœur de ceux qui les désiraient. Elle mourut donc, et ce qui est le comble du malheur, avec assez d’usage de sa raison pour connaître qu’elle était dépouillée et méprisée par les mêmes personnes dont l’opinion l’avait dirigée toute sa vie.

On a mis auprès de Virginie, au pied des mêmes roseaux, son ami Paul, et autour d’eux leurs tendres mères et leurs fidèles serviteurs. On n’a point élevé de marbres sur leurs humbles tertres ni gravé d’inscriptions à leurs vertus ; mais leur mémoire est restée ineffaçable dans le cœur de ceux qu’ils ont obligés. Leurs ombres n’ont pas besoin de l’éclat qu’ils ont fui pendant leur vie ; mais si elles s’intéressent encore à ce qui se passe sur la terre, sans doute elles aiment à errer sous les toits de chaume qu’habite la vertu laborieuse ; à consoler la pauvreté mécontente de son sort ; à nourrir dans les jeunes amants une flamme durable, le goût des biens naturels, l’amour du travail et la crainte des richesses.

La voix du peuple, qui se tait sur les monuments élevés à la gloire des rois, a donné à quelques parties de cette île des noms qui éterniseront la perte de Virginie. On voit près de l’île d’Ambre, au milieu des écueils, un lieu appelé la Passe du Saint-Géran, du nom de ce vaisseau qui y périt en la ramenant d’Europe. L’extrémité de cette longue pointe de terre que vous apercevez à trois lieues d’ici, à demi couverte des flots de la mer, que le Saint-Géran ne put doubler, la veille de l’ouragan, pour entrer dans le port, s’appelle le Cap malheureux ; et voici devant nous, au bout de ce vallon, la Baie du Tombeau, où Virginie fut trouvée ensevelie dans le sable: comme si la mer eût voulu rapporter son corps à sa famille, et rendre les derniers devoirs à sa pudeur sur les mêmes rivages qu’elle avait honorés de son innocence.

Jeunes gens si tendrement unis ! mères infortunées ! chère famille ! ces bois qui vous donnaient leurs ombrages, ces fontaines qui coulaient pour vous, ces coteaux où vous reposiez ensemble déplorent encore votre perte. Nul, depuis vous, n’a osé cultiver cette terre désolée ni relever ces humbles cabanes. Vos chèvres sont devenues sauvages ; vos vergers sont détruits ; vos oiseaux sont enfuis, et on n’entend plus que les cris des éperviers qui volent en rond au haut de ce bassin de rochers. Pour moi, depuis que je ne vous vois plus, je suis comme un ami qui n’a plus d’amis, comme un père qui a perdu ses enfants, comme un voyageur qui erre sur la terre, où je suis resté seul.

En disant ces mots, ce bon vieillard s’éloigna en versant des larmes ; et les miennes avaient coulé plus d’une fois pendant ce funeste récit.

XVIII

Essuyez vos yeux et demandez-vous d’où viennent vos larmes ? Elles coulent comme coulent les sources de la terre en été, quand la terre est chaude et qu’aucun tonnerre n’annonce le déchirement des nuages. Il n’y a pas un mot qui fasse ici plus de bruit qu’un autre ; la respiration même de l’âme ne s’y sent pas ; tout finit par le silence éternel et l’ombre des bananiers. Mais ce silence est plus éloquent que des phrases: voilà le style sans style, le murmure du cœur muet de paroles, mais qui n’a pas besoin de paroles pour être entendu. Voilà Bernardin de Saint-Pierre ! Depuis l’Évangile, qui avait ainsi parlé ? Son art est de sentir ; il peint, parce qu’il ne cherche pas à peindre.

Tel est l’homme de lettres accompli, le traducteur de l’âme humaine. Il cherche longtemps son pain dans les travaux de son esprit, il l’avait caché lui-même dans un pli de son cœur, il l’ouvre un jour ; il l’ouvre tard et le monde est pour jamais ravi: le pain, la gloire et l’enthousiasme arrivent à la même heure, puis l’amour avec la femme accomplie née pour éclairer ses vieux jours d’une seconde aurore, aussi pure, aussi fraîche que celle du matin ; puis un disciple semblable au jeune disciple de Platon, consacrant sa vie à glorifier son maître, et héritant de sa femme encore jeune et belle, de ses enfants et de ses amis.

Voilà le sort du grand homme de lettres de la France, Bernardin de Saint-Pierre, il vivra autant que l’amour.

Lamartine.