CXLe entretien.
L’homme de lettres
Bernardin de Saint-Pierre
I
Il y a eu avant la Révolution, en France, une classe d’hommes à part, dont le principal métier était le style, dont la seule ambition était la gloire, regardant tout le reste comme indigne d’eux. Ces hommes, en effet, ont immédiatement grandi le nom de la France. La Grèce antique avait ses sages, la France moderne avait ses hommes de lettres. Bernardin de Saint-Pierre fut un des derniers et peut-être le plus illustre.
Il fut l’auteur de Paul et Virginie, la plus mémorable pastorale, sans exception, qu’un génie à la fois simple et pathétique ait jamais conçue et écrite pour l’âme des hommes de tous les pays.
Mais étudions d’abord l’auteur avant de nous attacher aux ouvrages. Peu d’écrivains furent plus malheureux dans leur vie privée et aventureuse, peu d’hommes de mémoire furent plus heureux devant la postérité. Le ciel qui l’aimait lui réserva une femme jeune, charmante et belle pour ses vieux jours, et un ami fidèle après sa mort. Le bonheur vint tard, mais il vint, aux doux sourires de sa femme, la gloire à l’appel de son disciple et de son ami. J’ai beaucoup connu cette seconde femme, si belle, si bonne, si aimante, qu’elle semblait une seconde jeunesse éclose sur le front encore vert d’un vieillard ; j’ai beaucoup connu et beaucoup aimé aussi l’ami et le disciple auquel il sembla, comme le Sauveur à saint Jean, léguer en mourant son âme et son génie avec sa femme, pour que rien ne restât sans protecteur après lui.
Cette femme était mademoiselle de Pelleport, âgée alors de dix-huit ans ; ce disciple était M. Aimé Martin, son soutien et son admirateur. Nous y reviendrons.
II
Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre était né au Havre en 1737. Son enfance fut celle de tout le monde. Sa famille était illustre par sa parenté avec Eustache de Saint-Pierre, maire de Calais, victime dévouée et volontaire du roi d’Angleterre pour ses concitoyens. L’enfant avait deux frères et une sœur, Catherine de Saint-Pierre. Ses frères eurent une vie agitée, mais médiocre. Sa sœur, belle et fière, refusa de se marier. La brillante imagination de Bernardin de Saint-Pierre, mêlée d’un peu de vanité, se signala de bonne heure. Les capucins et les jésuites voulurent plusieurs fois l’attirer à eux. Il préférait à tout les miracles naturels et les études sur l’organisme des animaux.
Dès l’âge de huit ans, on lui faisait cultiver un petit jardin où chaque jour il allait épier le développement de ses plantations, cherchant à deviner comment une grosse tige, des bouquets de fleurs, des grappes de fruits savoureux pouvaient sortir d’une graine frêle et aride. Mais les animaux surtout attiraient son affection, étonnaient son intelligence. Ayant accompagné son père dans un petit voyage à Rouen, celui-ci s’arrêta devant les flèches de la cathédrale, dont il ne pouvait se lasser d’admirer la hauteur et la légèreté ; le jeune Henri levait aussi les yeux vers la cime des tours, mais c’était pour admirer le vol des hirondelles qui y faisaient leurs nids. Son père qui le voyait dans une espèce d’extase, l’attribuant à la majesté du monument, lui dit: Eh bien, Henri, que penses-tu de cela ? L’enfant, toujours préoccupé de la contemplation des hirondelles, lui répondit: Bon Dieu ! qu’elles volent haut ! Tout le monde se mit à rire, son père le traita d’imbécile ; mais toute sa vie il fut cet imbécile, car il admirait plus le vol d’un moucheron que la colonnade du Louvre.
III
Ce goût des œuvres de Dieu s’accrut en lui avec les années. Un curé de Caen acheva sa première éducation. Il manifesta de bonne heure la passion de la solitude. Sa marraine, Mlle de Bayard, descendante du héros de ce nom, obtint de ses parents sa rentrée dans la maison paternelle. Elle fut pour lui comme une seconde mère. Elle lui inspira sa générosité et sa mélancolie. La lecture du Robinson lui donna l’amour des voyages et des aventures. Après avoir étudié à Paris, il apprit que son père s’était remarié ; il aspira à se placer seul par le mérite transcendant que ses études heureuses avaient manifesté en lui ; il avait vingt ans. Il alla à Versailles solliciter du ministre un emploi dans les ponts et chaussées. Il n’obtint que des éloges. D’autres, plus protégés, furent plus heureux. Il fut réduit à briguer une place dans le génie militaire. Il alla rejoindre à ce titre un corps d’armée de trente mille hommes, que M. de Saint-Germain commandait en Allemagne. Son corps d’armée fut battu. Il revint chez son père. Il y fut froidement reçu par sa belle-mère ; il reprit la route de Paris en 1761, n’ayant pour toute fortune que 120 francs d’argent et une somme à peu près égale en un billet de la loterie de Saint-Sulpice. La ville de Marseille ayant reçu de la marine royale l’invitation d’envoyer quelques officiers ingénieurs à Malte pour élever des fortifications contre les Turcs, il fut choisi, et s’embarqua pour l’île avec le brevet d’ingénieur géographe. Le siége n’eut pas lieu, il rentra en France et revint à Paris dénué de tout. Enfin il rêva d’aller en Russie chercher gloire et fortune ; quelques amis se cotisèrent pour lui offrir, louis par louis, la petite somme de trois cents francs ; son père y joignit l’envoi de ses titres de noblesse, dont il espérait des miracles.
Il monta avec ce léger bagage dans la diligence de Bruxelles et arriva à la Haye. Ses lettres de recommandation ne lui ayant servi à rien, il alla à Amsterdam et à Lubeck, où quelques modiques présents qu’il reçut du chevalier de Chazat lui servirent à s’embarquer pour Cronstadt. La renommée de Catherine, impératrice de Russie, et la beauté de sa figure lui donnèrent les illusions de la vanité et de l’amour.
Obligé de vivre de peu, il passait les jours entiers dans sa chambre, cherchant à s’absorber par l’étude des mathématiques. Le temps s’écoulait, la cour ne revenait pas, et tout annonçait à M. de Saint-Pierre que son hôtesse se lassait de lui faire crédit. Il croyait ne jamais sortir de ce labyrinthe, lorsqu’un dimanche, après la messe, un seigneur vêtu d’une riche pelisse l’aborda poliment à la porte de l’église. Après une conversation assez longue, dans laquelle il lui témoigna beaucoup d’intérêt, il lui offrit de le présenter au maréchal de Munnich, gouverneur de Pétersbourg, dont il était secrétaire. Charmé de cette offre bienveillante, M. de Saint-Pierre accepta un rendez-vous pour le lendemain, trois heures du matin, seule heure à laquelle le maréchal donnât ses audiences.
Il trouva un vieillard de quatre-vingts ans, sec, vif, pétulant, qui l’accueillit de bonne amitié, et qui en moins d’un quart d’heure lui eut montré son cabinet, ses dessins, ses plans, une centaine de volumes sur le génie militaire, qui formaient toute sa bibliothèque. Ces livres avaient servi à sa gloire. Jeté dans les déserts de la Sibérie, il avait ; comme les anciens philosophes, ouvert une école sur la terre de l’exil. Rassemblant autour de lui les soldats commis à sa garde, il s’était plu à leur dévoiler les secrets de la science d’Euclide et de Pascal. Sa patrie avait puni ses vertus, il ne se vengea qu’en lui en montrant de nouvelles ; et l’on vit tout à coup une troupe d’ingénieurs habiles sortir de ces régions barbares, se répandre dans l’armée, et fonder le corps du génie militaire russe. Un homme de cette trempe devait apprécier le mérite de M. de Saint-Pierre. Il était déjà charmé de sa conversation ; mais il voulut le juger sur ses œuvres, et lui ayant remis des couleurs, du papier, des pinceaux, il l’invita à revenir bientôt avec un échantillon de son talent. Cette invitation eut l’heureux effet de prolonger le crédit de notre voyageur. Peu de jours après, il revint avec un plan dont le maréchal fut si satisfait, qu’il promit aussitôt d’en recommander l’auteur à M. de Villebois, grand maître de l’artillerie, et s’adressant en allemand à son premier aide de camp, il se fit apporter un sac de roubles, qu’il présenta à M. de Saint-Pierre en lui disant que cette somme servirait à payer ses frais de voyage jusqu’à Moscou. Celui-ci répondit en rougissant que les ingénieurs du roi de France ne pouvaient recevoir de l’argent que d’un souverain. Et comme il se retirait en prononçant ces mots, le maréchal se leva et lui dit d’un air touché qu’en Russie, l’usage permettait à un colonel, et même à un général, de recevoir des bienfaits de sa main ; que cependant il ne s’offensait pas d’un refus inspiré par un excès de délicatesse ; puis il ajouta, après un moment de réflexion: « Vous ne refuserez pas sans doute de faire le voyage avec un général de mes amis qui se rend à la cour ? » Cette dernière proposition satisfaisait à tout ; M. de Saint-Pierre l’accepta avec reconnaissance: c’était un premier pas vers la fortune, et il commençait à concevoir que la fortune ne lui serait point inutile pour accomplir ses grands projets.
Dans le temps même où il venait de trouver un protecteur, la Providence lui donnait un ami. Un Genevois, nommé Duval, joaillier de la couronne, qu’il avait eu occasion de rencontrer plusieurs fois chez son hôtesse, n’avait pu voir son malheur sans en être ému, ni son courage sans l’admirer. C’était un de ces hommes dont la physionomie laisse lire toutes les pensées, et dont toutes les pensées sont bienveillantes et vertueuses. Une douce mélancolie répandue sur ses traits exprimait la beauté de son âme ; elle semblait plaindre tous les malheureux et leur annoncer un consolateur. Il voulut être la providence d’un jeune homme qu’il voyait sans crainte et sans trouble dans sa lutte avec la misère, et une grande intimité ne tarda pas à s’établir entre eux. Duval était loin d’approuver les projets de son jeune ami ; mais il ne les blâmait pas ouvertement, car il sentait que les dégoûts de l’ambition ne peuvent naître que des mécomptes de l’ambition. Toujours prêt à donner un bon conseil, il laissait faire ensuite, et se trouvait là pour consoler ou pour secourir. C’était l’idéal de l’amitié, et celle qu’il inspira fut bien profonde, puisque non-seulement M. de Saint-Pierre lui adressa les lettres qui composent la relation de son voyage à l’Île de France, mais longtemps après, par une touchante fiction, il attribuait son système de la fonte des glaces polaires à un sage nommé M. Duval, cherchant à répandre sur l’ami qui avait inspiré son premier ouvrage les derniers rayons de sa gloire.
M. Duval, instruit du départ prochain de M. de Saint-Pierre, fit tous ses efforts pour changer sa résolution ; mais, ne pouvant y réussir, il lui ouvrit généreusement sa bourse ; et le même jeune homme qui venait de refuser les dons d’un maréchal d’empire, parce qu’il ne pouvait voir en lui qu’un protecteur étranger, consentit à emprunter dix roubles (50 fr.) d’un simple particulier dans lequel son cœur voyait un ami.
Cependant, le maréchal de Munnich le présenta au général sous les auspices duquel il devait paraître à la cour, et peu de temps après ils se mirent en route pour Moscou. On était alors au mois de janvier. Le général avait deux voitures bien chaudes, bien closes, l’une pour lui, l’autre pour ses adjudants. Un traîneau découvert était destiné à son domestique, et il donna ordre d’y faire placer le jeune Français. Dès la première nuit, le traîneau versa deux fois. Notre malheureux voyageur, exposé à toutes les injures de l’air, éprouvait un froid d’autant plus horrible qu’il n’avait pris aucune des précautions d’usage, et qu’avec son chapeau de feutre et son habit court, il lui semblait qu’il n’était pas vêtu. Le second jour, il eut une joue gelée, et sans un bonnet de laine que lui prêta son compagnon, il y eût sans doute laissé ses deux oreilles. Chaque fois qu’on arrivait dans une maison de poste, le général déballait lui-même les provisions, il distribuait à chacun un petit morceau de pain dur comme le marbre, puis la valeur d’un demi-verre de vin, qu’on coupait avec une hache. Après cette généreuse distribution, le général se mettait seul à table, pendant que ses aides de camp et son secrétaire se tenaient debout derrière lui. M. de Saint-Pierre ne crut pas devoir les imiter ; à la grande confusion des autres officiers, il osa s’asseoir en présence du général, qui ne lui pardonna point ce qu’il appelait un excès de familiarité. L’espèce de mépris qu’on lui avait témoigné en le reléguant parmi les valets avait accru sa fierté et redoublé sa tristesse. Mais l’aspect de la nature aurait suffi pour le plonger dans la mélancolie. Il est impossible d’exprimer l’âpreté de l’air et du froid. Tout était couvert de neige: les bois, les champs, les plaines, les montagnes, les lacs et la mer même. Chaque matin le soleil, semblable à un globe de fer rouge, se levait au bord de l’horizon ; sa lumière était pâle et sans chaleur, seulement elle agitait dans l’air une infinité de particules glacées qui étincelaient comme une poussière de diamants. La nuit ne présentait pas un spectacle moins étrange: les sapins, à travers lesquels murmurait un vent glacé, étaient comme autant de pyramides d’albâtre dont les avenues se prolongeaient à l’infini ; tantôt la lune les éclairait de ses lueurs bleuâtres, tantôt les feux de l’aurore boréale semblaient les couvrir des reflets d’un vaste incendie. On eût dit alors les colonnades, les portiques d’une ville en ruine, au milieu desquels l’imagination frappée voyait se mouvoir des sphinx, des centaures, des harpies, le dieu Thor avec sa massue, et tous les fantômes de la mythologie du Nord.
Emporté rapidement dans un traîneau découvert, il voyait ces êtres fantastiques s’agiter autour de lui, et il avait peine à ne pas croire à leur réalité. Les trois voitures couraient ainsi, sans autre espoir que celui d’arriver dans quelques pauvres villages dont rien n’annonçait les approches, car les coqs et les chiens même étaient tapis par le froid. Cependant on voyait des troupeaux de loups qui, pressés par la faim, suivaient les voyageurs comme une proie. Ces terribles animaux se partageaient en deux meutes sur les deux côtés du chemin ; ils étaient guidés par un chef, qui s’élançait en avant, précédait la voiture, et s’arrêtait de temps à autre en poussant des cris plaintifs, auxquels les deux meutes répondaient par intervalles égaux. Après cet appel, on n’entendait plus que le bruit léger de leur course sur la neige, bruit qui avait quelque chose de plus sinistre encore que leurs gémissements. Ah ! lorsqu’au milieu de ces déserts notre triste voyageur venait à se rappeler les champs fertiles de la France, ces riantes vallées, ces vertes collines où les animaux utiles à l’homme paraissent de toutes parts, où la terre est couverte de moissons, de vignobles et d’agréables vergers, où le champ du coq, les aboiements du chien, le carillon argentin du clocher rustique annoncent chaque jour le retour de l’aurore ; ah ! comme alors il sentait son cœur douloureusement oppressé ! comme il se trouvait misérable d’errer si loin de sa patrie ! C’est ainsi qu’exposé à la rigueur du froid le plus vif, n’ayant pas même un manteau pour se couvrir, il était réduit à envier le sort de ces malheureux paysans qu’il trouvait rassemblés dans de pauvres cabanes, mais qui au moins se consolaient entre eux de leur misère ; il enviait, enfin, jusqu’au sort des chevaux attelés à sa voiture ; car la Providence, prévoyante pour eux, les avait couverts de poils longs et chauds, semblables à d’épaisses toisons: comme pour témoigner, pensait-il alors avec amertume, que l’homme seul est abandonné sur cette terre: comme pour témoigner, pensait-il vingt ans plus tard avec admiration, qu’il n’est pas un seul être au monde qui soit livré à l’abandon: Dieu leur donnant à tous, suivant le besoin, ce que leur intelligence ne leur apprend pas à se donner.
Enfin ils arrivèrent à Moscou. Rien n’est plus magnifique que l’aspect de cette ville, où tout annonce le voisinage de l’Asie. Au milieu des maisons bâties à la chinoise s’élèvent une multitude de dômes étincelants, à travers lesquels on voit briller les flèches dorées de plus de douze cents clochers terminées par des croissants surmontés d’une croix. Notre fondateur d’empires arriva dans cette ville, avec un écu dans sa poche: il est vrai qu’uniquement touché de sa grandeur future, il ne songeait guère à sa misère présente. Sa peine n’était pas de savoir comment il souperait, mais bien comment il approcherait de la grande Catherine: car la voir et la persuader était une même chose pour lui. Parmi ses compagnons de voyage, un seul, frappé de la dignité de sa conduite dans une situation si difficile, s’attacha vivement à son malheur. C’était un officier nommé Barasdine: jeune, bouillant, superbe, poussant la franchise jusqu’à la rudesse, il s’était fait une loi de penser tout haut, regardant comme une lâcheté de se taire devant le vice heureux, et l’attaquant en face avec toute l’âpreté de son caractère. Souvent il avait reproché au général son indifférence pour le jeune Français ; mais ces reproches n’avaient fait que blesser plus profondément l’orgueil d’un homme pour qui rien n’était évident que son propre mérite. Arrivé à Moscou, le général fait arrêter ses voitures devant une grande auberge, et charmé de trouver une occasion de contrarier peut être même d’embarrasser M. de Saint-Pierre, il annonce froidement qu’il est temps de chercher un gîte. Il était nuit, et cette nouvelle répandit le trouble parmi les voyageurs. Aussitôt chacun songe à retrouver ses bagages, et les domestiques font approcher les yswoschtschiki, espèce de traîneaux qui rendent à Moscou les mêmes services que les fiacres rendent à Paris.
M. de Saint-Pierre n’avait qu’un petit porte-manteau, et depuis un moment il faisait de vaines recherches pour le retrouver, lorsqu’il apprit que le général l’avait envoyé aux messageries sous prétexte que ses voitures étaient déjà surchargées. Pendant qu’il témoignait sa surprise d’un pareil procédé, Barasdine s’emportait contre ce qu’il appelait hautement une action indigne ; mais le général, sans daigner lui répondre, ordonna au cocher de partir et laissa les deux jeunes gens exhaler leur colère. Cette circonstance ne fit que les unir davantage, et ils ne se séparèrent qu’après s’être promis de se revoir bientôt. Barasdine alla descendre chez son oncle, M. de Villebois, grand maître de l’artillerie ; et M. de Saint-Pierre ayant loué un traîneau, se fit conduire chez le frère de son hôtesse de Pétersbourg, qui, sur la recommandation de Duval, devait lui donner un logement. Mais les contrariétés s’enchaînent souvent, comme les malheurs. Arrivé chez M. Lemaignan, un domestique lui apprend que son maître n’est point à Moscou, et qu’il ignore l’époque de son retour. Qu’on se figure l’embarras de notre voyageur: isolé au milieu de la nuit dans une ville immense, ignorant la langue du pays, ne pouvant ni s’orienter ni se faire entendre, il était devant son guide comme un homme muet. Enfin, ne sachant que devenir, il remonte machinalement dans le yswoschtschiki. Son conducteur ne le voit pas plutôt disposé à partir, qu’il met ses chevaux au galop, et le ramène comme par inspiration à l’auberge où il l’avait pris. Le payement de la voiture acheva d’épuiser sa bourse, et il entra dans la maison sans savoir comment il en sortirait le lendemain.
À peine avait-il fait quelques pas dans la cour, qu’il vit accourir l’hôte, bon Allemand à ventre rebondi, à face rubiconde, qui, dans un jargon presque inintelligible, protestait de son innocence, de sa probité, de son honneur, et qui termina cette apologie inattendue en plaçant sur les épaules de notre voyageur une assez belle selle en velours qu’il tenait dans ses mains. Ce dernier argument dut lui paraître sans réplique, car il se tut soudain ; on vit sa physionomie s’épanouir, et les yeux fixés sur M. de Saint-Pierre, il resta dans une espèce d’admiration de lui-même. Surpris de cette étrange réception, M. de Saint-Pierre prend froidement la selle, la remet entre les mains de l’hôte, et entre en explication. Enfin, après quelques discours, dont il parvint à saisir une ou deux phrases, il crut deviner que cette selle avait été oubliée par le jeune Barasdine, et qu’on le prenait pour un domestique de cet officier. Loin de se lâcher de ce quiproquo, l’idée lui vint d’en profiler pour passer la nuit dans cette auberge sans être obligé de payer son gîte. Il fit donc entendre à l’hôte qu’il était étranger, que la nuit était avancée, et que son intention était de ne repartir que le lendemain. L’hôte le comprit fort bien, car il ouvrit aussitôt une salle chauffée par un vaste poêle, et l’invita galamment à s’étendre sur une banquette, à la manière des Russes. La selle lui servit d’oreiller, et sans plus s’inquiéter des soucis du lendemain, il s’endormit bientôt du plus profond sommeil.
Le jour commençait à peine à paraître, lorsque Barasdine entra dans la chambre où le pauvre voyageur dormait encore. Il ne fut pas peu surpris de le retrouver là, mollement couché sur une planche et la tête posée sur la selle qu’il venait réclamer. Son exclamation éveilla M. de Saint-Pierre, qui, quoique un peu étourdi de cette brusque apparition, se mit à raconter de la façon la plus comique sa mésaventure de la veille. Ce récit les mit en gaieté ; ils résolurent de passer la matinée ensemble, et, pour la bien commencer, Barasdine fit apporter un déjeuner auquel ils s’empressèrent de faire honneur en philosophes dont le chagrin ne saurait troubler l’appétit. Au dessert, Barasdine voulut voir les lettres de recommandation de son ami. Dans le nombre, il en aperçut une adressée au général du Bosquet ; elle était entièrement de la main du maréchal de Munnich. Barasdine s’en saisit avec vivacité, et dit: « Celle-ci ne sera pas inutile ; le général est Français, et il n’a point oublié sa patrie ; les accents de votre voix suffiront seuls pour le bien disposer. Il faut nous rendre de suite à son hôtel, car je pense que vous n’avez pas de temps à perdre, et le général n’en perdra point dès qu’il saura qu’il peut vous obliger. »
Ils trouvèrent le général du Bosquet enveloppé dans une robe de chambre à fleurs, coiffé d’un bonnet de coton, et fumant sa pipe en se promenant à grands pas. Son air brusque, ses traits courts et ramassés, la rudesse de ses mouvements produisaient au premier abord une impression désagréable ; mais, à mesure qu’il parlait, sa figure prenait une teinte plus douce ; elle semblait s’embellir de je ne sais quoi d’aimable et de bienveillant, et l’on voyait peu à peu cette physionomie sombre s’éclairer, si l’on peut s’exprimer ainsi, d’un sourire de bonté qui attirait à lui.
À peine eut-il appris que M. de Saint-Pierre était Français, que, perdant sa gravité, il se livra sans réserve au plaisir de voir un compatriote et de l’entendre parler de la patrie. Cette conversation, qu’il se plut à prolonger, lui fit aimer de suite notre jeune voyageur, qui ne le quitta pas sans avoir la promesse d’une sous-lieutenance dans le corps du génie. Cinq jours après il reçut son brevet, et le retour inopiné de M. Lemaignan acheva de le tirer d’embarras. Ce brave homme lui offrit non-seulement sa maison, mais, sur la recommandation de Duval, il lui avança tout l’argent qui fut nécessaire pour son équipement. Ainsi, tout allait au gré de ses désirs, et sans doute, lorsqu’il jetait ses regards sur le passé, il était bien excusable de se livrer à quelques illusions pour l’avenir. À peine quatre mois s’étaient écoulés depuis son départ: inconnu, sans argent, sans amis, sans protection, il avait traversé la France, la Hollande, l’Allemagne, la Prusse, la Russie, et tout à coup il se trouvait établi à Moscou, ayant un état, des amis, du crédit et un protecteur. Il dut sentir alors la vérité de cette pensée qu’il développa si bien dans la suite: Où le secours humain fait défaut, Dieu produit le sien.
Jeune encore, il ne fut pas insensible à l’élégance de son nouveau costume. Un habit écarlate à revers noirs, un gilet ventre de biche, des bas de soie blancs, un beau plumet, une brillante épée, tel était à cette époque l’uniforme des ingénieurs russes. Barasdine fut si charmé de la tournure de son ami, qu’il voulut aussitôt le présenter à son oncle M. de Villebois, grand maître de l’artillerie. M. de Villebois était né Français, et ne démentait pas cette noble origine. Des manières pleines de dignité, une physionomie froide mais imposante, l’air supérieur que donne l’habitude du commandement n’ôtaient rien à la cordialité de son accueil, et semblaient même donner du prix à la manière flatteuse dont il savait encourager le mérite. Il devina celui de M. de Saint-Pierre ; et, dès sa troisième visite, il l’admit dans sa familiarité, le pria d’accepter sa table, et, suivant la courtoisie des grands seigneurs russes, ne l’appela plus que son cousin. Il avait beaucoup vu, il racontait bien, et M. de Saint-Pierre écoutait à merveille. À cette époque l’impératrice Catherine était le sujet de toutes les conversations. On ne parlait que de son génie, de ses projets, de son ambition ; on se taisait sur ses vertus. L’imagination de notre jeune législateur s’enflammait à tous ces récits ; il brûlait de voir cette femme extraordinaire, et cependant il ne voulait ni l’adorer en esclave, ni marcher à ses côtés comme un instrument de ses plaisirs ou de ses volontés. S’il flatte l’ambition d’une femme, c’est pour la faire servir au plus noble projet qu’un mortel puisse concevoir: il vient lui demander, non des faveurs pour lui, mais de la gloire pour elle. Assise sur un des premiers trônes du monde, que ferait-elle des louanges d’une troupe d’esclaves ? Les hommages d’un peuple chargé de chaînes ne sont que des marques d’ignorance et d’avilissement ; mais les bénédictions d’un peuple libre sont des témoignages d’intelligence et de vertu ; l’univers y applaudit, et la postérité les entend.
M. de Villebois, ravi de l’enthousiasme de son protégé dont il ignorait cependant les brillantes rêveries, résolut de satisfaire ses désirs en le présentant à Catherine. Un motif secret semblait d’ailleurs le guider dans cette circonstance, et tout doit faire présumer qu’il avait conçu le dessein de renverser le pouvoir d’Orlof par celui d’un nouveau favori, et de s’emparer ainsi de la volonté de sa souveraine. Ce fut un soir, en sortant de table, qu’il annonça à M. de Saint-Pierre le bonheur dont il devait jouir le lendemain. Cette nouvelle pensa tourner la tête de notre philosophe. Pressé de se préparer, il s’échappe à la hâte du salon de M. de Villebois, court s’enfermer dans sa chambre, recommence vingt fois son mémoire, le lit, le relit, le déclame, ouvre son Plutarque, y cherche des souvenirs et des inspirations, et prépare un beau discours sur le bonheur des rois qui font des républiques. La nuit s’écoule ainsi dans les agitations et le délire de la fièvre. Vers le matin, il commence sa toilette, qu’il interrompt à chaque minute pour corriger une ligne, modifier une expression, ajouter une idée qui doit assurer le succès de son entreprise. Mais quelle était donc cette entreprise qui le faisait courir aux extrémités du monde ? quelles étaient ces spéculations séduisantes qui, au milieu des glaces du Nord, avaient eu le pouvoir de lui faire oublier jusqu’à sa patrie ? Près des rives orientales de la mer Caspienne, entre les Indes et l’empire de Russie, il existe, sous le plus beau ciel de l’univers, une heureuse contrée où la nature prodigue tous les biens. Les Tartares l’ont habitée ; ils en ont fait un désert. C’est là que, sous le titre modeste de Compagnie, notre jeune législateur prétend fonder une république. L’impératrice de Russie, éclairée sur ses propres intérêts, protégera un établissement qui doit mettre dans ses mains les richesses de l’Inde et le commerce du monde. Cette république sera ouverte aux malheureux de toutes les nations ; il suffira d’être pauvre ou persécuté pour y trouver un asile. Les Tartares eux-mêmes s’adouciront pour entrer dans cette grande confédération de l’infortune. La bonne foi, la liberté, la justice seront, avec la loi, les seules puissances régnantes. Enfin, le code de cette nouvelle Atlantide s’exprimera en termes clairs et précis. Comme celui de Guillaume Penn, il dira à tous ceux qui gémissent sur la terre: « Venez dans notre fertile contrée ; celui qui y plantera un arbre en recueillera le fruit. » M. de Saint-Pierre se proposait surtout d’imiter ce législateur dans sa confiance en Dieu, la plus grande, à notre avis, qu’aucun fondateur de république ait jamais eue, puisqu’il osa établir une société d’hommes riches et sans armes, et que, par un miracle de la Providence, cette société n’a pas cessé de fleurir au milieu des Sauvages et des Européens. Tels étaient les nobles projets dont le jeune voyageur venait, avec la foi la plus vive, faire hommage à la grande Catherine ; et c’est riche de ces brillantes illusions qu’il était arrivé aux portes de Moscou ayant dépensé son dernier écu.
Enfin l’heure de l’audience approche ; le mémoire est achevé, il le relit encore, court chez M. de Villebois, monte en voiture avec lui, et se voit bientôt dans une galerie magnifique, au milieu des plus grands seigneurs de la cour. Tous affectaient les manières et la politesse françaises. À l’air de franchise et de contentement qui brillait sur leur visage, on eût dit une réunion d’heureux. Chacun s’empressait de paraître ce qu’il n’était pas, de dire ce qu’il ne pensait pas, d’écouter ce qu’il ne croyait pas. Ne pas tromper, c’eût été manquer à l’usage. Il y avait là un échange de félonie dont personne n’était dupe, et dont cependant tout le monde paraissait satisfait. Les rubans, l’or, l’argent, les pierreries éblouissaient les yeux. À l’aspect de cette foule bigarrée, M. de Saint-Pierre perd tout à coup son assurance. Il s’étonne d’avoir pu concevoir la pensée d’apporter un projet de liberté au milieu de tant d’esclaves. Entendront-ils le langage de la vérité, ceux qui ne se plaisent que dans le mensonge ? Voudront-ils protéger des hommes libres, ceux qui ne doivent leurs titres, leurs richesses qu’au joug qu’ils font peser sur de misérables serfs ? Affligé, presque effrayé de ces réflexions, saisi d’une timidité qu’il ne pouvait plus combattre, l’idée lui vient de s’enfuir ; et peut-être allait-il céder au sentiment qui l’oppressait, lorsque les portes de la galerie s’ouvrirent avec fracas: alors tout fut immobile et silencieux, il ne vit plus que l’impératrice. Elle s’avançait seule ; son port était noble, son air doux et sérieux, sa démarche facile ; tout en elle éloignait la crainte, inspirait le respect. Elle s’arrête pour écouter le grand maître. Tandis qu’il parle, les yeux de Catherine se fixent sur notre jeune législateur, qui s’avance à un signe de M. de Villebois, et qui, selon l’usage, met un genou en terre pour baiser la main que lui présentait l’impératrice. Après cette cérémonie, elle lui adressa plusieurs questions sur la France ; il fut heureux dans ses réponses, et un souris charmant lui annonça qu’il pouvait se rassurer. Enfin elle lui dit, avec un grand air de bonté, qu’elle le voyait avec plaisir à son service, et qu’elle le priait d’apprendre le russe ; puis saluant M. de Villebois, elle jeta sur son protégé le regard le plus gracieux, et continua de marcher avec les seigneurs qui l’environnaient. La rapidité de cette scène avait déconcerté les projets de M. de Saint-Pierre ; son discours était resté sur le bord de ses lèvres et son mémoire dans sa poche. Lui, qui était venu pour dire la vérité, n’avait pu trouver que des flatteries. Par quel prestige avait-il donc cédé si vite à l’influence de la cour ? Pourquoi n’avait-il pu vaincre une faiblesse dont il rougissait ? Hélas ! il voyait trop que sa république venait de s’évanouir, et qu’en tenant le langage d’un courtisan il s’était replongé dans la foule.
Dès que l’impératrice se fut retirée, les courtisans environnèrent M. de Villebois, en le félicitant des succès de son jeune cousin, qui devint aussitôt l’objet de l’attention générale. On lui prodiguait les offres de services, on l’accablait de compliments, de protestations, de flatteries ; le comte Orlof lui-même s’avança pour l’engager à déjeuner, et le baron de Breteuil, alors ambassadeur de France, le gronda familièrement d’avoir négligé ses compatriotes. Étourdi, et comme un homme enivré, notre pauvre sous-lieutenant ne pouvait deviner ce qui l’avait rendu si vite un personnage si important. Il s’approcha de Barasdine, qui, témoin de cette scène, le félicitait de loin et semblait assister à son triomphe. Dès qu’ils furent seuls, Barasdine lui expliqua l’empressement d’une cour toujours prête à se prosterner devant les idoles passagères de la fortune. « On croit, lui dit-il, que le grand maître a jeté les yeux sur vous pour ébranler le pouvoir d’Orlof et ressaisir la faveur dont il a connu l’espérance ; on ajoute que l’impératrice, en s’éloignant, a loué votre figure.
IV
L’impératrice, instruite des dettes qu’il avait contractées à Moscou, lui fit présent de deux cents louis et lui accorda le grade de capitaine du génie militaire à son service. Il revint avec plus d’égards à Pétersbourg. Il partit de là pour un voyage en Finlande. Il en fit de touchantes descriptions ; la solitude des lieux donnent le champ libre à son imagination romanesque. On voit que c’est là qu’il conçut le plan de son immortel ouvrage, Paul et Virginie. Le général du Bosquet, dont il était aide de camp, le conduisit en Pologne. Son cœur s’ouvrit à Varsovie, où il fut aimé d’une princesse polonaise. Ses amours et ses aventures tiennent plus du roman que de l’histoire. On voit qu’il joue avec le sentiment plus qu’il ne l’éprouve. À la fin, la princesse l’abandonne ; il part désespéré pour l’Autriche. M. d’Hémine, ministre de France, lui prête deux mille francs pour revenir à Paris. Une autre aventure amoureuse l’attache à Dresde, il se croit l’objet de la passion d’une des maîtresses du comte de Brelh, ministre tout-puissant et voluptueux du roi de Saxe. Bientôt heureux, puis trahi, il passe à Berlin ; il y voit le roi, qui lui propose un emploi dans le génie militaire ; il lui refuse dans son armée un grade plus actif. Il revient à Paris et va au Havre pour rejoindre sa famille.
Elle était dissoute. La vieille maison ne renfermait que sa mémoire.
C’était lui qui n’était plus le même, dit-il, et il s’affligeait de trouver tout changé. Il arrive dans la vie ce qui arrive sur un fleuve pendant qu’il vous entraîne: vous croyez que tout ce qui est autour de vous chemine, et que seul vous restez immobile. À peine eut-il quitté la voiture publique, que ses pas se dirigèrent vers la rue qu’avait habitée son père. Il la parcourait avec une tendre inquiétude, cherchant en vain à ressaisir les traits des gens du voisinage: il ne reconnaissait personne, personne ne le reconnaissait. Le cœur serré de son isolement dans le lieu même de sa naissance, il reprenait tristement le chemin de son auberge, lorsque ses yeux s’arrêtèrent sur une vieille femme qui filait devant la porte de sa maison. Ses traits, effacés par l’âge, lui rappelèrent cependant ceux de Marie Talbot, de cette bonne fille qui avait pris soin de son enfance. Frappé de cette ressemblance, il s’approche pour lui adresser la parole ; mais à peine a-t-elle entendu le son de sa voix, qu’elle le regarde et s’écrie avec un accent de surprise et de tendresse que rien ne peut rendre: « Ah ! mon maître, est-ce bien vous que je revois ? » Et avec une vivacité inouïe à son âge, elle jette sa quenouille, renverse son rouet et se précipite dans ses bras. M. de Saint-Pierre l’embrasse, la presse contre son cœur, et croit un moment avoir retrouvé, avec cette bonne vieille, toutes les joies de son enfance. Mais que cet éclair de bonheur fut rapide ! La pauvre Marie, devenue plus tranquille, lui disait tristement: « Ah ! monsieur Henri, les temps sont bien changés ! Votre père est mort ! vos frères sont allés aux Indes ! Je suis seule, seule ici ! — Et ma sœur, dit M. de Saint-Pierre avec anxiété, vous a-t-elle aussi abandonnée ? — Votre sœur a quitté la ville pour se retirer à Honfleur, dans un couvent sur les bords de la mer. Cela est triste, car elle est si jolie et si bonne ! Mais est-il bien vrai, monsieur, que je vous revois ? Vous avez été si loin ! comment avez-vous pu revenir ? On disait que vous étiez au service d’une impératrice, que le roi de Prusse vous menait à la guerre, que vous aviez fait fortune, et cela je l’ai toujours prédit, car vous aimiez tant les gros livres ! Cependant, chaque jour, je priais Dieu pour vous, et je lui demandais de vous revoir avant de mourir. — Bonne Marie, je n’ai pas fait fortune, mais j’ai toujours eu le désir de vous faire du bien. — Oh ! je n’ai besoin de rien, Dieu merci ! Le bon Dieu ne m’a jamais abandonnée, et je ne suis pas si pauvre que je ne puisse aujourd’hui vous offrir à dîner. » Puis, de ses mains laborieuses et tremblantes, elle prit le bras de son jeune maître et dit, en le guidant vers la maison: « Ici, il n’y a plus que moi pour vous recevoir ! Pourquoi avons-nous perdu votre bonne mère ? c’était à elle de vivre, et à moi de mourir ; elle eût été si heureuse de revoir son fils ! mais Dieu l’a rappelée, il faut que sa volonté soit faite. » En disant ces mots, elle ouvrit la porte de sa pauvre demeure. Un lit de paille, une table, un vieux coffre et deux mauvaises chaises composaient tout son ameublement ; il y régnait cependant un air de propreté qui écartait l’idée de la misère. M. de Saint-Pierre y entra avec un sentiment de joie et de respect que son cœur n’avait point encore éprouvé. Sa vieille bonne le fit asseoir, et, nouvelle Baucis, elle s’empressa de ranimer le feu et de couvrir sa table d’un linge blanc, mais un peu usé:
« Il ne servait pourtant qu’aux fêtes solennelles ! »
On eût dit, à son zèle, à son activité, qu’elle avait recouvré sa jeunesse ; et M. de Saint-Pierre croyait encore la voir aller et venir dans la maison de son père. Cette petite scène lui rappela les jours de son enfance. Cependant la pauvreté de cette bonne vieille l’affligeait, et il se mit à la questionner pour savoir comment elle se trouvait dans un pareil délaissement. « Oh ! ce n’est pas la faute de monsieur votre père, dit-elle ; il voulait que je restasse à la maison, mais je ne pouvais m’y résoudre à cause de sa nouvelle femme: ça me faisait trop mal de la voir à toutes les places où j’avais vu ma pauvre maîtresse. Un jour, je demandai mon compte, et je vins ici. Voilà que, dans les commencements, j’étais si triste que je ne pouvais me tenir au travail ; je passais et repassais tout le jour devant la maison, comme si les pierres avaient pu me parler. Le reste du temps je ne faisais que pleurer ; j’en avais presque perdu les yeux ; mais maintenant, grâce à Dieu, je ne pleure plus… » Et en prononçant ces mots, elle essuyait, avec le coin d’un tablier de serpillière, de grosses larmes qu’elle ne pouvait retenir. Pendant qu’elle parlait ainsi, M. de Saint-Pierre avait bien de la peine à lui cacher les siennes ; il admirait comment la seule confiance en Dieu empêchait cette bonne vieille de sentir son malheur, et il l’entendait avec surprise, du sein de la plus profonde misère, remercier la Providence de ses bienfaits. Un spectacle aussi touchant ne fut pas perdu pour notre voyageur. « C’est une pauvre fille, disait-il souvent, qui m’a éclairé sur les voies de la Providence: elle avait mis en Dieu la même confiance que j’avais mis dans les hommes, et jamais je n’ai vu une âme si tranquille dans une situation si malheureuse. Son exemple m’a été plus utile que celui de nos prétendus sages ; et ses paroles, si simples, m’en ont plus appris que tous les livres des philosophes. En effet, les livres des philosophes nous apprennent à braver nos maux, mais non à vivre avec eux ; comme si le destin des êtres les plus heureux de la terre n’était pas toujours de vivre avec la douleur ! »
Après quelques minutes d’entretien, Marie Talbot posa sur la table un morceau de gros pain, une cruche de cidre, une omelette et un peu de fromage. Ensuite elle ouvrit son coffre et en tira un verre ébréché, qu’elle posa doucement auprès de son hôte, en lui disant: « C’est celui de votre mère. » Il le reconnut en effet, et cette vue le remplit d’une telle émotion, qu’il ne pouvait manger et que des larmes involontaires venaient mouiller ses yeux. Alors, voyant que sa bonne se tenait debout pour le servir, il lui dit de se mettre à table à côté de lui ; mais ce ne fut pas sans peine qu’il parvint à l’y décider. Enfin elle prit une chaise, et ils commencèrent à manger en parlant des temps passés. Peu à peu, leurs idées s’égayèrent ; mille traits charmants revenaient à la mémoire de Marie Talbot ; la vie de son petit Henri était comme une partie de la sienne: elle lui rappelait son admiration pour les hirondelles, sa fuite dans le désert pour se faire ermite ; comment il aimait les livres, comment il les perdait. — « Oui, ma bonne Marie, lui dit M. de Saint-Pierre, je les perdais, et vous m’en achetiez de votre argent, je ne l’ai point oublié. — Dame, monsieur Henri, vous étiez si joli, si caressant, et vous aviez un si bon cœur ! Lorsque je vous menais à l’école, vous n’étiez encore qu’en jaquette, si nous rencontrions un malheureux, vous me disiez: Marie, donne-lui mon déjeuner ; et quand je ne le voulais pas, vous vous fâchiez contre moi. Un jour, vous vous avançâtes d’un air menaçant, et en fermant le poing, contre un charretier qui maltraitait son cheval: c’est que vous alliez l’attaquer tout de bon ! Un autre jour, vous vouliez vous battre avec une troupe d’enfants qui avaient cassé la jambe d’un pauvre chat, et j’eus bien de la peine à les tirer de vos mains. » Ainsi cette bonne fille ramenait insensiblement la pensée de M. de Saint-Pierre vers une époque que le souci de vivre avait presque effacé de sa mémoire, et tous ses souvenirs venant à se réveiller à la fois, il l’accablait de questions sur ses anciens camarades, sur les amis de son père et sur tous ceux qui l’avaient aimé. Les uns avaient quitté le pays, les autres étaient morts, un petit nombre avaient fait fortune ; mais la bonne Marie prétendait que ceux-là étaient devenus si fiers, qu’ils ne parlaient volontiers à personne. Enfin elle lui apprit la mort du frère Paul, cet aimable capucin qui faisait de si jolis contes, et M. de Saint-Pierre donna quelques larmes à sa mémoire. Après tous ces récits, Marie Talbot témoigna le désir d’apprendre à son tour ce que son maître avait fait dans ses voyages. Elle lui demandait si les gens de par-là étaient bons, s’il y faisait froid, si on y buvait du cidre, si le pain y était cher ; et comme si cette dernière question eût fait retomber sa pitié sur elle-même, elle se reprit à pleurer amèrement. Ces pleurs émurent M. de Saint-Pierre jusqu’au fond de l’âme, et lui firent sentir d’une manière bien cruelle la folie de tant de courses inutiles qui l’avaient ramené plus pauvre que jamais sous le toit de la pauvre Marie. Assis à ses côtés, il ne regrettait ni les grandeurs de la Russie ni les délices de la Pologne ; ce qu’il eût voulu ressaisir de lui-même, c’étaient les premières émotions de son enfance et les mouvements si purs d’une âme encore innocente. Au milieu de l’agitation de ces pensées, cédant tout à coup au sentiment qui le pénètre, il embrasse cette brave fille avec une grande effusion de cœur, et prend entre le ciel et lui l’engagement de ne jamais l’abandonner, quelles que fussent d’ailleurs sa position et sa fortune: engagement qu’il remplit avec une exactitude religieuse, dans le temps même où il n’avait d’autre revenu qu’une pension de mille francs ; et pour commencer il tire sa bourse, la verse sur la table et partage sur l’heure avec sa bonne tout ce qu’il possédait. D’abord elle repoussa l’argent: « Je n’ai besoin de rien, disait-elle ; je gagne six sous par jour, et je puis encore faire de petites économies. » M. de Saint-Pierre insista, elle fut obligée de céder ; mais elle reçut l’argent avec indifférence, et l’on voyait que c’était uniquement pour complaire à son maître. Il faut avoir entendu raconter cette scène à M. de Saint-Pierre lui-même, pour se faire une idée de tout ce qu’elle lui fit éprouver. Il en avait retenu jusqu’aux plus petites circonstances, et les expressions si simples de la pauvre Marie ne sortirent jamais de sa mémoire.
Pressé d’embrasser sa sœur, M. de Saint-Pierre s’embarqua pour Honfleur le même soir. Marie l’accompagna jusqu’au rivage, et il la vit longtemps les yeux attachés sur la chaloupe et cherchant par des signes à prolonger leurs adieux. La nuit étant venue, il s’enveloppa de son manteau, et, dans une situation d’âme difficile à comprendre, il ne voyait ni le ciel ni la mer, ni les voyageurs qui allaient et venaient autour de lui. Cependant un bruit formidable vint rompre tout à coup le charme de sa rêverie: il crut un moment que l’abîme s’ouvrait pour engloutir sa frêle embarcation ; mais les matelots paraissaient tranquilles et se contentaient de se ranger à la côte. On était alors près de l’embouchure de la Seine: ayant jeté les yeux sur la vaste étendue de ce fleuve, il vit avec effroi ses eaux couvertes d’écumes se soulever comme une montagne, et remonter vers leur source avec une vitesse que l’œil ne pouvait suivre ; une seconde montagne, plus élevée, plus rapide, suivait en mugissant la première: et ces deux masses effroyables, repoussant le fleuve devant elles, semblaient le rejeter tout entier du sein de la mer. M. de Saint-Pierre a décrit ce phénomène dans le premier livre de l’Arcadie, où il est le sujet d’une fable charmante que les Grecs, comme il le dit lui-même, n’auraient pas désavouée.
Il arriva à Honfleur au milieu du jour, et s’achemina aussitôt vers le couvent de sa sœur, dont on lui montra de loin le clocher gothique, qui s’élevait à mi-côte à l’entrée d’un bois. Quoiqu’il ne fût pas tard, le jour commençait à tomber. Le mois de novembre est, surtout en Normandie, l’époque la plus triste de l’année. L’air y est humide et froid, l’horizon chargé de brouillards ; les ruisseaux ne roulent qu’une eau trouble et jaunâtre, les arbres achèvent de se dépouiller, et l’on entend sans cesse siffler les vents et bruire la mer qui ronge ses rivages. Ces effets de l’automne faisaient une impression d’autant plus profonde sur l’âme de M. de Saint-Pierre, qu’elle était déjà plus vivement ébranlée. Arrivé aux portes du couvent, il s’arrêta avec un saisissement pénible en songeant que cet asile était celui de sa sœur, et qu’après tant d’années d’absence, loin de lui apporter des consolations, il allait peut-être troubler son repos. Il se disait avec amertume: « Pourquoi n’ai-je pas appris à conduire une charrue, à cultiver un champ ? je pourrais dire à ma sœur et à ma vieille bonne ; Venez vivre avec moi, vous partagerez mon sort, vous jouirez de mes travaux. Mais je n’ai rien à leur offrir, et je dois les quitter encore. » En se livrant à ces réflexions, il arrive à la porte du couvent ; mais il était trop tard pour entrer, et tout ce qu’il put obtenir, ce fut de passer la nuit dans la chambre des hôtes. Heureux d’être sous le même toit que sa sœur, il dormit peu, et vingt fois il ouvrit sa fenêtre pour épier les premiers rayons du jour. Enfin, après la prière du matin, il put faire annoncer son arrivée, et bientôt sa sœur fut dans ses bras. La première pensée de cette pauvre demoiselle fut de supplier son frère de ne plus quitter la France, et de lui permettre de vivre auprès de lui. M. de Saint-Pierre, touché de cette marque de tendresse, lui raconta une partie de ses aventures, et promit de tout tenter pour obtenir un emploi dans sa patrie, qui les mît à même de se réunir. En attendant, il céda à sa sœur plusieurs petites rentes sur son patrimoine ; et après une semaine, dont tous les moments lui furent consacrés, il revint tristement chercher fortune à Paris.
V
Après ce triste retour, il vend ce qui lui revient de l’héritage paternel et sollicite une place dans le génie de la marine. M. de Breteuil lui en accorde une à l’Île de France. Mais le ministre oublie de lui en donner le titre officiel ; il s’embarque et arrive après des tempêtes. Reçu comme un aventurier à cause de l’oubli de M. de Breteuil, il se retire dans une métairie avec un seul nègre pour serviteur. On l’en dépossède au moment où il allait la récolter ; il parcourt l’île entière pour en faire une géographie exacte. Ce voyage, publié à son retour à Paris, eut un certain succès.
Son retour coïncidait avec le commencement de la Révolution française. Elle était alors l’œuvre des philosophes ; il se lie avec eux. Dalembert vend le manuscrit du Voyage à l’Île de France. Il y avait beaucoup d’analogie entre le caractère de ces deux hommes. Le même isolement devait les rapprocher ; ils se rencontrèrent et se lièrent, s’aimèrent et se brouillèrent fréquemment. Mais ils se réconciliaient autant de fois pendant le séjour de Bernardin de Saint-Pierre à Paris.
VI
Ce fut alors qu’il publia ce poëme de la Providence intitulé les Études de la nature. Un libraire lui prêta 600 francs pour publier ce grand ouvrage. Cela eut un succès vaste, long, sérieux. La religion même sourit à ce livre. Au milieu des attaques qu’elle recevait de toutes parts, il la respecta et la fit aimer. L’exposé des doctrines socialistes et la fureur des révolutions qui allaient éclater ne lui nuisirent pas en cela. On n’y vit que les rêves d’une âme pieuse ; on ne lui demanda pas compte des réalités. Le nom de l’auteur fut inscrit au rang des sages qui adoptaient la maxime du philosophe le Vicaire savoyard, de J. J. Rousseau. Les mères de famille chrétiennes le firent lire à leurs fils ; il fut le pressentiment du petit livre que Bernardin de Saint-Pierre couvait dans son cœur et qui fit enfin éclater son nom: nous voulons parler de Paul et Virginie. Ce poëme suprême et tout philosophique était porté, à son insu, dans le cœur de Bernardin de Saint-Pierre de mer en mer et de climat en climat: le Poëme de la nature.
VII
Cela commence sans préambule aucun. Une conversation du soir, au coin du feu en automne ; le ton est un peu triste et semble participer seulement de la mélancolie d’un souvenir.
Sur le côté oriental de la montagne qui s’élève derrière le Port-Louis de l’Île de France, on voit, dans un terrain jadis cultivé, les ruines de deux petites cabanes. Elles sont situées presque au milieu d’un bassin, formé par de grands rochers, qui n’a qu’une seule ouverture tournée au nord. On aperçoit à gauche la montagne appelée le Morne-de-la-Découverte, d’où l’on signale les vaisseaux qui abordent dans l’île, et au bas de cette montagne, la ville nommée le Port-Louis ; à droite, le chemin qui mène du Port-Louis au quartier des Pamplemousses ; ensuite l’église de ce nom, qui s’élève, avec ses avenues de bambous, au milieu d’une grande plaine ; et plus loin, une forêt qui s’étend jusqu’aux extrémités de l’île. On distingue devant soi, sur les bords de la mer, la baie du Tombeau ; un peu sur la droite, le cap Malheureux ; et au-delà, la pleine mer, où paraissent à fleur d’eau quelques îlots inhabités, entre autres le Coin-de-Mire, qui ressemble à un bastion au milieu des flots.
À l’entrée de ce bassin, d’où l’on découvre tant d’objets, les échos de la montagne répètent sans cesse le bruit des vents qui agitent les forêts voisines, et le fracas des vagues qui brisent au loin sur les récifs ; mais au pied même des cabanes, on n’entend plus aucun bruit, et on ne voit autour de soi que de grands rochers escarpés comme des murailles. Des bouquets d’arbres croissent à leurs bases, dans leurs fentes, et jusque sur leurs cimes où s’arrêtent les nuages. Les pluies, que leurs pitons attirent, peignent souvent les couleurs de l’arc-en-ciel sur leurs flancs verts et bruns, et entretiennent à leur pied les sources dont se forme la petite rivière des Lataniers. Un grand silence règne dans leur enceinte où tout est paisible, l’air, les eaux et la lumière. À peine l’écho y répète le murmure des palmistes qui croissent sur leurs plateaux élevés, et dont on voit les longues flèches toujours balancées par les vents. Un jour doux éclaire le fond de ce bassin, où le soleil ne luit qu’à midi ; mais dès l’aurore, ses rayons en frappent le couronnement, dont les pics, s’élevant au-dessus des spores de la montagne, paraissent d’or et de pourpre sur l’azur des cieux.
J’aimais à me rendre dans ce lieu, où l’on jouit quelquefois d’une vue immense et d’une solitude profonde. Un jour que j’étais assis au pied de ces cabanes et que j’en considérais les ruines, un homme déjà sur l’âge vint à passer aux environs. Il était, suivant la coutume des anciens habitants, en petite veste et en long caleçon. Il marchait nu-pieds, et s’appuyait sur un bâton de bois d’ébène. Ses cheveux étaient tout blancs, et sa physionomie noble et simple. Je le saluai avec respect. Il me rendit mon salut ; et m’ayant considéré un moment, il s’approcha de moi, et vint se reposer sur le tertre où j’étais assis. Excité par cette marque de confiance, je lui adressai la parole:
« Mon père, lui dis-je, pourriez-vous m’apprendre à qui ont appartenu ces deux cabanes ? »
Il me répondit:
« Mon fils, ces masures et ce terrain inculte étaient habités, il y a environ vingt ans, par deux familles qui y avaient trouvé le bonheur. Leur histoire est touchante ; mais dans cette île, située sur la route des Indes, quel Européen peut s’intéresser au sort de quelques particuliers obscurs ? Qui voudrait même y vivre heureux, mais pauvre et ignoré ? Les hommes ne veulent connaître que l’histoire des grands et des rois, qui ne sert à personne. »
« Mon père, repris-je, il est aisé de juger à votre air et à votre discours que vous avez acquis une grande expérience. Si vous en avez le temps, racontez-moi, je vous prie, ce que vous savez des anciens habitants de ce désert, et croyez que l’homme même le plus dépravé par les préjugés du monde aime à entendre parler du bonheur que donnent la nature et la vertu. »
Alors, comme quelqu’un qui cherche à se rappeler diverses circonstances, après avoir appuyé quelque temps ses mains sur son front, voici ce que ce vieillard me raconta:
« En 1726, un jeune homme de Normandie, appelé M. de la Tour, après avoir sollicité en vain du service en France et des secours dans sa famille, se détermina à venir dans cette île, pour y chercher fortune. Il avait avec lui une jeune femme qu’il aimait beaucoup, et dont il était également aimé. Elle était d’une ancienne et riche maison de sa province ; mais il l’avait épousée en secret et sans dot, parce que les parents de sa femme s’étaient opposés à son mariage, attendu qu’il n’était pas gentilhomme. Il la laissa au Port-Louis de cette île, et il s’embarqua pour Madagascar, dans l’espérance d’y acheter quelques noirs et de revenir promptement ici former une habitation. Il débarqua à Madagascar vers la mauvaise saison, qui commence à la mi-octobre ; et peu de temps après son arrivée il y mourut des fièvres pestilentielles, qui y règnent pendant six mois de l’année, et qui empêcheront toujours les nations européennes d’y faire des établissements fixes. Les secrets qu’il avait emportés avec lui furent dispersés après sa mort, comme il arrive ordinairement à ceux qui meurent hors de leur patrie. Sa femme, restée à l’Île de France, se trouva veuve, enceinte, et n’ayant pour tout bien au monde qu’une négresse, dans un pays où elle n’avait ni crédit ni recommandation. Ne voulant rien solliciter auprès d’aucun homme, après la mort de celui qu’elle avait uniquement aimé, son malheur lui donna du courage. Elle résolut de cultiver avec son esclave un petit coin de terre, afin de se procurer de quoi vivre.
Dans une île presque déserte, dont le terrain était à discrétion, elle ne choisit point les cantons les plus fertiles, ni les plus favorables au commerce ; mais, cherchant quelque gorge de montagne, quelque asile caché, où elle pût vivre seule et inconnue, elle s’achemina de la ville vers ces rochers, pour s’y retirer comme dans un nid. C’est un instinct commun à tous les êtres sensibles et souffrants, de se réfugier dans les lieux les plus sauvages et les plus déserts: comme si des rochers étaient des remparts contre l’infortune, et comme si le calme de la nature pouvait apaiser les troubles malheureux de l’âme. Mais la Providence, qui vient à notre secours lorsque nous ne voulons que les biens nécessaires, en réservait un à madame de la Tour, que ne donnent ni les richesses ni la grandeur ; c’était une amie.
Dans ce lieu, depuis un an, demeurait une femme vive, bonne et sensible ; elle s’appelait Marguerite. Elle était née en Bretagne, d’une simple famille de paysans, dont elle était chérie, et qui l’aurait rendue heureuse, si elle n’avait eu la faiblesse d’ajouter foi à l’amour d’un gentilhomme de son voisinage, qui lui avait promis de l’épouser. Mais celui-ci, ayant satisfait sa passion, s’éloigna d’elle et refusa même de lui assurer une subsistance pour un enfant dont il l’avait laissée enceinte. Elle s’était déterminée alors à quitter pour toujours le village où elle était née, et à aller cacher sa faute aux colonies, loin de son pays où elle avait perdu la seule dot d’une fille pauvre et honnête, la réputation. Un vieux noir, qu’elle avait acquis de quelques deniers empruntés, cultivait avec elle un petit coin de ce canton.
Madame de la Tour, suivie de sa négresse, trouva dans ce lieu Marguerite qui allaitait son enfant. Elle fut charmée de rencontrer une femme dans une position qu’elle jugea semblable à la sienne. Elle lui parla, en peu de mots, de sa condition passée et de ses besoins présents. Marguerite, au récit de madame de la Tour, fut émue de pitié ; et, voulant mériter sa confiance plutôt que son estime, elle lui avoua, sans lui rien déguiser, l’imprudence dont elle s’était rendue coupable. « Pour moi, dit-elle, j’ai mérité mon sort ; mais vous, madame… vous, sage et malheureuse ! » Et elle lui offrit en pleurant sa cabane et son amitié. Madame de la Tour, touchée d’un accueil si tendre, lui dit en la serrant dans ses bras: « Ah ! Dieu veut finir mes peines, puisqu’il vous inspire plus de bonté envers moi, qui vous suis étrangère, que jamais je n’en ai trouvé dans mes parents. »
Je connaissais Marguerite, et, quoique je demeure à une lieue et demie d’ici, dans les bois, derrière la Montagne-Longue, je me regardais comme son voisin. Dans les villes d’Europe, une rue, un simple mur, empêchent les membres d’une même famille de se réunir pendant des années entières ; mais dans les colonies nouvelles, on considère comme ses voisins ceux dont on n’est séparé que par des bois et des montagnes. Dans ce temps-là surtout, où cette île faisait peu de commerce aux Indes, le simple voisinage y était un titre d’amitié ; et l’hospitalité envers les étrangers, un devoir et un plaisir. Lorsque j’appris que ma voisine avait une compagne, je fus la voir, pour tâcher d’être utile à l’une et à l’autre. Je trouvai dans madame de La Tour une personne d’une figure intéressante, pleine de noblesse et de mélancolie. Elle était alors sur le point d’accoucher. Je dis à ces deux dames qu’il convenait, pour l’intérêt de leurs enfants, et surtout pour empêcher l’établissement de quelque autre habitant, de partager entre elles le fond de ce bassin, qui contient environ vingt arpents. Elles s’en rapportèrent à moi pour ce partage. J’en formai deux portions à peu près égales. L’une renfermait la partie supérieure de cette enceinte, depuis ce piton de rocher couvert de nuages, d’où sort la source de la rivière des Lataniers, jusqu’à cette ouverture escarpée que vous voyez au haut de la montagne, et qu’on appelle l’Embrasure, parce qu’elle ressemble en effet à une embrasure de canon. Le fond de ce sol est si rempli de roches et de ravins, qu’à peine on y peut marcher ; cependant il produit de grands arbres, et il est rempli de fontaines et de petits ruisseaux. Dans l’autre portion, je compris toute la partie intérieure qui s’étend le long de la rivière des Lataniers jusqu’à l’ouverture où nous sommes, d’où cette rivière commence à couler entre deux collines jusqu’à la mer. Vous y voyez quelques lisières de prairies, et un terrain assez uni, mais qui n’est guère meilleur que l’autre ; car, dans la saison des pluies il est marécageux, et dans les sécheresses il est dur comme du plomb ; quand on y veut alors ouvrir une tranchée, on est obligé de le couper avec des haches. Après avoir fait ces deux partages, j’engageai ces deux dames à les tirer au sort. La partie supérieure échut à madame de la Tour, et l’inférieure à Marguerite. L’une et l’autre furent contentes de leur lot ; mais elles me prièrent de ne pas séparer leur demeure, « afin, me dirent-elles, que nous puissions toujours nous voir, nous parler et nous entr’aider. » Il fallait cependant à chacune d’elles une retraite particulière. La case de Marguerite se trouvait au milieu du bassin, précisément sur les limites de son terrain. Je bâtis tout auprès, sur celui de madame de la Tour, une autre case, en sorte que ces deux amies étaient à la fois dans le voisinage l’une de l’autre, et sur la propriété de leurs familles. Moi-même j’ai coupé des palissades dans la montagne ; j’ai apporté des feuilles de latanier des bords de la mer, pour construire ces deux cabanes, où vous ne voyez plus maintenant ni porte ni couverture. Hélas ! il n’en reste encore que trop pour mon souvenir ! Le temps, qui détruit si rapidement les monuments des empires, semble respecter, dans ces déserts, ceux de l’amitié, pour perpétuer mes regrets jusqu’à la fin de ma vie.
À peine la seconde de ces cabanes était achevée, que madame de la Tour accoucha d’une fille. J’avais été le parrain de l’enfant de Marguerite, qui s’appelait Paul. Madame de la Tour me pria aussi de nommer sa fille, conjointement avec son amie. Celle-ci lui donna le nom de Virginie. « Elle sera vertueuse, dit-elle, et elle sera heureuse. Je n’ai connu le malheur qu’en m’écartant de la vertu. »
Lorsque madame de la Tour fut relevée de ses couches, ces deux petites habitations commencèrent à être de quelque rapport, à l’aide des soins que j’y donnais de temps en temps, mais surtout par les travaux assidus de leurs esclaves. Celui de Marguerite, appelé Domingue, était un noir iolof, encore robuste, quoique déjà sur l’âge. Il avait de l’expérience et un bon sens naturel. Il cultivait indifféremment, sur les deux habitations, les terrains qui lui semblaient les plus fertiles, et il y mettait les semences qui leur convenait le mieux. Il semait du petit mil et du maïs dans les endroits médiocres, un peu de froment dans les bonnes terres, du riz dans les fonds marécageux ; et au pied des roches, des giraumons, des courges et des concombres, qui se plaisent à y grimper. Il plantait dans les lieux secs des patates, qui y viennent très-sucrées ; des cotonniers sur les hauteurs, des cannes à sucre dans les terres fortes, des pieds de café sur les collines, où le grain est petit, mais excellent ; le long de la rivière et autour des cases, des bananiers, qui donnent toute l’année de longs régimes de fruits, avec un bel ombrage ; et enfin quelques plantes de tabac, pour charmer ses soucis et ceux de ses bonnes maîtresses. Il allait couper du bois à brûler dans la montagne, et casser des roches çà et là dans les habitations, pour en aplanir les chemins. Il faisait tous ces ouvrages avec intelligence et activité, parce qu’il les faisait avec zèle. Il était fort attaché à Marguerite ; et il ne l’était guère moins à madame de la Tour, dont il avait épousé la négresse, à la naissance de Virginie. Il aimait passionnément sa femme, qui s’appelait Marie. Elle était née à Madagascar, d’où elle avait apporté quelque industrie, surtout celle de faire des paniers et des étoffes appelées pagnes, avec des herbes qui croissent dans les bois. Elle était adroite, propre et très-fidèle. Elle avait soin de préparer à manger, d’élever quelques poules, et d’aller de temps en temps vendre au Port-Louis le superflu de ces deux habitations, qui était bien peu considérable. Si vous y joignez deux chèvres élevées près des enfants, et un gros chien qui veillait la nuit au dehors, vous aurez une idée de tout le revenu et de tout le domestique de ces deux petites métairies.
VIII
Il n’y a point d’aventures. Le récit simple et naturel coule comme l’haleine attiédie d’un vieillard sur la lèvre. On n’éprouve ni émotion ni surprise. La nature seule parle et agit. Ces descriptions sont les lieux mêmes. Les mots disent les sensations, mais n’exagèrent point ; la nature n’a pas besoin de rhétorique. Écoutez-la:
Les devoirs de la maternité ajoutaient encore au bonheur de leur société. Leur amitié mutuelle redoublait à la vue de leurs enfants, fruits d’un amour également infortuné. Elles prenaient plaisir à les mettre ensemble dans le même bain et à les coucher dans le même berceau. Souvent elles les changeaient de lait: « Mon amie, disait madame de la Tour, chacune de nous aura deux enfants, et chacun de nos enfants aura deux mères. » Comme deux bourgeons qui, restés sur deux arbres de la même espèce dont la tempête a brisé toutes les branches, viennent à produire des fruits plus doux si chacun d’eux, détaché du tronc maternel, est greffé sur le tronc voisin: ainsi ces deux petits enfants, privés de tous leurs parents, se remplissaient de sentiments plus tendres que ceux de fils et de fille, de frère et de sœur, quand ils venaient à être changés de mamelle par les deux amies qui leur avaient donné le jour. Déjà leurs mères parlaient de leur mariage, sur leurs berceaux ; et cette perspective de félicité conjugale, dont elles charmaient leurs propres peines, finissait bien souvent par les faire pleurer: l’une se rappelant que ses maux étaient venus d’avoir négligé l’hymen, et l’autre, d’en avoir subi les lois ; l’une, de s’être élevée au-dessus de sa condition, et l’autre, d’en être descendue: mais elles se consolaient, en pensant qu’un jour leurs enfants, plus heureux, jouiraient à la fois, loin des cruels préjugés de l’Europe, des plaisirs de l’amour et du bonheur de l’égalité.
Rien, en effet, n’était comparable à l’attachement qu’ils se témoignaient déjà. Si Paul venait à se plaindre, on lui montrait Virginie ; à sa vue, il souriait et s’apaisait. Si Virginie souffrait, on en était averti par les cris de Paul ; mais cette aimable fille dissimulait aussitôt son mal, pour qu’il ne souffrît pas de sa douleur. Je n’arrivais point de fois ici que je ne les visse tous deux tout nus, suivant la coutume du pays, pouvant à peine marcher, se tenant ensemble par les mains et sous les bras, comme on représente la constellation des Gémeaux. La nuit même ne pouvait les séparer: elle les surprenait souvent couchés dans le même berceau, joue contre joue, poitrine contre poitrine, les mains passées mutuellement autour de leurs cous, et endormis dans les bras l’un de l’autre.
Lorsqu’ils surent parler, les premiers noms qu’ils apprirent à se donner furent ceux de frère et de sœur. L’enfance, qui connaît des caresses plus tendres, ne connaît point de plus doux noms. Leur éducation ne fit que redoubler leur amitié, en la dirigeant vers leurs besoins réciproques. Bientôt, tout ce qui regarde l’économie, la propreté, le soin de préparer un repas champêtre, fut du ressort de Virginie, et ses travaux étaient toujours suivis des louanges et des baisers de son frère. Pour lui, sans cesse en action, il bêchait le jardin avec Domingue, ou, une petite hache à la main, il le suivait dans les bois ; et si, dans ces courses, une belle fleur, un bon fruit ou un nid d’oiseau se présentaient à lui, eussent-ils été au haut d’un arbre, il l’escaladait pour les apporter à sa sœur.
Quand on en rencontrait un quelque part, on était sûr que l’autre n’était pas loin. Un jour que je descendais du sommet de cette montagne, j’aperçus, à l’extrémité du jardin, Virginie qui accourait vers la maison, la tête couverte de son jupon, quelle avait relevé par derrière pour se mettre à l’abri d’une ondée de pluie. De loin, je la crus seule ; et m’étant avancé vers elle pour l’aider à marcher, je vis qu’elle tenait Paul par le bras, enveloppé presque en entier de la même couverture, riant l’un et l’autre d’être ensemble à l’abri sous un parapluie de leur invention. Ces deux têtes charmantes, renfermées sous ce jupon bouffant, me rappelèrent les enfants de Léda enclos dans la même coquille.
Toute leur étude était de se complaire et de s’entr’aider. Au reste, ils étaient ignorants comme des créoles, et ne savaient ni lire ni écrire. Ils ne s’inquiétaient pas de ce qui s’était passé dans des temps reculés et loin d’eux ; leur curiosité ne s’étendait pas au-delà de cette montagne. Ils croyaient que le monde finissait où finissait leur île, et ils n’imaginaient rien d’aimable où ils n’étaient pas. Leur affection mutuelle et celle de leurs mères occupaient toute l’activité de leurs âmes. Jamais des sciences inutiles n’avaient fait couler leurs larmes ; jamais les leçons d’une triste morale ne les avaient remplis d’ennui. Ils ne savaient pas qu’il ne faut pas dérober, tout chez eux étant commun ; ni être intempérant, ayant à discrétion des mets simples ; ni menteur, n’ayant aucune vérité à dissimuler. On ne les avait jamais effrayés en leur disant que Dieu réserve des punitions terribles aux enfants ingrats: chez eux, l’amitié filiale était née de l’amitié maternelle. On ne leur avait appris de la religion que ce qui la fait aimer ; et s’ils n’offraient pas à l’église de longues prières, partout où ils étaient, dans la maison, dans les champs, dans les bois, ils levaient vers le ciel des mains innocentes et un cœur plein de l’amour de leurs parents.
Ainsi se passa leur première enfance, comme une belle aube qui annonce un plus beau jour. Déjà ils partageaient avec leurs mères tous les soins du ménage. Dès que le chant du coq annonçait le retour de l’aurore, Virginie se levait, allait puiser de l’eau à la source voisine, et rentrait dans la maison pour préparer le déjeuner. Bientôt après, quand le soleil dorait les pitons de cette enceinte, Marguerite et son fils se rendaient chez madame de la Tour: alors ils faisaient tous ensemble une prière, suivie du premier repas ; souvent ils le prenaient devant la porte, assis sur l’herbe sous un berceau de bananiers, qui leur fournissait à la fois des mets tout préparés dans leurs fruits substantiels et du linge de table dans leurs feuilles larges, longues et lustrées. Une nourriture saine et abondante développait rapidement les corps de ces deux jeunes gens, et une éducation douce peignait dans leur physionomie la pureté et le contentement de leur âme. Virginie n’avait que douze ans: déjà sa taille était plus qu’à demi formée ; de grands cheveux blonds ombrageaient sa tête ; ses yeux bleus et ses lèvres de corail brillaient du plus tendre éclat sur la fraîcheur de son visage: ils souriaient toujours de concert quand elle parlait ; mais quand elle gardait le silence, leur obliquité naturelle vers le ciel leur donnait une expression d’une sensibilité extrême, et même celle d’une légère mélancolie. Pour Paul, on voyait déjà se développer en lui le caractère d’un homme au milieu des grâces de l’adolescence. Sa taille était plus élevée que celle de Virginie, son teint plus rembruni, son nez plus aquilin, et ses yeux, qui étaient noirs, auraient eu un peu de fierté, si les longs cils qui rayonnaient autour comme des pinceaux ne leur avaient donné la plus grande douceur. Quoiqu’il fût toujours en mouvement, dès que sa sœur paraissait, il devenait tranquille et allait s’asseoir auprès d’elle: souvent leur repas se passait sans qu’ils se dissent un mot. À leur silence, à la naïveté de leurs attitudes, à la beauté de leurs pieds nus, on eût cru voir un groupe antique de marbre blanc, représentant quelques-uns des enfants de Niobé. Mais à leurs regards qui cherchaient à se rencontrer, à leurs sourires rendus par de plus doux sourires, on les eût pris pour ces enfants du ciel, pour ces esprits bienheureux dont la nature est de s’aimer, et qui n’ont pas besoin de rendre le sentiment par des pensées et l’amitié par des paroles.
Cependant, madame de la Tour, voyant sa fille se développer avec tant de charmes, sentait augmenter son inquiétude avec sa tendresse. Elle me disait quelquefois: « Si je venais à mourir, que deviendrait Virginie sans fortune ? »
Elle avait en France une tante, fille de qualité, riche, vieille et dévote, qui lui avait refusé si durement des secours lorsqu’elle se fut mariée à M. de la Tour, qu’elle s’était bien promis de n’avoir jamais recours à elle, à quelque extrémité qu’elle fût réduite.
IX
M. de la Bourdonnais, gouverneur de l’île, vient un jour visiter madame de la Tour ; il lui fait de graves reproches d’avoir abandonné sa famille riche en France. Les enfants se révoltent contre ces reproches.
Le bon naturel de ces enfants se développait de jour en jour. Un dimanche, au lever de l’aurore, leurs mères étant allées à la première messe à l’église des Pamplemousses, une négresse marronne se présenta sous les bananiers qui entouraient leur habitation. Elle était décharnée comme un squelette, et n’avait pour vêtement qu’un lambeau de serpillière autour des reins. Elle se jeta aux pieds de Virginie, qui préparait le déjeuner de la famille, et lui dit: « Ma jeune demoiselle, ayez pitié d’une pauvre esclave fugitive ; il y a un mois que j’erre dans ces montagnes, demi-morte de faim, souvent poursuivie par des chasseurs et par leurs chiens. Je fuis mon maître, qui est un riche habitant de la Rivière-Noire: il m’a traitée comme vous le voyez. » En même temps, elle lui montra son corps sillonné de cicatrices profondes, par les coups de fouet qu’elle en avait reçus. Elle ajouta: « Je voulais aller me noyer ; mais sachant que vous demeuriez ici, j’ai dit: Puisqu’il y a encore de bons blancs dans ce pays, il ne faut pas encore mourir. » Virginie, tout émue, lui répondit: « Rassurez-vous, infortunée créature ! Mangez, mangez » ; et elle lui donna le déjeuner de la maison, qu’elle avait apprêté. L’esclave, en peu de moments, le dévora tout entier. Virginie, la voyant rassasiée, lui dit: « Pauvre misérable ! j’ai envie d’aller demander grâce à votre maître ; en vous voyant, il sera touché de pitié. Voulez-vous me conduire chez lui ? — Ange de Dieu, repartit la négresse, je vous suivrai partout où vous voudrez. » Virginie appela son frère, et le pria de l’accompagner. L’esclave marronne les conduisit par des sentiers, au milieu des bois, à travers de hautes montagnes qu’ils grimpèrent avec bien de la peine, et de larges rivières qu’ils passèrent à gué. Enfin, vers le milieu du jour, ils arrivèrent au bas d’un morne, sur les bords de la Rivière-Noire. Ils aperçurent là une maison bien bâtie, des plantations considérables, et un grand nombre d’esclaves occupés à toutes sortes de travaux. Leur maître se promenait au milieu d’eux, une pipe à la bouche et un rotin à la main. C’était un grand homme sec, olivâtre, aux yeux enfoncés, et aux sourcils noirs et joints. Virginie, tout émue, tenant Paul par le bras, s’approcha de l’habitant, et le pria, pour l’amour de Dieu, de pardonner à son esclave, qui était à quelques pas de là derrière eux. D’abord l’habitant ne fit pas grand compte de ces deux enfants pauvrement vêtus ; mais quand il eut remarqué la taille élégante de Virginie, sa belle tête blonde sous une capote bleue, et qu’il eut entendu le doux son de sa voix, qui tremblait, ainsi que tout son corps, en lui demandant grâce, il ôta sa pipe de sa bouche, et levant son rotin vers le ciel, il jura, par un affreux serment, qu’il pardonnait à son esclave, non pas pour l’amour de Dieu, mais pour l’amour d’elle. Virginie aussitôt fit signe à l’esclave de s’avancer vers son maître ; puis elle s’enfuit, et Paul courut après elle.
Ils remontèrent ensemble le revers du morne par où ils étaient descendus ; et parvenus au sommet, ils s’assirent sous un arbre, accablés de lassitude, de faim et de soif. Ils avaient fait à jeun plus de cinq lieues depuis le lever du soleil. Paul dit à Virginie: « Ma sœur, il est plus de midi ; tu as faim et soif ; nous ne trouverons point ici à dîner ; redescendons le morne, et allons demander à manger au maître de l’esclave. — Oh ! non, mon ami, reprit Virginie, il m’a fait trop de peur. Souviens-toi de ce que dit quelquefois maman: Le pain du méchant remplit la bouche de gravier. — Comment ferons-nous donc ? dit Paul ; ces arbres ne produisent que de mauvais fruits ; il n’y a pas seulement ici un tamarin ou un citron pour te rafraîchir. — Dieu aura pitié de nous, reprit Virginie ; il exauce la voix des petits oiseaux qui lui demandent de la nourriture. » À peine avait-elle dit ces mots, qu’ils entendirent le bruit d’une source qui tombait d’un rocher voisin. Ils y coururent ; et après s’être désaltérés avec ses eaux plus claires que le cristal, ils cueillirent et mangèrent un peu de cresson qui croissait sur ses bords. Comme ils regardaient de côté et d’autre s’ils ne trouveraient pas quelque nourriture plus solide, Virginie aperçut, parmi les arbres de la forêt, un jeune palmiste. Le chou que la cime de cet arbre renferme au milieu de ses feuilles est un fort bon manger ; mais quoique sa tige ne fût pas plus grosse que la jambe, elle avait plus de soixante pieds de hauteur. À la vérité, le bois de cet arbre n’est formé que d’un paquet de filaments ; mais son aubier est si dur, qu’il fait rebrousser les meilleures haches, et Paul n’avait pas même un couteau. L’idée lui vint de mettre le feu au pied de ce palmiste. Autre embarras: il n’avait point de briquet ; et d’ailleurs, dans cette île si couverte de rochers, je ne crois pas qu’on puisse trouver une seule pierre à fusil. La nécessité donne de l’industrie, et souvent les inventions les plus utiles ont été dues aux hommes les plus misérables. Paul résolut d’allumer du feu à la manière des noirs. Avec l’angle d’une pierre, il fit un petit trou sur une branche d’arbre bien sèche, qu’il assujettit sous ses pieds ; puis, avec le tranchant de cette pierre, il fit une pointe à un autre morceau de branche également sèche, mais d’une espèce de bois différente. Il posa ensuite ce morceau de bois pointu dans le petit trou de la branche qui était sous ses pieds, et le faisant rouler rapidement entre ses mains comme on roule un moulinet dont on veut faire mousser le chocolat, en peu de moments il vit sortir du point de contact de la fumée et des étincelles. Il ramassa des herbes sèches et d’autres branches d’arbres, et mit le feu au pied du palmiste, qui, bientôt après, tomba avec un grand fracas. Le feu lui servit encore à dépouiller le chou de l’enveloppe de ses longues feuilles ligneuses et piquantes. Virginie et lui mangèrent une partie de ce chou crue, et l’autre cuite sous la cendre, et ils les trouvèrent également savoureuses. Ils firent ce repas frugal, remplis de joie par le souvenir de la bonne action qu’ils avaient faite le matin, mais cette joie était troublée par l’inquiétude où ils se doutaient bien que leur longue absence de la maison jetterait leurs mères. Virginie revenait souvent sur cet objet. Cependant, Paul, qui sentait ses forces rétablies, l’assura qu’ils ne tarderaient pas à tranquilliser leurs parents.
Après le dîner, ils se trouvèrent bien embarrassés ; car ils n’avaient plus de guide pour les reconduire chez eux. Paul, qui ne s’étonnait de rien, dit à Virginie: « Notre case est vers le soleil du milieu du jour ; il faut que nous passions, comme ce matin, par-dessus cette montagne que tu vois là-bas avec ses trois pitons. Allons, marchons, mon amie. » Cette montagne était celle des Trois-Mamelles, ainsi nommée parce que ses trois pitons en ont la forme. Ils descendirent donc le morne de la Rivière-Noire du côté du nord, et arrivèrent, après une heure de marche sur les bords d’une large rivière qui barrait leur chemin. Cette grande partie de l’île, toute couverte de forêts, est si peu connue, même aujourd’hui, que plusieurs de ses rivières et de ses montagnes n’y ont pas encore de nom. La rivière, sur le bord de laquelle ils étaient, coule en bouillonnant sur un lit de roches. Le bruit de ses eaux effraya Virginie ; elle n’osa y mettre les pieds, pour la passer à gué. Paul alors prit Virginie sur son dos, et passa, ainsi chargé, sur les roches glissantes de la rivière, malgré le tumulte de ses eaux. « N’aie pas peur, lui disait-il, je me sens bien fort avec toi. Si l’habitant de la Rivière-Noire t’avait refusé la grâce de son esclave, je me serais battu avec lui. — Comment ! dit Virginie, avec cet homme si grand et si méchant ? À quoi t’ai-je exposé ? Mon Dieu, qu’il est difficile de faire le bien ! Il n’y a que le mal de facile à faire. » Quand Paul fut sur le rivage, il voulut continuer sa route, chargé de sa sœur, et il se flattait de monter ainsi la montagne des Trois-Mamelles, qu’il voyait devant lui à une demi-lieue de là ; mais bientôt les forces lui manquèrent, et il fut obligé de la mettre à terre, et de se reposer auprès d’elle. Virginie lui dit alors: « Mon frère, le jour baisse ; tu as encore des forces ; et les miennes me manquent ; laisse-moi ici ; et retourne seul à notre case pour tranquilliser nos mères. — Oh ! non, dit Paul, je ne te quitterai pas. Si la nuit nous surprend dans ces bois, j’allumerai du feu, j’abattrai un palmiste ; tu en mangeras le chou, et je ferai avec ses feuilles un ajoupa pour te mettre à l’abri. » Cependant Virginie, s’étant un peu reposée, cueillit sur le tronc d’un vieux arbre penché sur le bord de la rivière de longues feuilles de scolopendre qui pendaient de son tronc: elle en fit des espèces de brodequins, dont elle s’entoura les pieds, que les pierres des chemins avaient mis en sang ; car, dans l’empressement d’être utile, elle avait oublié de se chausser. Se sentant soulagée par la fraîcheur de ces feuilles, elle rompit une branche de bambou, et se mit en marche, en s’appuyant d’une main sur ce roseau et de l’autre sur son frère.
Ils cheminaient ainsi doucement à travers les bois ; mais la hauteur des arbres et l’épaisseur de leurs feuillages leur firent bientôt perdre de vue la montagne des Trois-Mamelles, sur laquelle ils se dirigeaient, et même le soleil qui était déjà près de se coucher. Au bout de quelque temps, ils quittèrent, sans s’en apercevoir, le sentier frayé dans lequel ils avaient marché jusqu’alors, et ils se trouvèrent dans un labyrinthe d’arbres, de lianes et de roches, qui n’avait plus d’issue. Paul fit asseoir Virginie, et se mit à courir çà et là, tout hors de lui, pour chercher un chemin hors de ce fourré épais ; mais il se fatigua en vain. Il monta au haut d’un grand arbre, pour découvrir au moins la montagne des Trois-Mamelles ; mais il n’aperçut autour de lui que les cimes des arbres, dont quelques-unes étaient éclairées par les derniers rayons du soleil couchant. Cependant l’ombre des montagnes couvrait déjà les forêts dans les vallées ; le vent se calmait, comme il arrive au coucher du soleil: un profond silence régnait dans ces solitudes, et on n’y entendait d’autre bruit que le bramement des cerfs, qui venaient chercher leurs gîtes dans ces lieux écartés. Paul, dans l’espoir que quelque chasseur pourrait l’entendre, cria alors de toute sa force: « Venez, venez au secours de Virginie. » Mais les seuls échos de la forêt répondirent à sa voix, et répétèrent à plusieurs reprises: Virginie… Virginie…
Paul descendit alors de l’arbre, accablé de fatigue et de chagrin: il chercha les moyens de passer la nuit dans ce lieu ; mais il n’y avait ni fontaine, ni palmiste, ni même de branches de bois sec propres à allumer du feu. Il sentit alors, par son expérience, toute la faiblesse de ses ressources, et il se mit à pleurer. Virginie lui dit: « Ne pleure point, mon ami, si tu ne veux m’accabler de chagrin. C’est moi qui suis la cause de toutes tes peines, et de celles qu’éprouvent maintenant nos mères. Il ne faut rien faire, pas même le bien, sans consulter ses parents. Oh ! j’ai été bien imprudente ! » et elle se prit à verser des larmes. Cependant elle dit à Paul: « Prions Dieu, mon frère, et il aura pitié de nous. » À peine avaient-ils achevé leur prière, qu’ils entendirent un chien aboyer. « C’est, dit Paul, le chien de quelque chasseur, qui vient le soir tuer des cerfs à l’affût. » Peu après, les aboiements du chien redoublèrent. « Il me semble, dit Virginie, que c’est Fidèle, le chien de notre case. Oui, je reconnais sa voix: serions-nous si près d’arriver, et au pied de notre montagne ? » En effet, un moment après, Fidèle était à leurs pieds, aboyant, hurlant, gémissant et les accablant de caresses. Comme ils ne pouvaient revenir de leur surprise, ils aperçurent Domingue qui accourait à eux. À l’arrivée de ce bon noir, qui pleurait de joie, ils se mirent aussi à pleurer, sans pouvoir lui dire un mot. Quand Domingue eut repris ses sens: « Ô mes jeunes maîtres, leur dit-il, que vos mères ont d’inquiétude ! Comme elles ont été étonnées, quand elles ne vous ont plus retrouvés au retour de la messe, où je les accompagnais. Marie, qui travaillait dans un coin de l’habitation, n’a su nous dire où vous étiez allés. J’allais, je venais autour de l’habitation, ne sachant moi-même de quel côté vous chercher. Enfin, j’ai pris vos vieux habits à l’un et à l’autre, je les ai fait flairer à Fidèle ; et sur-le-champ, comme si ce pauvre animal m’eût entendu, il s’est mis à quêter sur vos pas. Il m’a conduit, toujours en remuant la queue, jusqu’à la Rivière-Noire. C’est là où j’ai appris d’un habitant que vous lui aviez ramené une négresse marronne, et qu’il vous avait accordé sa grâce. Mais quelle grâce ! Il me l’a montrée attachée, avec une chaîne au pied, à un billot de bois, et avec un collier de fer à trois crochets autour du cou. De là, Fidèle, toujours quêtant, m’a mené sur le morne de la Rivière-Noire, où il s’est arrêté encore en aboyant de toute sa force. C’était sur le bord d’une source, auprès d’un palmiste abattu, et près d’un feu qui fumait encore ; enfin, il m’a conduit ici. Nous sommes au pied de la montagne des Trois-Mamelles, et il y a encore quatre bonnes lieues jusque chez nous. Allons, mangez et prenez des forces. » Il leur présenta aussitôt un gâteau, des fruits, et une grande calebasse remplie d’une liqueur composée d’eau, de vin, de jus de citron, de sucre et de muscade, que leurs mères avaient préparée pour les fortifier et les rafraîchir. Virginie soupira au souvenir de la pauvre esclave, et des inquiétudes de leurs mères. Elle répéta plusieurs fois: « Oh ! qu’il est difficile de faire le bien ! » Pendant que Paul et elle se rafraîchissaient, Domingue alluma du feu ; et ayant cherché dans les rochers un bois tortu, qu’on appelle bois de ronde, et qui brûle tout vert en jetant une grande flamme, il en fit un flambeau qu’il alluma, car il était déjà nuit. Mais il éprouva un embarras bien plus grand quand il fallut se mettre en route: Paul et Virginie ne pouvaient plus marcher ; leurs pieds étaient enflés et tout rouges. Domingue ne savait s’il devait aller bien loin de là leur chercher du secours, ou passer dans ce lieu la nuit avec eux. « Où est le temps, leur disait-il, où je vous portais tous deux à la fois dans mes bras ? Mais maintenant vous êtes grands, et je suis vieux. » Comme il était dans cette perplexité, une troupe de noirs marrons se fit voir à vingt pas de là. Le chef de cette troupe s’approchant de Paul et de Virginie, leur dit: « Bons petits blancs, n’ayez pas peur ; nous vous avons vus passer ce matin avec une négresse de la Rivière-Noire ; vous alliez demander sa grâce à son mauvais maître. En reconnaissance, nous vous reporterons chez vous sur nos épaules. » Alors il fit un signe, et quatre noirs marrons des plus robustes firent aussitôt un brancard avec des branches d’arbres et des lianes, y placèrent Paul et Virginie, les mirent sur leurs épaules ; et, Domingue marchant devant eux avec son flambeau, ils se mirent en route, aux cris de joie de toute la troupe qui les comblait de bénédictions. Virginie, attendrie, disait à Paul: « Ô mon ami, jamais Dieu ne laisse un bienfait sans récompense. »
Ils arrivèrent vers le milieu de la nuit au pied de leur montagne, dont les croupes étaient éclairées de plusieurs feux. À peine ils la montaient, qu’ils entendirent des voix qui criaient: « Est-ce vous, mes enfants ? » Ils répondirent avec les noirs: « Oui, c’est nous » ; et bientôt ils aperçurent leurs mères et Marie qui venaient au-devant d’eux avec des tisons flambants. « Malheureux enfants, dit Madame de la Tour, d’où venez-vous ? Dans quelles angoisses vous nous avez jetées ! — Nous venons, dit Virginie, de la Rivière-Noire, demander la grâce d’une pauvre esclave marronne, à qui j’ai donné, ce matin, le déjeuner de la maison, parce qu’elle mourait de faim ; et voilà que les noirs marrons nous ont ramenés. » Madame de la Tour embrassa sa fille sans pouvoir parler ; et Virginie, qui sentait son visage mouillé des larmes de sa mère, lui dit: « Vous me payez de tout le mal que j’ai souffert. » Marguerite, ravie de joie, serrait Paul dans ses bras, et lui disait: « Et toi aussi, mon fils, tu as fait une bonne action. » Quand elles furent arrivées dans leurs cases avec leurs enfants, elles donnèrent bien à manger aux noirs marrons, qui s’en retournèrent dans leurs bois, en leur souhaitant toute sorte de prospérités.
Chaque jour était pour ces familles un jour de bonheur et de paix. Ni l’envie ni l’ambition ne les tourmentaient. Elles ne désiraient point au dehors une vaine réputation que donne l’intrigue et qu’ôte la calomnie. Il leur suffisait d’être à elles-mêmes leurs témoins et leurs juges. Dans cette île, où, comme dans toutes les colonies européennes, on n’est curieux que d’anecdotes malignes, leurs vertus et même leurs noms étaient ignorés. Seulement, quand un passant demandait, sur le chemin des Pamplemousses, à quelques habitants de la plaine: « Qui est-ce qui demeure là-haut, dans ces petites cases ? » ceux-ci répondaient, sans les connaître: « Ce sont de bonnes gens. » Ainsi des violettes, sous des buissons épineux, exhalent au loin leurs doux parfums, quoiqu’on ne les voie pas.
X
Le même bonheur existait dans la même simplicité: Paul avait planté un terrain parmi le Repos de Virginie. Au pied du rocher est un enfoncement d’où sort une fontaine qui forme une petite flaque d’eau au milieu d’un pré d’herbe fine. Lorsque Marguerite eut mis Paul au monde, je lui fis présent, dit le vieux colon, leur voisin, d’un coco.
Je lui fis présent d’un coco des Indes, qu’on m’avait donné. Elle planta ce fruit sur le bord de cette flaque d’eau afin que l’arbre qu’il produirait servît un jour d’époque à la naissance de son fils. Madame de la Tour, à son exemple, y en planta un autre, dans une semblable intention, dès qu’elle fut accouchée de Virginie. Il naquit de ces deux fruits deux cocotiers, qui formaient toutes les archives de ces deux familles: l’un se nommait l’arbre de Paul, et l’autre, l’arbre de Virginie. Ils crûrent tous deux, dans la même proportion que leurs jeunes maîtres, d’une hauteur un peu inégale, mais qui surpassait, au bout de douze ans, celle de leurs cabanes. Déjà s’entrelaçaient leurs palmes, et ils laissaient pendre leurs jeunes grappes de cocos au-dessus du bassin de la fontaine. Excepté cette plantation, on avait laissé cet enfoncement du rocher tel que la nature l’avait orné. Sur ses flancs bruns et humides, rayonnaient en étoiles vertes et noires de larges capillaires, et flottaient au gré des vents des touffes de scolopendre, suspendues comme de longs rubans d’un vert pourpré. Près de là croissaient des lisières de pervenche, dont les fleurs sont presque semblables à celles de la giroflée rouge, et des piments, dont les gousses, couleur de sang, sont plus éclatantes que le corail. Aux environs, l’herbe de baume, dont les feuilles sont en cœur, et les basilics à odeur de girofle, exhalaient les plus doux parfums. Du haut de l’escarpement de la montagne pendaient des lianes semblables à des draperies flottantes, qui formaient sur les flancs des rochers de grandes courtines de verdure. Les oiseaux de mer, attirés par ces retraites paisibles, y venaient passer la nuit. Au coucher du soleil, on y voyait voler, le long des rivages de la mer, le corbigeau et l’alouette marine ; et au haut des airs, la noire frégate, avec l’oiseau blanc du tropique, qui abandonnaient, ainsi que l’astre du jour, les solitudes de l’océan Indien. Virginie aimait à se reposer sur les bords de cette fontaine, décorée d’une pompe à la fois magnifique et sauvage. Souvent elle y venait laver le linge de la famille, à l’ombre des deux cocotiers. Quelquefois elle y menait paître ses chèvres. Pendant qu’elle préparait des fromages avec leur lait, elle se plaisait à leur voir brouter les capillaires sur les flancs escarpés de la roche, et se tenir en l’air sur une de ses corniches, comme sur un piédestal. Paul, voyant que ce lieu était aimé de Virginie y apporta de la forêt voisine des nids de toute sorte d’oiseaux. Les pères et les mères de ces oiseaux suivirent leurs petits, et vinrent s’établir dans cette nouvelle colonie. Virginie leur distribuait de temps en temps des grains de riz, de maïs et de millet. Dès qu’elle paraissait, les merles siffleurs, les bengalis, dont le ramage est si doux, les cardinaux, dont le plumage est couleur de feu, quittaient leurs buissons ; des perruches, vertes comme des émeraudes, descendaient des lataniers voisins ; des perdrix accouraient sous l’herbe: tous s’avançaient pêle-mêle jusqu’à ses pieds, comme des poules. Paul et elle s’amusaient avec transport de leurs jeux, de leurs appétits et de leurs amours.
Aimables enfants, vous passiez ainsi dans l’innocence vos premiers jours, en vous exerçant aux bienfaits ! Combien de fois, dans ce lieu, vos mères, vous serrant dans leurs bras, bénissaient le Ciel de la consolation que vous prépariez à leur vieillesse, et de vous voir entrer dans la vie sous de si heureux auspices ! Combien de fois, à l’ombre de ces rochers, ai-je partagé avec elles vos repas champêtres, qui n’avaient coûté la vie à aucun animal ! Des calebasses pleines de lait, des œufs frais, des gâteaux de riz sur des feuilles de bananier, des corbeilles chargées de patates, de mangues, d’oranges, de grenades, de bananes, de dattes, d’ananas, offraient à la fois les mets les plus sains, les couleurs les plus gaies et les sucs les plus agréables.
La conversation était aussi douce et aussi innocente que ces festins. Paul y parlait souvent des travaux du jour et de ceux du lendemain.
XI
Le tableau de l’innocence de la jeunesse et de l’amour, qui s’ignore lui-même, continue en mille teintes sans jamais se lasser ; il se renouvelle comme la séve des arbustes à chaque saison.
Les périodes de leur vie se réglaient sur celles de la nature. Ils connaissaient les heures du jour, par l’ombre des arbres ; les saisons, par les temps où ils donnent leurs fleurs ou leurs fruits ; et les années, par le nombre de leurs récoltes. Ces douces images répandaient les plus grands charmes dans leurs conversations. « Il est temps de dîner, disait Virginie à la famille, les ombres des bananiers sont à leurs pieds » ; ou bien: « La nuit s’approche, les tamarins ferment leurs feuilles. — Quand viendrez-vous nous voir ? lui disaient quelques amies du voisinage. — Aux cannes de sucre, répondait Virginie. — Votre visite nous sera encore plus douce et plus agréable, reprenaient ces jeunes filles. » Quand on l’interrogeait sur son âge et sur celui de Paul: « Mon frère, disait-elle, est de l’âge du grand cocotier de la fontaine, et moi de celui du plus petit. Les manguiers ont donné douze fois leurs fruits, et les orangers vingt-quatre fois leurs fleurs depuis que je suis au monde. » Leur vie semblait attachée à celle des arbres, comme celle des faunes et des dryades. Ils ne connaissaient d’autres époques historiques que celles de la vie de leurs mères, d’autre chronologie que celle de leurs vergers, et d’autre philosophie que de faire du bien à tout le monde, et de se résigner à la volonté de Dieu.
Après tout, qu’avaient besoin ces jeunes gens d’être riches et savants à notre manière ? Leurs besoins et leur ignorance ajoutaient encore à leur félicité. Il n’y avait point de jour qu’ils ne se communiquassent quelques secours ou quelques lumières ; oui, des lumières: et quand il s’y serait mêlé quelques erreurs, l’homme pur n’en a point de dangereuses à craindre. Ainsi croissaient ces deux enfants de la nature. Aucun souci n’avait ridé leur front ; aucune intempérance n’avait corrompu leur sang ; aucune passion malheureuse n’avait dépravé leur cœur: l’amour, l’innocence, la piété, développaient chaque jour la beauté de leur âme en grâces ineffables, dans leurs traits, leurs attitudes et leurs mouvements. Au matin de la vie, ils en avaient toute la fraîcheur: tels dans le jardin d’Éden parurent nos premiers parents, lorsque, sortant des mains de Dieu, ils se virent, s’approchèrent, et conversèrent d’abord comme frère et comme sœur. Virginie, douce, modeste, confiante comme Ève ; et Paul, semblable à Adam, ayant la taille d’un homme, avec la simplicité d’un enfant.
Quelquefois, seul avec elle (il me l’a mille fois raconté), il lui disait, au retour de ses travaux: « Lorsque je suis fatigué, ta vue me délasse. Quand du haut de la montagne je t’aperçois au fond de ce vallon, tu me parais au milieu de nos vergers comme un bouton de rose. Si tu marches vers la maison de nos mères, la perdrix qui court vers ses petits a un corsage moins beau et une démarche moins légère. Quoique je te perde de vue à travers les arbres, je n’ai pas besoin de te voir pour te retrouver ; quelque chose de toi, que je ne puis dire, reste pour moi dans l’air où tu passes, sur l’herbe où tu t’assieds. Lorsque je t’approche, tu ravis tous mes sens. L’azur du ciel est moins beau que le bleu de tes yeux ; le chant des bengalis moins doux que le son de ta voix. Si je te touche seulement du bout du doigt, tout mon corps frémit de plaisir. Souviens-toi du jour où nous passâmes à travers les cailloux roulants de la rivière des Trois-Mamelles. En arrivant sur ses bords, j’étais déjà bien fatigué ; mais quand je t’eus prise sur mon dos, il me semblait que j’avais des ailes comme un oiseau. Dis-moi par quel charme tu as pu m’enchanter. Est-ce par ton esprit ? Mais nos mères en ont plus que nous deux. Est-ce par tes caresses ? Mais elles m’embrassent plus souvent que toi. Je crois que c’est par ta bonté. Je n’oublierai jamais que tu as marché nu-pieds jusqu’à la Rivière-Noire, pour demander la grâce d’une pauvre esclave fugitive. Tiens, ma bien-aimée, prends cette branche fleurie de citronnier, que j’ai cueillie dans la forêt ; tu la mettras, la nuit, près de ton lit. Mange ce rayon de miel ; je l’ai pris pour toi au haut d’un rocher. Mais auparavant, repose-toi sur mon sein, et je serai délassé. »
Virginie lui répondait: « Ô mon frère ! les rayons du soleil au matin, au haut de ces rochers, me donnent moins de joie que ta présence. J’aime bien ma mère, j’aime bien la tienne ; mais quand elles t’appellent mon fils, je les aime encore davantage. Les caresses qu’elles te font me sont plus sensibles que celles que j’en reçois. Tu me demandes pourquoi tu m’aimes ; mais tout ce qui a été élevé ensemble s’aime. Vois nos oiseaux: élevés dans les mêmes nids, ils s’aiment comme nous ; ils sont toujours ensemble comme nous. Écoute comme ils s’appellent et se répondent d’un arbre à l’autre. De même, quand l’écho me fait entendre les airs que tu joues sur ta flûte au haut de la montagne, j’en répète les paroles au fond de ce vallon. Tu m’es cher, surtout depuis le jour où tu voulais te battre pour moi contre le maître de l’esclave. Depuis ce temps-là, je me suis dit bien des fois: Ah ! mon frère a un bon cœur ; sans lui, je serais morte d’effroi. Je prie Dieu tous les jours pour ma mère, pour la tienne, pour toi, pour nos pauvres serviteurs ; mais quand je prononce ton nom, il me semble que ma dévotion augmente. Je demande si instamment à Dieu qu’il ne t’arrive aucun mal ! Pourquoi vas-tu si loin et si haut me chercher des fruits et des fleurs ? n’en avons-nous pas dans le jardin ? Comme te voilà fatigué ! tu es tout en nage. » Et avec son petit mouchoir blanc, elle lui essuyait le front et les joues, et elle lui donnait plusieurs baisers.
XII
La puberté apporte à Virginie des souffrances dont on lui laisse ignorer les causes. On propose à Paul un voyage de quelques mois aux Indes voisines ; il s’y refuse avec indignation.
Un vaisseau arrivé d’Amérique apporte à madame de la Tour une lettre de son opulente tante, qui lui redemande Virginie pour achever son éducation européenne et lui assurer sa fortune par un mariage. Madame de la Tour frémit et hésite. M. de la Bourdonnais la décide. Elle part ; le désespoir de Paul est peint avec la simplicité et la force de Théocrite. Une teinte sombre se répand sur les cœurs, les maisons, le ciel et la terre de l’île.
Encore une lettre de Virginie qui annonce à sa mère que sa tante la déshérite et la renvoie pour n’avoir pas consenti à épouser un riche suranné qu’elle lui destinait. Joie de la famille. Mais le tonnerre gronde ; on annonce un vaisseau en vue à quatre lieues en mer. Paul va chercher son ami le vieux colon pour aller au-devant de Virginie au point le plus rapproché de la route du navire. L’ouragan des tropiques l’avait poussé dans la fausse rade d’Aral ; voici la fin des naufragés, on ne peut l’abréger:
À quelque distance de là, nous vîmes, à l’entrée du bois, un feu autour duquel plusieurs habitants s’étaient rassemblés. Nous fûmes nous y reposer en attendant le jour. Pendant que nous étions assis auprès de ce feu, un des habitants nous raconta que, dans l’après-midi, il avait vu un vaisseau en pleine mer, porté sur l’île par les courants ; que la nuit l’avait dérobé à sa vue ; que deux heures après le coucher du soleil, il l’avait entendu tirer du canon pour appeler du secours ; mais que la mer était si mauvaise, qu’on n’avait pu mettre aucun bateau dehors pour aller à lui ; que bientôt après, il avait cru apercevoir ses fanaux allumés, et que dans ce cas, il craignait que le vaisseau, venu si près du rivage, n’eût passé entre la terre et la petite île d’Ambre, prenant celle-ci pour le Coin-de-Mire, près duquel passent les vaisseaux qui arrivent au Port-Louis ; que si cela était, ce qu’il ne pouvait toutefois affirmer, ce vaisseau était dans le plus grand péril. Un autre habitant prit la parole, et nous dit qu’il avait traversé plusieurs fois l’île d’Ambre de la côte ; qu’il l’avait sondé ; que la tenure et le mouillage en étaient très bons, et que le vaisseau y était en sûreté, comme dans le meilleur port. « J’y mettrais toute ma fortune, ajouta-t-il, et j’y dormirais aussi tranquillement qu’à terre. » Un troisième habitant dit qu’il était impossible que ce vaisseau pût entrer dans ce canal, où à peine les chaloupes pouvaient naviguer. Il assura qu’il l’avait vu mouiller au-delà de l’île d’Ambre ; en sorte que, si le vent venait à s’élever au matin, il serait le maître de pousser au large ou de gagner le port. D’autres habitants ouvrirent d’autres opinions. Pendant qu’ils contestaient entre eux, suivant la coutume des créoles oisifs, Paul et moi nous gardions un profond silence. Nous restâmes là jusqu’au petit point du jour ; mais il faisait trop peu de clarté au ciel pour qu’on pût distinguer aucun objet sur la mer, qui d’ailleurs était couverte de brume: nous n’entrevîmes au large qu’un nuage sombre, qu’on nous dit être l’île d’Ambre, située à un quart de lieue de la côte. On n’apercevait dans ce jour ténébreux que la pointe du rivage où nous étions, et quelques pitons des montagnes de l’intérieur de l’île, qui apparaissaient de temps en temps au milieu des nuages qui circulaient autour.
Vers les sept heures du matin, nous entendîmes dans les bois un bruit de tambours: c’était le gouverneur, M. de la Bourdonnais, qui arrivait à cheval, suivi d’un détachement de soldats armés de fusils, et d’un grand nombre d’habitants et de noirs. Il plaça les soldats sur le rivage, et leur ordonna de faire feu de leurs armes tous à la fois. À peine leur décharge fut faite, que nous aperçûmes sur la mer une lueur, suivie presque aussitôt d’un coup de canon. Nous jugeâmes que le vaisseau était à peu de distance de nous, et nous courûmes tous du côté où nous avions vu le signal. Nous aperçûmes alors, à travers le brouillard, le corps et les vergues d’un grand vaisseau. Nous en étions si près que, malgré le bruit des flots, nous entendîmes le sifflet du maître qui commandait la manœuvre, et les cris des matelots, qui crièrent trois fois: « Vive le roi ! » Car c’est le cri des Français dans les dangers extrêmes, ainsi que dans les grandes joies ; comme si, dans les dangers, ils appelaient leur prince à leur secours, ou comme s’ils voulaient témoigner alors qu’ils sont prêts à périr pour lui.
Depuis le moment où le Saint-Géran aperçut que nous étions à portée de le secourir, il ne cessa de tirer du canon de trois minutes en trois minutes. M. de la Bourdonnais fit allumer de grands feux de distance en distance sur la grève, et envoya chez tous les habitants du voisinage, chercher des vivres, des planches, des câbles et des tonneaux vides. On en vit arriver bientôt une foule, accompagnée de leurs noirs chargés de provisions et d’agrès, qui venaient des habitations de la Poudre-d’Or, du quartier de Flacque et de la rivière du Rempart. Un des plus anciens de ces habitants s’approcha du gouverneur, et lui dit: « Monsieur, on a entendu toute la nuit des bruits sourds dans la montagne. Dans les bois, les feuilles des arbres remuent sans qu’il fasse de vent. Les oiseaux de marine se réfugient à terre: certainement tous ces signes annoncent un ouragan. — Eh bien ! mes amis, répondit le gouverneur, nous y sommes préparés, et sûrement le vaisseau l’est aussi. »
En effet, tout présageait l’arrivée prochaine d’un ouragan. Les nuages qu’on distinguait au zénith étaient à leur centre d’un noir affreux, et cuivrés sur leurs bords. L’air retentissait des cris des paille-en-queue, des frégates, des coupeurs d’eau, et d’une multitude d’oiseaux de marine, qui, malgré l’obscurité de l’atmosphère, venaient de tous les points de l’horizon chercher des retraites dans l’île.
Vers les neuf heures du matin, on entendit du côté de la mer des bruits épouvantables, comme si des torrents d’eau, mêlés à des tonnerres, eussent roulé du haut des montagnes. Tout le monde s’écria: « Voilà l’ouragan ! » et dans l’instant, un tourbillon affreux de vent enleva la brume qui couvrait l’île d’Ambre et son canal. Le Saint-Géran parut alors à découvert avec son pont chargé de monde, ses vergues et ses mâts de hune amenés sur le tillac, son pavillon en berne, quatre câbles sur son avant, et un de retenue sur son arrière. Il était mouillé entre l’île d’Ambre et la terre, en deçà de la ceinture de récifs qui entoure l’Île de France, et qu’il avait franchie par un endroit où jamais vaisseau n’avait passé avant lui. Il présentait son avant aux flots qui venaient de la pleine mer, et à chaque lame d’eau qui s’engageait dans le canal, sa proue se soulevait tout entière, de sorte qu’on en voyait la carène en l’air ; mais dans ce mouvement, sa poupe venant à plonger disparaissait à la vue jusqu’au couronnement, comme si elle eût été submergée. Dans cette position où le vent et la mer le jetaient à terre, il lui était également impossible de s’en aller par où il était venu, ou, en coupant ses câbles, d’échouer sur le rivage, dont il était séparé par de hauts-fonds semés de récifs. Chaque lame qui venait briser sur la côte s’avançait en mugissant jusqu’au fond des anses, et y jetait des galets à plus de cinquante pieds dans les terres ; puis, venant à se retirer, elle découvrait une grande partie du lit du rivage, dont elle roulait les cailloux avec un bruit rauque et affreux. La mer, soulevée par le vent, grossissait à chaque instant, et tout le canal compris entre cette île et l’île d’Ambre n’était qu’une vaste nappe d’écumes blanches, creusées de vagues noires et profondes. Ces écumes s’amassaient dans le fond des anses à plus de six pieds de hauteur, et le vent qui en balayait la surface les portait par-dessus l’escarpement du rivage à plus d’une demi-lieue dans les terres. À leurs flocons blancs et innombrables qui étaient chassés horizontalement jusqu’au pied des montagnes, on eût dit d’une neige qui sortait de la mer. L’horizon offrait tous les signes d’une longue tempête ; la mer y paraissait confondue avec le ciel. Il s’en détachait sans cesse des nuages d’une forme horrible, qui traversaient le zénith avec la vitesse des oiseaux, tandis que d’autres y paraissaient immobiles comme de grands rochers. On n’apercevait aucune partie azurée du firmament ; une lueur olivâtre et blafarde éclairait seule tous les objets de la terre, de la mer et des cieux.
Dans les balancements du vaisseau, ce qu’on craignait arriva. Les câbles de son avant rompirent ; et, comme il n’était plus retenu que par une seule ansière, il fut jeté sur les rochers à une demi-encablure du rivage. Ce ne fut qu’un cri de douleur parmi nous. Paul allait s’élancer à la mer, lorsque je le saisis par le bras. « Mon fils, lui dis-je, voulez-vous périr ? — Que j’aille à son secours, s’écria-t-il, ou que je meure ! » Comme le désespoir lui ôtait la raison, pour prévenir sa perte, Domingue et moi lui attachâmes à la ceinture une longue corde dont nous saisîmes l’une des extrémités. Paul alors s’avança vers le Saint-Géran, tantôt en nageant, tantôt marchant sur les récifs. Quelquefois il avait l’espoir de l’aborder ; car la mer, dans ses mouvements irréguliers, laissait le vaisseau à sec, de manière qu’on en eût pu faire le tour à pied ; mais bientôt après, revenant sur ses pas avec une nouvelle furie, elle le couvrait d’énormes voûtes d’eau qui soulevaient tout l’avant de sa carène, et rejetaient bien loin sur le rivage le malheureux Paul, les jambes en sang, la poitrine meurtrie, et à demi noyé. À peine ce jeune homme avait-il repris l’usage de ses sens, qu’il se relevait, et retournait avec une nouvelle ardeur vers le vaisseau, que la mer cependant entr’ouvrait par d’horribles secousses. Tout l’équipage, désespérant alors de son salut, se précipitait en foule à la mer, sur des vergues, des planches, des cages à poules, des tables et des tonneaux. On vit alors un objet digne d’une éternelle pitié: une jeune demoiselle parut dans la galerie de la poupe du Saint-Géran, tendant les bras vers celui qui faisait tant d’efforts pour la joindre. C’était Virginie. Elle avait reconnu son amant à son intrépidité. La vue de cette aimable personne, exposée à un si terrible danger, nous remplit de douleur et de désespoir. Pour Virginie, d’un port noble et assuré, elle nous faisait signe de la main, comme nous disant un éternel adieu. Tous les matelots s’étaient jetés à la mer. Il n’en restait plus qu’un sur le pont, qui était tout nu et nerveux comme Hercule. Il s’approcha de Virginie avec respect: nous le vîmes se jeter à ses genoux, et s’efforcer même de lui ôter ses habits ; mais elle, le repoussant avec dignité, détourna de lui sa vue. On entendit aussitôt ces cris redoublés des spectateurs: « Sauvez-la, sauvez-la ! ne la quittez pas ! » Mais dans ce moment, une montagne d’eau d’une effroyable grandeur s’engouffra entre l’île d’Ambre et la côte, et s’avança en rugissant vers le vaisseau, qu’elle menaçait de ses flancs noirs et de ses sommets écumants. À cette terrible vue, le matelot s’élança seul à la mer ; et Virginie, voyant la mort inévitable, posa une main sur ses habits, l’autre sur son cœur, et levant en haut des yeux sereins, parut un ange qui prend son vol vers les cieux.
Ô jour affreux ! hélas ! tout fut englouti. La lame jeta bien avant dans les terres une partie des spectateurs, qu’un mouvement d’humanité avait portés à s’avancer vers Virginie, ainsi que le matelot qui l’avait voulu sauver à la nage. Cet homme, échappé à la mort presque certaine, s’agenouilla sur le sable en disant: « Ô mon Dieu ! vous m’avez sauvé la vie ; mais je l’aurais donnée de bon cœur pour cette digne demoiselle qui n’a jamais voulu se déshabiller comme moi. » Domingue et moi, nous retirâmes des flots le malheureux Paul sans connaissance, rendant le sang par la bouche et par les oreilles. Le gouverneur le fit mettre entre les mains des chirurgiens ; et nous cherchâmes de notre côté, le long du rivage, si la mer n’y apporterait point le corps de Virginie ; mais le vent ayant tourné subitement, comme il arrive dans les ouragans, nous eûmes le chagrin de penser que nous ne pourrions pas même rendre à cette fille infortunée les devoirs de la sépulture. Nous nous éloignâmes de ce lieu, accablés de consternation, tous l’esprit frappé d’une seule perte, dans un naufrage où un grand nombre de personnes avaient péri, la plupart doutant, d’après une fin aussi funeste d’une fille si vertueuse, qu’il existât une Providence ; car il y a des maux si terribles et si peu mérités, que l’espérance même du sage en est ébranlée.
Cependant on avait mis Paul, qui commençait à reprendre ses sens, dans une maison voisine, jusqu’à ce qu’il fût en état d’être transporté à son habitation. Pour moi, je m’en revins avec Domingue, afin de préparer la mère de Virginie et son amie à ce désastreux événement. Quand nous fûmes à l’entrée du vallon de la rivière des Lataniers, des noirs nous dirent que la mer jetait beaucoup de débris du vaisseau dans la baie vis-à-vis. Nous y descendîmes ; et un des premiers objets que j’aperçus sur le rivage fut le corps de Virginie. Elle était à moitié couverte de sable, dans l’attitude où nous l’avions vue périr. Ses traits n’étaient point sensiblement altérés. Ses yeux étaient fermés, mais la sérénité était encore sur son front ; seulement, les pâles violettes de la mort se confondaient sur ses joues avec les roses de la pudeur. Une de ses mains était sur ses habits ; et l’autre, qu’elle appuyait sur son cœur, était fortement fermée et roidie. J’en dégageai avec peine une petite boîte ; mais quelle fut ma surprise, lorsque je vis que c’était le portrait de Paul, qu’elle lui avait promis de ne jamais abandonner tant qu’elle vivrait ! À cette dernière marque de la constance et de l’amour de cette fille infortunée, je pleurai amèrement. Pour Domingue, il se frappait la poitrine, et perçait l’air de ses cris douloureux. Nous portâmes le corps de Virginie dans une cabane de pêcheurs, où nous le donnâmes à garder à de pauvres femmes malabares, qui prirent soin de le laver.
Pendant qu’elles s’occupaient de ce triste office, nous montâmes, en tremblant, à l’habitation. Nous y trouvâmes madame de la Tour et Marguerite en prière, en attendant des nouvelles du vaisseau. Dès que madame de la Tour m’aperçut, elle s’écria: « Où est ma fille, ma chère fille, mon enfant ? » Ne pouvant douter de son malheur à mon silence et à mes larmes, elle fut saisie tout à coup d’étouffements et d’angoisses douloureuses ; sa voix ne faisait plus entendre que des soupirs et des sanglots. Pour Marguerite, elle s’écria: « Où est mon fils ? Je ne vois point mon fils ! » et elle s’évanouit. Nous courûmes à elle, et l’ayant fait revenir, je l’assurai que Paul était vivant, et que le gouverneur en faisait prendre soin. Elle ne reprit ses sens que pour s’occuper de son amie, qui tombait de temps en temps dans de longs évanouissements. Madame de la Tour passa toute la nuit dans ces cruelles souffrances ; et par leurs longues périodes, j’ai jugé qu’aucune douleur n’était égale à la douleur maternelle. Quand elle recouvrait la connaissance, elle tournait des regards fixes et mornes vers le ciel. En vain, son amie et moi nous lui pressions les mains dans les nôtres, en vain nous l’appelions par les noms les plus tendres ; elle paraissait insensible à ces témoignages de notre ancienne affection, et il ne sortait de sa poitrine oppressée que de sourds gémissements.
Dès le matin, on apporta Paul couché dans un palanquin. Il avait repris l’usage de ses sens ; mais il ne pouvait proférer une parole. Son entrevue avec sa mère et madame de la Tour, que j’avais d’abord redoutée, produisit un meilleur effet que tous les soins que j’avais pris jusqu’alors. Un rayon de consolation parut sur le visage de ces deux malheureuses mères. Elles se mirent l’une et l’autre auprès de lui, le saisirent dans leurs bras, le baisèrent ; et leurs larmes, qui avaient été suspendues jusqu’alors par l’excès de leur chagrin, commencèrent à couler. Paul y mêla les siennes. La nature s’étant ainsi soulagée dans ces trois infortunés, un long assoupissement succéda à l’état convulsif de leur douleur, et leur procura un repos léthargique, semblable, à la vérité, à celui de la mort.
M. de la Bourdonnais m’envoya avertir secrètement que le corps de Virginie avait été apporté à la ville par son ordre, et que de là on allait le transférer à l’église des Pamplemousses. Je descendis aussitôt au Port-Louis, où je trouvai des habitants de tous les quartiers, rassemblés pour assister à ses funérailles, comme si l’île eût perdu en elle ce qu’elle avait de plus cher. Dans le port, les vaisseaux avaient leurs vergues croisées, leurs pavillons en berne, et tiraient du canon par longs intervalles. Des grenadiers ouvraient la marche du convoi. Ils portaient leurs fusils baissés: leurs tambours, couverts de longs crêpes, ne faisaient entendre que des sons lugubres, et on voyait l’abattement peint dans les traits de ces guerriers, qui avaient tant de fois affronté la mort dans les combats sans changer de visage. Huit jeunes demoiselles des plus considérables de l’île, vêtues de blanc et tenant des palmes à la main, portaient le corps de leur vertueuse compagne, couvert de fleurs. Un chœur de petits enfants le suivait en chantant des hymnes: après eux venait tout ce que l’île avait de plus distingué dans ses habitants et dans son état-major, à la suite duquel marchait le gouverneur, suivi de la foule du peuple.
Voilà ce que l’administration avait ordonné, pour rendre quelques honneurs à la vertu de Virginie. Mais quand son corps fut arrivé au pied de cette montagne, à la vue de ces mêmes cabanes dont elle avait fait si longtemps le bonheur, et que sa mort remplissait maintenant de désespoir, toute la pompe funèbre fut dérangée ; les hymnes et les chants cessèrent ; on n’entendit plus dans la plaine que des soupirs et des sanglots. On vit accourir alors des troupes de jeunes filles des habitations voisines, pour faire toucher au cercueil de Virginie des mouchoirs, des chapelets et des couronnes de fleurs, en l’invoquant comme une sainte. Les mères demandaient à Dieu une fille comme elle ; les garçons, des amantes aussi constantes ; les pauvres, une amie aussi tendre ; les esclaves, une maîtresse aussi bonne.
Lorsqu’elle fut arrivée au lieu de sa sépulture, des négresses de Madagascar et des Cafres de Mosambique déposèrent autour d’elle des paniers de fruits, et suspendirent des pièces d’étoffes aux arbres voisins, suivant l’usage de leur pays ; des Indiennes du Bengale et de la côte Malabare apportèrent des cages pleines d’oiseaux, auxquels elles donnèrent la liberté sur son corps: tant la perte d’un objet aimable intéresse toutes les nations, et tant est grand le pouvoir de la vertu malheureuse, puisqu’elle réunit toutes les religions autour de son tombeau !
Il fallut mettre des gardes auprès de sa fosse, et en écarter quelques filles de pauvres habitants, qui voulaient s’y jeter à toute force, disant qu’elles n’avaient plus de consolation à espérer dans le monde, et qu’il ne leur restait qu’à mourir avec celle qui était leur unique bienfaitrice.
On l’enterra près de l’église des Pamplemousses, sur son côté occidental, au pied d’une touffe de bambous, où, en venant à la messe avec sa mère et Marguerite, elle aimait à se reposer, assise à côté de celui qu’elle appelait alors son frère.
Au retour de cette pompe funèbre, M. de la Bourdonnais monta ici, suivi d’une partie de son nombreux cortége. Il offrit à madame de la Tour et à son amie tous les secours qui dépendaient de lui. Il s’exprima en peu de mots, mais avec indignation, contre sa tante dénaturée ; et s’approchant de Paul, il lui dit tout ce qu’il crut propre à le consoler. « Je désirais, lui dit-il, votre bonheur et celui de votre famille: Dieu m’en est témoin. Mon ami, il faut aller en France ; je vous y ferai avoir du service. Dans votre absence, j’aurai soin de votre mère comme de la mienne. » Et, en même temps, il lui présenta la main ; mais Paul retira la sienne, et détourna la tête pour ne le pas voir.
Pour moi, je restai dans l’habitation de mes amies infortunées, pour leur donner, ainsi qu’à Paul, tous les secours dont j’étais capable. Au bout de trois semaines, Paul fut en état de marcher ; mais son chagrin paraissait augmenter à mesure que son corps reprenait des forces. Il était insensible à tout ; ses regards étaient éteints, et il ne répondait rien à toutes les questions qu’on pouvait lui faire. Madame de la Tour, qui était mourante, lui disait souvent: « Mon fils, tant que je vous verrai, je croirai voir ma chère Virginie. » À ce nom de Virginie, il tressaillait et s’éloignait d’elle, malgré les invitations de sa mère, qui le rappelait auprès de son amie. Il allait seul se retirer dans le jardin, et s’asseyait au pied du cocotier de Virginie, les yeux fixés sur sa fontaine. Le chirurgien du gouverneur, qui avait pris le plus grand soin de lui et de ces dames, nous dit que, pour le tirer de sa noire mélancolie, il fallait lui laisser faire tout ce qu’il lui plairait, sans le contrarier en rien ; qu’il n’y avait que ce seul moyen de vaincre le silence auquel il s’obstinait.
Je résolus de suivre son conseil. Dès que Paul sentit ses forces un peu rétablies, le premier usage qu’il en fit fut de s’éloigner de l’habitation. Comme je ne le perdais pas de vue, je me mis en marche après lui, et je dis à Domingue de prendre des vivres et de nous accompagner. À mesure que le jeune homme descendait cette montagne, sa joie et ses forces semblaient renaître. Il prit d’abord le chemin des Pamplemousses ; et quand il fut auprès de l’église, dans l’allée des bambous, il s’en fut droit au lieu où il vit de la terre fraîchement remuée: là, il s’agenouilla, et levant les yeux aux ciel, il fit une longue prière. Sa démarche me parut de bon augure pour le retour de sa raison, puisque cette marque de confiance envers l’Être suprême faisait voir que son âme commençait à reprendre ses fonctions naturelles. Domingue et moi, nous nous mîmes à genoux à son exemple, et nous priâmes avec lui. Ensuite il se leva, et prit sa route vers le nord de l’île, sans faire beaucoup d’attention à nous. Comme je savais qu’il ignorait non-seulement où on avait déposé le corps de Virginie, mais même s’il avait été retiré de la mer, je lui demandai pourquoi il avait été prier Dieu au pied de ces bambous ; il me répondit: « Nous y avons été si souvent ! »
XIII
La même vague avait noyé toutes ces existences, ils meurent tous en peu de mois de la mort de Virginie. Le poëme finit par leur tombeau sur la plage à l’ombre des lataniers des Pamplemousses. Une larme silencieuse y tombe éternellement. On ramasse un grain de sable au pied de ces arbres et on le rapporte en Europe, non comme un monument de l’émigration, mais comme un souvenir personnel. Cette larme du monde, toujours tiède, ne tarit pas et ne tarira jamais.
Bernardin de Saint-Pierre ne fut pas un historien, il fut une voix de l’humanité, un Job du cœur. Dès que l’ouvrage eut paru il fut immortel.
Mais le premier jour où il fit la lecture de son manuscrit à une société d’hommes et de femmes de lettres à Paris, la société se vengea de la nature en le méconnaissant: c’était chez M. Necker, l’homme à la mode, mais le moins naturel des écrivains ; sa femme, vertueuse mais prétentieuse ; sa fille, madame de Staël, capable de tout comprendre, mais non de tout faire ; Buffon, qui ne pouvait écrire qu’à l’ombre des créneaux de la tour de Montbard, et qui rendait dans ce cénacle les oracles de l’emphase ; Thomas, esprit bon et pur, corrompu par la rhétorique ; l’abbé Galiani, Napolitain de sens exquis, mais qui se nourrissait du sel de l’esprit au lieu de la substance du cœur ; enfin quelques grands artistes du temps, juges de forme plus que de fond, tel que le fameux peintre de marine Vernet, faisaient partie de l’auditoire. Après le dîner, on accorda audience à Bernardin de Saint-Pierre. La lecture n’eut aucun succès. Tout le monde s’endormit ou se retira à petit bruit tour à tour. L’auteur s’en alla consterné.
Il était encore accablé de ce double échec, lorsqu’un homme de génie, le peintre Vernet, vint ranimer son courage, et le rendre à ses études chéries. Cet artiste célèbre montait souvent dans le petit donjon que M. de Saint-Pierre occupait alors, rue Saint-Étienne-du-Mont. Le hasard l’y avait conduit quelques jours après sa funeste lecture de Paul et Virginie: il trouva son ami dans un abattement extrême ; et le pauvre solitaire, le cœur plein de sa mésaventure, ne se fit pas prier pour la raconter. Elle surprit Vernet, qui avait entendu plusieurs fragments des Études, et qui voulut juger un ouvrage sorti de la même plume. M. de Saint-Pierre ne cède qu’avec peine à ses instances, mais enfin il prend son manuscrit qui, depuis le jour fatal, était resté roulé sur le coin de sa table, et il commence sa lecture. Vernet l’écoute d’abord avec méfiance, mais le charme ne tarde pas à agir sur lui: à chaque page il se récrie. Jamais il n’entendit rien de si neuf, de si pur, de si touchant ! La description de ces climats lointains développe à ses yeux une nature nouvelle ! Les jardins d’Éden ont moins de fraîcheur ; les amours d’Adam et d’Ève ont moins de grâce et d’innocence ! C’est le pinceau de Virgile ! C’est la morale de Platon ! Bientôt il ne loue plus, il pleure. Il partage les transports de Paul au départ de Virginie ; il ne trouve plus d’expressions assez fortes pour rendre ce qu’il éprouve. On arrive au dialogue du vieillard ; M. de Saint-Pierre propose de passer outre, et raconte l’effet qu’il a produit sur madame Necker. Vernet ne veut rien perdre ; il prête toute son attention, et bientôt son silence devient plus éloquent que ses larmes et ses éloges. Enfin la lecture s’achève ; Vernet transporté, se lève, embrasse son ami, le presse sur sein: « Heureux génie ! charmante créature ! s’écriait-il ; la beauté de votre âme a passé dans votre ouvrage. Ah ! vous avez fait un chef-d’œuvre ! Gardez-vous bien de retrancher le dialogue du vieillard ; il jette dans le poëme de la distance et du temps ; il sépare les détails de l’enfance du récit de la catastrophe, et donne de l’air et de la perspective au tableau: c’est une inspiration de l’avoir placé là ! Mais combien ce site étranger a de charmes par sa beauté naturelle ! et avec quel art l’action se trouve liée au fond du paysage ! Non-seulement on croit avoir vécu avec ces aimables enfants, mais on croit avoir entendu le ramage de leurs oiseaux, cultivé leur jardin, joui de la beauté de leur horizon, parcouru leur univers ! Mon ami, vous êtes un grand peintre, et j’ose vous prédire la plus brillante renommée ! » Ces éloges, qui faisaient entendre d’avance à M. de Saint-Pierre le jugement de la postérité, le pénétrèrent de joie, et lui rendirent cette confiance qu’un excès de modestie fait perdre quelquefois au talent, et qu’une conscience secrète lui rend toujours presque malgré lui. Il disait, du fond de son cœur: « Mon Dieu, pardonnez-moi de ne m’être point fié à vous. » Ce jour fut pour lui un jour de bonheur. Après s’être longtemps promené avec Vernet, il le quitta sur les boulevards, à l’entrée de la rue Saint-Victor. Il revenait seul dans cette rue, lorsqu’il fut surpris par une averse ; comme il hâtait sa marche pour chercher un abri, de longs éclats de rire attirèrent son attention. Il ne voyait cependant qu’une petite fille qui accourait à lui, la tête couverte de son jupon, qu’elle avait relevé par dernière. Mais bientôt il s’aperçut que ce jupon servait d’abri à deux têtes charmantes animées par la course et par la joie. On voyait briller, sous ce parapluie de leur invention, des regards contents et des joues de roses. En rentrant chez lui, il ajouta cette jolie scène à sa pastorale ; et ceci est un trait caractéristique de ce génie observateur: il ne savait décrire que ce qu’il avait vu ; mais quelle riante imagination ne fallait-il pas pour voir dans les jeux de deux enfants du faubourg Saint-Marceau un tableau digne du pinceau de l’Albane !
Le succès de Paul et Virginie surpassa l’attente même de Vernet. Dans l’espace d’un an, on en fit plus de cinquante contrefaçons. Les éditions avouées par l’auteur furent moins nombreuses ; mais elles suffirent pour le mettre en état d’acheter une petite maison avec un jardin, située rue de la Reine-Blanche, à l’extrémité du faubourg Saint-Marceau: véritable chartreuse, dont aucun bruit, aucun voisin ne troublait la solitude. C’est du fond de cette retraite que l’auteur assista, pour ainsi dire, aux premiers mouvements de cette révolution qui devait faire tant de mal à sa patrie et au genre humain. Il l’avait vue de loin sortir de l’antre de l’athéisme, s’élever autour du trône et des autels, et de là se répandre sur les chaumières, qu’elle remplit de ses ténèbres. Mais vainement il avait cherché à ramener sur la France quelques rayons de la lumière céleste ; leurs clartés brillaient aux yeux innocents, et laissaient la multitude dans l’obscurité. Au moment où le royaume se divisait en deux partis, dont l’un voulait faire une république et l’autre conserver la monarchie, il se hâta de rappeler au peuple les anciennes obligations qu’il avait à son roi. Ces observations furent publiées dans les journaux ; mais comment auraient-elles été entendues au milieu de tant de volontés coupables ! Dans les jours de désordre, on ne vous demande pas de suivre votre conscience, mais de suivre un parti. Il faut penser comme les autres, sous peine d’être déshonoré. « Que me parlez vous de modération ! s’écrie le soldat en marchant au combat ; ma vertu, en ce moment, est de tuer mon ennemi. » Telle fut la réponse des factions à l’écrit de Bernardin de Saint-Pierre. Aussi disait-il que ce qui l’avait le plus étonné dans la révolution, c’est qu’on eût fait un crime de la modération. Cependant il persistait dans ses principes. Le duc d’Orléans, qui lui avait accordé une petite pension, voulant mettre sa reconnaissance à l’épreuve, le fit solliciter d’écrire en sa faveur ; Bernardin de Saint-Pierre lui répondit en publiant les Vœux d’un solitaire, qu’il adressait à Louis XVI. La pension fut supprimée.
XIV
Pourquoi cette indifférence dans les classes lettrées, et cet enchantement dans les classes ignorantes ? car le livre n’eût pas plutôt paru qu’il eut deux éditions immédiates et jusqu’à cinquante contrefaçons en deux ans ? La réponse est simple: c’est que les classes lettrées cherchent l’art et que les classes ignorantes ne cherchent et n’applaudissent que la nature. Elles la reconnurent dans Paul et Virginie et malgré l’engouement du moment pour la métaphysique révolutionnaire qui commençait à fanatiser la France, c’était tout. La passion d’esprit se tut ; et le sentiment vrai fut vainqueur. Jamais livre n’eut un pareil succès.
Bernardin de Saint-Pierre en recueillit en peu de mois assez de bénéfice pour s’acheter dans un des faubourgs de Paris une petite maison et un jardin au milieu des habitations les plus élémentaires du pauvre peuple. Mais il ne pouvait plus se cacher. Son nom était écrit avec des larmes dans le cœur de tous les Français.
XV
Et d’où venait ce succès inattendu et prodigieux qui arrivait si tard et si laborieusement à ce père inconnu de tant d’ouvrages ? C’est qu’il avait oublié l’art, et écouté seul l’art des arts, c’est-à-dire la nature. Il avait laissé parler son âme, et son âme, répondant à l’universalité des cœurs de toutes les nations, avait étouffé à l’instant toutes les chimères, toutes les fantaisies, tous les systèmes, et donné la parole à Dieu qui parle par le sentiment. L’évangile des cœurs était retrouvé. Ce style était évangélique aussi ; le pauvre comme le riche, le vieillard comme l’enfant avait entendu ce langage.
On avait pleuré ! on pleure encore, on pleurera toujours.
Voilà le triomphe de l’art sur l’esprit. Voltaire avait fait rire et sourire ; Bernardin de Saint-Pierre avait fait prier et pleurer. Le siècle était à lui.