(1866) Cours familier de littérature. XXII « CXXXIe entretien. Littérature russe. Ivan Tourgueneff » pp. 237-315
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(1866) Cours familier de littérature. XXII « CXXXIe entretien. Littérature russe. Ivan Tourgueneff » pp. 237-315

CXXXIe entretien.
Littérature russe.
Ivan Tourgueneff

I

La littérature est comme le soleil : elle éclaire tour à tour l’horizon des peuples.

Quand ils ont fini ou accompli à demi leurs migrations mystérieuses des confins de l’Orient aux confins de l’Europe ; quand ils ont conquis un vaste territoire inhabité ou presque désert, qu’ils s’y sont établis avec leurs hordes populeuses, leurs mœurs traditionnelles et leurs facultés de croissance gigantesques et presque indéfinies ; quand ils se sont fait place par le premier génie des nations, le génie sauvage de la guerre, accompagné du génie de l’unité ou de l’ordre, sous des chefs absolus ; quand ils commencent à jouir de l’agriculture, de l’aisance, du loisir, ils se civilisent, ils se policent, ils songent par instinct à se procurer les douceurs et les gloires de l’existence.

Les poètes, ces précurseurs des littératures, naissent parmi eux ; les conteurs leur succèdent ; quelques historiens, jaloux de retrouver dans le passé fabuleux les traces du chemin que leurs races ont fait à travers le monde, recherchent ces traces dans les vieilles traditions et les gravent avec orgueil dans leurs annales. Ces peuples fondent des capitales improvisées, comme Pétersbourg ; des étapes d’un moment dans des climats inhabitables, aux bords de la mer, pour surveiller de là des voisins plus avancés qu’eux-mêmes dans les arts de la navigation ; puis, lorsque le péril est passé, ils passent dans de meilleurs climats et bâtissent, comme en Crimée, aux bords d’autres mers, des capitales d’avenir, pour porter leurs yeux et attirer leurs cœurs vers des empires croulants, qui offrent à leur espoir des capitales définitives, où le soleil et l’ambition les invitent. C’est alors aussi que la littérature commence à les visiter et qu’ils s’essayent, à leur tour, à charmer le monde, après l’avoir menacé.

C’est alors que Karamsin écrit, d’une main encore novice, l’histoire nationale de la Russie ; que Pouschkine ou Lamanof chantent leurs poèmes, auxquels il ne manque que l’originalité ; c’est alors, enfin, que des écrivains à formes moins prétentieuses, comme Ivan Tourgueneff, dont nous nous occupons en ce moment, écrivent avec une originalité à la fois savante et naïve ces romans ou ces nouvelles, poèmes épiques des salons, où les mœurs de leur nation sont représentées avec l’étrangeté de leur origine, la poésie des steppes et la grâce de la jeunesse des peuples.

C’est alors aussi que la Russie prend sa place dans la famille littéraire de l’Europe, avec une saveur de l’Asie que le comte de Maistre avait respirée à Moscou et qui lui a valu en France une popularité biblique.

Le goût du terroir reste à l’homme comme au jus du raisin. Bien qu’élevé à Berlin et vivant à Paris, le génie d’Ivan Tourgueneff a l’arrière-goût de Russie. C’est une partie de son charme.

II

Je connais légèrement Ivan Tourgueneff. Retenu seul à Paris, en 1861, pendant les chaleurs d’un brûlant été, j’ouvris par oisiveté un de ses volumes : les Chasseurs russes. Je passai beaucoup d’heures solitaires pendant l’ardeur du jour, étendu nonchalamment sur un canapé dans une chambre obscure, à attendre que le soleil baissât pour me permettre d’aller respirer la brise du soir dans les bois de Meudon. Je lisais le premier ouvrage de Tourgueneff : les Chasseurs russes, et je faisais durer autant que possible le plaisir, en posant souvent le volume sur mes genoux et en m’enivrant des mœurs naïves et des charmantes images dont chacune de ces nouvelles était un recueil délicieux. Quand j’eus fini, je cherchai à me procurer tout ce que les traductions pouvaient me permettre de savourer du même écrivain. Je passai, avec lui et grâce à lui, tout un été dans ce même ravissement d’imagination.

J’appris qu’il habitait Paris. L’intervention d’une femme lettrée, cosmopolite, ravissante de figure et d’esprit, me valut le plaisir de le connaître. Il me donna tous ses ouvrages ; je les emportai à la campagne ; j’aurais voulu emporter l’auteur !

III

Le comte Ivan Tourgueneff touche à cet âge où l’homme précoce sort de la première jeunesse pour s’approcher de la maturité. Quelques filets de cheveux blancs, au-dessous des tempes, se mêlent aux touffes épaisses et noirâtres de sa vigoureuse chevelure légèrement bouclée. Son aspect tient du lion-homme de nos vieilles armoiries. Son front est plane, élevé, lumineux, comme une façade de temple antique, sous la lisière d’une sombre forêt. Ses yeux sereins et calmes, teintés de bleu, s’ouvrent à fleur de tête sous une vaste arcade frontale pour laisser entrer et sortir la pensée haute, fière et douce, sans obstacle ; la bienveillance en tempère la clarté ; ils regardent franchement et se laissent regarder jusqu’au fond, comme des yeux de jeunes filles qui n’ont rien à cacher. Son nez couvert et large prolonge la largeur du front ; sa bouche, où la fermeté s’unit à la grâce, a la cordialité d’une nature ouverte qui sourit quelquefois à sa propre pensée. Sa taille est gigantesque et ses membres robustes semblent plutôt faits pour manier la hache d’armes ou la lance que la plume. On sent dans son attitude, un peu indolente, l’énergique enfant d’une race croissante, qui amuse son oisiveté à des jeux littéraires, en attendant que son pays l’appelle aux combats. C’est le Russe, le Russe d’Alexandre, civilisé et discipliné par sa force même ; croissant, comme un vaste chêne du Nord, sans changer de place, mais étouffant par sa croissance naturelle les plantes étiolées qui veulent faire obstacle à sa grandeur. Le droit divin de l’avenir respire en lui. Héritier du Scythe et du Slave, il a la vigueur sauvage du premier et la flexibilité du second.

Tel est exactement Tourgueneff.

IV

Il porte sa noblesse dans tout son extérieur. Il est né, en effet, d’une haute race aristocratique dans la Russie orientale ; à Orel.

Sa famille, après l’avoir élevé dans les champs et dans les neiges du gouvernement de Toula, l’envoya achever son éducation à Pétersbourg et à Moscou, puis la raffiner à Berlin parmi ces Allemands distingués qui ont Goethe pour poète, Hegel pour philosophe. Il s’y polit et revint en Russie, déjà poète et philosophe, pour servir son empereur dans les corps de la noblesse.

La guerre ne secondant pas alors son ambition et son ardeur militaire, il franchit l’Allemagne et vint à Paris pour y soigner l’éducation d’une jeune enfant qu’il appelle sa fille. C’est là qu’il vit, entre sa fille, ses livres, ses amis très choisis et ses rares compatriotes, allant de temps en temps en Russie visiter ses propriétés et raviver dans son cœur les souvenirs de son heureuse enfance ; cosmopolite par sa résidence, Moscovite par son cœur, homme éminent par tout.

V

Il avait débuté à Pétersbourg, dans un journal littéraire, par des Essais qui firent une vive impression pendant quelque temps, qui ne furent point contrariés ni interdits par le gouvernement, mais que leur tendance plus libérale que le climat lui fit néanmoins suspendre au bout de quelques mois. Ces Essais en langue russe lui donnèrent la révélation de son talent. Il les poursuivit à Berlin, après avoir quitté le service militaire. Il vint enfin en France, pays auquel il s’attacha par l’attrait du cœur et des arts.

Voilà tout ce que je sais de Tourgueneff jusqu’à ce moment. C’est le parfait gentilhomme étranger, naturalisé par le génie dans la vraie patrie des lettres.

Je dis génie et je ne le dis point par politesse.

VI

Il y a beaucoup de talent dans notre pays ; le génie y est rare comme partout ailleurs.

J’entends par génie, le caractère transcendant du talent, cette physionomie de l’esprit qui vous frappe au premier coup d’œil dans un homme de lettre, ou dans un homme politique, soit par la nouveauté inattendue, soit par la force de l’acte, de la pensée et du style, et qui vous fait dire : Voilà un homme de génie. L’originalité en tout est le caractère du génie ; l’originalité en est le sceau.

Originalité, force, délicatesse sont des signes évidents auxquels il est impossible de ne pas reconnaître le génie.

La force se révèle dans l’acte, l’originalité dans les mœurs, la sensibilité dans le pathétique.

La force ou l’héroïsme ne se trouve que dans l’acte. Cela ne regarde pas l’homme de lettres proprement dit. Bossuet a le style fort ; mais qui peut savoir si Bossuet n’eût été très timide hors de sa chaire ? Sa complaisance envers le roi et son exigence envers le pape ne donnent pas une haute idée de sa magnanimité.

La sensibilité, au contraire, ne s’invente pas et ne se joue pas. Elle se révèle par l’expression dans le style, comme le caractère dans la figure. Il est possible de feindre l’esprit, il est impossible de feindre les larmes. Le pathétique est inimitable. Voyez Racine et Fénelon ; voyez Virgile, voyez Pétrarque. La tendresse triste forme le fond de leur génie.

VII

Il est difficile de caractériser par aucun de ces grands noms séculaires la littérature russe. Elle n’est pas arrivée encore à l’âge fait, où les noms d’hommes servent à signifier les nations. Elle est jeune, timide, imitative, diverse, comme les enfants. Elle s’essaye et elle s’applaudit quand elle parvient à bien ressembler aux Allemands de l’époque de Goethe et de Schiller, aux Anglais de l’époque de Shakspeare, de Byron, de Walter Scott, aux Français de l’époque de Voltaire, ou de l’époque indécise de l’émigration, les deux de Maistre.

Il est même impossible de méconnaître dans Tourgueneff une certaine ressemblance avec l’auteur du Lépreux de la vallée d’Aoste, le plus jeune et le plus original des deux de Maistre, surtout dans la touchante histoire de Mou-Mou et du Sourd-Muet.

On ne peut dire quel est le plus pathétique des deux écrivains, dans la description et dans la mort de ce pauvre chien, seul ami et seul consolateur de l’homme. Les larmes qu’on répand ont le même goût, la sensibilité est la même, le récit est aussi parfait, la main aussi délicate. Deux frères ne se ressembleraient pas davantage : jumeaux du génie qui ont sucé le même lait.

Mais à cela près, Tourgueneff est très supérieur à de Maistre, l’auteur du Lépreux. De Maistre est une source cachée dans un recoin des Alpes ; Tourgueneff est intarissable, grand, fécond, varié comme un fleuve de la Moscovie roulant ses grandes eaux à la Crimée ou à la Baltique, à travers les plaines de la Russie. Son seul malheur est de n’avoir pas encore trouvé ou inventé, comme Balzac ou madame Sand, un de ces vastes sujets humains où l’écrivain, réunissant à un centre commun tous les fils de son imagination, compose un tableau qui saisit tout l’homme, au lieu de faire des portraits à bordures trop étroites. Mais il est jeune ; et le monde, qu’il voit maintenant d’un point de vue plus général, lui fournira peut-être des conceptions idéales, égales à son splendide talent. On ne sent nulle part chez lui les bornes de son imagination. On sent qu’il s’arrête parce qu’il veut s’arrêter, mais que sa brièveté vient de sa volonté et non de son impuissance.

VIII

Le principal mérite de ces Essais russes de Tourgueneff est de nous faire connaître, classe par classe, homme par homme, les mœurs encore peu connues de l’immense population de l’empire. Depuis le seigneur de village jusqu’au starost, chargé par lui de la direction des cultures et du gouvernement des paysans ; jusqu’à la dernière catégorie de ces paysans, hier esclaves, aujourd’hui libres, grâce à la courageuse initiative de l’empereur, tout entre dans le cadre, tout s’y meut, tout y parle, tout y agit avec la candeur de la nature. C’est le daguerréotype de la nature moscovite. On voyagerait dans tous les villages de l’empire, qu’on s’y reconnaîtrait comme dans son propre pays. Le paysan bon, doux, soumis ; le domestique paresseux, fier, oppresseur ; le maître indolent ; sa femme et ses filles lentes et oisives, un peu vaniteuses ; les jeunes gens du voisinage venant passer leurs semestres dans les familles amies, occupés à faire l’agrément des jeunes filles, à danser, à monter à cheval, à chasser, à pêcher, à lire les livres nouveaux arrivés de Paris à Moscou, de Moscou dans leurs villages : en tout, des caractères extrêmement effacés, très doux, très tristes, plutôt féminins que sauvages.

Tel est l’ensemble des mœurs russes peintes à fresque par Tourgueneff. Cela est complètement d’accord avec ce que les voyageurs nous en rapportent. On y sent l’Asie molle et obéissante dans le Nord. Si le peintre n’était que peintre, cela serait facilement monotone et fastidieux ; mais le peintre est poète dans l’invention et dans la description de ses sujets. Il vit, il sent, il palpite, il invente ou il raconte avec naturel, sympathie, chaleur, finesse. C’est le romancier des steppes. On les parcourt avec lui sans lassitude et sans ennui. On les aime, on s’y passionne, on vit de leur vie, on pleure de leurs larmes. On y devient mélancolique de leur mélancolie, mais on n’en est jamais saturé. La parfaite vérité, la naïveté touchante des personnages, la simplicité vraisemblable et probablement vraie des aventures vous retiennent et vous captivent fortement par le charme sans prétention de l’auteur.

Son talent, neuf, original et délicat, quoique précis, répand sur ses descriptions et sur ses récits des formes et des couleurs qu’aucun artifice de composition n’aurait pu inventer. Tout se tient, tout est logique, tout est calqué sur nature.

Ces livres ne pouvaient être écrits qu’en Russie et par un Russe. Il est l’aurore d’une littérature qui s’introduit par le roman dans le monde.

Parcourons-le et citons-le à grandes pages, le roman de mœurs ne peut pas se comprendre ou s’admirer autrement. Un poète peut condenser un immense génie en quelques vers, un écrivain en prose ne peut donner une idée de lui que par grands fragments. Ce sera notre excuse et ce sera le charme du lecteur intelligent.

IX

Nous vous avons dit en commençant cet entretien que le jeune Tourgueneff, après avoir dépensé son adolescence en plein air et en pleins champs dans les terres de sa famille, était venu achever son éducation à Moscou, à Pétersbourg, à Berlin, et que, sollicité par une vocation puissante et naturelle, il avait publié de premiers Essais dans une revue littéraire russe, pendant qu’il faisait ses premières armes dans un corps de noblesse, à Pétersbourg. Il débuta par les Chasseurs russes, dont la collection réunie forme aujourd’hui deux volumes. C’étaient les premiers souvenirs et les mentions les plus fraîches de sa vie vagabonde d’enfance, devenues ainsi les annales pittoresques des steppes de son pays. Je possède ce recueil et je vais vous en ouvrir quelques chapitres qui, je crois, ne vous laisseront pas libres de ne pas lire tout, si vous avez comme moi le goût du vrai, le sentiment du fin et la passion de l’originalité.

Lisons d’abord ensemble et en les abrégeant par quelques analyses succinctes la première et la plus intéressante de ces nouvelles. Elle est intitulée les Deux Amis.

Voyez comme cela commence, comme toute chose et comme tout le monde.

RÉCIT

Les Deux Amis

 

Au printemps de l’année 181…, un jeune homme de vingt-six ans, nommé Boris Andréitch Viasovnine, venait de quitter ses fonctions officielles pour se vouer à l’administration des domaines que son père lui avait légués dans une des provinces de la Russie centrale. Des motifs particuliers l’obligeaient, disait-il, à prendre cette décision, et ces motifs n’étaient point d’une nature agréable. Le fait est que, d’année en année, il voyait ses dettes s’accroître et ses revenus diminuer. Il ne pouvait plus rester au service, vivre dans la capitale, comme il avait vécu jusque-là, et, bien qu’il renonçât à regret à sa carrière de fonctionnaire, la raison lui prescrivait de rentrer dans son village pour mettre ordre à ses affaires.

À son arrivée, il trouva sa propriété fort négligée, sa métairie en désordre, sa maison dégradée. Il commença par prendre un autre staroste, diminua les gages de ses gens, fit nettoyer un petit appartement dans lequel il s’établit, et clouer quelques planches au toit ouvert à la pluie. Là se bornèrent d’abord ses travaux d’installation ; avant d’en faire d’autres, il avait besoin d’examiner attentivement ses ressources et l’état de ses domaines.

Cette première tâche accomplie, il s’appliqua à l’administration de son patrimoine, mais lentement, comme un homme qui cherche pour se distraire à prolonger le travail qu’il a entrepris. Ce séjour rustique l’ennuyait de telle sorte, que très souvent il ne savait comment employer toutes les heures de la journée qui lui semblaient si longues. Il y avait autour de lui quelques propriétaires qu’il ne voyait pas, non point qu’il dédaignât de les fréquenter, mais parce qu’il n’avait pas eu occasion de faire connaissance avec eux. En automne, enfin, le hasard le mit en rapport avec un de ses plus proches voisins, Pierre Vasilitch Kroupitzine, qui avait servi dans un régiment de cavalerie et s’était retiré de l’armée avec le grade de lieutenant.

Entre les paysans de Boris Andréitch et ceux du lieutenant Pierre Vasilitch, il existait depuis longtemps des difficultés pour le partage de deux bandes de prairie de quelques ares d’étendue. Plus d’une fois, ce terrain en litige avait occasionné entre les deux communautés des actes d’hostilité. Les meules de foin avaient été subrepticement enlevées et transportées en une autre place. L’animosité s’accroissait de part et d’autre, et ce fâcheux état de choses menaçait de devenir encore plus grave. Par bonheur, Pierre Vasilitch, qui avait entendu parler de la droiture d’esprit et du caractère pacifique de Boris, résolut de lui abandonner à lui-même la solution de cette question. Cette démarche de sa part eut le meilleur résultat. D’abord, la décision de Boris mit fin à toute collision ; puis, par suite de cet arrangement, les deux voisins entrèrent en bonnes relations l’un avec l’autre, se firent de fréquentes visites, et enfin en vinrent à vivre en frères presque constamment.

Entre eux pourtant, dans leur extérieur comme dans la nature de leur esprit, il y avait peu d’analogie. Boris, qui n’était pas riche, mais dont les parents autrefois étaient riches, avait été élevé à l’université et avait reçu une excellente éducation. Il parlait plusieurs langues, il aimait l’étude et les livres ; en un mot, il possédait les qualités d’un homme distingué. Pierre Vasilitch, au contraire, balbutiait à peine quelques mots de français, ne prenait un livre entre ses mains que lorsqu’il y était en quelque sorte forcé, et ne pouvait être classé que dans la catégorie des gens illettrés.

Par leur extérieur, les deux nouveaux amis ne différaient pas moins l’un de l’autre. Avec sa taille mince, élancée, sa chevelure blonde, Boris ressemblait à un Anglais. Il avait des habitudes de propreté extrême, surtout pour ses mains, s’habillait avec soin, et avait conservé dans son village, comme dans la capitale, la coquetterie de la cravate.

Pierre Vasilitch était petit, un peu courbé. Son teint était basané, ses cheveux noirs. En été comme en hiver, il portait un paletot-sac en drap bronzé, avec de grandes poches entrebâillées sur les côtés. « J’aime cette couleur de bronze, disait-il, parce qu’elle n’est pas salissante » ; mais le drap qu’elle décorait était bel et bien taché.

Boris Andréitch avait des goûts gastronomiques élégants, recherchés. Pierre mangeait, sans y regarder de si près, tout ce qui se présentait, pourvu qu’il y eût de quoi satisfaire son appétit. Si on lui servait des choux avec du gruau, il commençait par savourer les choux, puis attaquait résolument le gruau. Si on lui offrait une liquide soupe allemande, il acceptait cette soupe avec le même plaisir, et entassait le gruau sur son assiette.

Le kwas était sa boisson favorite et, pour ainsi dire, sa boisson nourricière. Quant aux vins de France, particulièrement les vins rouges, il ne pouvait les souffrir, et déclarait qu’il les trouvait trop aigres.

En un mot, les deux voisins étaient fort différents l’un de l’autre. Il n’y avait entre eux qu’une ressemblance, c’est qu’ils étaient tous deux également honnêtes et bons garçons. Pierre était né avec cette qualité, et Boris l’avait acquise. Nous devons dire en outre que ni l’un ni l’autre n’avaient aucune passion dominante, aucun penchant, ni aucun lien particulier. Ajoutons enfin, pour terminer ces deux portraits, que Pierre était de sept ou huit ans plus âgé que Boris.

Dans leur retraite champêtre, l’existence des deux voisins s’écoulait d’une façon uniforme. Le matin, vers les neuf heures, Boris ayant fait sa toilette et revêtu une belle robe de chambre qui laissait à découvert une chemise blanche comme la neige, s’asseyait près de la fenêtre avec un livre et une tasse de thé. La porte s’ouvrait, et Pierre Vasilitch entrait dans son négligé habituel. Son village n’était qu’à une demi-verste de celui de son ami, et très souvent il n’y retournait pas. Il couchait dans la maison de Boris.

« Bonjour ! disaient-ils tous deux en même temps. Comment avez-vous passé la nuit ? » Alors Théodore, un petit domestique de quinze ans, s’avançait avec sa casaque, ses cheveux ébouriffés, apportait à Pierre la robe de chambre qu’il s’était fait faire en étoffe rustique. Pierre commençait par faire entendre un cri de satisfaction, puis se parait de ce vêtement, ensuite se servait une tasse de thé et préparait sa pipe. Alors l’entretien s’engageait, un entretien peu animé, et coupé par de longs intervalles et de longs repos. Les deux amis parlaient des incidents de la veille, de la pluie et du beau temps, des travaux de la campagne, du prix des récoltes, quelquefois de leurs voisins et de leurs voisines.

Au commencement de ses relations avec Boris, souvent Pierre s’était cru obligé, par politesse, de le questionner sur le mouvement et la vie des grandes villes ; sur divers points scientifiques ou industriels, parfois même sur des questions assez élevées. Les réponses de Boris l’étonnaient et l’intéressaient. Bientôt pourtant il se sentit fatigué de cette investigation ; peu à peu il y renonça, et Boris n’éprouvait pas un grand désir de l’y ramener. De loin en loin, il arrivait encore que tout à coup Pierre s’avisait de formuler quelque difficile question comme celle-ci : « Boris, dites-moi donc ce que c’est que le télégraphe électrique ? » Boris lui expliquait le plus clairement possible cette merveilleuse invention, après quoi Pierre, qui ne l’avait pas compris, disait : « C’est étonnant ! » Puis il se taisait, et de longtemps il ne se hasardait à aborder un autre problème scientifique.

Que si l’on veut savoir quelle était, la plupart du temps, la causerie des deux amis, en voici un échantillon :

Pierre, ayant retenu dans sa bouche la fumée de sa pipe, et la lançant en bouffées impétueuses par ses narines, disait à Boris : « Quelle est donc cette jeune fille que j’ai vue tout à l’heure à votre porte ? »

Boris aspirait une bouffée de son cigare, humait une cuillerée de thé froid, et répondait : « Quelle jeune fille ? »

Pierre se penchait sur le bord de la fenêtre, regardait dans la cour le chien qui mordillait les jambes nues d’un petit garçon, puis ajoutait : « Une jeune fille blonde qui n’est, ma foi, pas laide.

— Ah ! reprenait Boris après un moment de silence. C’est ma nouvelle blanchisseuse.

— D’où vient-elle ?

— De Moscou, où elle a fait son apprentissage. »

Après cette réponse, nouveau silence.

« Combien avez-vous donc de blanchisseuses ? demandait de nouveau Pierre en regardant attentivement les grains de tabac qui s’allumaient et pétillaient sous la cendre au fond de sa pipe.

— J’en ai trois, répondait Boris.

— Trois ! Moi, je n’en ai qu’une ; elle n’a presque rien à faire. Vous savez quelle est sa besogne.

— Hum ! » murmurait Boris. Et l’entretien s’arrêtait là.

Le temps s’écoulait ainsi jusqu’au moment du déjeuner. Pierre avait un goût particulier pour ce repas, et disait qu’il fallait absolument le faire à midi. À cette heure-là, il s’asseyait à table d’un air si heureux et avec un si bon appétit, que son aspect seul eût suffi pour réjouir l’humeur gastronomique d’un Allemand.

Boris Andréitch avait des besoins très modérés. Il se contentait d’une côtelette, d’un morceau de poulet ou de deux œufs à la coque. Seulement il assaisonnait ses repas d’ingrédients anglais disposés dans d’élégants flacons qu’il payait fort cher. Bien qu’il ne pût user de cet appareil britannique sans une sorte de répugnance, il ne croyait pas pouvoir s’en passer.

Entre le déjeuner et le dîner, les deux voisins sortaient, si le temps était beau, pour visiter la ferme ou pour se promener, ou pour assister au dressage des jeunes chevaux. Quelquefois Pierre conduisait son ami jusque dans son village et le faisait entrer dans sa maison.

Cette maison, vieille et petite, ressemblait plus à la cabane d’un valet qu’à une habitation de maître. Sur le toit de chaume, où nichaient diverses familles d’oiseaux, s’élevait une mousse verte. Des deux corps de logis construits en bois, jadis étroitement unis l’un à l’autre, l’un penchait en arrière, l’autre s’inclinait de côté et menaçait de s’écrouler. Triste à voir au dehors, cette maison ne présentait pas un aspect plus agréable au dedans. Mais Pierre, avec sa tranquillité et sa modestie de caractère, s’inquiétait peu de ce que les riches appellent les agréments de la vie, et se réjouissait de posséder une maisonnette où il pût s’abriter dans les mauvais temps. Son ménage était fait par une femme d’une quarantaine d’années, nommée Marthe, très dévouée et très probe, mais très maladroite, cassant la vaisselle, déchirant le linge, et ne pouvant réussir à préparer un mets dans une condition convenable. Pierre lui avait infligé le surnom de Caligula.

Malgré son peu de fortune, le bon Pierre était très hospitalier ; il aimait à donner à dîner, et s’efforçait surtout de bien traiter son ami Boris. Mais, par l’inhabileté de Marthe, qui, dans l’ardeur de son zèle, courait impétueusement de côté et d’autre, au risque de se rompre le cou, le repas du pauvre Pierre se composait ordinairement d’un morceau d’esturgeon desséché et d’un verre d’eau-de-vie, très bonne, disait-il en riant, contre l’estomac. Le plus souvent, après la promenade, Boris ramenait son ami dans sa demeure plus confortable. Pierre apportait au dîner le même appétit qu’au repas du matin, puis se retirait à l’écart pour faire une sieste de quelques heures. Pendant ce temps, Boris lisait les journaux étrangers.

Le soir, les deux amis se rejoignaient encore dans une même salle. Quelquefois ils jouaient aux cartes. Quelquefois ils continuaient leur nonchalante causerie. Quelquefois Pierre détachait de la muraille une guitare et chantait d’une voix de ténor assez agréable. Il avait pour la musique un goût beaucoup plus décidé que Boris, qui ne pouvait prononcer le nom de Beethoven sans un transport d’admiration, et qui venait de commander un piano à Moscou. Dès que Pierre se sentait enclin à la tristesse ou à la mélancolie, il chantait en nasillant légèrement une des chansons de son régiment. Il accentuait surtout certaines strophes, telles que celle-ci : « Ce n’est pas un Français, c’est un conscrit qui nous fait la cuisine. Ce n’est pas pour nous que l’illustre Rode doit jouer, ni pour nous que Cantalini chante. Eh ! trompette, sonne-nous l’aubade ; le maréchal des logis nous présente son rapport. » Parfois Boris essayait de l’accompagner, mais sa voix n’était ni très juste ni très harmonieuse.

À dix heures, les deux amis se disaient bonsoir et se quittaient, pour recommencer le lendemain la même existence.

Un jour qu’ils étaient assis l’un en face de l’autre, selon leur habitude, Pierre, regardant fixement Boris, lui dit tout à coup d’un ton expressif :

« Il y a une chose qui m’étonne, Boris.

— Quoi donc ?

— C’est de vous voir, vous si jeune encore, et avec vos qualités d’esprit, vous astreindre à rester dans un village.

— Mais vous savez bien, répondit Boris, surpris de cette remarque, vous savez bien que les circonstances m’obligent à ce genre de vie.

— Quelles circonstances ? Votre fortune n’est-elle pas assez considérable pour vous assurer partout une honnête existence ? Vous devriez entrer au service. »

Et, après un moment de silence, il ajouta :

« Vous devriez entrer dans les uhlans.

— Pourquoi dans les uhlans ?

— Il me semble que c’est là ce qui vous conviendrait le mieux.

— Vous, pourtant, vous avez servi dans les hussards.

— Oui ! s’écria Pierre avec enthousiasme. Et quel beau régiment ! Dans le monde entier, il n’en existe pas un pareil ; un régiment merveilleux ; colonel, officiers…, tout était parfait… Mais vous, avec votre blonde figure, votre taille mince, vous seriez mieux dans les uhlans.

— Permettez, Pierre. Vous oubliez qu’en vertu des règlements militaires, je ne pourrais entrer dans l’armée qu’en qualité de cadet. Je suis bien vieux pour commencer une telle carrière, et je ne sais pas même si à mon âge on voudrait m’y admettre.

— C’est vrai… répliqua Pierre à voix basse. Eh bien, alors, reprit-il en levant subitement la tête, il faut vous marier.

— Quelles singulières idées vous avez aujourd’hui !

— Pourquoi donc singulières ? Quelle raison avez-vous de vivre comme vous vivez et de perdre votre temps ? Quel intérêt peut-il y avoir pour vous à ne pas vous marier ?

— Il ne s’agit pas d’intérêt.

— Non, reprit Pierre avec une animation extraordinaire, non, je ne comprends pas pourquoi, de nos jours, les hommes ont un tel éloignement pour le mariage… Ah ! vous me regardez… Mais moi j’ai voulu me marier, et l’on n’a pas voulu de moi. Vous qui êtes dans des conditions meilleures, vous devez prendre un parti. Quelle vie que celle du célibataire ! Voyez un peu, en vérité, les jeunes gens sont étonnants… »

Après cette longue tirade, Pierre secoua sur le dos d’une chaise la cendre de sa pipe, et souffla fortement dans le tuyau pour le nettoyer.

« Qui vous dit, mon ami, repartit Boris, que je ne songe pas à me marier ? »

En ce moment, Pierre puisait du tabac au fond de sa blague en velours ornée de paillettes, et d’ordinaire il effectuait très gravement cette opération. Les paroles de Boris lui firent faire un mouvement de surprise.

« Oui, continua Boris, trouvez-moi une femme qui me convienne et je l’épouse.

— En vérité ?

— En vérité !

— Non…, vous plaisantez ?

— Je vous assure que je ne plaisante pas. »

Pierre alluma sa pipe ; puis, se tournant vers Boris :

« Eh bien ! c’est convenu, dit-il, je vous trouverai une femme.

— À merveille ! Mais, maintenant, dites-moi, pourquoi voulez-vous me marier ?

— Parce que, tel que je vous connais, je ne vous crois pas capable de régler vous-même cette affaire.

— Il m’a semblé, au contraire, reprit Boris en souriant, que je m’entendais assez bien à ces sortes de choses.

— Vous ne me comprenez pas », répliqua Pierre, et il changea d’entretien.

Deux jours après, il arriva chez son ami, non plus avec son paletot sac, mais avec un frac bleu, à longue taille, orné de très petits boutons et chargé de deux manches bouffantes. Ses moustaches étaient cirées, ses cheveux relevés en deux énormes boucles sur le front et imprégnés de pommade. Un col en velours, enjolivé d’un nœud en soie, lui serrait étroitement le cou et maintenait sa tête dans une imposante raideur.

« Que signifie cette toilette ? demanda Boris.

— Ce qu’elle signifie ? répliqua Pierre en s’asseyant sur une chaise, non plus avec son abandon habituel, mais avec gravité ; elle signifie qu’il faut faire atteler votre voiture. Nous partons.

— Et où donc allons-nous ?

— Voir une jeune femme.

— Quelle jeune femme ?

— Avez-vous donc déjà oublié ce dont nous sommes convenus avant-hier ?

— Mais, mon cher Pierre, répondit Boris non sans quelque embarras, c’était une plaisanterie.

— Une plaisanterie ! Vous m’avez juré que vous parliez sérieusement, et vous devez tenir votre parole. J’ai déjà fait mes préparatifs.

— Comment ? que voulez-vous dire ?

— Ne vous inquiétez pas. J’ai seulement fait prévenir une de vos voisines que j’irais lui rendre aujourd’hui une visite avec vous.

— Quelle voisine ?

— Patience ! vous la connaîtrez. Habillez-vous et faites atteler.

— Mais voyez donc quel temps ! reprit Boris, tout troublé de cette subite décision.

— C’est le temps de la saison.

— Et allons-nous loin ?

— Non ; à une quinzaine de verstes de distance.

— Sans même déjeuner ? demanda Boris.

— Le déjeuner ne nous occasionnera pas un long retard. Mais, tenez, allez vous habiller ; pendant ce temps, je préparerai une petite collation : un verre d’eau-de-vie. Cela ne sera pas long. Nous ferons un meilleur repas chez la jeune veuve.

— Ah ! c’est donc une veuve ?

— Oui, vous verrez. »

Boris entra dans son cabinet de toilette. Pierre apprêta le déjeuner et fit harnacher les chevaux.

L’élégant Boris resta longtemps enfermé dans sa chambre. Pierre, impatienté, buvait, en fronçant le sourcil, un second verre d’eau-de-vie, lorsque enfin il le vit apparaître vêtu comme un vrai citadin de bon goût. Il portait un pardessus dont la couleur noire se détachait sur un pantalon d’une nuance claire, une cravate noire, un gilet noir, des gants gris glacés ; à l’une des boutonnières de son gilet était suspendue une petite chaîne en or qui retombait dans une poche de côté, et de son habit et de son linge frais s’exhalait un doux arôme.

Pierre, en l’observant, ne fit que proférer une légère exclamation et prit son chapeau.

Boris but un demi-verre d’eau-de-vie, et se dirigea avec son ami vers sa voiture.

« C’est uniquement par condescendance pour vous, lui dit-il, que j’entreprends cette course.

— Admettons que ce soit pour moi, répondit Pierre sur lequel l’élégante toilette de son voisin exerçait un visible ascendant, mais peut-être me remercierez-vous de vous avoir fait faire ce petit voyage. »

Il indiqua au cocher la route qu’il devait suivre et monta dans la calèche.

Après un moment de silence pendant lequel les deux amis se tenaient immobiles l’un à côté de l’autre : « Nous allons, dit Pierre, chez madame Sophie Cirilovna Zadnieprovskaïa. Vous connaissez sans doute déjà ce nom ?

— Il me semble l’avoir entendu prononcer. Et c’est elle avec qui vous voulez me marier ?

— Pourquoi pas ? C’est une femme d’esprit, qui a de la fortune et de bonnes façons, des façons de grande ville. Au reste, vous en jugerez. Cette démarche ne vous impose aucun engagement.

— Sans doute. Et quel âge a-t-elle ?

— Vingt-cinq ou vingt-six ans, et fraîche comme une pomme. »

La distance à parcourir pour arriver à la demeure de Sophie Cirilovna était beaucoup plus longue que le bon Pierre ne l’avait dit. Boris, se sentant saisi par le froid, plongea son visage dans son manteau de fourrure. Pierre ne s’inquiétait guère en général du froid, et moins encore quand il avait ses habits de grande cérémonie qui l’étreignaient au point de le faire transpirer.

L’habitation de Sophie était une petite maison blanche assez jolie, avec une cour et un jardin, semblable aux maisons de campagne qui décorent les environs de Moscou, mais qu’on ne rencontre que rarement dans les provinces.

En descendant de voiture, les deux amis trouvèrent sur le seuil de la porte un domestique vêtu d’un pantalon gris et d’une redingote ornée de boutons armoriés ; dans l’antichambre, un autre domestique assis sur un banc et habillé de la même façon. Pierre le pria de l’annoncer à sa maîtresse, ainsi que son ami. Le domestique répondit qu’elle les attendait, et leur ouvrit la porte de la salle à manger, où un serin sautillait dans sa cage, puis celle du salon, décoré de meubles à la mode, façonnés en Russie, très agréables en apparence et en réalité très incommodes.

Deux minutes après, le frôlement d’une robe de soie se fit entendre dans une chambre voisine, puis la maîtresse de la maison entra d’un pas léger. Pierre s’avança à sa rencontre et lui présenta Boris.

« Je suis charmée de vous voir, dit-elle en observant Boris d’un regard rapide. Il y a longtemps que je désirais vous connaître, et je remercie Pierre Vasilitch d’avoir bien voulu me procurer cette satisfaction. Je vous en prie, asseyez-vous. »

Elle-même s’assit sur un petit canapé en aplatissant d’un coup de main les plis de sa robe verte garnie de volants blancs, penchant la tête sur le dossier du canapé, tandis qu’elle avançait sur le parquet deux petits pieds chaussés de deux jolies bottines.

Pendant qu’elle engageait elle-même l’entretien, Boris, assis dans un fauteuil en face d’elle, la regardait attentivement. Elle avait la taille svelte, élancée, le teint brun, la figure assez belle, de grands yeux brillants un peu relevés aux coins de l’orbite comme ceux des Chinoises. L’expression de son regard et de sa physionomie présentait un tel mélange de hardiesse et de timidité qu’on ne pouvait y saisir un caractère déterminé. Tantôt elle clignait ses yeux, tantôt elle les ouvrait dans toute leur étendue, et en même temps sur ses lèvres errait un sourire affecté d’indifférence. Ses mouvements étaient dégagés et parfois un peu vifs. Somme toute, son extérieur plaisait assez à Boris. Seulement il remarquait à regret qu’elle était coiffée étourdiment, qu’elle avait la raie de travers. De plus, elle parlait, selon lui, un trop correct langage, car il avait à cet égard le même sentiment que Pouschkine, qui a dit : « Je n’aime point les lèvres roses sans sourire, ni la langue russe sans quelque faute grammaticale. » En un mot, Sophie Cirilovna était de ces femmes qu’un amant nomme des femmes séduisantes ; un mari, des êtres agaçants, et un vieux garçon, des enfants espiègles.

Elle parlait à ses deux hôtes de l’ennui qu’on éprouve à vivre dans un village. « Il n’y a pas ici, disait-elle en appuyant avec afféterie sur l’accentuation de certaines syllabes, il n’y a pas ici une âme avec qui on puisse converser. Je ne sais comment on se résigne à se retirer dans un tel gîte, et ceux-là seuls, ajouta-t-elle avec une petite moue d’enfant, ceux que nous aimerions à voir, s’éloignent et nous abandonnent dans notre triste solitude ! »

Boris s’inclina et balbutia quelques mots d’excuse. Pierre le regarda d’un regard qui semblait dire : En voilà une qui a le don de la parole !

« Vous fumez ? demanda Sophie en se tournant vers Boris.

— Oui… mais…

— N’ayez pas peur. Je fume aussi. »

À ces mots elle se leva, prit sur la table une boîte en argent, en tira des cigarettes qu’elle offrit à ses visiteurs, sonna, demanda du feu, et un domestique qui avait la poitrine couverte d’un large gilet rouge apporta une bougie.

« Vous ne croiriez pas, reprit-elle en inclinant gracieusement la tête et en lançant en l’air une légère bouffée de fumée, qu’il y a ici des gens qui n’admettent pas qu’une femme puisse savourer un petit cigare. Oui, tout ce qui échappe au vulgaire niveau, tout ce qui ne reste point asservi à la coutume banale est ici sévèrement jugé.

— Les femmes de notre district, dit Pierre Vasilitch, sont surtout très sévères sur cet article.

— Oui. Elles sont méchantes et inflexibles ; mais je ne les fréquente pas, et leurs calomnies ne pénètrent point dans mon solitaire refuge.

— Et vous ne vous ennuyez pas de cette retraite ? demanda Boris.

— Non. Je lis beaucoup, et lorsque je suis fatiguée de lire, je rêve, je m’amuse à faire des conjectures sur l’avenir.

— Eh quoi ! vous consultez les cartes ! s’écria Pierre, étonné.

— Je suis assez vieille pour me livrer à ce passe-temps.

— À votre âge ! quelle idée ! » murmura Pierre.

Sophie Cirilovna le regarda en clignotant, puis, se retournant vers Boris : « Parlons d’autre chose, dit-elle ; je suis sure, monsieur Boris, que vous vous intéressez à la littérature russe ?

— Moi… sans doute, répondit avec quelque embarras Boris, qui lisait peu de livres russes, surtout peu de livres nouveaux, et s’en tenait à Pouschkine.

— Expliquez-moi d’où vient la défaveur qui s’attache à présent aux œuvres de Marlinski ? Elle me semble très injuste, n’êtes-vous pas de mon avis ?

— Marlinski est certainement un écrivain de mérite, répliqua Boris.

— C’est un poète, un poète dont l’imagination nous emporte dans les régions idéales, et maintenant on ne s’applique qu’à peindre les réalités de la vie vulgaire. Mais, je vous le demande, qu’y a-t-il donc de si attrayant dans le mouvement de l’existence journalière, dans le monde, sur cette terre ?

— Je ne puis m’associer à votre pensée, répondit Boris en la regardant. Je trouve ici même un grand attrait. »

Sophie sourit d’un air confus. Pierre releva la tête, sembla vouloir prononcer quelques mots, puis se remit à fumer en silence.

L’entretien se prolongea à peu près sur le même ton, courant rapidement d’un sujet à l’autre, sans se fixer sur aucune question, sans prendre aucun caractère décisif. On en vint à parler du mariage, de ses avantages, de ses inconvénients, et de la destinée des femmes en général. Sophie prit le parti d’attaquer le mariage, et peu à peu s’anima, s’emporta, bien que ses deux auditeurs n’essayassent pas de la contredire. Ce n’était pas sans raison qu’elle vantait les œuvres de Marlinski : elle les avait étudiées et en avait profité. Les grands mots d’art, de poésie diapraient constamment son langage.

« Qu’y a-t-il, s’écria-t-elle à la fin de sa pompeuse dissertation, qu’y a-t-il de plus précieux pour la femme que la liberté de pensée, de sentiment, d’action ?

— Permettez ! répliqua Pierre, dont la physionomie avait pris depuis quelques instants une expression marquée de mécontentement. Pourquoi la femme réclamerait-elle cette liberté ? qu’en ferait-elle ?

— Comment ! selon vous, elle doit être l’attribut exclusif de l’homme ?

— L’homme non plus n’en a pas besoin.

— Pas besoin ?

— Non. À quoi lui sert cette liberté tant vantée ? À s’ennuyer ou à faire des folies.

— Ainsi, repartit Sophie avec un sourire ironique, vous vous ennuyez : car, tel que je vous connais, je ne suppose pas que vous commettiez des folies.

— Je suis également soumis à ces deux effets de la liberté, répondit tranquillement Pierre.

— Très bien ; je ne puis me plaindre de votre ennui : je lui dois peut-être le plaisir de vous voir aujourd’hui. »

Très satisfaite de cette pointe épigrammatique, Sophie se pencha vers Boris et lui dit à voix basse : « Votre ami se complaît dans le paradoxe.

— Je ne m’en étais pas encore aperçu, repartit Boris.

— En quoi donc me complais-je ? demanda Pierre.

— À soutenir des paradoxes. »

Pierre regarda fixement Sophie, puis murmura entre ses dents : « Et moi je sais ce qui vous plairait… »

En ce moment le domestique en gilet rouge vint annoncer que le dîner était servi.

« Messieurs, dit Sophie, voulez-vous bien passer dans la salle à manger ? »

Le dîner ne plut ni à l’un ni à l’autre des convives. Pierre Vasilitch se leva de table sans avoir pu apaiser sa faim, et Boris Andréitch, avec ses goûts délicats en matière de gastronomie, ne fut pas plus satisfait de ce repas, bien que les mets fussent servis sous des cloches et que les assiettes fussent chaudes. Le vin aussi était mauvais, en dépit des étiquettes argentées et dorées qui décoraient chaque bouteille.

Sophie Cirilovna ne cessait de parler, tout en jetant de temps à autre un regard impérieux sur ses domestiques. Elle vidait à de fréquents intervalles son verre d’une façon assez leste, en remarquant que les Anglais buvaient très bien du vin, et que, dans ce district sévère, on trouvait que, de la part d’une femme, c’était un inconvénient.

Après le dîner, elle ramena ses hôtes au salon, et leur demanda ce qu’ils préféraient, du thé ou du café. Boris accepta une tasse de thé, et, après en avoir pris une cuillerée, regretta de n’avoir pas demandé du café. Mais le café n’était pas meilleur. Pierre, qui en avait demandé, le laissa pour prendre du thé, et renonça également à boire cette autre potion.

Sophie Cirilovna s’assit, alluma une cigarette, et se montra très empressée de reprendre son vif entretien. Ses yeux pétillaient et ses joues étaient échauffées… Mais ses deux visiteurs ne la secondaient pas dans ses dispositions à l’éloquence. Ils semblaient plus occupés de leurs cigares que de ses belles phrases, et, à en juger par leurs regards constamment dirigés du côté de la porte, il y avait lieu de supposer qu’ils songeaient à s’en aller. Boris cependant se serait peut-être décidé à rester jusqu’au soir. Déjà il venait de s’engager dans un galant débat avec Sophie, qui, d’une voix coquette, lui demandait s’il n’était pas surpris qu’elle vécût ainsi seule dans la retraite. Mais Pierre voulait partir, et il sortit pour donner l’ordre au cocher d’atteler les chevaux.

Quand la voiture fut prête, Sophie essaya encore de retenir ses deux hôtes, et leur reprocha gracieusement la brièveté de leur visite. Boris s’inclina, et, par son attitude irrésolue, par l’expression de son sourire, semblait lui dire que ce n’était pas à lui que devaient s’adresser ses reproches. Mais Pierre déclara résolument qu’il était temps de partir pour pouvoir profiter du clair de lune. En même temps, il s’avançait vers l’antichambre. Sophie offrit sa main aux deux amis, pour leur donner le shakehand, à la façon anglaise. Boris seul accepta cette courtoisie, et serra assez vivement les doigts de la jeune femme. De nouveau elle cligna les yeux, de nouveau elle sourit et lui fit promettre de revenir prochainement. Pierre était déjà dans l’antichambre, enveloppé dans son manteau.

Il s’assit en silence dans la voiture, et, lorsqu’il fut à quelques centaines de pas de la maison de Sophie : « Non, non, murmura-t-il, cela ne va pas.

— Que voulez-vous dire ? demanda Boris.

— Cela ne vous convient pas, répéta-t-il avec une expression de dédain.

— Si vous voulez parler de Sophie Cirilovna, je ne puis être de votre avis. C’est une femme, il est vrai, un peu prétentieuse, mais agréable.

— C’est possible dans un certain sens. Mais songez au but que je m’étais proposé en vous conduisant près d’elle ».

Boris ne répondit pas.

« Non, reprit Pierre, cela ne va pas. Il lui plaît de nous déclarer qu’elle est épicurienne. Et moi, s’il me manque deux dents au côté droit, je n’ai pas besoin de le dire : on le voit assez. En outre, je vous le demande, est-ce là une femme de ménage ? Je sors de chez elle sans avoir pu satisfaire mon appétit. Ah ! qu’elle soit spirituelle, instruite, de bon ton, je le veux bien ; mais, avant tout, donnez-moi une bonne ménagère, que diable ! Je vous le répète, cela ne vous convient pas. Est-ce que ce domestique, avec son gilet rouge, et ces plats recouverts de cloches en fer-blanc, vous ont étonné ?

X

Une seconde visite, où Boris se trouve placé à table entre deux sœurs, ne réussit pas mieux.

L’une est trop sémillante, l’autre trop timide.

Les deux amis se rendirent chez un autre voisin, qui vivait seul à la campagne avec une fille nommée Viéra.

Le ridicule de ce solitaire est un peu chargé, mais la charge finit par devenir pathétique.

— Il n’était pas nécessaire que je fusse étonné.

— Je sais ce qu’il vous faut. Je le sais à présent.

— Je vous assure que j’ai été très content de connaître Sophie Cirilovna.

— J’en suis charmé. Mais elle ne vous convient pas. »

En arrivant à la maison de Boris, Pierre lui dit : « Nous n’en avons pas fini. Je ne vous rends pas votre parole.

— Je suis à votre disposition, répondit Boris.

— Très bien. »

Une semaine entière s’écoula à peu près comme les autres, si ce n’est que Pierre disparaissait quelquefois pendant une grande partie de la journée. Un matin, il se présenta de nouveau chez son ami, dans ses vêtements d’apparat, et invita Boris à venir faire avec lui une autre visite.

« Où me conduisez-vous aujourd’hui ? demanda Boris, qui avait attendu cette seconde invitation avec une certaine impatience, et qui se hâta de faire atteler son traîneau, car l’hiver était venu et les voitures étaient remisées pour plusieurs mois.

— Je veux vous présenter dans une très honorable maison, à Tikodouïef. Le maître de cette maison est un excellent homme qui s’est retiré du service avec le grade de colonel. Sa femme est une personne fort recommandable, et il y a là deux jeunes filles fort gracieuses, qui ont reçu une éducation du premier ordre et qui, en outre, ont de la fortune. Je ne sais laquelle des deux vous plaira le plus. L’une est vive et animée, l’autre un peu trop timide ; mais toutes deux sont de vrais modèles. Vous verrez.

— Et comment s’appelle le père ?

— Calimon Ivanitch.

— Calimon ! Quel singulier nom. Et la mère ?

— Pélagie Ivanovna. L’une de ses filles s’appelle aussi Pélagie ; l’autre Émérance.

Quelques jours se passèrent. Boris s’attendait à être promptement invité à une autre excursion ; mais Pierre semblait avoir renoncé à ses projets. Pour l’y ramener, Boris se mit à parler de la jeune veuve et de la famille Calimon. Il disait qu’on ne pouvait bien juger les choses en un premier aperçu, qu’il faudrait revoir, et il faisait d’autres insinuations que le cruel Pierre s’obstinait à ne pas vouloir comprendre. À la fin, Boris, impatienté de cette froide réserve, lui dit un matin :

« Eh quoi ! mon ami, est-ce à moi à présent de vous rappeler vos promesses ?

— Quelles promesses ?

— Ne vous souvenez-vous plus que vous voulez me marier ? J’attends.

— Vous avez des prétentions trop difficiles à satisfaire, le goût trop délicat. Il n’y a pas dans ce district une femme qui puisse vous convenir.

— Ah ! ce n’est pas bien à vous, Pierre, de renoncer si vite à votre entreprise. Nous n’avons fait encore que deux essais infructueux ; est-ce une raison pour désespérer ? D’ailleurs, la veuve ne m’a point déplu. Si vous m’abandonnez, je retourne près d’elle.

— Allez à la grâce de Dieu !

— Pierre, je vous assure très sérieusement que je désire me marier. Faites-moi donc connaître une autre femme.

— Je n’en connais pas dans tout ce canton.

— C’est impossible ; vous ne pouvez pas me faire croire qu’il n’existe pas une agréable personne à plusieurs lieues à la ronde.

— Je vous dis la vérité.

— Voyons, réfléchissez, cherchez un peu dans votre esprit. »

Pierre mordait le bout d’ambre de sa pipe. Après un long silence, il reprit :

« Je pourrais bien vous indiquer encore Viéra Barçoukova. Une très brave fille ! Mais elle ne vous convient pas.

— Et pourquoi ?

— Parce qu’elle est trop simple.

— Tant mieux !

— Et son père est si bizarre !

— Qu’importe ? Allons, Pierre Vasilitch, allons, mon bon ami, faites-moi connaître Mlle… Comment l’appelez-vous ?

— Viéra Barçoukova. »

Boris insista tellement, que Pierre, finit par lui promettre de le conduire dans la maison de la jeune fille.

Le surlendemain, ils étaient en route. Étienne Barçoukof était en effet, comme Pierre l’avait dit, un homme de la nature la plus bizarre. Après avoir achevé d’une façon brillante son éducation dans l’un des établissements de la couronne, il était entré dans la marine, et y avait acquis promptement une notable distinction ; puis, un beau jour, il avait tout à coup quitté le service pour se retirer dans son domaine, pour se marier ; puis, ayant perdu sa femme, il était devenu si sauvage qu’il ne faisait plus aucune visite et ne sortait pas même de sa demeure. Chaque jour, enveloppé dans sa touloupe, les pieds dans des babouches, les mains dans ses poches, il se promenait de long en large dans sa chambre, en fredonnant ou en sifflant, et à tout ce qu’on lui disait il ne répondait que par un sourire et une exclamation : « Braou ! braou ! » ce qui, pour lui, signifiait Bravo ! bravo !

Ses voisins aimaient à venir le voir, car, avec toute son étrangeté, il était très bon et très hospitalier. Si un ami, à sa table, lui disait : « Savez-vous, Étienne, qu’au dernier marché de la ville le seigle s’est vendu trente roubles ?

— Braou ! braou ! répondait Étienne, qui venait de livrer le sien à moitié prix.

— Avez-vous appris, disait un autre, que Paul Temitch a perdu vingt mille roubles au jeu ?

— Braou ! braou ! répliquait Étienne avec le même calme.

— On affirme, disait un troisième, qu’une épizootie a éclaté dans le village voisin.

— Braou ! braou !

— Mademoiselle Hélène s’est enfuie avec l’intendant.

— Braou ! braou ! »

Et toujours le même cri. Soit qu’on vînt lui annoncer que ses chevaux boitaient, qu’un juif arrivait au village avec une cargaison de marchandises, qu’un de ses meubles était brisé, que son groom avait perdu ses souliers, il répétait avec la même indifférence : « Braou ! braou ! » Cependant, sa maison n’était point en désordre ; il ne faisait point de dettes, et ses paysans vivaient dans l’aisance.

Nous devons dire, en outre, que l’extérieur d’Étienne Barçoukof était agréable. Il avait la figure ronde, de grands yeux vifs, un nez bien fait et des lèvres roses qui avaient conservé la fraîcheur de la jeunesse, une fraîcheur rehaussée encore par la teinte argentée de ses cheveux. Un léger sourire errait habituellement sur ses lèvres et se répandait même sur ses joues. Mais il ne riait jamais, ou il lui arrivait d’être saisi d’une sorte de rire convulsif qui le rendait malade. S’il était obligé de prononcer quelques autres mots que son exclamation accoutumée, il ne le faisait qu’à la dernière extrémité, et en abrégeant autant que possible ses paroles.

Viéra, sa fille unique, avait la même coupe de figure que lui, le même sourire, les mêmes yeux foncés qui paraissaient plus foncés encore sous les bandeaux blonds de ses cheveux. Elle était d’une taille moyenne et très gracieuse. Rien en elle pourtant n’était d’une beauté rare, mais il suffisait de la voir et de l’entendre pour se dire aussitôt : voilà une excellente personne. Elle et son père avaient l’un pour l’autre une tendre affection. C’était elle qui régissait et gouvernait toute la maison. Elle s’acquittait de cette tâche avec plaisir, et n’en connaissait pas d’autres. Ainsi que Pierre l’avait dit, c’était la simplicité même.

Lorsque Pierre et Boris arrivèrent chez Étienne, il se promenait comme de coutume dans son cabinet, un vaste cabinet qui occupait presque la moitié de l’étendue de sa maison, et qui lui servait à la fois de salon et de salle à manger, car il y recevait ses visites et y prenait ses repas. L’ameublement de cette pièce n’était pas brillant, mais propre. Sur un des côtés s’étendait un divan, bien connu des propriétaires du voisinage, un large divan, très doux, très confortable et garni d’une quantité de coussins. Dans les autres chambres, on ne voyait qu’une chaise, une petite table et une armoire. Elles étaient inhabitées. La petite chambre de Viéra s’ouvrait sur le jardin. Tout son mobilier se composait d’un joli petit lit, d’une table, d’une glace, d’un fauteuil. Mais, en revanche, elle était garnie d’une quantité de flacons de conserves et de liqueurs préparées par la jeune fille.

En arrivant dans l’antichambre, Pierre pria le domestique de l’annoncer ; mais celui-ci, le regardant en silence, l’aida à se dégager de sa pelisse, et lui dit : « Ayez la bonté d’entrer. » Les deux amis s’avancèrent dans le salon, et Pierre présenta son ami à Étienne.

« Très content… toujours… lui dit le laconique solitaire en lui tendant la main… Très froid… Un verre d’eau-de-vie ? » et, du doigt ayant indiqué la bouteille qui se trouvait sur la table, il continua sa promenade.

Boris et Pierre prirent un peu d’eau-de-vie, puis s’assirent sur le canapé, si flexible et si commode que, dès qu’il y eut pris place, Boris s’y trouva établi comme s’il faisait usage de ce meuble depuis longtemps. Tous les amis de Barçoukof, en s’asseyant là, avaient la même agréable impression.

Ce jour-là Étienne n’était pas seul, et il faut dire que rarement il était seul. Près de lui était une sorte de figure patibulaire, un individu nommé Onufre Ilitch, au visage ridé et usé, au nez arqué comme le bec d’un épervier, et à l’œil inquiet. Il avait autrefois occupé un emploi dont il tirait plus d’un profit peu légitime, et maintenant il se trouvait sous le poids d’un jugement. Une main posée sur sa poitrine et l’autre au nœud de sa cravate, il suivait du regard Étienne, et dès que les deux visiteurs furent assis, il dit avec un profond soupir :

« Ah ! Étienne Pétrovitch, il est aisé de condamner un homme. Mais vous connaissez la sentence : Pécheurs honnêtes, pécheurs coquins, tout le monde vit dans le péché, et moi je fais comme les autres.

— Braou ! murmura Étienne ; puis, après un moment de silence, il ajouta : — Mauvaise sentence !

— Mauvaise ! c’est possible. Mais que faire ? La nécessité cruelle nous arrache quelquefois notre honneur. Tenez : j’en appelle à ces gentils messieurs, je leur raconterai tous les détails de mon affaire, s’ils veulent bien m’écouter.

— Me permettez-vous de fumer ? » demanda Boris à Étienne.

Celui-ci fit un signe d’assentiment.

« Ah ! reprit Onufre, j’ai été plus d’une fois irrité contre moi-même et contre le monde, et j’ai plus d’une fois éprouvé une généreuse indignation !

— Belle phrase ! murmura Étienne ; inventions de fripons ! »

Onufre tressaillit.

« Quoi ? s’écria-t-il ; que voulez-vous dire ? que ce sont les fripons qui affectent de faire voir une généreuse indignation ? »

Étienne répondit par un signe affirmatif.

L’ancien fonctionnaire garda un instant le silence, puis tout à coup éclata de rire, et l’on remarqua qu’il ne lui restait pas une dent. Pourtant il parlait assez distinctement.

« Eh ! eh ! Étienne Pétrovitch, vous plaisantez toujours. Notre avocat a bien raison de dire que vous êtes un faiseur de calembours.

— Braou ! braou ! » répéta Barçoukof.

En ce moment la porte s’ouvrit, et Viéra s’avança d’un pas léger, portant sur un plateau vert deux tasses de café et de la crème. Une robe grise lui serrait gracieusement la taille. Boris et son ami se levèrent vivement à son approche. Elle s’inclina devant eux, et plaçant son plateau sur la table :

« Mon père, dit-elle, voici votre café.

— Braou ! répliqua le père. Encore deux tasses, ajouta-t-il. Ma fille, voilà M. Boris Andréitch. »

Boris s’inclina de nouveau.

« Voulez-vous du café ? lui demanda-t-elle en levant sur lui ses yeux doux et calmes. Nous ne dînerons pas avant une heure et demie.

— J’en prendrai une tasse avec plaisir, répondit Boris.

— Et vous, Pierre Vasilitch ? reprit Viéra.

— Très volontiers.

— À l’instant je vais vous servir ; il y a longtemps que nous ne vous avons vu. »

À ces mots Viéra sortit.

Boris la suivit du regard, puis se tournant vers son ami :

« Elle est très agréable, lui dit-il. Quelle aisance ! quelle grâce dans ses mouvements !

— Oui, répondit froidement Pierre ; mais cette maison est comme une auberge ; dès qu’une personne est sortie, il en arrive une autre. »

En effet, un nouvel hôte entrait au salon : c’était un homme d’une énorme corpulence, large tête, larges joues, grands yeux, et une profusion de longs cheveux. Sa physionomie était empreinte d’une expression d’aigreur et de mécontentement, et sur son corps flottait un très simple et très ample vêtement.

« Bonjour », dit-il, en se jetant sur le canapé sans même regarder ceux à qui s’adressait ce bref salut.

Étienne lui offrit le flacon d’eau-de-vie.

« Non, pas d’eau-de-vie. Ah ! bonjour Pierre Vasilitch.

— Bonjour Michel Micheïtch, répondit Pierre. D’où venez-vous donc ?

— De la ville. Vous êtes heureux, vous, si rien ne vous oblige d’aller à la ville. Grâce à ce petit monsieur, ajouta-t-il en indiquant du doigt Onufre Ilitch, j’ai fatigué mes chevaux à courir à travers la ville que Dieu maudisse !

— Nos très humbles respects à Michel Micheïtch, dit Onufre, désigné si lestement par cette épithète de petit monsieur.

— Ah ! maître Onufre, répliqua Michel en croisant les bras, fais-moi donc le plaisir de m’apprendre si tu ne dois pas bientôt être pendu ? »

Onufre ne répondit pas.

« Oui, cela devrait déjà être fait, reprit Michel. La justice est trop indulgente envers toi. Quelle impression cela te fait-il d’être dans l’attente de ton jugement ? Pas la moindre. Seulement tu es vexé de ne plus pouvoir… et en disant ces mots, Michel faisait le geste d’un homme qui saisit un rouleau d’argent et le met dans sa poche. Quel malheur ! continua-t-il, les filous se rejoignent de tous les côtés.

— Vous plaisantez, répliqua Onufre ; mais vous conviendrez que celui qui donne est libre de donner, et que celui qui reçoit a envie de recevoir. Au reste, ce n’est pas moi seul qui ai été l’instigateur de l’affaire ; plus d’un autre y a pris part, comme je l’ai démontré.

— Sans aucun doute. En un temps d’orage, le renard se cache sous la herse, et toutes les gouttes de pluie ne tombent pas sur lui. Mais l’ispravnik t’a réglé ton compte. C’est un gaillard habile !

— Il s’entend aux moyens rapides de répression, répliqua Onufre en bégayant.

— Oui, oui.

— Et il y aurait bien des choses aussi à dire sur lui.

— Quel gaillard ! s’écria Michel en se tournant vers Étienne. Quelle créature admirable ! Près des filous et des ivrognes, c’est un vrai colosse.

— « Braou ! braou ! murmura le flegmatique Étienne.

Viéra rentra avec deux tasses.

— Encore une, lui dit son père, tandis que Michel s’inclinait devant elle.

— Que de peine vous vous donnez, lui dit Boris en s’avançant pour la délivrer de son plateau.

— Une très petite peine, répondit la jeune fille. Pourvu seulement que ce café soit bon !

— Servi par vos mains…

Mais la jeune fille, sans faire attention à ce compliment, sortit et revint un instant après offrir une tasse à Michel.

« Avez-vous appris, demanda Michel en humant son café, ce qui est arrivé à Marie Ilinichna ? »

Étienne s’arrêta dans sa promenade et prêta l’oreille.

« Oui… elle est tombée en paralysie. »

— Vous savez qu’elle mangeait énormément. Voilà qu’un jour elle se met à table avec plusieurs convives. On sert de la batvine. Elle remplit son assiette une fois, deux fois, elle en reprend encore, puis tout à coup sa vue se trouble, sa tête s’égare, et elle tombe sur le plancher. On s’empresse autour d’elle. Soins inutiles ! Elle ne peut plus parler. On dit que le médecin du district s’est distingué en cette occasion. Dès qu’il l’a vue tomber, il s’est levé en criant : « Un docteur ! vite un docteur ! » Aussi faut-il dire qu’il ne vit que du produit des morts que l’on trouve dans l’arrondissement. Quelle heureuse profession !

— Braou ! braou ! répéta Barçoukof.

— Et aujourd’hui, à dîner, nous avons justement de la batvine, dit Viéra, qui venait de s’asseoir à l’un des angles du salon.

— De la batvine à l’esturgeon ? demanda Michel.

— Précisément.

— À merveille. Il y a des gens qui prétendent qu’il ne convient pas de servir de batvine en hiver, parce que c’est une soupe froide. Ils se trompent, n’est-ce pas, Pierre Vasilitch ?

— Assurément. N’avez-vous pas ici très chaud ?

— Oui.

— Eh bien, pourquoi ne pas user d’un aliment froid dans une chambre chaude ? C’est ce que je ne puis comprendre.

— Ni moi. »

L’entretien se continua quelque temps sur ce même ton. Étienne n’y prenait aucune part et continuait à se promener dans sa chambre.

Le dîner parut excellent à tous les convives. Viéra en faisait elle-même les honneurs, servait avec soin ses hôtes, et cherchait à deviner leurs désirs. Boris, assis à côté d’elle, ne la quittait pas du regard. De même que son père, elle ne pouvait parler sans sourire, et ce sourire lui seyait à merveille. Boris lui adressait de fréquentes questions, non pas tant pour les réponses qu’il pouvait en attendre que pour voir ses lèvres s’entrouvrir.

Après le dîner, les visiteurs, à l’exception de Boris, se mirent à jouer aux cartes. Michel, qui avait bu un peu plus que de coutume, ne se montrait plus aussi rigoureux envers Onufre, quoiqu’il continuât encore à lui adresser plusieurs acerbes plaisanteries. Tantôt il lui reprochait d’être semblable aux orties, tantôt il l’accusait d’avoir les ongles crochus et d’accaparer constamment les atouts ; mais le gain d’une partie l’adoucit subitement. Il se tourna d’un air riant vers celui qu’il avait tant maltraité et lui dit :

— Eh bien ! qu’on pense de toi ce que l’on voudra, après tout, ce ne sont que des niaiseries, et, sur ma foi, je t’aime, d’abord parce que c’est dans ma nature, et ensuite, parce qu’il y a encore des gens plus mauvais que toi, et qu’à tout prendre, tu es, dans ton genre, un honnête homme.

— C’est vrai, c’est vrai, s’écria Onufre, encouragé par ces paroles. C’est très vrai. Si vous saviez ce que la calomnie….

— Voyons ! répliqua Michel avec une nouvelle explosion. La calomnie ! quelle calomnie ? Ne devrais-tu pas être dans la tour de Pugatschef, enfermé et enchaîné ? Donne-nous des cartes. »

Onufre se mit à distribuer les cartes en clignotant et en passant à plusieurs reprises son doigt sur sa langue effilée.

Pendant ce temps, Étienne marchait de long en large dans sa chambre, et Boris était assis près de Viéra. Il voulait causer avec elle et n’y parvenait pas sans quelques difficultés et sans être obligé de se résigner à de fréquentes interrogations, car, à chaque instant, sa tâche de maîtresse de maison l’appelait hors du salon. Il lui demandait si elle avait autour d’elle beaucoup de voisins, si elle les voyait souvent, si ses travaux journaliers lui étaient agréables. Puis il lui demanda si elle lisait ; à quoi elle répondit qu’elle n’en avait pas le temps.

Il en était là de son dialogue quand le domestique vint lui annoncer que ses chevaux étaient attelés. Il se leva à regret, il s’affligeait déjà de partir, de s’éloigner de ce bon regard, de ce pur sourire. Il serait resté si Étienne avait fait la moindre tentative pour le retenir ; mais Étienne avait pour principe que lorsque ses hôtes désiraient passer la journée chez lui, ils devaient eux-mêmes s’y décider et ordonner qu’on préparât leurs lits. Ainsi firent Michel Micheïtch et Onufre. Ils s’installèrent dans la même chambre, et on les entendit longtemps causer. C’était surtout Onufre qui se livrait à une faconde extraordinaire. Il racontait à Michel une foule de choses qu’il essayait de lui persuader, tandis que celui-ci se contentait de lui répondre de temps à autre par un monosyllabe qui, de sa part, n’indiquait encore qu’une confiance très équivoque. Le lendemain matin, tous deux partirent pourtant de bon accord pour se rendre à la métairie de Michel, et de là à la ville.

Boris reprit le chemin de sa demeure avec Pierre. Celui-ci, bercé par le monotone tintement de la clochette du cheval et par le balancement du traîneau, s’était assoupi.

« Pierre ! lui cria son ami après un long silence.

— Qu’y a-t-il ? répliqua Pierre à demi endormi.

— Pourquoi ne m’interrogez-vous pas ?

— Sur quoi donc ?

— Sur mes impressions, comme à nos deux précédentes excursions.

— Sur Viéra ?

— Oui.

— À quoi bon ? Ne vous en avais-je pas prévenu ? Elle ne vous convient pas.

— Vous êtes dans l’erreur, elle me plaît beaucoup plus que la blonde Émérance et que la jeune veuve.

— Est-il possible ?

— Je vous assure.

— Faites attention, je vous prie, que c’est une jeune fille d’une simplicité extrême. Elle s’entend, il est vrai, à conduire une maison, mais ce n’est pas là ce qu’il vous faut.

— Pourquoi ? C’est peut-être précisément ce que je cherche.

— Quelle idée ! Songez donc qu’elle ne peut pas même prononcer un mot français.

— Que m’importe ! Ne peut-on pas se dispenser de parler français ? »

Pierre se tut ; puis, un moment après, il reprit :

« Je n’aurais pas supposé… que vous… non… cela ne peut être… Vous plaisantez.

— Je ne plaisante nullement.

— À la garde de Dieu ! Je pensais que cette bonne fille ne pouvait convenir qu’à un rustique campagnard comme moi. »

À ces mots, Pierre, serrant les plis de son manteau, posa la tête sur un coussin et s’endormit. Boris continua à rêver à Viéra. Dans sa pensée, il la contemplait avec son charmant sourire, avec son beau et franc regard. La nuit était froide et claire, le ciel étoilé. Les grains de neige scintillaient comme des diamants. La glace craquait et bruissait sous les pieds des chevaux. Les rameaux d’arbres, avec leurs épaisses couches de givre, résonnaient aussi au souffle du vent et brillaient comme des miroirs à facettes aux rayons de la lune.

Dans la solitude, en de telles nuits, l’imagination parcourt rapidement de vastes espaces. Boris l’éprouva lui-même. Que de rêves ne fit-il pas jusqu’à ce qu’il arriva à la porte de sa maison ? mais à tous ces rêves s’associait l’image de Viéra.

Pierre avait été, comme nous l’avons dit, très surpris de l’impression produite sur Boris par la jeune fille. Il le fut bien plus encore lorsque, le lendemain de cette première visite, son ami lui dit :

« J’ai envie d’aller voir Étienne Barçoukof ; si vous n’êtes pas disposé à m’accompagner, j’irai seul. »

Pierre, naturellement, répondit qu’il était tout prêt à partir. Et les deux amis se mirent en route. Comme la première fois, il y avait chez Étienne plusieurs étrangers à qui Viéra offrait, avec sa grâce habituelle, du café et des liqueurs préparés par elle-même. Mais Boris eut avec elle un entretien, ou, pour mieux dire, un monologue plus long que la première fois. Il lui parla de son existence passée, de Pétersbourg, de ses voyages, en un mot de tout ce qui lui vint à l’esprit. Elle l’écoutait avec une paisible curiosité, quelquefois en souriant et en le regardant, mais sans oublier une minute ses devoirs de maîtresse de maison. Tout à coup elle remarquait qu’un des hôtes de son père avait besoin de quelque chose, elle se levait et lui portait elle-même ce qu’il désirait. Alors Boris, immobile à sa place, ne la quittait pas des yeux ; elle revenait s’asseoir près de lui, reprenait son travail de broderie, et il continuait ses récits. Une ou deux fois Étienne, en se promenant selon sa coutume, s’arrêta près d’eux, prêta l’oreille aux paroles de Boris, murmura : « Braou ! braou ! » et continua sa marche.

Boris et Pierre prolongèrent cette visite bien plus que la première. Ils couchèrent dans la maison de Barçoukof, et ne la quittèrent que le lendemain soir. En partant, Boris tendit la main à Viéra. Elle rougit. Aucun homme jusque-là ne lui avait encore serré la main. Elle pensa que c’était un usage de Pétersbourg.

Les deux amis retournèrent souvent chez Étienne. Quelquefois même Boris y allait seul. Il était de plus en plus attiré vers la demeure de Viéra. De plus en plus la jeune fille lui plaisait. Entre elle et lui, il s’était établi des rapports affectueux ; seulement il la trouvait trop réservée et trop raisonnable.

Son ami Pierre avait cessé de lui parler d’elle. Un matin, cependant, après l’avoir regardé quelques instants en silence, tout à coup il lui dit :

« Boris !

— Que voulez-vous ? répondit Boris en rougissant légèrement sans savoir pourquoi.

XI

Après diverses aventures aussi légères que les rêves d’un jeune homme incertain s’il est épris, l’intérêt se resserre.

Rien ne change dans les trois caractères, mais la destinée change et le dénouement approche.

L’inclination de Boris n’échappe pas à Pierre.

— Je désirerais vous faire remarquer… Songez un peu… ce serait bien mal. Si…

— Que voulez-vous dire ? Je ne vous comprends pas.

— Je voudrais vous parler de Viéra.

— De Viéra ? »

Et Boris sentit s’accroître sa rougeur.

« Voyez, Boris… Il faut prendre garde à ce qui peut arriver… Pardonnez-moi ma hardiesse ; mais mon amitié me fait un devoir…

— Que signifient toutes ces réticences ? Viéra est une personne sage, et, entre elle et moi, il n’y a pas d’autre lien que celui d’une honnête amitié.

— Permettez, Boris ; quelle amitié peut-il y avoir entre un homme qui, comme vous, a reçu une si complète éducation, et une pauvre fille de village qui a vécu renfermée entre quatre murs ?

— C’est pourtant comme je vous le dis, repartit Boris avec une certaine irritation, et je ne sais quelle idée vous vous faites de ce que vous appelez l’éducation.

— Écoutez, Boris, reprit Pierre, si vous voulez me dissimuler un secret, vous en avez le droit ; mais, quant à me tromper, vous n’y réussirez pas, je vous en préviens : car j’ai aussi ma perspicacité, et la soirée que nous avons passée hier chez Étienne m’a fait comprendre…

— Qu’avez-vous donc compris ?

— Que vous aimez Viéra, et que vous êtes déjà jaloux de son affection.

— Mais elle, demanda Boris en regardant fixement son ami, m’aime-t-elle ?

— C’est ce que je ne puis affirmer. Cependant, je serais surpris qu’elle ne vous aimât pas.

— Pourquoi ? Est-ce parce que je suis, comme vous le dites, un homme bien élevé ?

— Oui, pour cette raison, et parce que vous jouissez d’une honorable situation… De plus, vous avez un extérieur agréable. »

Boris se leva et s’approcha de la fenêtre.

« Comment donc, reprit-il en revenant tout à coup vers Pierre, avez-vous remarqué que j’étais jaloux ?

— Parce que vous étiez hier très tourmenté de voir que ce petit étourneau de Karentef ne s’en allait pas. »

Boris se tut. Il sentait que son ami avait raison. Ce Karentef était un étudiant, d’un caractère jovial et amusant, mais étourdi, et porté à de mauvais penchants. Abandonné de trop bonne heure à lui-même, sans direction, déjà il était entré dans la série des passions funestes. Il avait la figure d’un bohémien, chantait, dansait comme les bohémiens, faisait la cour à toutes les femmes et se montrait fort empressé près de Viéra. Boris, en le rencontrant dans la maison d’Étienne, avait d’abord pris plaisir à le voir. Mais, lorsqu’il remarqua avec quelle attention Viéra l’écoutait chanter, il n’éprouva plus pour lui qu’un sentiment de répulsion.

« Eh bien ! Pierre, dit Boris en se plaçant en face de son ami, je dois l’avouer : vous avez raison. Il y a longtemps que j’ai en moi une pensée qui n’était pas suffisamment éclaircie. Vous m’ouvrez les yeux. Oui, j’aime Viéra. Mais, croyez-moi, ni elle, ni moi, nous ne pouvons dévier de la droite ligne. Jusqu’à présent pourtant, je ne vois en elle aucun signe d’une prédilection particulière pour moi.

— Je ne sais, répliqua Pierre, mais les méchants ont l’œil fin.

— Que faut-il donc faire ?

— Cesser vos visites.

— Vous croyez ?

— Oui, puisque vous ne pouvez l’épouser.

— Et pourquoi, reprit Boris après un moment de réflexion, ne pourrais-je pas l’épouser ?

— Parce que, comme je vous l’ai déjà dit, elle n’est pas votre égale.

— Je n’admets pas cette raison.

— Soit ! Agissez comme il vous plaira. Je ne suis point votre tuteur. »

Pierre se mit à fumer sa pipe.

Boris s’assit près de la fenêtre, absorbé dans ses méditations. Son ami n’essaya point de l’en arracher. Il lançait en l’air un tourbillon de fumée.

Soudain Boris se leva, appela son domestique et lui ordonna d’atteler les chevaux.

« Où allez-vous ? demanda Pierre.

— Chez le père de Viéra. »

Pierre exhala précipitamment plusieurs bouffées.

« Faut-il vous accompagner ?

— Non, j’aime mieux aujourd’hui faire cette visite seul. Je veux avoir une explication avec Viéra.

— Comme vous voudrez, répliqua Pierre. »

Puis, se jetant sur le canapé : « Ainsi, se dit-il, ce que je considérais comme une plaisanterie est devenu une affaire sérieuse. Que Dieu lui soit en aide ! »

Le soir, il se retira dans sa maison, et il venait de se mettre au lit, quand tout à coup Boris apparut devant lui, tout poudré de neige, et lui dit, en se jetant dans ses bras et en le tutoyant pour la première fois :

« Mon ami, félicite-moi ! J’ai son consentement, j’ai celui de son père. Tout est fini.

— Comment ? s’écria Pierre étonné.

— Je me marie.

— Avec Viéra ?

— Oui, c’est une affaire décidée.

— Pas possible !

— Quel homme !… Crois-moi donc. »

Pierre se leva, prit à la hâte ses pantoufles, sa robe de chambre, cria : « Marthe, du thé ! » Puis, se tournant vers son ami : « Si tout est fini, lui dit-il, que le ciel te bénisse ! Mais raconte-moi comment les choses se sont arrangées ? »

Il est à remarquer qu’à partir de ce moment, les deux amis se tutoyaient comme s’ils ne s’étaient jamais parlé autrement.

« Très volontiers, répondit Boris ; tu sauras tout dans les plus petits détails. »

Voici ce qui s’était passé :

Quand Boris arriva à la demeure de sa fiancée, il n’y avait là, par extraordinaire, aucun visiteur, et le solitaire Étienne ne se promenait point, selon sa coutume. Il était souffrant et à demi couché dans un grand fauteuil. En voyant entrer Boris, il balbutia quelques mots, lui indiqua du doigt la table sur laquelle il y avait des flacons en permanence, et ferma les yeux. Boris s’assit près de Viéra, engagea avec elle la conversation à voix basse, et d’abord lui parla de l’état de son père.

« Ah ! dit la jeune fille, c’est une chose terrible pour moi, quand il est malade. Il ne se plaint pas, il ne demande rien ; il ne prononce pas un mot… Il souffre et ne veut pas le dire.

— Et vous l’aimez beaucoup !

— Qui, mon père ? Plus que tout au monde. Que Dieu me préserve du malheur de le perdre ! J’en mourrais.

— Ainsi, vous ne pourriez vous résoudre à vous séparer de lui ?

— Et pourquoi me séparerais-je de lui ? »

Boris fixa sur elle un regard pensif.

« Une jeune fille, reprit-il, ne peut cependant rester toujours dans la maison paternelle.

— Quelle idée… Mais je suis bien tranquille. Qui pourrait m’enlever ? »

Boris fut sur le point de répondre : Moi, peut-être ! Mais il se retint.

« À quoi songez-vous ? lui demanda Viéra en le regardant avec son bon sourire habituel.

— Je pense, répondit-il… je pense… »

Puis, tout à coup, interrompant le cours de son idée, il lui demanda s’il y avait longtemps qu’elle connaissait Karentef.

« Je ne sais, en vérité. Mon père reçoit beaucoup de monde. Si je ne me trompe, c’est l’an dernier que Karentef est venu ici pour la première fois.

— Et il vous plaît ?

— À moi ? Pas du tout.

— Pourquoi donc ?

— Il est négligé et malpropre. Cependant, je dois dire qu’il chante à merveille. Son chant pénètre jusqu’au cœur.

— Mais, reprit Boris après un instant de réflexion, qui donc vous plaît ?

— Beaucoup de gens ; vous, d’abord.

— Oui, j’espère que vous avez pour moi un bon sentiment d’amitié. Mais n’avez-vous pas quelque autre prédilection plus vive ?

— Que vous êtes curieux !

— Et vous, que vous êtes froide !

— Que voulez-vous dire ? demanda innocemment la jeune fille.

— Écoutez… »

En ce moment Étienne se retourna dans son fauteuil.

« Écoutez, continua-t-il en baissant encore la voix, tandis que tout son sang affluait à son cœur ; il faut que je vous parle… d’une affaire grave… mais pas ici.

— Où donc ?

— Dans la chambre voisine.

— Pourquoi ? c’est donc un secret ?

— Oui.

— Un secret ! » murmura la jeune fille avec surprise.

Et elle se dirigea vers la chambre que Boris lui indiquait.

Il la suivit dans une agitation fiévreuse.

« Eh bien ? » dit-elle avec curiosité.

Boris voulait préparer son aveu par plusieurs circonlocutions ; mais en regardant cette originale figure animée par le sourire qui le charmait tant, en voyant ces beaux yeux si purs et si doux, il n’eut pas la force de se maîtriser, et dit simplement :

« Viéra, voulez-vous m’épouser ?

— Que dites-vous ? s’écria la jeune fille, tandis que son visage se colorait d’une rougeur de pourpre.

— Voulez-vous m’épouser ? répéta lentement Boris.

— Mais… en vérité… je ne sais… je ne m’attendais pas…. »

Et, dans la vivacité de son émotion, Viéra s’appuya sur le bord de la fenêtre, comme si elle craignait de tomber ; puis, tout à coup, elle sortit et s’enfuit dans sa chambre.

Boris, après un moment d’attente, rentra au salon tout troublé. Sur la table était un numéro de la Gazette de Moscou. Il le prit et essaya de le lire, mais il ne comprenait pas un des mots que ses yeux parcouraient, et ne comprenait pas même ce qui se passait en lui. Un quart d’heure après il entendit derrière lui un léger frôlement, et sans tourner la tête il sentait que Viéra était là.

Quelques instants encore s’écoulèrent. Il regarda la jeune fille à la dérobée ; elle était assise près de la fenêtre, immobile et pâle. Enfin, il se leva et alla s’asseoir près d’elle. Étienne avait la tête appuyée sur le dossier de son fauteuil et ne faisait pas un mouvement.

« Pardonnez-moi, Viéra, dit Boris, en faisant un effort sur lui-même pour ramener l’entretien… J’ai eu tort… Je n’aurais pas dû si subitement… Mais je cherchais une occasion, et puisque je l’ai trouvée, je voudrais savoir ce que je puis…. »

Viéra l’écoutait les yeux baissés et le visage en feu.

« Viéra, je vous en prie, un mot, un seul mot.

— Que voulez-vous que je vous dise ? répondit-elle enfin. Je ne sais… Vraiment, cela dépend de mon père.

— Est-ce que tu es malade ? » s’écria tout à coup Étienne.

Viéra tressaillit, leva la tête et vit son père qui la regardait d’un air inquiet. Elle s’approcha de lui.

« Que dites-vous, mon père ? lui demanda-t-elle.

— Est-ce que tu es malade ?

— Moi ? non… Pourquoi cette idée ? »

Il continuait à l’observer attentivement.

« Tu es vraiment tout à fait bien ? ajouta-t-il.

— Certainement. D’où vous vient cette inquiétude ?

— Braou ! braou ! » murmura Étienne. Et de nouveau il ferma les yeux.

La jeune fille se dirigeait vers la porte. Boris l’arrêta.

« Me permettez-vous, au moins, lui dit-il, de parler à votre père ?

— Si vous le voulez, répondit-elle d’une voix timide ; mais il me semble que je ne suis pas votre égale. »

Il essaya de lui prendre la main, mais elle la retira et disparut.

« C’est singulier, se dit-il, elle me fait précisément la même observation que Pierre. »

Resté seul avec le père de Viéra, Boris se promit de ne pas perdre un moment pour le préparer à la demande si inattendue qu’il devait lui adresser. Mais la tâche n’était pas aisée. Le vieillard, souffrant et agité, tantôt s’assoupissait, tantôt paraissait absorbé dans un rêve, et ne répondait que par quelques brèves et insignifiantes paroles aux questions et aux diverses insinuations de Boris. Enfin, le jeune amoureux, voyant que tous ses préliminaires étaient inutiles, se décida à traiter l’affaire ouvertement.

À diverses reprises, il fit un effort ; il essaya de parler, et la parole décisive expirait sur ses lèvres.

« Étienne Pétrovitch, dit-il enfin, je dois vous exprimer un désir dont vous serez bien surpris.

— Braou ! braou ! dit tranquillement Étienne.

— Un désir auquel vous ne vous attendez certainement pas. »

Étienne ouvrit les yeux.

« Promettez-moi seulement de ne pas être irrité contre moi. »

Les paupières du vieillard se dilatèrent.

« Je viens… je viens vous demander la main de votre fille. »

Par un mouvement impétueux, Étienne se leva sur son fauteuil.

« Comment ! » s’écria-t-il avec une indicible expression de physionomie.

Boris renouvela sa demande.

Étienne fixa sur lui un regard si prolongé et si perçant que Viasovnine en devint tout confus.

« Viéra, dit-il, est-elle instruite de votre demande ?

— Je lui ai exprimé mes vœux, et elle m’a permis de vous en parler.

— Quand donc avez-vous eu cette explication avec elle ?

— À l’instant même.

— Attendez-moi », dit Étienne. Et il sortit.

Boris resta dans le cabinet du vieillard, promenant ses regards inquiets autour de lui, quand, tout à coup, le son de la clochette d’un attelage se fit entendre. Une voix d’homme retentit dans l’antichambre, et Michel Micheïtch apparut.

Pour le jeune amoureux, cette visite était une cruelle contrariété.

« Ah ! nous avons ici une bonne température ! s’écria Michel en s’asseyant sur le canapé. — Bonjour… Où est Étienne ?

— Il va venir.

— Quel froid, aujourd’hui ! » ajouta Michel en se versant un verre d’eau-de-vie.

Puis, à peine l’eut-il bu qu’il dit :

« Je viens de faire encore une promenade en ville.

— Vraiment ! répondit Boris, qui s’efforçait de surmonter son agitation.

— Oui, et cela grâce encore à ce coquin d’Onufre. Figurez-vous qu’il m’a conté une quantité de diableries, de sornettes inimaginables. Il me parlait d’une affaire comme on n’en a jamais vu ; des centaines et des centaines de roubles à prendre en un seul coup de râteau. En résumé, il m’a emprunté vingt-cinq roubles, et j’ai éreinté mes chevaux à courir en vain dans toutes les rues.

— Est-il possible ?

— C’est la vérité même. Quel fripon ! Il devrait traîner le boulet sur le grand chemin. Je ne sais à quoi songe la police ; mais il a le diable au corps. Il est capable de nous réduire à la besace. »

Étienne rentra, et Michel courut au-devant de lui pour lui raconter sa dernière mésaventure.

« Est-ce qu’il ne se trouvera pas quelqu’un, ajouta-t-il, pour lui rompre les os ?

— Lui rompre les os ! » répéta Étienne en éclatant d’un de ses rires convulsifs.

— Oui, oui, les os », reprit Michel enchanté du succès de son bon mot. Mais il s’arrêta quand il vit Étienne tomber sur le divan dans une sorte d’anéantissement.

« Voilà ce qui lui arrive toujours quand il rit ainsi, murmura Michel. Je n’y comprends rien. »

Viéra arriva toute troublée et les yeux rouges.

« Mon père n’est pas bien aujourd’hui », dit-elle à Michel à voix basse.

Michel baissa la tête, s’approcha de la table et y prit un morceau de pain et de fromage. Quelques instants après, Étienne parvint pourtant à se relever et essaya de marcher dans sa chambre. Boris se tenait assis à l’écart dans une anxiété extrême. Michel recommençait le récit de son aventure avec Onufre.

On se mit à table. Michel fut le seul qui parlât pendant le dîner. Vers le soir, Étienne prit Boris par la main et le conduisit dans une autre chambre.

« Vous êtes un honnête homme, lui dit-il en le regardant fixement.

— Oui, je vous le garantis, et j’aime votre fille.

— Vous l’aimez réellement ?

— Je l’aime, et m’efforcerai de mériter son affection.

— Elle ne vous ennuiera pas ?

— Jamais. »

Le vieillard fit un effort qui imprima à son visage une sorte de douloureuse contraction.

« Vous avez bien réfléchi ?… reprit-il. Vous aimez… Je consens. »

Boris voulait l’embrasser.

« Plus tard », dit le vieillard. Puis, détournant la tête et s’approchant de la muraille, il pleura.

Quelques minutes s’écoulèrent. Étienne s’essuya les yeux, se dirigea vers son cabinet, et, sans lever la tête, dit à Boris, avec son sourire accoutumé :

« Aujourd’hui, restons-en là… ; demain, tout ce qui sera nécessaire.

— Très bien ! très bien ! » répliqua Boris en le suivant dans son cabinet, où il échangea un regard avec Viéra.

Il éprouvait au fond de l’âme un sentiment de joie, et en même temps il était inquiet ; il lui tardait de s’en aller, ne fût-ce que pour échapper à l’insupportable Michel, et il désirait revoir son fidèle Pierre. Il partit en promettant de revenir le lendemain. En franchissant le seuil de l’antichambre, il baisa la main de Viéra. Elle le regarda.

« À demain, dit-il.

— Adieu, répondit-elle tranquillement.

— Voilà, mon cher Pierre, dit Boris en terminant son récit, voilà ce qui s’est passé. Je me suis demandé d’où vient que, dans sa jeunesse, l’homme est si souvent peu porté au mariage ? C’est qu’il craint d’asservir sa vie. Il se dit : J’ai le temps. Pourquoi me presser. En attendant encore, je trouverai peut-être un meilleur parti ; et, soit qu’on reste dans le célibat ou qu’on se marie à la première occasion, c’est toujours l’effet de l’amour-propre ou de l’orgueil. Moi, je me dis : Dieu t’a fait rencontrer une douce et honnête créature, ne rejette pas ce don providentiel, ne t’abandonne pas à de vaines fantaisies. Je ne puis trouver une meilleure femme que Viéra. S’il y a quelque lacune dans son éducation, c’est à moi d’y remédier. Elle est, il est vrai, d’un caractère un peu phlegmatique. Est-ce un malheur ? Non, au contraire. Voilà quelles ont été mes réflexions. Toi-même, tu m’as engagé à me marier. Et si je me trompe, ajouta-t-il d’un air pensif, si je me trompe… après tout, ce n’est pas une si grande chute. Je n’avais plus rien à attendre de la vie. »

Pierre écoutait son ami en silence, prenant de temps à autre quelques cuillerées du mauvais thé que Marthe lui avait préparé à la hâte.

« Pourquoi ne parles-tu pas ? lui demanda Boris en s’arrêtant tout à coup devant lui. Ce que je t’ai dit, n’est-ce pas juste ? N’es-tu pas d’accord avec moi ?

— L’affaire est terminée, répliqua Pierre lentement. La jeune fille accepte ton offre. Le père la sanctionne. Il n’y a plus rien à dire. Que tout soit pour le mieux ! Maintenant il ne s’agit plus de réfléchir ; il faut t’occuper de ton mariage ; demain nous en reparlerons. Le matin, comme dit le proverbe, est plus sage que le soir. À demain donc.

— Mais voyons, embrasse-moi donc, homme froid que tu es ! dit Boris.

— De grand cœur, répondit le bon Pierre en le serrant dans ses bras. Que Dieu te donne toutes les joies de ce monde ! »

Boris se retira.

« Quel événement, se dit Pierre en se remettant au lit et en se retournant avec inquiétude tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, et tout cela parce qu’il n’a pas servi dans la cavalerie, qu’il est habitué à se laisser aller à ses idées et ne connaît point la discipline. »

 

Un mois après, Boris était l’époux de Viéra. Lui-même n’avait pas voulu que le mariage fût retardé. Pierre fut son garçon d’honneur. Pendant ce mois d’attente, Boris avait été chaque jour chez son beau-père, mais ces fréquentes visites n’avaient point modifié ses rapports avec Viéra. Elle était tout aussi modeste et aussi réservée. Un jour il lui apporta un roman de Sagoskin : Jouri Miroslawski, et lui en lut quelques chapitres. Ce livre lui plut. Mais, lorsqu’il fut achevé, elle n’en demanda pas d’autres.

Un soir, Karentef vint la voir et resta longtemps les yeux fixés sur elle. Il faut dire qu’il était dans un état d’ivresse. Il semblait qu’il avait le désir de lui parler ; pourtant il se tut. On le pria de chanter. Il entonna un chant qui commençait par des sons plaintifs, puis éclatait en une sorte de mélodie sauvage. Ensuite il jeta sa guitare sur le divan, sortit précipitamment, mit sa tête entre ses mains et éclata en sanglots.

La veille de son mariage, Viéra était triste, et son père paraissait aussi fort abattu. Il avait espéré que Boris viendrait vivre avec lui, et Boris l’engageait au contraire à suivre sa fille dans sa nouvelle demeure. Étienne refusa, disant qu’il ne pouvait quitter la maison où il avait ses vieilles habitudes. Viéra lui promit d’aller le voir plusieurs fois dans la semaine.

« Braou ! braou ! » répondit tristement le vieillard.

Au commencement de sa nouvelle existence, Boris se trouva très heureux. Viéra dirigeait sa maison dans la perfection. Il aimait sa calme et constante activité. Il aimait la simplicité et la droiture de son caractère. Quelquefois il l’appelait sa petite ménagère hollandaise, et il déclarait à Pierre que, pour la première fois enfin, il connaissait les agréments de la vie.

Depuis le jour du mariage, Pierre ne venait plus si souvent chez lui, et n’y restait plus si longtemps, quoique Boris le reçût avec cordialité comme autrefois et que Viéra eût pour lui une sincère affection.

Un jour que Boris lui reprochait la rareté de ses visites :

« Que veux-tu, lui dit doucement l’honnête Pierre, ta vie n’est plus la même. Tu es marié ; je suis garçon. Je craindrais de me rendre importun. »

Cette fois-là, Boris n’insista pas. Mais peu à peu il s’aperçut que, sans son ami, son intérieur était fort peu récréatif. Sa femme ne suffisait plus pour l’occuper. Souvent même il ne savait que lui dire, et restait des matinées entières sans prononcer un mot. Cependant il la regardait encore avec plaisir, et chaque fois que de son pied léger elle passait près de lui, il lui baisait la main, ce qui ne manquait jamais de faire éclore sur les lèvres de la jeune femme un doux sourire.

Mais ce sourire ne le charmait plus comme autrefois, et peut-on toujours se contenter d’un sourire ?

Entre lui et Viéra, il y avait, trop peu de rapports intellectuels. Il commençait à s’en apercevoir.

« Décidément, se disait-il un jour en s’asseyant sur le canapé les mains croisées, la bonne Viéra n’a guère de ressources ; et il se rappela l’aveu qu’elle lui avait fait elle-même : « Je ne suis pas votre égale. » Si j’avais, reprit-il, la flegmatique nature d’un Allemand, où si j’étais lié à quelque emploi qui m’occuperait la plus grande partie du jour, une telle femme serait un trésor. Mais avec mon caractère, et dans ma position… Est-ce que je me serais trompé ? »

Cette dernière réflexion lui fit plus de peine qu’il ne l’aurait cru.

Le lendemain, comme il engageait Pierre à revenir plus souvent, et comme Pierre lui répondait de nouveau qu’il craignait de le déranger :

« Tu te trompes, mon ami, répondit Boris, tu ne nous gênes nullement quand tu viens nous voir. Au contraire, avec toi, nous nous sentons plus gais. — Il fut sur le point d’ajouter : Et plus légers ; ce qui était vrai.

Boris causait à cœur ouvert avec Pierre comme avant son mariage. Viéra se plaisait aussi à voir ce vieil ami. Elle aimait, elle estimait son mari, mais, avec tout son attachement pour lui, elle ne savait comment s’entretenir avec lui, ni comment l’occuper, et elle remarquait qu’il s’égayait et s’animait quand Pierre était là.

Ainsi le fidèle Pierre devenait nécessaire aux deux époux. Il aimait Viéra comme sa fille, et comment ne pas l’aimer, cette bonne âme candide ? Quand Boris, dans un de ses moments d’abandon, lui confia ses secrètes pensées et ses tristesses, Pierre lui reprocha son ingratitude et lui représenta vivement toutes les qualités de la jeune femme. Un jour que Boris en était venu à lui dire que lui et Viéra n’étaient pas faits l’un pour l’autre : « Ah ! s’écria Pierre avec un accent de colère, tu n’es pas digne d’elle !

— Mais, répliqua Boris, il n’y a rien en elle !

— Comment, rien ! Te fallait-il donc une créature extraordinaire ? C’est une femme excellente. Que peux-tu désirer de plus ?

— C’est vrai », repartit vivement Boris.

La vie des deux époux s’écoulait mollement, paisiblement. Avec la douce Viéra, il n’était pas possible d’avoir une altercation, ni même un désaccord ; mais, dans les plus petits incidents de leur existence, on pouvait remarquer que leurs cœurs s’éloignaient peu à peu l’un de l’autre, comme on remarque dans l’état physique d’un blessé l’influence d’une plaie invisible.

Viéra n’avait pas l’habitude de se plaindre. En outre, elle n’avait pas même pu, dans sa pensée, accuser son mari, et il ne lui arrivait même pas de songer qu’il n’était pas très aisé de vivre avec lui. Deux personnes seulement comprenaient sa situation : c’étaient son vieux père et son ami Pierre. Quand elle allait voir son père, il l’accueillait avec une tendresse mélancolique, il la regardait avec une expression de considération et il ne lui faisait aucune question sur son intérieur. Mais il soupirait, et lorsqu’il se promenait dans sa chambre, ses deux perpétuelles exclamations : « Braou ! braou ! » ne résonnaient plus ainsi qu’autrefois, comme l’accent d’une âme paisible qui s’est détachée des soucis terrestres. Depuis le jour où sa fille l’avait quitté, sa figure était devenue pâle, et ses cheveux en peu de temps avaient blanchi.

Les secrètes souffrances de Viéra ne pouvaient non plus échapper au regard de Pierre. La jeune femme n’exigeait pas que son mari s’occupât d’elle, ni même qu’il prît à tâche de s’entretenir avec elle ; mais ce qui la désolait, c’était de penser qu’elle l’ennuyait. Un jour, Pierre la surprit assise à l’écart, le visage tourné contre le mur, immobile et pleurant. De même que son père, à qui elle ressemblait sur tant de points, elle ne voulait pas laisser voir ses larmes ; elle les essuyait avec soin, même quand elle était seule. Pierre s’éloigna sur la pointe du pied. Il prenait à tâche constamment de ne pas lui laisser deviner qu’il comprenait le secret de sa douleur. En revanche, il ne ménagea pas Boris. Jamais, à la vérité, il n’en vint à lui dire avec une froide vanité ces mots blessants, ces mots cruels que les hommes les meilleurs ne peuvent s’empêcher de prononcer en ces moments d’emportement : « Vois-tu, je t’avais bien dit d’avance ce qui arriverait. » Mais il lui reprocha vivement son indifférence envers Viéra, et enfin le décida à se rendre près d’elle et à lui demander si elle était souffrante.

Elle le regarda avec une telle placidité et lui répondit si tranquillement, qu’il s’éloigna très mécontent des reproches que Pierre lui avait adressés, mais satisfait de penser que Viéra ne soupçonnait pas la nature de ses sentiments envers elle.

Ainsi se passa l’hiver. Une telle situation ne peut durer longtemps. Elle aboutit à une séparation, ou à un changement qui est rarement heureux.

Boris ne se montrait ni exigeant ni emporté, comme cela arrive souvent aux hommes qui se sentent dans leur tort ; il ne se laissait point entraîner non plus au sarcasme ni à d’amères plaisanteries. Dans son esprit, il s’était élevé seulement une nouvelle idée, l’idée d’entreprendre un voyage en un temps opportun.

— Un voyage ! se disait-il dès le matin ; un voyage ! répétait-il en se mettant le soir au lit, et ce mot avait pour lui un charme indicible. Avant d’en venir à cette dernière résolution il voulut, pour essayer de se distraire, revoir Sophie Cirilova ; mais le langage prétentieux, le sourire affecté, la folle coquetterie de la jeune veuve ne produisirent sur lui qu’une impression désagréable. — Quelle différence, s’écria-t-il, avec la vraie simple nature de Viéra, et cependant il ne pouvait renoncer au projet de s’éloigner de Viéra.

Le printemps, le magique printemps qui ravive toute la nature, qui fait voyager les oiseaux de par-delà des mers, mit fin à son irrésolution, imprima un dernier élan à sa pensée. Il prétexta une affaire grave qu’il aurait longtemps négligée et qui l’obligeait enfin à se rendre à Pétersbourg. En disant adieu à Viéra, il sentit pourtant son cœur se serrer ; il souffrait de quitter cette douce et excellente femme, ses larmes coulèrent sur le front pâle où il déposait un dernier baiser. — Je reviendrai bientôt, dit-il, et je t’écrirai, ma chère aimée. Il la recommanda à l’affection de Pierre et monta en voiture triste et pensif.

Mais sa tristesse s’allégea à la vue des plaines riantes et de la première verdure si fraîche et si tendre des saules et des bouleaux épanouis sur son chemin. Une joie indéfinissable, un enthousiasme juvénile s’empara de son âme. Il sentit sa poitrine se dilater, et, en portant ses regards vers l’horizon lointain : — Non, non, s’écria-t-il avec le poète, on n’attèle pas au même limon le cheval fougueux et la biche craintive.

Viéra était restée seule, mais Pierre venait souvent la voir, et son père s’était décidé à quitter son cher cabinet pour se rendre près d’elle. Quelle joie ils éprouvèrent à se retrouver ensemble ! Ils avaient les mêmes goûts et les mêmes habitudes. Cependant Boris n’était point oublié ; tout au contraire, il était le lien de réunion. Ils parlaient souvent de lui, de son esprit, de son instruction, de sa bonté. Il semblait même que son absence ne servît qu’à le faire mieux apprécier. Le temps était superbe. Les jours passaient paisiblement, doucement, comme ces grands nuages blancs et lumineux qui flottent à la surface d’un ciel bleu.

Le voyageur n’écrivait pas souvent, mais ses lettres étaient lues et relues avec avidité. Dans chacune de ses lettres, il parlait de son prochain retour ; mais un jour, Pierre en reçut une qui annonçait une tout autre nouvelle. Elle était ainsi conçue :

 

« Mon cher ami, mon bon Pierre, j’ai longtemps réfléchi à la façon dont je commencerai cette lettre, et, après y avoir tant songé, j’aime mieux te dire tout de suite et tout nettement que je vais en pays étranger. Cette nouvelle va bien te surprendre et sans doute t’irriter. Tu ne l’avais pas prévue, et tu es en droit de m’accuser. Je n’essayerai pas de me justifier, et j’avoue même que je me sens rougir en songeant à tes reproches. Mais écoute-moi avec quelque indulgence. D’abord je ne m’éloigne que pour peu de temps, et je pars avec une société charmante et de la façon la plus agréable ; en second lieu, je suis convaincu qu’après avoir cédé à cette dernière fantaisie, après avoir satisfait à ce désir de voir de nouvelles contrées et de nouveaux peuples, j’en reviendrai à la vie la plus calme et la plus casanière. Je saurai apprécier comme je dois le faire la grâce imméritée que le sort m’a accordée en me donnant une femme comme Viéra. Je t’en prie, fais-lui bien comprendre ces idées en lui montrant ma lettre. Aujourd’hui je ne lui écris pas à elle-même, mais je lui écrirai de Stettin, par le retour du bateau. En attendant, dis-lui que je me prosterne à genoux devant elle, que je la conjure de ne point condamner son méchant mari. Telle que je la connais, avec son âme angélique, je suis sûr qu’elle me pardonnera, et dans trois mois, je le jure par tout ce qu’il y a de plus sacré, j’irai la rejoindre, et jusqu’à mon dernier jour nulle puissance ne pourra me séparer d’elle. Adieu, ou pour mieux dire, à revoir bientôt. Je t’embrasse et je baise les jolies mains de ma Viéra. Adressez-moi vos lettres à Stettin. Je vous écrirai de là. S’il arrivait quelque accident ou quelque affaire imprévue dans ma maison, je compte sur toi comme sur un appui invariable.

« Ton ami Boris Viasovnin.

« P. S. Fais remettre, en automne, des tentures dans mon cabinet. C’est entendu. Adieu. »

Hélas ! les espérances exprimées dans cette lettre ne devaient jamais se réaliser. Le bateau arrivait en vue de Stettin, la rive étrangère se déroulait aux regards des passagers sous les rayons d’un beau soleil. Appuyé sur la balustrade du bâtiment, Boris, absorbé dans une muette rêverie, regardait la vague verte et profonde qui se creusait en gémissant sous la roue du bateau, et, dans son rapide tournoiement, l’arrosait d’un flot d’écume. Dans son immobilité, dans sa contemplation, tout à coup le vertige s’empara de lui, et il tomba à la mer. À l’instant même on arrêta le navire, à l’instant on lança la chaloupe à l’eau ; mais il était trop tard : Boris avait cessé de vivre.

Pierre avait déjà éprouvé un chagrin cruel en communiquant à Viéra la dernière lettre de son mari. Mais lorsqu’il s’agit de lui révéler le fatal événement, il faillit en perdre la tête. Ce fut Michel qui, le premier, apprit cette nouvelle par le journal. Aussitôt il résolut d’aller l’annoncer à Pierre, et emmena Onufre, avec qui il s’était de nouveau réconcilié. Dès son entrée dans la maison de Vasilitch, il s’écria : « Quel malheur ! Figurez-vous… » Longtemps Pierre refusa de le croire ; lorsque enfin il ne put plus douter de cette catastrophe, il resta tout un jour sans oser se montrer à Viéra. Enfin il se présenta devant elle, si pâle, si abattu, qu’à son aspect elle se sentit atterrée. Il voulait la préparer peu à peu au malheur qu’il devait lui faire connaître, mais ses forces le trahirent. Le pauvre Pierre tomba sur une chaise et murmura en pleurant : « Il est mort ! il est mort ! »

 

Un an s’est écoulé. Souvent du tronc des arbres, que l’on a coupés, on voit s’élever de nouveaux rejetons ; souvent les plaies les plus profondes se cicatrisent ; la vie triomphe de la mort qui, à son tour, triomphera de la vie. Peu à peu Viéra se consola et se ranima.

Boris, d’ailleurs, n’était point de ces hommes qu’on ne peut remplacer, s’il en est dans le monde qui ont cet honneur suprême, et Viéra n’était pas de nature à se consacrer toute sa vie à un sentiment unique, s’il est des sentiments qui ont cette puissance. Elle s’était mariée sans peine, mais sans enthousiasme ; elle avait été fidèle et dévouée à son mari, mais elle ne pouvait lui donner toute son existence. Elle l’avait pleuré sincèrement, mais raisonnablement. On ne peut rien demander de plus.

Pierre continua à la voir. Il était son plus intime, ou pour mieux dire, son unique ami. Un jour qu’il se trouvait seul avec elle, il la regarda avec sa bonne expression de physionomie et lui demanda simplement si elle voulait l’épouser. Elle sourit et lui tendit la main.

Après leur mariage, leur vie se continua tranquillement comme par le passé. Dix années se sont écoulées. Ils ont deux filles et un garçon. Le vieil Étienne demeure avec eux, ne pouvant plus se résoudre à les quitter, ni à s’éloigner de ses petits-enfants. L’aspect de ces enfants l’a rajeuni. Il cause et joue sans cesse avec eux, surtout avec le petit garçon qui, comme lui, s’appelle Étienne, et qui, sachant l’ascendant qu’il exerce sur son aïeul, s’amuse à le contrefaire quand le vieillard se promène dans la chambre en répétant : « Braou ! braou ! » Et le grand-père rit, et chacun rit avec lui de ces espiègleries. Le pauvre Boris n’est point oublié dans ce cercle d’affections. Pierre parle de son ami avec une vive cordialité. Chaque fois qu’il en trouve l’occasion, il ne manque pas de dire : « Voilà ce que faisait Boris, voilà ce qui lui plaisait », et Pierre et sa femme, et tous ceux qui leur appartiennent, vivent d’une vie uniforme, silencieuse, paisible. Cette paix, c’est le bonheur… Il n’y en a pas d’autre en ce monde.

XII

Suivent plusieurs récits aussi simples, aussi vrais que nous laissons à la curiosité des lecteurs.

Mais en voici un, composé de deux notes qui arrachent du cœur des larmes qu’on n’y soupçonnait pas.

Lisez attentivement et étonnez-vous de ce que contient l’amitié d’un homme pour ce complément de l’homme, un pauvre chien, ami qui comprend par le cœur tout ce que l’intelligence révèle à son ami.

L’homme qui a trouvé ces pages dans son âme a plus de sensibilité que J.-J. Rousseau et presque autant que le chevalier de Maistre.

Moumou

 

À l’une des extrémités de Moscou, dans une maison grise décorée d’une colonnade et d’un balcon incliné de travers, vivait au milieu d’un nombreux entourage de domestiques une veuve, une baruinia.

Ses fils demeuraient à Pétersbourg ; ses filles étaient mariées. Elle sortait rarement et traînait dans la solitude et l’ennui les dernières années de son avare vieillesse. Ses années précédentes n’avaient été ni heureuses ni gaies ; mais le soir de sa vie était plus sombre que la nuit.

Parmi ses valets, l’individu le plus remarquable était un homme d’une taille et d’une force herculéennes, sourd-muet de naissance, remplissant les fonctions de portier. On l’appelait Guérassime.

Il appartenait à l’une des terres de la baruinia, et longtemps il avait vécu là, à l’écart, dans sa petite isba. On le citait comme l’ouvrier le plus laborieux et le plus vigoureux de son village. En effet, grâce à sa robuste constitution, il travaillait comme quatre, et c’était plaisir de voir avec quelle prestesse il accomplissait sa besogne. Quand il labourait un champ, en regardant ses deux larges mains appuyées sur sa charrue, on eût dit qu’il creusait lui-même ses rudes sillons sans le secours de son cheval. C’était plaisir de le voir à la Saint-Pierre, quand il promenait le long des prés sa large faux, à laquelle un taillis de jeunes bouleaux n’aurait pas pu résister, ou quand, pour battre le blé, il s’armait de son énorme fléau, et que, pendant de longues heures, ses bras musculeux se levaient et s’abaissaient sans relâche comme un levier. Son mutisme donnait à son infatigable travail une sorte de gravité solennelle. C’était du reste un excellent garçon, et n’eût été sa malheureuse infirmité, chaque fille de son village l’eût volontiers épousé.

Mais un jour Guérassime avait été appelé à Moscou par ordre de sa maîtresse. Là, on lui avait acheté une paire de bottes, un cafetan pour l’été, une touloupe pour l’hiver. On lui avait remis entre les mains un balai, une pelle, et il avait été investi de l’emploi de portier.

Ce nouveau genre d’existence lui fut d’abord très peu agréable. Dès son enfance, il avait été habitué à la vie et aux travaux de la campagne. Isolé par sa surdité et son mutisme de la société des autres hommes, il avait grandi dans l’isolement comme un arbre vigoureux sur une forte terre. Transporté à la ville, il s’y trouvait dépaysé, embarrassé, mal à son aise. Qu’on se figure un jeune taureau enlevé tout à coup au pâturage où il se plonge dans une herbe fraîche qui lui vient jusqu’aux jarrets, et hissé sur un wagon de chemin de fer qui le conduit dans des tourbillons de vapeur, dans une pluie de flammèches, on ne sait où, et l’on aura par cette image une idée de l’état de Guérassime. Par comparaison avec ses anciens travaux, la tâche nouvelle qui lui était imposée n’était qu’un jeu. En une demi-heure il avait fini. Alors il restait dans la cour de l’hôtel, regardant bouche béante les passants, comme s’il attendait d’eux l’explication de sa situation, qui était pour lui une énigme. Puis quelquefois il se retirait dans un coin, et, jetant de côté sa pelle et son balai, il se couchait la face contre terre et passait des heures entières, immobile comme un animal sauvage réduit à la captivité.

Cependant l’homme s’habitue à tout, et Guérassime finit par s’accoutumer à sa monotone existence. Ses devoirs étaient fort restreints. Ils consistaient à nettoyer la cour, à préparer les provisions d’eau et de bois pour la cuisine et les appartements, à écarter du logis les vagabonds, et à faire bonne garde pendant la nuit. Il accomplissait sa mission avec un soin minutieux. Pas un brin de paille ne traînait dans sa cour. Si, par un temps pluvieux, le chétif cheval employé à charrier la tonne d’eau s’arrêtait dans une ornière, d’un coup d’épaule il remettait en mouvement voiture et quadrupède, et lorsqu’il travaillait à fendre du bois avec sa hache polie comme un miroir, il faisait voler de tous côtés de larges copeaux. Quant aux vagabonds, il leur imposait une grande frayeur. Un soir, il avait saisi deux filous et les avait si rudement frottés l’un contre l’autre, qu’il n’était pas besoin de les envoyer au corps de garde pour leur infliger un autre châtiment. Non seulement les fripons, mais les passants inoffensifs ne pouvaient voir sans crainte ce terrible gardien.

Les voisins le respectaient, et les gens de la maison prenaient à tâche de vivre avec lui, sinon amicalement, au moins pacifiquement. Guérassime s’entretenait avec eux par signes, il les comprenait, il exécutait fidèlement les ordres qui lui étaient transmis ; mais il connaissait ses droits, et personne n’aurait osé lui prendre sa place à table. Avec son caractère ferme et grave, il aimait l’ordre, le calme. Les coqs mêmes n’osaient se battre en sa présence. S’il leur arrivait de se livrer à une telle incartade, en un clin d’œil, il les prenait par les pattes, les faisait tournoyer en l’air et les jetait de côté. Dans la basse-cour, il y avait aussi des oies. Mais l’oie est, comme on le sait, un animal sérieux et réfléchi. Guérassime avait pour ces bipèdes une certaine estime. Il les soignait et leur donnait à manger. N’y avait-il pas en lui quelque chose de la nature de l’oie des champs ?

Une espèce de soupente lui avait été assignée pour demeure, au-dessus de la cuisine. Il l’arrangea lui-même, selon son goût. Il y construisit avec des planches de chêne un lit posé sur quatre fortes solives, un lit d’une rudesse toute primitive, qu’un fardeau de plusieurs milliers de livres n’aurait pas fait fléchir. À l’un des angles de sa chambre, il plaça une table façonnée avec les mêmes matériaux, dans le même genre, et près de cette table une chaise à trois pieds dont lui seul pouvait se servir. La porte de sa cellule se fermait avec un colossal cadenas, dont il gardait toujours la clé à sa ceinture, car il ne lui convenait pas qu’on entrât dans sa retraite.

Il y avait environ un an que Guérassime était à Moscou, quand la maison qu’il habitait fut agitée par les événements que nous allons raconter.

Sa vieille baruinia, fidèle aux anciennes coutumes de la noblesse russe, entretenait, comme nous l’avons dit, dans son hôtel un grand nombre de domestiques. Elle avait à son service non seulement des blanchisseuses, des couturières, des menuisiers, des tailleurs et des tailleuses, elle avait même un bourrelier, un vétérinaire qui faisait l’office de médecin près de ses gens, un médecin pour sa propre personne, et un cordonnier qu’on appelait Klimof, et qui était un ivrogne de la première espèce. Ce Klimof se considérait comme un être supérieur, outragé par la fortune, indigne de vivre obscurément dans un des quartiers reculés de Moscou, et déclarant, en se frappant la poitrine, que, lorsqu’il buvait, c’était pour noyer son chagrin.

Un jour sa maîtresse, qui venait de le rencontrer dans un piteux état, se mit à parler de lui avec son intendant Gabriel, un homme qui, à en juger par ses yeux fauves et son nez en bec de corbin, était évidemment destiné à l’état d’intendant.

« Gabriel, dit la veuve, qu’en penses-tu ? Si on mariait Klimof, peut-être que cela le détournerait de ses mauvaises habitudes.

— Oui, reprit l’intendant, on peut le marier.

— Mais avec qui ?

— Avec qui ? Je ne sais. Cela dépend de la volonté de madame.

— Il me semble qu’on pourrait lui donner Tatiana. »

À ces mots, Gabriel fut sur le point d’exprimer une idée, mais il se mordit les lèvres et garda le silence.

« Oui, c’est décidé, reprit la baruinia, en humant une prise de tabac. Tatiana, voilà notre affaire. Tu entends.

— C’est convenu, répliqua Gabriel, et il se retira dans sa chambre, située dans une des ailes de l’hôtel et encombrée de caisses. Là, il commença par renvoyer sa femme, puis s’assit, pensif, près de la fenêtre. La subite décision de sa maîtresse l’embarrassait. Enfin il se leva, et fit appeler Klimof.

Mais, avant d’aller plus loin, nous devons dire en quelques mots qui était cette Tatiana, et pourquoi l’intendant s’inquiétait des ordres que venait de lui donner sa maîtresse.

Tatiana était une des blanchisseuses de la maison, la plus habile, celle à laquelle on ne confiait que le linge le plus fin. Elle avait vingt-huit ans, les cheveux blonds, la figure maigre, et sur la joue gauche de petites taches. Le peuple russe croit que ces taches à la joue gauche sont un signe de malheur. La pauvre Tatiana justifiait cette croyance superstitieuse. Dès son enfance, elle avait été assujettie à un rude travail, et n’avait jamais goûté la jouissance d’un témoignage d’affection. Orpheline de bonne heure, sans autres parents que des oncles germains, l’un d’eux ancien valet, les autres paysans, elle avait toujours été mal nourrie, mal vêtue, mal rétribuée. Dans sa première jeunesse, on remarquait en elle une certaine beauté, mais bientôt cette beauté s’était flétrie. Elle avait le caractère timide, d’une morne indifférence en ce qui tenait à sa propre personne, mais craintif envers les autres. Elle n’avait qu’un souci, c’était de faire dans le délai prescrit le travail qui lui était imposé. Elle ne parlait à personne, et tremblait au seul nom de sa maîtresse, quoiqu’elle la connût à peine de vue.

Lorsque Guérassime arriva à la maison, l’aspect de ce rude colosse lui fit peur. Elle l’évitait constamment avec soin, et si par hasard elle venait à le rencontrer, elle détournait les yeux et se hâtait de rentrer dans la lingerie. Celui qui sans y songer lui inspirait un tel effroi ne fit d’abord aucune attention à elle, puis il en vint à sourire lorsqu’il l’apercevait, puis il la regarda attentivement, et la rechercha. Soit par l’impression de sa physionomie, soit par la timidité de son maintien, le fait est qu’elle lui plaisait.

Un matin qu’elle traversait la cour portant délicatement un mantelet de dentelles de sa maîtresse, tout à coup elle se sentit tirer par le coude. Elle se retourna et jeta un cri. Guérassime était près d’elle ; il la contemplait avec un sourire niais, en essayant d’articuler quelques sons qui ressemblaient à un beuglement, puis il tira de sa poche un coq en pain d’épice, doré à la queue et aux ailes, et le lui offrit. Elle voulait refuser ce présent ; mais il le lui mit de force entre les mains, puis se retira en secouant la tête, et en lui adressant encore un signe d’amitié.

À partir de ce jour, il se montra très occupé d’elle. Dès qu’il l’apercevait, il courait à sa rencontre, en agitant les bras et en proférant un de ses cris de muet, et souvent il tirait de son cafetan quelques rubans qu’il l’obligeait à accepter, et il balayait avec soin la place par où elle devait passer. La pauvre fille ne savait que faire. Bientôt tous les gens de la maison remarquèrent ce qui se passait. Elle devint l’objet de leurs sarcasmes, de leurs facétieux commentaires. Mais ils n’osaient se moquer ouvertement de Guérassime. Le redoutable portier n’aimait pas la raillerie, et devant lui on se contenait. Bon gré, mal gré, Tatiana se trouva placée sous sa protection. Comme la plupart des sourds-muets, il avait une vive perspicacité, et il n’était pas aisé de rire à ses dépens, ou aux dépens de la jeune fille, sans qu’il s’en aperçût. Un jour, à dîner, la femme de charge de la maison s’étant mise à plaisanter Tatiana sur sa conquête, prolongea tellement ses épigrammes, et d’un ton si vif, que la timide Tatiana, incapable de se défendre, baissait la tête, rougissait et semblait prête à pleurer. Tout à coup Guérassime se leva, s’avança vers la femme de charge, et lui mettant sa lourde main sur la tête, la regarda de telle sorte, qu’elle s’inclina en tremblant sur la table. Tous les assistants restèrent immobiles et silencieux. Guérassime retourna à sa place, reprit sa cuiller et se remit à manger sa soupe.

Une autre fois, comme il avait remarqué que Klimof semblait faire la cour à Tatiana, il fit signe au galant cordonnier de le suivre, le conduisit dans la remise, et, prenant un timon assez fort dans un coin, il l’agita comme un simple bâton pour lui donner un salutaire avertissement.

Dès ce jour, les domestiques n’osèrent plus se permettre la moindre incartade envers Tatiana. La femme de charge pourtant n’avait pas manque de dire à sa maîtresse quel acte de brutalité cet odieux portier avait commis envers elle, et quelle commotion elle en avait ressentie, une commotion telle, qu’en rentrant dans sa chambre, elle s’était évanouie. Mais à ce récit la fantasque baruinia éclata de rire, et pria la plaignante de lui narrer encore les détails de cette curieuse scène. Le lendemain, elle fit remettre, à titre de gratification, un rouble d’argent à Guérassime, disant que c’était un fidèle et vigoureux gardien.

Encouragé par ce témoignage de bienveillance, Guérassime résolut de lui demander la permission d’épouser Tatiana. Il n’attendait pour se présenter devant sa maîtresse que le nouveau cafetan qui lui avait été promis par l’intendant. Sur ces entrefaites, la baruinia imagina de marier la blanchisseuse avec Klimof.

Le lecteur comprendra maintenant pourquoi Gabriel se sentait si inquiet des ordres que venait de lui signifier sa maîtresse. « Elle a des ménagements pour cet homme, se disait-il (Gabriel ne le savait que trop et traitait Guérassime en conséquence) ; mais comment songer à marier ce sourd-muet ? D’un autre côté, voici le péril : quand il verra cette femme accordée à Klimof, il est dans le cas de tout briser et de tout saccager : un animal pareil ! on ne sait comment le maîtriser, ou comment l’adoucir. »

Le cauteleux intendant fut interrompu dans ses réflexions par l’arrivée de Klimof, qu’il avait fait appeler. Le pimpant cordonnier entra d’un air dégagé, les mains derrière le dos, et s’appuya contre la muraille, en croisant sa jambe droite sur sa jambe gauche et en hochant la tête.

« Me voilà, dit-il ; qu’avez-vous à m’ordonner ? »

Gabriel jeta un regard sur lui, et se mit à tambouriner sur la fenêtre avec ses doigts. Klimof le regarda en clignant les jeux et en souriant, puis il passa la main dans ses cheveux ébouriffés.

« Eh bien ! avait-il l’air de dire, c’est moi. Qu’avez-vous donc à m’observer ainsi ?

— Un joli garçon, sur ma foi, murmura l’intendant avec une expression de mépris. »

Klimof haussa les épaules en se disant :

« Et toi, vaux-tu mieux que moi ?

— Mais regarde-toi donc, s’écria Gabriel, et vois un peu à quoi tu ressembles ! »

Klimof regarda tranquillement sa redingote usée et éraillée, son pantalon rapiécé, et ensuite examina avec une attention particulière la pointe de ses bottes trouées, puis tournant de nouveau la tête vers l’intendant :

« Eh bien ? dit-il. Quoi ?

— Quoi ? s’écria Gabriel ; tu me le demandes ? Mais tu ressembles à un vrai démon. Voilà le fait.

— À votre aise ! murmura le cordonnier en clignant de nouveau les yeux.

— Tu t’es donc encore enivré, reprit Gabriel.

— Pour fortifier ma santé, je suis obligé de prendre quelques spiritueux.

— Pour fortifier ta santé… Ah ! tu mériterais d’être châtié d’une façon exemplaire… Et il a vécu à Pétersbourg ! et il se vante d’y avoir acquis une haute instruction ! Mais tu ne mérites pas le pain que tu manges !

— Gabriel Andréitch, répliqua Klimof, je ne reconnais qu’un juge dans cette question : Dieu seul, et pas un autre. Dieu seul sait ce que je vaux et si je ne mérite pas le pain qu’il me donne. Quant au reproche que vous m’avez fait de m’être enivré, ce n’est pas moi qui suis en cette occasion le principal coupable. C’est un de mes compagnons qui m’a entraîné, puis il a disparu au moment opportun… et moi….

— Et toi, tu t’es laissé conduire comme une oie, indigne débauché que tu es. Mais il ne s’agit pas de cela aujourd’hui… Il s’agit d’un projet… La baruinia… la baruinia a envie de te marier. Elle pense que le mariage t’amènera à une conduite plus régulière… M’entends-tu ?

— Certainement ; donc ?…

— Moi, je pense qu’il vaudrait mieux t’administrer une bonne punition. Mais notre maîtresse a d’autres idées. Acceptes-tu ?

— Se marier, répondit le cordonnier en souriant, est une chose fort agréable pour l’homme, et pour mon propre compte, je suis prêt avec le plus grand plaisir à prendre une épouse.

— Bien ! répliqua Gabriel… et en lui-même il pensait : Il faut l’avouer. Cet homme s’exprime avec éloquence. Mais, reprit-il à haute voix, je ne sais si la femme qu’on te destine te conviendra.

— Qui est-ce donc ?

— Tatiana.

— Tatiana, répéta Klimof en faisant un brusque mouvement.

— Pourquoi donc parais-tu alarmé ? Est-ce que cette fille ne te plairait pas ?

— Je n’ai rien à dire contre cette jeune fille. Elle est douce, modeste, laborieuse… Mais vous savez, Gabriel Andréitch… vous savez… cet affreux portier, cette espèce de monstre marin !…

— Oui… répondit l’intendant avec une expression de dépit, mais puisque la baruinia…

— Voyez : Gabriel Andréitch, il me tuera, c’est sûr ; il m’écrasera comme une mouche. Quels bras ! quelles mains ! Il a les mains de la statue de Minine et Pojarski. Vit-on jamais des membres pareils ? Il est sourd, et n’entend pas résonner les coups qu’il porte. Il frappe comme un homme qui agite ses poings dans son sommeil. L’apaiser, c’est impossible ; car outre qu’il est sourd, il est stupide. Un animal ! une idole ; pire qu’une idole, une bûche… Ah ! Seigneur Dieu ! pourquoi faut-il qu’il j’aie tant à souffrir ! Ah oui ! je ne suis plus ce que j’étais autrefois ; je suis dégradé comme une vieille casserole ; pourtant, après tout, je suis un être humain et non un vil ustensile !

— Allons, allons ! pas tant de beaux mots !

— Seigneur, mon Dieu ! s’écria Klimof, quelle malheureuse existence que la mienne ! N’y aura-t-il donc aucune fin à mes misères ? Battu dans ma jeunesse par mon maître allemand, battu à la fleur de mes ans par mes compagnons, et maintenant…

— Âme de filasse !… À quoi sert de songer à toutes ces…

— À quoi sert ? Il faut vous dire que je ne crains pas tant d’être battu. Que la baruinia me fasse administrer une correction dans l’ombre, et me traite ensuite convenablement devant ses gens. C’est bien. Mais en face de cet animal…

— Va-t’en, dit Gabriel impatienté. »

Klimof se retira.

« Et supposons, ajouta l’intendant, qu’il ne soit pas là, tu consens au mariage ?

— Je déclare solennellement que j’y consens », répondit le cordonnier, à qui les grands mots ne faisaient pas défaut dans les circonstances les plus critiques.

L’intendant se promena quelques instants dans sa chambre, puis fit appeler Tatiana.

La blanchisseuse apparut et resta timidement sur le seuil de la porte.

« Que désirez-vous », demanda-t-elle d’une voix craintive.

Gabriel la regarda quelques minutes en silence, puis lui dit :

« Tatiana, ta maîtresse désire te marier. Cela te plaît-il ?

— Et avec qui veut-elle me marier ?

— Avec Klimof.

— J’entends.

— C’est un homme d’une conduite un peu légère. Mais la baruinia espère que tu lui donneras d’autres habitudes.

— J’entends.

— Le malheur est que ce rustre de Guérassime semble être amoureux de toi. Comment as-tu ensorcelé cet ours ? Vois-tu, il est dans le cas de t’assommer.

— Il me tuera, Gabriel, c’est sûr.

— Il te tuera. Comme tu prononces ce mot tranquillement ! Est-ce qu’il a le droit de te tuer ?

— Je ne sais.

— Comment donc ? Lui aurais-tu fait quelque promesse ?

— Que voulez-vous dire ?

— Innocente créature ! murmura l’intendant. C’est bien, reprit-il, nous reparlerons de cette affaire. À présent, retire-toi. Je vois que tu es une bonne fille. »

Tatiana s’inclina en silence et s’éloigna.

« Bah ! se dit l’intendant, peut être que demain notre maîtresse aura déjà oublié ce projet de mariage. Pourquoi m’en inquiéter… Puis, après tout, on peut dompter ce farouche Guérassime… recourir au besoin à la police… »

Après cette réflexion, il appela sa femme et lui dit de préparer son thé.

Après son entrevue avec l’intendant, Tatiana rentra dans la lingerie et n’en sortit pas de tout le jour. D’abord elle pleura, puis elle essuya ses larmes et se remit à son travail habituel. Quant à Klimof, il retourna au cabaret avec son compagnon de mauvaise mine. Il lui raconta qu’il avait servi à Pétersbourg un maître qui était la perle des hommes, mais qui surveillait de près ses gens et ne pardonnait pas la plus légère faute. Ce même maître buvait démesurément, et avait également la passion des femmes. Le compagnon de Klimof écoutait ce récit d’un air assez indifférent ; mais lorsque Klimof ajouta que, par suite d’un fatal incident, il songeait à se suicider le lendemain, son ténébreux ami lui fit observer qu’il était temps d’aller se coucher. Tous deux se séparèrent en silence, et grossièrement.

Cependant l’espoir de Gabriel ne se réalisa pas. La baruinia avait tellement pris à cœur son idée de marier le cordonnier et Tatiana, que toute la nuit elle en parla à une espèce de dame de compagnie qui était chargée de la distraire dans ses heures d’insomnie, et qui dormait le jour comme les cochers nocturnes de Moscou. Le lendemain matin, dès qu’elle vit l’intendant : « Eh bien ! s’écria-t-elle, comment va notre mariage ? »

Il répondit, non toutefois sans quelque embarras, que tout allait pour le mieux, et que Klimof devait venir dans la journée la remercier.

La veuve était un peu indisposée, elle ne retint pas longtemps son intendant.

Gabriel entra chez lui et appela les gens de la maison à délibérer sur ce grave événement.

Tatiana ne faisait pas une objection. Mais Klimof s’écria avec un accent de frayeur, qu’il n’avait qu’une tête, qu’il n’en avait pas deux, qu’il n’en avait pas trois….

Guérassime, posté sur le seuil de l’office, observait cette réunion, et semblait deviner qu’il se tramait là quelque fâcheux complot contre lui.

À ce conseil assistait un vieux sommelier dont on demandait toujours l’avis avec une déférence particulière, et dont on n’obtenait jamais que d’insignifiants monosyllabes. Après une première délibération, on résolut d’enfermer, pour plus de sûreté, Klimof dans un cabinet. Puis on se mit à discuter plus librement. D’abord, on convint qu’on en finirait de toutes ces difficultés si l’on voulait employer la force… Mais du bruit, des rumeurs ! La baruinia inquiète, tourmentée ! Non, il ne fallait pas y songer. Enfin, après de longs débats : on imagina un moyen de terminer l’affaire adroitement et pacifiquement.

Guérassime avait une horreur profonde pour les ivrognes. Lorsqu’il était assis à la porte de l’hôtel, il détournait la tête avec une vive répugnance dès qu’il voyait un homme qui cheminait en trébuchant, la casquette sur l’oreille. D’après cette remarque, l’ingénieux comité réuni par l’intendant engagea Tatiana à simuler aux yeux de Guérassime l’attitude et la démarche d’une personne qui se serait livrée à de trop copieuses libations. La pauvre fille refusa longtemps de jouer ce jeu cruel, puis finit par céder. Elle convenait elle-même qu’elle n’avait pas un autre moyen de se délivrer de son adorateur. Elle sortit pour accomplir son entreprise, et l’on délivra de sa prison Klimof. Tous les regards étaient fixés sur Guérassime.

Dès qu’il aperçut Tatiana, il secoua la tête et fit entendre un de ses gloussements habituels. Ensuite, il jeta de côté sa pelle, s’approcha de la jeune fille, la regarda dans le blanc des yeux… Elle était si effrayée qu’elle en chancela encore davantage. Tout à coup, il la prit par la main, lui fit rapidement traverser la cour, entra avec elle dans la chambre où était réuni le conseil et la jeta du côté de Klimof.

La pauvre Tatiana était à demi-morte de peur. Guérassime l’observa un instant en silence, fit un signe d’adieu avec sa main, puis se retira précipitamment dans sa cellule.

Là, il se tint enfermé pendant vingt-quatre heures. Le postillon raconta qu’il avait été le regarder par une fente de la porte. Il l’avait vu chanter. Il l’avait vu, assis sur son lit et les mains sur son visage, secouer la tête et se balancer en cadence, comme le font les cochers et les mariniers, quand ils entonnent une de leurs mélancoliques complaintes.

À cet aspect, le postillon avait ressenti une impression d’effroi et s’était retiré.

Le lendemain, lorsque Guérassime sortit de sa chambre, on ne pouvait remarquer en lui aucun changement, si ce n’est que sa physionomie paraissait plus sombre. Mais il ne fit pas la moindre attention ni à Klimof ni à Tatiana.

Le soir, les deux fiancés se présentèrent chez leur maîtresse, portant sous le bras deux oies qu’ils devaient lui offrir selon l’usage. La semaine suivante, le mariage fut célébré. Ce jour-là, Guérassime remplit sa tâche accoutumée ; seulement, il revint de la rivière sans en rapporter une goutte d’eau, il avait brisé son tonneau chemin faisant. À la nuit tombante, il se retira dans l’écurie, et frotta et étrilla son cheval avec une telle violence, que le chétif animal, si rudement secoue par cette main de fer, pouvait à peine se tenir sur ses jambes.

Ceci se passait au printemps. Une année encore s’écoula, une année pendant laquelle l’incorrigible Klimof s’abandonna tellement à sa passion pour les spiritueux, qu’il fut condamné à quitter la maison et envoyé avec sa femme dans des propriétés lointaines de la baruinia. D’abord, il fit beaucoup de fanfaronnades et parla d’un ton fort dégagé de son exil. Il assurait que, si même on l’envoyait dans ces contrées éloignées, où les paysannes, après avoir lavé leur linge, posent leurs battoirs sur le bord du ciel, il n’en perdrait pas la tête. Mais bientôt il se trouva très affecté de l’idée de quitter la grande cité de Moscou. Ce qui l’affectait surtout, c’était de songer qu’il allait vivre dans un village parmi de grossiers paysans, lui qui se considérait comme un homme distingué. Il finit par tomber dans un état de prostration si grand qu’il n’eût pas même la force de mettre son bonnet ; une âme charitable le lui enfonça jusqu’aux yeux.

Au moment où le chariot qui devait emmener cet artiste méconnu était prêt à partir, où le cocher prenait ses rênes et n’attendait pour fouetter ses chevaux que le dernier mot d’ordre : « Avec l’aide de Dieu ! » Guérassime sortit de sa chambre, se rapprocha de Tatiana et lui remit un mouchoir de coton rouge qu’il avait acheté pour elle un an auparavant. La malheureuse femme, si indifférente jusque-là à toutes les misères de son existence, fut tellement émue de ce dernier témoignage d’affection, qu’elle se mit à fondre en larmes et embrassa trois fois le généreux portier. Il voulait la reconduire jusqu’à la barrière, et il chemina à côté de sa telega, mais soudain il s’arrêta, fit de la main un signe d’adieu à celle qu’il avait aimée et se dirigea vers la rivière.

C’était le soir. Il marchait à pas lents, les yeux fixés sur les flots de la Moskwa… Soudain il aperçut dans l’ombre quelque chose comme un être vivant qui se débattait dans la vase près du rivage. Il s’approche et distingue un petit chien blanc moucheté de noir qui tremblait de tous ses pauvres petits membres, s’affaissait, glissait, et malgré tous ses efforts ne pouvait sortir de l’eau. Guérassime étend la main, le saisit, le place sur sa poitrine et retourne précipitamment à son logis. Arrivé dans sa chambre, il dépose l’animal souffreteux sur son lit, l’enveloppe dans sa lourde couverture, puis court à l’écurie prendre une botte de paille, ensuite à la cuisine chercher une tasse de lait. Il revient, il étale la paille sous son lit, puis présente le lait à la pauvre bête qu’il venait de sauver. C’était une chienne qui n’avait pas plus de trois semaines, dont les yeux s’ouvraient à peine, et qui était tellement affaiblie qu’elle n’avait pas même la force de faire un mouvement pour laper la boisson placée devant elle. Guérassime la prit délicatement par la tête, lui inclina le museau sur le lait. Aussitôt la chienne but avec avidité et parut se raviver. Le brave portier la regardait attentivement et sa figure s’épanouit. Toute la nuit il fut occupé d’elle ; il l’essuya avec soin ; il l’enveloppa de nouveau, puis finit par s’endormir près d’elle d’un paisible sommeil.

Une mère n’a pas plus de sollicitude pour ses enfants que Guérassime n’en eut pour l’animal chétif. Pendant quelque temps, cette chienne eut fort mauvaise mine. Non seulement elle paraissait très débile, mais très laide. Peu à peu, grâce aux soins attentifs de son sauveur, elle se développa et prit une tout autre physionomie. C’était une chienne de race espagnole, aux oreilles longues, à la queue touffue, relevée en trompette, et aux yeux expressifs. Elle s’attacha avec une sorte de sentiment profond de gratitude à son bienfaiteur ; elle le suivait partout pas à pas en agitant sa queue comme un éventail. Il voulait lui donner un nom, et il savait comme tous les muets qu’il attirait l’attention par les sons inarticulés qui s’échappaient de ses lèvres. Il balbutia ces deux syllabes :

« Moumou ! »

La chienne comprit qu’elle devait répondre à ce nom de Moumou.

Les gens de la maison l’appelèrent Moumoune.

Elle se montrait docile et caressante pour tous, mais elle n’aimait que Guérassime, et celui-ci, de son côté, l’aimait extrêmement. Il l’aimait tant, qu’il ne pouvait voir sans contrariété les autres domestiques s’occuper d’elle, soit qu’il craignît qu’on ne lui fît quelque mal, soit qu’il fût jaloux de son affection.

Chaque matin, Moumou le réveillait en le tirant par le bord de sa touloupe, lui amenait par la bride le vieux cheval de trait avec qui elle vivait en bonne intelligence, puis se rendait avec lui au bord de la rivière, puis gardait sa pelle et son balai, et ne permettait pas qu’on s’approchât de sa petite chambre.

Il lui avait pratiqué une ouverture dans la porte de son réduit. Dès que Moumou y était entrée, elle sautait gaiement sur le lit, comme si elle comprenait qu’elle était la vraie maîtresse du logis.

Pendant la nuit, elle ne dormait point d’un sommeil imperturbable, mais elle n’aboyait pas sans raison comme ces chiens absurdes qui, se posant sur leurs pattes de derrière, et levant le museau en l’air, aboient trois fois de suite, par ennui, en regardant les étoiles. Non ; Moumou n’élevait la voix que lorsqu’un étranger s’approchait de la porte de l’hôtel, ou lorsqu’elle entendait quelque bruit inusité. En un mot, c’était une intelligente gardienne. Il y avait dans la cour un autre chien, un vrai dogue, à la peau jaune, avec des taches fauves. Mais il était enchaîné toute la nuit, restait indolemment couché dans sa niche ; et si, de temps à autre, il lui arrivait de se mouvoir et d’aboyer, bientôt il se taisait, comme s’il comprenait lui-même la faiblesse et l’inutilité de ses aboiements.

Humble élève d’un valet de dernier ordre, Moumou ne pénétrait jamais à l’intérieur de la maison seigneuriale. Quand Guérassime allait porter du bois dans les appartements, elle l’attendait à la porte, dressant l’oreille, penchant la tête, tantôt à droite, tantôt à gauche, s’agitant au moindre bruit.

Ainsi se passa une année. Guérassime accomplissait régulièrement sa tâche et semblait très satisfait de son sort, quand il arriva un événement inattendu.

Par une belle journée d’été, la baruinia se promenait dans son salon avec ses commensales. Elle était ce jour-là dans une heureuse disposition d’esprit ; elle riait et plaisantait, et ses obséquieuses compagnes riaient comme elle, mais non sans crainte. Elles n’aimaient point à voir leur capricieuse patronne dans cet état d’hilarité ; car, lorsqu’il lui arrivait d’être de si bonne humeur, il fallait que chaque personne qui se trouvait près d’elle eût le visage riant, l’esprit enjoué. Puis, ces élans de gaieté n’étaient pas de longue durée ; bientôt ils se transformaient en une tristesse sombre et acariâtre. Mais en ce moment-là, comme nous l’avons dit, tout lui souriait. Le matin, selon son habitude, elle avait tiré les cartes, et avait réuni du premier coup, dans son jeu, quatre valets ; excellent augure ! Puis, son thé lui avait paru très savoureux, si savoureux qu’elle avait récompensé la servante qui le préparait, par une parole louangeuse et une gratification d’un grivennik (40 centimes).

Elle s’en allait donc gaiement dans son salon ; un sourire de bonheur errait sur ses lèvres ridées. Elle s’approcha de la fenêtre qui s’ouvrait sur un petit jardin ; dans ce jardin, sous un rosier, Moumou, couchée par terre, rongeait délicatement un os. La baruinia l’aperçut et s’écria :

 

« À qui donc est ce chien ? »

La commensale à qui elle s’adressait se sentit embarrassée comme un subalterne qui ne comprend pas bien la pensée de son chef.

« Je ne sais… murmura-t-elle. Je crois que c’est au muet.

— Mais vraiment, reprit la baruinia, c’est une charmante bête… Dites qu’on me l’apporte. Y a-t-il longtemps qu’il la possède ?… Comment se fait-il que je ne l’aie pas encore aperçue ? Je veux la voir. »

La dame de compagnie s’élança dans l’antichambre.

 

« Étienne, dit-elle à un laquais qui se trouvait là, Étienne, dépêchez-vous d’aller chercher Moumou qui est dans le jardin.

— Ah ! on l’appelle Moumou, dit la vieille veuve. C’est un joli nom.

— Oui, répondit la complaisante dame de compagnie. Étienne, vite, vite…. »

Étienne se précipita dans le jardin, et avança la main pour saisir Moumou ; mais la chienne agile lui échappa et courut se réfugier près de son maître occupé en ce moment à vider son tonneau, qu’il tournait comme s’il n’eût eu entre les bras qu’un tambour d’enfant. Étienne suivit la chienne, et de nouveau essaya de la prendre, et de nouveau elle lui glissa des doigts.

Guérassime regardait en souriant cette manœuvre.

Le laquais, las de ses vains efforts, lui fit comprendre par signe que sa maîtresse désirait qu’on lui portât l’animal fugitif.

À cette demande, Guérassime parut inquiet. Cependant il ne pouvait y résister. Il prit Moumou entre ses mains et la remit à Étienne qui se hâta d’aller la déposer sur le parquet du salon. La baruinia l’appelle d’une voix caressante ; mais la pauvre bête, qui n’avait jamais posé le pied dans ce brillant appartement, se sentit effarouchée et tenta de s’esquiver. Repoussée par l’obséquieux Étienne, elle se tapit contre le mur, toute tremblante.

 

« Moumou, Moumou, viens près de moi, viens près de ta maîtresse, lui dit la baruinia ; viens, ma petite.

— Viens, Moumou », répétèrent à l’unisson les commensales.

Mais Moumou regardait d’un air inquiet autour d’elle et ne quittait pas sa place.

« Apportez-lui quelque chose à manger, dit la veuve. Qu’elle est sotte de ne pas vouloir s’approcher de moi. De quoi donc a-t-elle peur ?

— Elle n’est pas encore apprivoisée », dit en souriant et d’une voix timide une des dames de compagnie.

Étienne apporta un verre de lait et le plaça devant Moumou, qui ne daigna pas même flairer cette boisson, et continua à trembler.

 

« Ah ! la sotte petite bête ! » dit la baruinia en s’approchant d’elle et en se baissant pour la caresser. Mais aussitôt Moumou releva convulsivement la tête et montra les dents.

La veuve se hâta de retirer sa main.

Il y eut un moment de silence. Moumou poussa un léger gémissement, comme pour se plaindre ou pour demander pardon. La baruinia s’éloigna, le visage assombri. Le rapide mouvement de la chienne l’avait effrayée.

 

« Grand Dieu ! s’écrièrent ses commensales, vous aurait-elle mordue ?… Hélas ! hélas ! »

L’innocente Moumou n’avait jamais mordu personne.

 

« Emportez-la, s’écria la baruinia d’une voix irritée. La sale bête ! La méchante chienne ! »

À ces mots, elle se dirigea vers sa chambre. Ses compagnes voulaient la suivre. Mais, d’un geste, elle les arrêta à la porte.

 

« Que voulez-vous ? dit-elle ; je ne vous ai pas ordonné de venir avec moi. » Et elle disparut.

Étienne reprit Moumou et la jeta aux pieds de Guérassime.

Une demi-heure après, un silence profond régnait dans l’hôtel. La vieille veuve était plongée dans les coussins de son divan, plus sombre que la nuit qui précède l’orage.

Qu’il faut peu de chose pour bouleverser parfois une nature humaine !

Jusqu’au soir, la triste veuve resta dans sa noire disposition d’esprit. Elle n’adressa la parole à personne, elle ne joua point aux cartes, et la nuit elle ne put dormir en paix. L’eau de Cologne qu’on lui apporta n’était point, disait-elle, la même que celle dont elle se servait habituellement ; puis, son oreiller avait une odeur de savon. Sa femme de chambre fut obligée de fouiller dans toutes les armoires et de flairer tout le linge qui s’y trouvait. En un mot la délicate baruinia était extrêmement agitée et irritée.

Le lendemain matin, elle fit appeler son majordome une heure plus tôt que de coutume. Il se rendit à cet ordre, non sans inquiétude, et dès qu’elle le vit apparaître :

 

« Dis-moi, s’écria-t-elle, ce que c’est que ce chien qui a aboyé toute la nuit et qui m’a empêchée de dormir.

— Un chien… balbutia Gabriel… Quel chien ? Peut-être celui du muet !

— Je ne sais s’il appartient au muet ou à quelque autre ; ce que je sais, c’est qu’à cause de lui je n’ai pu fermer l’œil. Mais je voudrais savoir pourquoi il se trouve tant de chiens dans la maison. N’avons-nous pas déjà un chien de basse-cour ?

— Sans doute : le vieux Voltchok.

— Pourquoi donc en prendre encore un ? C’est là ce que j’appelle du désordre. Il me faudrait un majordome dans la maison ! Et pourquoi le muet a-t-il un chien ? qui le lui a permis ? Hier, je me suis approchée de la fenêtre ; cette vilaine bête était là sous mes rosiers mêmes traînant et rongeant je ne sais quelle horreur ! »

Après une minute de silence, la baruinia ajouta :

« Que ce chien disparaisse aujourd’hui même ; tu entends ?

— J’entends.

— Aujourd’hui, et maintenant retire-toi. Je te ferai rappeler plus tard. »

Gabriel sortit, et trouva dans l’antichambre Étienne, couché sur un banc, dans la position d’un guerrier tué sur un tableau de bataille, ses pieds nus sortant de dessous son caftan qui lui servait de couverture. Il le réveilla et lui donna à voix basse un ordre auquel le valet répondit par un bâillement et un éclat de rire. Puis le majordome s’éloigna, et Étienne se leva, revêtit son caftan, chaussa ses bottes et s’avança sur le seuil de la porte. Cinq minutes après, Guérassime apparut portant une énorme charge de bois ; car, en été comme en hiver, la veuve voulait qu’il y eût du feu dans sa chambre à coucher et dans son cabinet. Guérassime était comme de coutume accompagné de sa chère Moumou, et comme de coutume il la laissa à la porte de l’appartement où il allait déposer son fardeau.

Étienne, qui connaissait cette habitude et qui attendait ce moment, se précipita sur la chienne comme le vautour sur un poulet, la serra contre le parquet, puis, l’étreignant sur sa poitrine pour l’empêcher de crier, descendit l’escalier sans regarder s’il était suivi, s’élança dans un drochky et se fit conduire au marché. Là, il vendit la chienne pour un demi-rouble, à la condition seulement qu’on la tiendrait à l’attache pendant une semaine au moins. Cette belle expédition terminée, il remonta dans son drochky, mais il le quitta à quelque distance de la maison, fit le tour, ne voulant pas traverser la cour, de peur d’y rencontrer Guérassime, et rentra dans la maison par un passage dérobé.

Il n’avait pas besoin de prendre tant de précautions : Guérassime n’était pas dans la cour. En sortant des appartements de sa maîtresse, il n’avait plus retrouvé Moumou à sa place habituelle, et il ne se rappelait pas que jamais la fidèle bête se fût écartée du seuil où elle l’attendait. Aussitôt il avait couru de côté et d’autre à la recherche de sa chère Moumou, dans sa chambre, dans le grenier au foin, dans la rue, partout : point de Moumou.

Guérassime, éperdu, s’adressa aux domestiques de l’hôtel, leur demandant par signes, avec une expression de désespoir, s’ils n’avaient pas vu sa chienne. Les uns ne savaient réellement pas ce qui s’était passé ; d’autres, mieux instruits, riaient sournoisement. Gabriel prit un de ses grands airs et se mit à crier contre les cochers.

Guérassime sortit et ne rentra qu’à la nuit. À voir son visage abattu, son corps fatigué, ses vêtements couverts de poussière, on devait supposer qu’il avait parcouru la moitié de Moscou.

Il s’arrêta en face des fenêtres de la baruinia, jeta un regard sur le perron où une demi-douzaine de domestiques se trouvaient réunis, appela Moumou… Moumou ne répondit pas.

Alors il s’éloigna. Tous l’observaient, mais personne n’osait ni prononcer un mot, ni rire, et le postillon, qui déjà l’avait épié une fois, raconta le lendemain à la cuisine que toute la nuit le malheureux n’avait fait que gémir.

Ce jour-là, Guérassime ne parut pas. Le cocher Potapu fut obligé d’aller à sa place faire la provision d’eau, ce dont le digne Potapu n’était nullement satisfait.

Le veuve demanda à Gabriel s’il s’était souvenu de ses ordres, et le majordome se hâta de répondre qu’ils étaient exécutés.

Le jour suivant, Guérassime sortit de sa cellule et reprit son travail. Il dîna tristement avec les domestiques, puis s’éloigna sans saluer personne. Sa figure naturellement dépourvue d’expression, comme celle des sourds-muets, semblait à présent pétrifiée. Après le dîner, il sortit de nouveau, mais ne resta pas longtemps dehors, et se retira dans le grenier à foin. La nuit était belle, la lune rayonnait sur le ciel sans nuages ; Guérassime, couché sur le foin, dormait d’un sommeil inquiet, respirant avec peine, et se retournant à chaque instant.

Tout à coup il lui sembla qu’on le tirait par le bord de son vêtement. Il tressaillit, mais ne leva pas la tête et ferma les yeux. Mais voilà que le tiraillement recommence et devient plus fort ; Guérassime se lève, regarde. Moumou est devant lui portant un bout de corde brisé à son cou. Un long cri de joie s’échappe des lèvres de Guérassime. Il prend sa fidèle chienne dans ses bras, et elle lui lèche follement les yeux, les joues, la barbe.

Après ce premier élan de bonheur, le muet se mit à réfléchir, puis descendit avec précaution de son grenier, et voyant que personne ne l’observait, entra dans sa petite chambre. Déjà il avait songé que sa chienne, si dévouée, ne l’avait point abandonné d’elle-même, qu’elle lui avait été enlevée par l’ordre de sa maîtresse, et quelques-uns des gens lui avaient fait comprendre la colère de la vieille veuve contre l’innocent animal. Il s’agissait maintenant de le soustraire à un nouveau péril ; d’abord il lui donna à manger, le caressa, le coucha sur son lit, puis après avoir longtemps songé au moyen de le soustraire à une autre persécution, il résolut de le garder tout le jour en secret dans sa chambre, et de ne le faire sortir que la nuit. Il ferma avec un de ses vêtements l’ouverture qu’il avait pratiquée à sa porte pour Moumou, et à peine l’aurore commençait-elle à poindre qu’il descendit dans la cour, comme si de rien n’était. Il s’avisa même, le bon muet, d’affecter, un air triste comme le jour précédent ; il ne pensait pas que la pauvre bête le trahirait par ses aboiements. Bientôt, en effet, les domestiques surent qu’elle était revenue ; mais, soit par pitié pour son maître, soit par crainte, ils ne firent pas semblant d’avoir fait cette découverte. Le majordome se gratta le front et fit un geste comme pour dire : « Eh bien, à la garde de Dieu ! Peut-être que la baruinia n’en saura rien. »

Ce jour-là, Guérassime travailla avec une ardeur extraordinaire, nettoya toute la cour, sarcla les plantes du jardin, enleva les pieux de la clôture pour s’assurer de leur solidité, et les replanta avec soin. Il travailla si bien que la baruinia elle-même remarqua son zèle.

De temps à autre, dans le cours de la journée, il alla voir à la dérobée sa chère recluse ; puis, dès que la nuit fut venue, il se retira près d’elle, et à deux heures, il sortit avec elle pour lui faire respirer l’air frais. Il la promenait depuis un certain temps dans la cour, et il se disposait à rentrer, quand soudain un bruit confus résonna dans la ruelle. Moumou dressa les oreilles, s’approcha de la palissade, flaira le sol, et fit entendre un long et perçant aboiement. Un homme ivre s’était couché au pied de la palissade pour y passer la nuit.

En ce moment, la baruinia venait de s’endormir après une crise nerveuse, une de ces crises qu’elle subissait ordinairement à la suite d’un souper trop copieux.

Les aboiements subits de la chienne la réveillèrent en sursaut, elle sentit son cœur battre violemment puis défaillir : « Au secours ! s’écria-t-elle, au secours ! »

Ses femmes accoururent tout effarées.

 

« Ah ! je me meurs ! dit-elle en se tordant les mains. Encore ce chien ! ce maudit chien ! Qu’on appelle le docteur ! On veut me tuer ! Hélas ! l’affreuse bête ! »

En parlant ainsi, elle s’affaissa sur son oreiller, comme si elle avait rendu l’âme.

On se hâta d’envoyer chercher le docteur, c’est-à-dire le médecin de l’hôtel. Cet homme, dont le principal mérite consistait à porter des bottes à semelles fines, et à tâter délicatement le pouls de sa noble cliente, dormait quatorze heures sur vingt-quatre, soupirait le reste du temps, et administrait sans cesse à la baruinia des gouttes de laurier-rose. Il arriva précipitamment, commença par faire brûler des plumes pour tirer la veuve de son évanouissement, puis, dès qu’il la vit ouvrir les yeux, il lui présenta sur un plateau d’argent le remède qu’il employait si souvent.

La baruinia ayant pris cette potion, recommença d’une voix lamentable à se plaindre du chien, de Gabriel, de sa malheureuse destinée.

 

« Pauvre vieille que je suis, disait-elle, tout le monde m’abandonne, et personne n’a pitié de moi. On désire ma mort. On n’aspire qu’à me voir mourir. »

Moumou continuait à aboyer, et Guérassime essayait en vain de l’éloigner de la fatale palissade.

« Le voilà, le voilà encore ! » s’écria la veuve en roulant des yeux effarés.

Le médecin murmura quelques mots à l’oreille d’une femme de chambre. Celle-ci courut dans l’antichambre, appela Étienne, qui courut éveiller le majordome, lequel éveilla toute la maison.

Le muet, en se retournant, vit des lumières briller et des ombres circuler derrière les fenêtres. Il eut le pressentiment du malheur qui le menaçait, prit Moumou sous son bras, s’enfuit dans sa cellule et s’y enferma.

Quelques minutes après, cinq hommes arrivaient à sa porte et la trouvaient si bien close qu’ils ne pouvaient l’ouvrir. Gabriel, en proie à une agitation extrême, leur ordonna de rester là en sentinelle jusqu’au matin, puis, il se rendit près de la première femme de chambre de la baruinia, Lioubov Lioubimovna, avec laquelle il dérobait le thé, le sucre, les fruits et les épices de la maison ; il la pria d’aller dire à sa maîtresse que le misérable chien était en effet revenu, mais que le lendemain il disparaîtrait et qu’on ne le reverrait plus. Lioubov devait en même temps conjurer sa bonne maîtresse de se calmer et de se reposer. Mais comme l’infortunée baruinia ne pouvait parvenir à se calmer, le médecin lui administra une double potion de laurier-rose, après quoi elle s’endormit d’un sommeil profond, tandis que Guérassime, le visage pâle, serrait sur son lit le museau de Moumou.

Le lendemain, la baruinia ne s’éveilla que très tard. Gabriel attendait son réveil pour prendre des mesures énergiques contre l’obstination de Guérassime, et lui-même s’attendait à subir un orage. Mais l’orage n’éclata pas. La veuve, assise sur son séant, fit appeler sa vieille femme de chambre.

 

« Ma chère Lioubov », lui dit-elle d’un ton plaintif et langoureux qu’elle employait souvent, car elle se plaisait à se faire passer pour une pauvre martyre délaissée, et dans ces moments-là ses gens n’étaient pas peu embarrassés. « Ma chère Lioubov, vous voyez dans quel état je suis. Je vous en prie, allez trouver Gabriel Andréitch, parlez-lui. Est-ce qu’un chien lui est plus cher que la tranquillité, que la vie même de sa maîtresse ? Ah ! c’est ce que je n’aurais jamais cru, ajouta-t-elle avec une profonde expression de tristesse. Allez, ma chère, soyez bonne. Rendez-moi ce service. »

Lioubov se rendit à l’instant près du majordome. Quelles furent leurs réflexions ? On ne sait. Mais un instant après, tous les domestiques de l’hôtel étaient réunis et se dirigeaient vers la retraite de Guérassime. À leur tête s’avançait Gabriel, tenant la main à sa casquette, quoiqu’il n’y eût aucun souffle de vent. Près de lui étaient les laquais et le cuisinier ; des enfants gambadaient en arrière, et par sa fenêtre le vieux sommelier contemplait ce spectacle.

Sur l’étroit escalier qui conduisait à la cellule de Guérassime, un homme se tenait en faction, deux autres étaient à la porte, armés de bâtons. Tout l’escalier fut envahi par les nouveaux venus. Gabriel s’approcha de la porte, la frappa du poing et cria : « Ouvre. »

Un aboiement à demi étouffé se fit entendre.

 

« Ouvre, ouvre, répéta le majordome.

— Mais, dit Étienne, il ne peut vous entendre, puisqu’il est sourd. »

Tous les valets se mirent à rire.

 

« Comment faire ? demanda Gabriel.

— Il y a un trou à la porte, reprit Étienne, mettez-y votre bâton. »

Gabriel se pencha pour trouver le trou.

 

« Il l’a fermé, dit-il, avec une vieille touloupe.

— Eh bien ! poussez la touloupe en dedans. »

On entendit un second aboiement.

 

« Voilà le chien qui se dénonce lui-même », dit un des domestiques, et de nouveau tous recommencèrent à rire. Gabriel se gratta l’oreille.

« J’aime autant que tu débouches toi-même cette ouverture, dit-il en se retournant vers Étienne.

— Soit ! » répondit celui-ci.

Aussitôt il monta au haut de l’escalier, enfonça son bâton dans le trou que Guérassime avait fermé et l’agita en répétant : « Sors donc ! sors donc ! » Il continuait son mouvement, quand soudain la porte s’ouvrit, et toute la valetaille effrayée se retira en désordre. Gabriel fuyait le premier, et le vieux sommelier ferma sa fenêtre.

 

« Va ! va ! criait Gabriel du milieu de la cour, prends garde à toi ! »

Le redoutable portier était debout, sur le seuil de sa chambre, et regardait, immobile, ces hommes chétifs et mesquinement vêtus. Avec sa haute taille, ses mains robustes appuyées sur ses flancs, et sa chemise rouge de paysan, il apparaissait en face d’eux comme un géant en face d’une troupe de nains.

Gabriel fit un pas en avant.

« Prends garde ! dit-il, pas d’insolence ! »

Alors il se mit à expliquer à Guérassime aussi bien que possible, par signes, qu’il devait, pour complaire aux volontés expresses de la baruinia, sacrifier son chien, et que s’il s’y refusait, il lui arriverait malheur.

Guérassime le regarda, puis du doigt montra Moumou, puis promena sa main autour de son cou comme s’il y mettait une corde et faisait un nœud coulant, et de nouveau regarda le majordome.

 

« Oui, oui, c’est cela même », dit Gabriel en hochant la tête.

Guérassime baissa le front, puis aussitôt le relevant brusquement, regarda encore Moumou, qui pendant ce temps était restée près de lui agitant innocemment la queue et dressant avec curiosité l’oreille, répéta le signe qu’il avait déjà fait autour de son cou, et se frappa la poitrine comme pour dire qu’il se chargeait lui-même de cette cruelle exécution.

Gabriel lui fit comprendre par un autre signe qu’il n’osait se fier à sa promesse.

Guérassime le regarda fixement avec un sourire de mépris, se frappa de nouveau la poitrine, rentra dans sa chambre et referma sa porte.

Tous les gens réunis autour de lui restèrent immobiles.

 

« Qu’est-ce que cela signifie ? s’écria Gabriel. Le voilà qui est encore enfermé.

— Laissez-le tranquille, répliqua Étienne. S’il vous a fait une promesse, il la tiendra. Voilà comme il est. Quand il a pris un engagement, on peut s’y, fier. En cela il n’est pas comme nous autres dvorovi, il faut dire la vérité.

— Oui, répétèrent les autres domestiques, Étienne a raison.

— Oui, répéta le sommelier, qui venait de rouvrir sa fenêtre.

— Soit, dit Gabriel. Mais nous n’en devons pas moins être sur nos gardes… Viens ici, Erochka, ajouta-t-il en s’adressant à un pâle garçon, vêtu d’une jaquette jaune, qui prenait le titre de jardinier… prends un bâton, assieds-toi là, et dès qu’il arrivera quelque chose, viens me prévenir au plus vite. »

Erochka se posa sur la dernière marche de l’escalier. La troupe, assemblée un instant auparavant, se dispersa, à l’exception de quelques enfants et de quelques curieux. Gabriel rentra à la maison et, par l’entremise de Lioubov, fit dire à la baruinia que ses volontés étaient accomplies.

La délicate veuve replia un des coins de son mouchoir, y versa de l’eau de Cologne, se frotta les tempes, but une tasse de thé et, comme elle était encore sous l’influence des gouttes soporifiques, elle se rendormit.

Une heure environ s’écoula. La porte devant laquelle il y avait eu tant de mouvement s’ouvrit, et Guérassime apparut. Il était revêtu de son habit des dimanches et tenait en laisse Moumou. Erochka se rangea à son approche et le laissa passer. Les enfants et les valets qui se trouvaient encore dans la cour l’observaient en silence. Il marcha gravement sans se détourner, et ne mit son bonnet sur sa tête que lorsqu’il fut dans la rue. Erochka le vit entrer avec son chien dans un cabaret et se posta près de là pour épier sa sortie.

Le muet était connu dans ce cabaret. On y comprenait ses signes. Il demanda des choux, du bœuf, et s’assit les coudes sur la table. Moumou était près de lui, le regardant tranquillement avec ses bons yeux tendres. Son poil était poli et luisant, on voyait qu’elle avait été tout récemment lavée et essuyée.

Quand on eut apporté à Guérassime les mets qu’il avait commandés, il coupa le bœuf par petits morceaux, y émietta du pain, et mit le plat par terre. Moumou mangea avec sa délicatesse habituelle, touchant à peine l’assiette du bout de son museau.

Son maître la contemplait immobile, et tout à coup deux grosses larmes s’échappèrent de ses yeux ; l’une tomba sur la tête de la chienne, l’autre dans le plat devant elle. Guérassime cacha sa figure dans ses mains. Moumou ayant achevé son repas, s’éloigna de l’assiette en se léchant les lèvres. Le muet se leva, paya, et sortit. Le garçon du cabaret l’observait d’un air étonné. Erochka le voyant venir, se retira à l’écart, et l’ayant laissé passer, le suivit de nouveau à quelque distance.

Il marchait, le pauvre Guérassime, sans se hâter, en tenant toujours la corde en laisse au cou de la chienne. Arrivé au coin d’une rue, il s’arrêta, hésita un instant, puis se dirigea à grands pas vers le pont nommé Krymsky-Brod. Là il entra dans la cour d’un édifice où l’on faisait une nouvelle construction, prit sous son bras deux briques, et s’avança sur la rive de la Moskva jusqu’à un certain endroit où il avait remarqué précédemment deux barques munies de leurs avirons et amarrées à des poteaux. Il détacha une de ces barques et y entra avec Moumou. Un vieux boiteux sortit aussitôt d’une hutte élevée près d’un potager et se mit à crier. Mais Guérassime ramait si vigoureusement que quoiqu’il eût à lutter contre le courant qu’il remontait, il se trouva en un instant à une assez longue distance du vieillard, qui, voyant l’inutilité de ses réclamations ; se gratta le dos et rentra en boitant dans sa cabane.

Guérassime continuait à ramer. Bientôt les murs de Moskou disparurent derrière lui. Bientôt à ses regards se déroula un tout autre rivage : c’étaient des champs, des bois, des jardins et des îles. Alors il laissa tomber son aviron, pencha la tête sur Moumou assise près de lui, et resta immobile, les mains croisées derrière le dos, tandis que le courant reportait peu à peu l’embarcation vers Moscou. Soudain il se releva brusquement avec une sorte d’expression de cruauté douloureuse sur le visage, noua fortement avec une corde les deux briques qu’il avait apportées, les lia ensuite au cou de sa chienne, la prit entre ses bras, la contempla encore une fois. Elle le regardait avec confiance, en agitant doucement la queue. Il détourna la tête, ferma les yeux, ouvrit les mains….

Il n’entendit rien… ni le subit aboiement de la pauvre Moumou, ni le clapotement de l’eau. Son oreille était fermée à toutes les rumeurs. Pour lui le jour le plus brillant était plus silencieux que ne l’est pour nous la nuit la plus calme….

Quand il releva la tête, quand il ouvrit ses paupières, les flots de la Moskva suivaient leur cours habituel, leur cours rapide, et se brisaient en soupirant sur les flancs de son embarcation. À quelque distance derrière lui, du côté du rivage, un grand cercle se dessinait à la surface de l’eau.

Erochka, qui avait perdu de vue Guérassime, était rentré à la maison pour y raconter ce dont il avait été témoin.

« Eh bien, dit Étienne, il a noyé son chien. C’est sûr. Quand il a promis quelque chose, on peut y compter. »

Pendant le reste de la journée, on ne vit pas Guérassime. Il ne parut ni au dîner, ni au souper.

« Quel être bizarre que ce Guérassime, dit une grosse blanchisseuse. Est-il possible de se donner tant de peine pour un chien ?

— Guérassime est revenu, s’écria tout à coup Étienne, en prenant une assiette de gruau.

— En vérité ! Quand donc ?

— Il y a environ deux heures. Je l’ai rencontré sous la porte cochère. Il sortait. J’ai voulu lui adresser quelques questions. Mais il n’était pas de bonne humeur, et il m’a donné un coup de poing très remarquable dans l’omoplate comme pour me dire : Laisse-moi la paix. Ah ! il n’y va pas de main morte, ajouta Étienne en se frottant le dos ! J’en ai encore les reins meurtris. Il faut l’avouer, sa main est une main vraiment bénie. »

À ces mots, les domestiques se mirent à rire, puis se séparèrent pour aller se coucher.

À cette même heure, sur le chemin de T…, marchait d’un pas rapide un homme d’une taille élevée portant un sac sur l’épaule et un long bâton à la main. C’était Guérassime. Il allait résolument vers sa terre natale, vers son village. Après avoir sacrifié sa chère Moumou, il était rentré dans sa chambre, il avait mis quelques hardes dans une sacoche, pris cette sacoche sur son dos et il était parti.

Le domaine d’où sa maîtresse l’avait fait venir à Moscou n’était qu’à vingt-cinq verstes de la chaussée. Il avait remarqué le chemin qu’il avait suivi ; il était sûr de le retrouver, et il cheminait vigoureusement avec une détermination dans laquelle il y avait à la fois du désespoir et du contentement. Il avait quitté à jamais la maison de sa maîtresse, et la poitrine dilatée, le regard ardemment fixé devant lui, il marchait précipitamment, comme si sa vieille mère l’attendait à son foyer, comme si elle le rappelait près d’elle, après les jours qu’il venait de passer dans une autre demeure, parmi des étrangers.

La nuit vint ; une nuit d’été calme et tiède. D’un côté de l’horizon, à l’endroit où le soleil venait de se coucher, un coin du ciel était encore blanchi et empourpré par un dernier reflet de la lumière du jour ; de l’autre, il était déjà voilé par une ombre grisâtre.

Des centaines de cailles chantaient à l’envi, les râles de genêt poussaient leurs cris vibrants. Guérassime ne pouvait les entendre. Il ne pouvait entendre le murmure des bois près desquels l’emportaient ses pieds robustes, mais il sentait l’arôme qu’il connaissait, l’odeur des blés qui mûrissaient dans les champs. Il aspirait l’air vivace du sol natal qui semblait venir à sa rencontre, qui lui caressait le visage, qui se jouait dans ses cheveux et dans sa longue barbe.

Devant lui s’étendait en droite ligne le chemin qui devait le ramener à son isba. Les étoiles du ciel éclairaient sa marche. Il allait comme un lion vigoureux et fier, et lorsque le lendemain l’aurore reparut à l’horizon, il était à plus de trente-cinq verstes de Moscou.

Deux jours après, il rentrait dans sa cabane, à la grande surprise d’une femme de soldat qui y avait été installée. Il s’inclina devant les saintes images suspendues à son foyer, puis se rendit chez le staroste, qui d’abord ne savait comment le recevoir. Mais on était au temps de la fenaison. On se souvenait des facultés de travail du robuste muet ; on lui donna une faux, et il se mit à l’ouvrage comme par le passé, et il faucha de telle sorte que tous ses compagnons l’admiraient.

Cependant à Moscou, on n’avait pas tardé à s’apercevoir de son absence. Dès le lendemain de son départ, on était entré dans sa chambre, puis on avait prévenu Gabriel de sa disparition. Celui-ci regarda de côté et d’autre, haussa les épaules, puis pensa que le muet avait pris la fuite, ou qu’il avait été rejoindre son misérable chien dans la rivière. La déclaration de cet événement fut faite à la police, et il fallut aussi l’annoncer à la veuve. À cette nouvelle, elle entra en colère, se lamenta, puis ordonna de chercher le muet partout et de le ramener, déclarant que jamais elle n’avait voulu faire périr Moumou. Elle adressa une si sévère réprimande à Gabriel, que tout le jour l’infortuné majordome secoua la tête en murmurant : « Allons ! allons ! » le sommelier finit par le tranquilliser par la même interjection différemment accentuée.

Enfin, on apprit par un rapport du staroste que Guérassime était rentré dans son village. La baruinia s’apaisa. Sa première idée pourtant fut de le faire revenir au plus tôt à Moscou, puis elle réfléchit et déclara qu’elle n’avait pas besoin de reprendre dans sa maison un tel ingrat. Peu de temps après elle mourut, et non seulement ses héritiers ne pensèrent point à rappeler au service de l’hôtel Guérassime, mais ils congédièrent même tous les autres domestiques.

Guérassime vit encore dans son isba solitaire qui est son seul refuge. Il a conservé sa force et son ardeur pour le travail, son caractère grave et réservé. Seulement ses voisins remarquent que depuis son séjour à Moscou, il ne regarde aucune femme et ne peut souffrir aucun chien près de lui. « Mais, à quoi, disent-ils, lui servirait une femme, et que ferait-il d’un chien ? On connaît la vigueur de son bras, et les voleurs n’oseraient entrer dans l’enceinte de son isba. »

Lamartine.