CXIIe entretien.
La Science ou Le Cosmos, par M. de Humboldt (1re partie).
Littérature scientifique
I
Je vais aujourd’hui vous entretenir d’un livre séculaire, le Cosmos, de M. de Humboldt. Cosmos veut dire l’univers, le monde, le tout. Je me suis dit, en ouvrant ce procès-verbal de la science universelle : Enfin je vais tout savoir. Je rends grâce au ciel de m’avoir fait vivre jusqu’à ce jour, où, par la main d’un grand homme, le voile du sanctuaire a été déchiré et les secrets de Dieu révélés au grand jour, car cet homme, enflammé d’une si immense ambition, cet homme dont le nom retentit depuis ma naissance dans le monde lettré, cet homme devant qui les savants de tous les pays s’inclinent en lui rendant hommage, ne peut pas être un homme ordinaire, un jongleur, un charlatan, un joueur de gobelets pleins de vide, un nomenclateur spirituel prenant les noms pour des choses ; il doit savoir mieux que moi qu’un dictionnaire n’est pas un livre, qu’un procès-verbal n’est pas une logique, qu’en nommant les phénomènes on ne les définit pas, qu’on recule la difficulté sans la résoudre par des dénominations savantes, et qu’en réalité la vraie science ne consiste pas à connaître, mais à comprendre l’œuvre du Créateur. Je vais donc lire, je comprendrai davantage après avoir lu cette magnifique théologie naturelle de la science par laquelle l’auteur des choses permet à ses créatures d’élite telles que Newton, Leibniz, les deux Herschel, d’admirer sa puissance et de conjecturer sa sagesse par la perception plus claire de ses magnificences infinies ; le doigt savant de l’enthousiasme va m’approcher de lui, et je dirai, quoique ignorant, l’hosanna de la science, les premiers versets du moins de l’hymne à l’infini.
J’achetai les quatre volumes du prophète scientifique de Berlin, et je passai quatre mois de l’été à lire. Je vous dirai plus loin ce que j’éprouvai après avoir lu.
Mais, avant, disons ce que c’était que M. de Humboldt. L’homme sert beaucoup à expliquer le livre.
II
Il y avait, vers la fin du dix-septième siècle, dans les environs de Stettin, en Poméranie, une famille d’antique origine de ce nom qui servait l’électeur de Brandebourg, plus tard roi de Prusse, dans les armes et dans la diplomatie. Georges de Humboldt fut le dernier rejeton de cette illustre lignée. Il fut nommé, à la fin de la guerre de Sept ans, chambellan du grand Frédéric. C’était en 1765 ; il avait vaillamment combattu pour la cause du roi comme officier de dragons. Vers la fin de sa vie il désira se reposer dans un château plus près de Berlin ; il quitta ses terres de Poméranie et acheta le manoir champêtre de Tégel, ancienne résidence de chasse de la maison royale de Prusse, et il s’y établit avec la veuve du baron d’Holwede, qu’il avait récemment épousée. Le vrai nom de Mme d’Holwede était Mlle de Colomel, du nom d’une famille française de la Bourgogne réfugiée en Allemagne après la révocation de l’édit de Nantes. Les Colomel étaient des gentilshommes verriers, qui transportèrent leur noblesse industrielle en Prusse.
Georges de Humboldt en eut deux fils : l’aîné, que j’ai connu dans ma première jeunesse, était Guillaume de Humboldt ; le cadet fut Alexandre de Humboldt, l’auteur du Cosmos. Il naquit à Tégel, le 14 septembre 1769. Les deux frères passèrent leur heureuse enfance dans ce château. Plus tard, Guillaume de Humboldt, le diplomate, le fit réédifier sous la forme d’une immense tour qui portait aux quatre angles d’autres tourelles, et qui conservait au manoir royal sa physionomie féodale.
Le prince de Prusse venait chaque année faire visite à la famille de Humboldt, ses successeurs dans le domaine de ses pères. Goethe en immortalisa les traditions romantiques dans une de ses ballades.
Une forêt de pins sauvages et ténébreux environne le château de Tégel, et le sépare de Berlin. Il a pour horizon, au midi, de beaux jardins, des vergers, et la citadelle de Spandau. L’Homère de l’Allemagne, Goethe, y vint à pied pendant l’enfance des deux frères, et son sourire caressant bénit leur avenir. Leur première éducation était alors confiée à Campe, ancien aumônier du régiment de dragons de leur père. Campe était devenu l’ami de la maison ; c’était un homme d’élite, très capable et très digne d’élever un savant et un homme d’État, tels que furent Guillaume et Alexandre de Humboldt, deux frères éclos du même nid, pour une double célébrité.
En 1789, Campe accompagna à Paris l’aîné de ses élèves, Guillaume de Humboldt, et lui fit entrevoir le grand mouvement de la révolution européenne qui allait modifier le monde. À son retour, il quitta le château de Tégel, pour aller fonder à Hambourg l’institut d’enseignement qui a rendu son nom populaire. Kimth, homme distingué, le remplaça, devint l’ami de la noble famille, et, après la dispersion des deux frères, fut chargé par eux de gouverner leur terre de Tégel.
Les premiers maîtres de toutes les sciences les achevèrent à l’université de Berlin. Guillaume, doué d’une sensibilité plus mûre, dépassa son frère Alexandre, et le livre de Werther par Goethe, qui parut alors et qui fanatisa l’Allemagne et l’Europe, communiqua à Guillaume de Humboldt un sentiment comparable à ce que créa plus tard parmi nous le roman de Paul et Virginie, par Bernardin de Saint-Pierre, ou René, par Chateaubriand. Alexandre resta froid. Il y a des délices qui annoncent les grands hommes, et qui commencent le festin de la vie, au lieu des ivresses qui ne viennent qu’après le banquet : ce sont les meilleures. Guillaume était fait pour les éprouver ; son âme pleine de combustible était prête à l’incendie ; la première étincelle devait y allumer le feu des passions, et ces passions devaient y laisser la cendre féconde d’une précoce sagesse.
III
Les deux frères, quoique cordialement unis, suivaient des voies différentes à leur entrée dans la vie : Guillaume, la voie large et universelle de l’homme destiné aux actions vives et généreuses de la vie publique ; Alexandre, les études spéciales et concentrées de la vie scientifique. L’un, sensible à la séduction des femmes, lié avec les plus belles actrices des théâtres de Berlin ; l’autre, absorbé dans les livres, et ne recherchant que les savants. La même diversité de penchants les suivit à l’université de Francfort. L’Anglais Forster, compagnon de Cook dans ses voyages, lui en donna le goût, pour rivaliser avec Cook. C’est dans ses entretiens avec Forster qu’il conçut la première idée de son voyage terrestre dans l’Amérique du sud. Alexandre, au contraire, se livra aux élucubrations religieuses, poétiques et philosophiques des Allemands de distinction qui habitaient Francfort. Guillaume, ayant rejoint Campe, son premier instituteur, à Brunswick, alla avec lui assister avec une joie sérieuse, à Paris, à l’éclosion d’une philosophie politique, en 1789. Alexandre partit avec Forster et sa femme pour les bords du Rhin et la Hollande, afin d’y étudier les phénomènes de la nature purement matérielle. Guillaume, de retour en Allemagne, se lia à Weimar avec le poète Schiller, et avec la jeune et spirituelle fille du président de Dawscherode, à Erfurth. Il fut nommé, bientôt après, conseiller d’ambassade. Tous ses désirs tendaient à amener chez lui, en qualité d’épouse, la belle Caroline Dawscherode. Alexandre brigua et obtint une place d’inspecteur des mines. Il adopta alors les théories neptuniennes des naturalistes allemands, et écrivit des opuscules dans ce sens. La mort de leur mère les surprit alors ; ils la pleurèrent tous deux comme la racine commune de leur existence. Guillaume prit le château et la terre de Tégel, où il continua de vivre avec sa charmante femme. Alexandre vendit les autres domaines de la succession, pour fournir aux frais de son voyage en Amérique, projeté depuis son enfance. L’amitié des deux frères ne fut nullement altérée ; leur amitié fraternelle s’enrichit au contraire de l’affection de la femme aimée d’Alexandre. Il en avait déjà deux enfants.
IV
Cependant Alexandre, ayant tout préparé en Prusse pour son immense pensée, alla, en 1799, à Paris, enrôler avec lui un Français distingué, Amédée Bonpland, et partit avec lui pour l’Espagne, afin d’y solliciter de la cour de Madrid les faveurs nécessaires à l’accueil qu’il désirait obtenir des vice-royautés de l’Amérique, et d’y saisir l’occasion d’un passage que la France, en guerre avec l’Angleterre, ne lui offrait pas. Le roi d’Espagne le reçut avec bonté, et se prêta à tous ses désirs. Il obtint un passage avec sa suite sur la corvette le Pizarro, et s’embarqua à la Corogne, sous les auspices de la reconnaissance pour la royauté espagnole. Le roi lui avait accordé les instructions les plus bienveillantes pour tous les dépositaires de son pouvoir en mer et en Amérique.
V
Il mit à la voile le 5 juin 1799 ; en approchant de Ténériffe, les voyageurs reçurent un dernier salut de l’Europe.
Une hirondelle domestique, accablée de fatigue, se posa sur une voile, assez près pour être prise à la main ; c’était un dernier, un tardif message de la patrie, inattendu dans un pareil moment, et qui, comme eux, avait été porté sur les mers par un penchant invincible. Mais les nouvelles impressions de magnifiques tableaux de la nature se renchérirent à l’approche des îles que l’on voyait s’élever à l’horizon, par une mer tranquille et un ciel pur. Humboldt passa souvent, avec son ami, une bonne partie de la nuit sur le pont. Ils y contemplaient les pics volcaniques de l’île de Lancerote, une des Canaries, éclairée par les rayons de la lune, au-dessus desquels apparaissait la belle constellation du Scorpion, qui parfois se dérobait aux yeux, voilée par les brouillards de la nuit surgissant derrière le volcan éclairé par la lune. Là ils virent des feux qui glissaient çà et là, à des distances incertaines, dans la direction du rivage noyé dans le lointain ; c’étaient apparemment des pêcheurs qui, se préparant à leurs travaux, parcouraient le rivage, et cela conduisit Humboldt à se rappeler la légende des feux mobiles qui apparurent aux anciens Espagnols et aux compagnons de Christophe Colomb sur l’île de Guanahani, dans cette nuit remarquable qui précéda la découverte de l’Amérique. Mais cette fois encore ces feux mobiles furent un présage pour Humboldt, ce Colomb scientifique des temps modernes.
Nos voyageurs atteignirent les petites îles du groupe des Canaries. Le tableau que forment ces rivages, ces rochers aux cônes émoussés, ces volcans élevés, réjouit leur âme. La mer leur offrit là d’intéressants végétaux marins, et, de plus, l’erreur de leur capitaine qui prit un rocher basaltique pour un fort, et y envoya un officier, leur fournit l’occasion de visiter la petite île la Gracieuse. C’était la première terre que Humboldt foulait depuis son départ d’Europe, et il rend compte en ces termes de l’impression qu’il en ressentit : « Rien ne peut exprimer la joie qu’éprouve le naturaliste quand, pour la première fois, il touche une terre qui n’est pas l’Europe. L’attention se porte sur tant d’objets, que l’on a de la peine à se rendre compte des émotions que l’on ressent. À chaque pas on croit trouver un produit nouveau, et, dans le trouble de son
esprit, il arrive souvent que l’on ne reconnaît pas ceux qui sont le plus communément dans nos jardins botaniques et nos collections historiques. »
Le brouillard de l’atmosphère lui voilait le fameux pic de Teyde à Ténériffe, que de loin déjà Humboldt s’était réjoui de contempler, et, comme ce rocher n’est pas couvert de neiges éternelles, il est visible à une distance prodigieuse, lors même que son sommet en pain de sucre reflète la couleur blanche de la pierre ponce qui le recouvre, d’autant plus qu’il est en même temps entouré de blocs de lave noire et d’une vigoureuse végétation.
Humboldt et son compagnon étant arrivés à Sainte-Croix de Ténériffe, et ayant obtenu du gouverneur, sur la recommandation de la cour de Madrid, l’autorisation de faire une excursion dans l’île, ils en profitèrent le jour même, après avoir trouvé dans la maison du colonel Armiage, chef d’un régiment d’infanterie, l’accueil le plus gracieux et le plus bienveillant. C’est dans le jardin de son aimable hôte que Humboldt vit pour la première fois le bananier, que jusque-là il n’avait trouvé que dans les serres chaudes, le papayer (ou arbre à melons) et d’autres plantes tropicales qui croissent en liberté.
Comme, à cause du blocus anglais, le vaisseau sur lequel voyageait Humboldt ne pouvait s’arrêter plus de quatre ou cinq jours, Humboldt devait se hâter d’arriver avec Bonpland au port d’Orotava, d’où il prendrait un guide pour le conduire au pic. Ils rencontrèrent en chemin un troupeau de chameaux blancs que l’on emploie dans le pays comme bêtes de somme. Mais, avant tout, il s’agissait de gravir ce fameux pic. C’était la première des espérances de Humboldt qu’il voulait réaliser.
Une route charmante le conduisit de Laguna, ville située à 1 620 pieds au-dessous de la mer, au port d’Orotava. Il y fut émerveillé de l’aspect d’un paysage d’une incomparable beauté. Des dattiers et des cocotiers couvrent le rivage ; plus haut, sur la montagne, brillent des dragonniers ; les flancs sont garnis de vignes, qui tapissent les chapelles répandues çà et là, au milieu des orangers, des myrtes et des cyprès ; tous les murs sont chargés de fougères et de mousses, et, tandis que plus haut le volcan est couvert de neige et de glace, il règne, dans ces vallées, un printemps perpétuel. C’est au milieu des impressions produites par cette nature de paradis que Humboldt et ses compagnons arrivèrent à Orotava. Ils suivirent en sortant de là une belle forêt de châtaigniers, sur un chemin étroit et pierreux qui se dirige vers les hauteurs du volcan.
Par le fait, Ténériffe, première région tropicale dont Humboldt faisait la connaissance, était de nature à développer son goût pour les voyages, à soutenir son courage et à le fortifier. Lorsque le naturaliste Anderson, qui accompagna le capitaine Cook dans son troisième voyage autour du monde, recommandait à tous les médecins de l’Europe d’envoyer leurs malades à Ténériffe, pour y recouvrer le calme et la santé au sein de la belle nature, au milieu du tableau toujours vert d’une végétation luxuriante qui séduit l’âme, ce n’était pas une exagération, car Humboldt représente aussi cette île comme un jardin enchanté. Il fut impressionné par ce magnifique tableau de la nature et l’exprima hautement, quoique, aux yeux des géologues, cette île ne soit qu’une montagne intéressante d’origine volcanique et formée à différentes époques.
Humboldt gravit le pic avec ses compagnons, et se livra là-haut à d’intéressantes observations sur sa formation, son histoire géologique, et sur les différentes zones successives de végétaux qui lui forment une ceinture. Il en déduisit une observation commune à tout le groupe des îles Canaries, à savoir que les produits inorganiques de la nature (montagnes et rochers) restent semblables à eux-mêmes jusque dans les régions les plus éloignées ; mais que les produits organiques (plantes et animaux) ne se ressemblent pas.
En passant le long des côtes des îles Canaries, Humboldt croyait voir des formes de montagnes depuis longtemps connues et situées sur les bords du Rhin, près de Bonn, tandis que les espèces de plantes et d’animaux changent avec le climat et varient encore d’après l’élévation ou l’abaissement des lieux. Les rochers, plus vieux apparemment que la cause des climats, se montrent les mêmes sur les deux hémisphères. Mais cette différence dans les plantes et les animaux, qui dépend du climat et de l’élévation du sol au-dessus de la surface de la mer, réveilla chez Humboldt le besoin d’étendre encore ses recherches sur le développement géographique des plantes et des animaux, et ses recherches ultérieures en Amérique firent de lui le premier fondateur de cette science. En gravissant le fameux pic de Ténériffe, il vit déjà la preuve évidente de l’influence exercée par les hauteurs sur cette progression du développement des plantes.
Il parcourut, immédiatement après, la région des bruyères arborescentes, puis il rencontra une zone de fougères ; plus haut un bois de genévriers et de sapins ; plus loin encore un plateau couvert de genêts, large de deux lieues et demie, par lequel il arriva enfin sur le sol de pierre ponce du cratère volcanique où le beau Retama, arbuste aux fleurs odorantes, et la chèvre sauvage qui habite le pic, lui souhaitèrent la bienvenue.
On devait espérer qu’au sommet du cratère d’un volcan, Humboldt poursuivrait plus particulièrement ses recherches géologiques, et il le fit avec grand succès, car il rassembla dans cette occasion de nouveaux matériaux pour les observations et les explications qu’il devait produire plus tard sur l’influence des volcans dans la forme du globe et la production des tremblements de terre. En jetant un regard vers la mer et ses rivages, Humboldt et Bonpland s’aperçurent que leur navire, le Pizarro, était sous voiles, et cela les inquiéta fort, parce qu’ils craignaient que le bâtiment ne partît sans eux. Ils quittèrent en toute hâte les montagnes, cherchant à gagner leur navire qui louvoyait en les attendant.
Mais, dans cette courte excursion, Humboldt avait gagné de riches observations pour ses recherches à venir. Le groupe des îles Canaries était devenu pour lui un livre instructif d’une richesse infinie, dont la variété, quoique dans un cercle étroit, devait conduire un génie comme celui de Humboldt à l’intelligence de choses plus étendues, plus générales. Il vit quelle était la véritable mission du naturaliste et l’importance des recherches spéculatives. Le sol sur lequel, nous, hommes, nous voyageons dans la joie et dans la peine, est ce qu’il y a de plus variable ; c’est la destruction et la reproduction qui se succèdent avec une incessante activité ; il est régi par une force qui organise et moule la matière informe, qui enchaîne la planète à son soleil, qui donne à la masse froide et inerte le souffle vivifiant de la chaleur, qui renverse violemment ce qui a l’apparence de la perfection et que l’homme, dans l’étroitesse de sa portée, est obligé d’appeler grand ; enfin qui substitue incessamment les nouvelles formes aux anciennes. Quelle est donc cette force ? Comment crée-t-elle, comment détruit-elle ? Telles sont les premières grandes questions qui se présentèrent à Humboldt, et il voulut consacrer toute sa vie scientifique à y répondre. — Que signifie un jour de la création ? s’écria-t-il. Ce jour indique-t-il la révolution de la terre autour de son axe, ou bien est-ce le produit d’une série de siècles ? La terre ferme a-t-elle surgi hors des eaux, ou bien les eaux ont-elles jailli des profondeurs de la terre ? Est-ce la puissance du feu ou celle de l’eau qui a fait élever les montagnes, qui a nivelé les plaines, qui a limité la mer et ses rivages ? Qu’est-ce que les volcans, comment sont-ils nés, comment fonctionnent-ils ? À ces questions que s’adressait Humboldt, Ténériffe fournit une première réponse. Il reconnut la vérité du principe qu’il avait déjà suivi précédemment dans ses recherches : de ne considérer les faits isolés que comme une partie de la chaîne des grandes causes et des grands effets généraux qui sont en rapports intimes et découlent les uns des autres, dans les seuls laboratoires de la nature ; il reconnut qu’il faut trouver le fil conducteur dans cette sorte de labyrinthe d’une variété infinie, et que, partant, il ne faut pas regarder avec indifférence le fait isolé et ce qui nous paraît petit, mais plutôt apprendre à voir le grand dans le petit, le tout dans la partie. C’est dans cet esprit que le volcan de Ténériffe fut pour Humboldt la clef des grands mystères de la vie générale ; il découvrit les différents moyens que la nature emploie pour créer et pour détruire, il apprit ainsi à faire d’un fait isolé la mesure des faits généraux.
Le feu du volcan qu’il gravit à Ténériffe était depuis longtemps éteint, mais ses vestiges furent pour Humboldt des lettres grandioses qui lui firent comprendre la puissance de cet élément qui mit jadis le globe en ignition, fit éclater sa surface, ensevelit dans des tremblements de terre hommes, animaux, plantes et villes, et qui, faisant encore pénétrer ses artères dans les profondeurs du globe, ébranle çà et là le sol, ou produit par l’ouverture des cratères, sortes de soupapes de sûreté, ces explosions de flammes et de lave bouillante qui viennent au jour. Voilà ce que Humboldt nous fit comprendre.
VI
Mais suivons le navire qui porte Humboldt et son ami, et qui fend les flots dans la direction de l’Amérique centrale.
Nos voyageurs s’occupaient particulièrement, dans leur marche, des vents de mer qui règnent dans ces parages et qui deviennent de plus en plus constants à mesure que l’on approche des côtes d’Afrique. La douceur du climat, le calme habituel de la nature, doublaient le charme de ce voyage, et, lorsque Humboldt fut arrivé dans la région septentrionale des îles du cap Vert, son attention fut attirée par d’immenses plantes marines qui surnageaient et qui, formant en quelque sorte un banc de végétaux aquatiques, plongeaient apparemment leurs racines jusque dans les profondeurs de la terre, puisqu’on en a trouvé des tiges de huit cents pieds de longueur. Un nouveau tableau de la nature qu’il rencontra encore, ce furent les poissons volants dont il étudia l’anatomie et la propriété de voler. Mais la pensée humaine fait aussi valoir ses droits, dans un voyage à travers le vaste océan ; partout où l’œil se porte, il voit les flots, les nuages, ou la clarté du ciel, et cette contemplation le reporte aux événements familiers d’autrefois. Les habitants d’un vaisseau recherchent la vue d’un homme étranger ; ils voudraient entendre le son de la parole d’une bouche étrangère, venant d’un autre pays… c’est donc un événement qui saisit de joie, quand vient à passer un autre navire ; on se précipite sur le pont, on s’appelle, on se demande son nom, son pays, on se salue et bientôt on se voit réciproquement disparaître à l’horizon.
Les travaux scientifiques de Humboldt et de son compagnon, malgré la richesse des matériaux où chaque jour apportait à leur ardeur quelque chose de neuf et de rare, ne pouvaient apaiser les mouvements de leur cœur ; aussi Humboldt se réjouissait-il de voir briller une voile à l’horizon lointain. Mais la première douleur qu’éprouva le navigateur, ce fut lorsqu’il découvrit un jour, au loin, le corps et les débris d’un malheureux navire que les plantes marines enlaçaient de toutes parts. L’épave s’élevait comme une tombe couverte de gazon — où devaient être les restes de ceux que la cruelle tempête avait vus exhaler leur vie dans une suprême lutte contre la mort !… Involontairement nos voyageurs se sentirent le cœur attristé de ces pensées.
Mais un spectacle plus beau, plus agréable, s’offrit à Humboldt, dans la nuit du 4 au 5 juillet. Sous le seizième degré de latitude, il aperçut pour la première fois la brillante constellation de la Croix du sud, et l’apparition
de ce signe d’un monde nouveau lui fit voir avec émotion l’accomplissement des rêves de son enfance. L’émotion qu’il ressentit à cette heure de sa vie, ses propres paroles nous la révèlent : « Quand on commence à jeter les yeux sur les cartes géographiques, et à lire les descriptions des voyageurs, on éprouve pour certains pays, pour certains climats, une sorte de prédilection dont, arrivé à un âge mûr, on ne peut pas trop bien se rendre compte. Ces impressions ont une influence remarquable sur nos résolutions, et nous cherchons comme instinctivement à nous mettre en rapport avec les circonstances qui, depuis longues années, ont pour nous un attrait particulier. Jadis, lorsque j’étudiais les étoiles, je fus saisi d’un mouvement de crainte, inconnu de ceux qui mènent une vie sédentaire ; il m’était douloureux de penser qu’il faudrait renoncer à l’espoir de contempler les belles constellations qui se trouvent au voisinage du pôle sud. Impatient de parcourir les régions de l’équateur, je ne pouvais porter mes yeux vers la voûte étoilée du ciel, sans penser à la Croix du sud, et sans me rappeler en mémoire le sublime passage du
Dante1. »
— Tous les passagers, notamment ceux qui avaient déjà habité les colonies d’Amérique, partagèrent la joie que Humboldt ressentit à la vue de cette constellation. Dans la solitude de l’océan on salue une étoile comme un ami dont on est séparé depuis longtemps, et surtout pour les Espagnols et les Portugais, une religieuse croyance leur rend chère cette constellation. Était-ce cette même étoile que les navigateurs du quinzième siècle, lorsqu’ils voyaient s’abaisser dans le nord l’étoile du ciel de la patrie, saluaient comme un signe d’heureux augure pour continuer joyeusement leur route ?
Dans les derniers jours de son voyage, Humboldt devait encore apprendre à connaître les douloureuses angoisses de la maladie à bord. Une fièvre maligne éclata, dont la gravité fit des progrès à mesure que le navire approchait des Antilles. Un jeune Asturien de dix-neuf ans, le plus jeune des passagers, mourut, et sa mort impressionna péniblement Humboldt à cause des circonstances qui avaient motivé le voyage ; le jeune homme allait chercher fortune, pour soutenir une mère chérie qui attendait son retour. Humboldt, livré à de pénibles réflexions, se trouva sur le pont avec Bonpland (la fièvre sévissait à fond de cale) ; son œil était fixé sur une montagne ou sur une côte que la lune éclairait par intervalle, en traversant d’épais nuages. La mer doucement agitée brillait d’un faible éclat phosphorescent, on n’entendait que le cri monotone de quelques oiseaux de mer qui gagnaient le rivage. Il régnait un profond silence ; l’âme de Humboldt était émue de douloureux sentiments. Alors (il était huit heures) on sonna lentement la cloche des morts, les matelots se jetèrent à genoux pour dire une courte prière ; le cadavre de ce jeune homme, peu de jours auparavant si robuste, si plein de santé, allait recevoir, pendant la nuit, la bénédiction du culte catholique, pour être jeté à la mer, dès le lever du soleil.
C’est au milieu de ces tristes pensées que Humboldt aborda les rivages du pays qui lui avait déjà souri dans ses rêves de jeunesse, qu’il avait adopté pour but de tous les projets de sa vie, et vers lequel il avait été si joyeux de naviguer pour y trouver l’image fidèle de la nature tropicale. Mais le destin, qui depuis avait suscité dans la vie de Humboldt des retards et des déceptions, en le forçant à attendre des occasions plus favorables, voulut mettre à profit pour lui la maladie qui avait éclaté sur le navire, en apportant à ses plans de voyage une diversion fertile en résultats. Les passagers que le fléau n’avait pas atteints, effrayés de la contagion, avaient pris la résolution de s’arrêter au plus prochain lieu de relâche favorable, pour attendre un autre navire qui les porterait au terme de leur voyage, Cuba ou Mexico. On conseilla au capitaine de se diriger sur Cumana, port situé sur la côte au nord-ouest de Venezuela, et d’y déposer les passagers à terre. Cela détermina aussi Alexandre de Humboldt à modifier provisoirement son itinéraire, à visiter d’abord les côtes de Venezuela et de Paria, qui étaient peu connues, et à ne gagner que plus tard la Nouvelle Espagne. Les beaux végétaux que jadis il avait admirés dans les serres chaudes de Vienne et de Schœnbrunn, il les trouvait là, luxuriants, dans leur sauvage liberté, sur le sol qui les avait vus naître. Avec quelle indicible volupté il pénétra dans l’intérieur de ce pays qui était encore un mystère pour les sciences naturelles ! Humboldt et Bonpland descendirent à Cumana, laissèrent le navire qui jusqu’alors les avait portés continuer sa route, et c’est ainsi que l’épidémie survenue sur le bâtiment fut la cause des grandes découvertes de Humboldt dans ces régions de l’Orénoque jusqu’aux frontières des possessions portugaises au Rio Negro.
Cette circonstance a aussi pu être la cause accidentelle de la santé et de la sécurité dont ils jouirent pendant leur long séjour dans ces régions équinoxiales, car, à la Havane, où ils auraient dans tous les cas pris terre, s’ils n’avaient pas quitté prématurément le navire, et où ils se seraient trouvés depuis longtemps, régnait une grave maladie qui avait déjà enlevé beaucoup de leurs compagnons.
VII
Débarqué à Cumana et recueilli par les métis espagnols, avec l’empressement que les Européens dépaysés témoignent à leurs compatriotes de notre hémisphère, il se hâta de faire une excursion passagère dans les pays voisins. Il reçut l’hospitalité dans des couvents de missionnaires indiens ; il les décrit avec amour :
« Le 12 août, dit-il, après une longue ascension, les voyageurs atteignirent le siège principal de la mission, le couvent de Caripe, où Humboldt passa ces belles nuits de calme et de silence qui, dans ses années de vieillesse, revenaient encore à sa pensée. “Rien, disait-il, n’est comparable à l’impression de calme profond que produit la contemplation d’un ciel étoile dans ces solitudes.” — Là, quand, à l’approche de la nuit, il jetait les yeux sur la vallée qui bornait l’horizon, sur ce plateau couvert de gazon et doucement ondulé, il croyait voir la voûte étoilée du ciel supportée par la plaine de l’Océan. L’arbre sous l’ombre duquel il était assis, les insectes reluisants qui voltigeaient dans l’air, les constellations qui brillaient vers le Sud, tout lui rappelait vivement l’éloignement de la patrie, et, lorsque, au milieu de cette nature étrangère, s’élevait tout à coup du sein de la vallée le bruit du grelot d’une vache ou le mugissement d’un taureau, la pensée se reportait aussitôt vers le sol natal. Humboldt consacra là de saints loisirs au souvenir de la patrie. »
Il étudia tout en marchant les phénomènes locaux nouveaux pour lui, hauteur des montagnes, mœurs des Indiens demi-civilisés par les moines ; volcans, tremblements de terre, grottes, forêts, et revint à Cumana sans avoir fait aucune découverte.
De Cumana, une barque le transporta à Caracas ; il gravit le sommet peu accessible du Silosa avec un vieux moine, professeur de mathématiques à Caracas. Il le mesure, et en général son voyage ressemble beaucoup à une visite d’amateur dans un cabinet de physique. La pompe des noms relève l’inanité des découvertes : major e longinquo, c’est son seul résultat. Il remonte l’Orénoque sur une barque indienne jusqu’aux cataractes d’Aturès. Ses plus grands dangers furent les Mosquitos. Revenu à Cuba, il y passe plusieurs mois en repos et expédie en Europe les premiers fruits de ses courses. Un navire espagnol le transporte à Carthagène et à Bogota. Neuf mois passés dans ces régions sont employés par Bonpland à herboriser, par Humboldt à mesurer et à décrire. Il franchit ensuite le Chimborazo, séjourne à Quito, franchit les Andes, revient au Pérou, visite les mines d’argent, parcourt le Mexique, s’extasie devant Mexico, véritable capitale de l’Europe transplantée en Amérique. Il revient encore une fois à la Havane, renonce à d’autres excursions sur le continent américain, se rembarque et rentre à Bordeaux, ne rapportant de ce voyage soi-disant autour du monde que quelques calculs trigonométriques vulgaires, quelques études insignifiantes sur des phénomènes étudiés mille fois avant lui, et quelques phrases prétentieuses où la légèreté des aperçus et la brièveté des excursions étaient déguisées avec art par la sonorité grandiose des mots.
VIII
Mais l’artifice habile du voyageur et la flatterie de l’écrivain lui préparaient une renommée qui dure encore. Il s’étudia à mériter des savants et des écrivains célèbres en France et en Allemagne des enthousiasmes et des adulations qu’il avait mérités d’avance par ses propres citations intéressées. En réalité, qu’apprenait au monde ce voyage déclaré classique en naissant ? Rien, absolument rien, si ce n’est qu’un gentilhomme prussien avait eu la pensée de visiter l’univers, et que son voyage trigonométrique s’était borné à parcourir, le compas et le baromètre à la main, deux ou trois moitiés des dix-sept vice-royautés de l’Espagne dans le nouveau monde.
IX
M. de Humboldt n’était pas un savant, dans le sens légitime du mot, car il n’avait ni découvert, ni inventé quoi que ce fût au monde ; il n’était pas un écrivain de premier ordre, car il n’avait rien écrit d’original. Chateaubriand, sans avoir voyagé officiellement en Amérique avec ces appareils scientifiques, et Bernardin de Saint-Pierre, en passant seulement quelques jours à l’île Maurice, avaient rapporté, comme par hasard, de ces délicieux climats des trésors nouveaux de style, de mœurs et de sentiment qui ne périront jamais. Qu’y avait-il donc dans le voyage plus pompeux qu’intéressant de M. de Humboldt pour en assurer le succès ? Une habileté très spirituelle de mise en œuvre, un artifice de popularité, une combinaison de diplomatie, une entente de décorations qui en assuraient le succès en Europe. La naissance de l’auteur, sa richesse, ses relations de famille avec les principaux représentants des différentes branches de la science dans les pays de l’ancien continent, et un certain appareil scientifique propre à appuyer auprès du vulgaire les pompes fastueuses de son style pour simuler le génie absent, en faisaient et en font encore tout le mérite. Nous avons plusieurs fois essayé de lire ce voyage tant vanté, sans pouvoir y découvrir autre chose que des prétentions pénibles : l’effort d’un savant réel pour atteindre le génie, et la volonté constante, infatigable, acharnée, de mériter, à force de flatteries, des flatteurs. Il y réussit pendant qu’il vivait ; personne n’avait intérêt à s’inscrire en faux contre cette renommée un peu surfaite, et il jouit pendant quatre-vingt-dix ans de cette gloire convenue et en apparence inviolable. Mais en étudiant d’un peu près ce grand homme cosmopolite, cet Anacharsis prussien s’imposant à la France, on devinait facilement le subterfuge de cette fausse grandeur. Il n’avait qu’un vrai mérite, il étudiait consciencieusement ce que les autres avaient découvert ; il savait, dans le sens borné du mot science, et il préparait dans l’ombre le procès-verbal à peu près complet de tout ce que le monde savait ou croyait savoir de son temps pour écrire un jour son Cosmos.
X
Je n’ai jamais été lié d’amitié avec M. de Humboldt, mais je l’ai fréquemment rencontré dans le monde de Paris, à l’époque où j’y jetais moi-même un certain lustre. Sa figure, éminemment prussienne, m’avait frappé, sans m’inspirer ni attrait ni prestige. Il se courbait très bas devant moi et devant tout le monde, en m’adressant quelques faux compliments auxquels je répondais par une fausse modestie, en passant pour aller vite à des célébrités plus sympathiques. Sa physionomie, très fine et très évidemment étudiée, n’avait rien qui fût de nature à séduire une âme franche. Sa taille était petite, fluette, comme pour se glisser entre les personnages, un peu courbée par l’habitude courtisanesque d’un homme accoutumé aux prosternations dans les cours et dans les académies ; quelque chose de subalterne et d’en dessous était le caractère de cette physionomie. Un sourire sculpté sur ses lèvres était toujours prêt au salut ; il allait d’un groupe à l’autre donner ou recevoir des banalités obséquieuses, ombre d’un grand homme à la suite des véritables hommes supérieurs, cherchant à être confondu avec eux. Je l’ai vu avec la même attitude auprès de Chateaubriand qu’il caressait d’en bas, d’Arago dont l’amitié faisait sa gloire, des hommes politiques les plus dissemblables, royalistes, constitutionnels, républicains, affectant auprès de chacun d’eux une déférence suspecte, et laissant croire que chacun d’eux avait en secret sa préférence. Omnis homo de tout le monde. Aussi avait-il soin dans ses ouvrages d’effacer complètement toutes les différences essentielles d’opinions sur lesquelles les hommes entiers et sincères ne peuvent pas transiger sans cesser d’être eux-mêmes. Une réticence suprême était sa loi. Dieu lui-même aurait pu faire scandale, s’il en eût proféré tout haut le nom. Il ne le prononçait pas dans ses œuvres ; il était du nombre de ces savants issus du matérialisme le plus pur qui, n’osant pas le nier, le passent sous silence, ou qui disent : Dieu est une hypothèse dont je n’ai jamais eu besoin pour la solution de mes problèmes. Insensés qui ne voient pas que l’être est le premier problème de toute philosophie, que l’existence du dernier des êtres est un effet évident qui proclame une cause, et que Dieu est la cause de tous les effets.
Si j’étais savant ou philosophe, je proclamerais plutôt autant de dieux qu’il y a d’êtres existant dans les mondes. Passer Dieu sous silence, c’est le blasphème du sens commun. Les vérités géométriques sont des vérités de dernier ordre, des axiomes de fait qui n’ont besoin que de l’œil matériel pour être aperçus, mais que l’œil intellectuel, la raison, ne peut reconnaître.
Telle était, après ce premier ouvrage, la réticence suspecte de M. de Humboldt, disciple de ces maîtres dans l’art de se taire, ou d’étudier les effets sans remonter jamais aux causes.
XI
À cela près, il entra dans la science avec tous les heureux privilèges de son aristocratie, riche, libre, au niveau ou au-dessus de tout le monde, se consacrant exclusivement, non aux vains plaisirs de son âge, mais aux sérieuses études de la vie scientifique : véritable savant allemand transporté dans Paris.
Il retrouva sa belle-sœur, femme de Guillaume de Humboldt, dans cette capitale. C’était dans l’été de 1804. Guillaume, promu de grade en grade à de hauts postes diplomatiques, avait laissé sa femme enceinte à Paris, et il vivait à Rome attaché à la légation de Prusse. Alexandre, après avoir préparé la rédaction de son grand voyage avec Arago, Cuvier, Vauquelin, Gay-Lussac, et autres savants avec lesquels il s’était lié, partit pour aller voir son frère à Rome. Le Vésuve semblait l’attendre en Europe pour éclater et se soumettre à ses investigations. Une société d’Allemands et de Français illustres réunis autour de Guillaume le suivirent au pied du volcan. Il quitte son frère. En 1805, 1806 et 1807, il publie à Berlin ses Tableaux de la nature américaine, base de son Cosmos déjà conçu. La Prusse, alors en guerre avec la France, subissait le choc des plus douloureux événements. Alexandre les déplorait sans se laisser distraire. La science est une patrie.
Mais Guillaume, nommé ambassadeur de Prusse auprès de la cour de Rome, retiré à Albano et plongé dans des travaux poétiques, lui écrivait alors des vers fraternels dignes de Cicéron à Atticus :
« Hélas ! ceux qui t’avaient ici accueilli avec tant d’amour, ne t’ont confié qu’avec regret aux sentiers de l’Océan, lorsque tu fuyais loin des rivages de l’Ibérie. — Ô vent, disaient-ils dans leur prière, que ton haleine soit favorable à celui que de lointains rivages convient à plonger son œil pénétrant dans un monde inconnu, pour en faire jaillir un monde nouveau ! Ô mer, permets à son navire de se balancer sur tes flots tranquilles ; et toi, sois-lui favorable, pays lointain, où la mort est plus à redouter que les flots et l’orage auxquels il se sera soustrait. […] Tu as heureusement regagné le sol natal, quittant les campagnes lointaines et les flots de l’Orénoque. Puisse le destin, que notre affection implore en tremblant pour toi, t’accorder toujours la même faveur, toutes les fois que l’autre hémisphère attirera tes pas ; puisse-t-il te ramener toujours heureusement aux rivages de ta patrie, le front ceint d’une nouvelle couronne… Pour moi, dans le sein de l’amitié, je ne demande qu’une maison tranquille, où ton nom réveille dans mon fils le désir d’atteindre ta renommée, une tombe qui me recouvre, un jour, avec ses frères… Allez maintenant, mes vers, allez dire à celui que j’aime que ces chants vont timidement à lui, des collines d’Albano ; d’autres porteront plus haut sa gloire, sur les ailes de la poésie… »
Pendant qu’Alexandre de Humboldt, faisant collaborer à son œuvre tous les savants français, par un concours de travaux spéciaux dont il leur donnait les sujets, et dont il payait les frais de sa fortune, formait une œuvre sur les régions équinoxiales, dont le prix dépassait déjà 5 ou 6 mille francs l’exemplaire, monument plus digne d’une nation que d’un particulier, Guillaume, chassé de Rome par Bonaparte, rentrait attristé dans sa patrie. Il y perdit sa femme adorée. Alexandre, à la chute de l’empire français, reçut du roi de Prusse, indépendamment des sommes nécessaires à solder les préparatifs d’un voyage en Perse, en Chine, au Thibet, vingt-quatre mille livres de rente pendant la durée de ce grand voyage. Son frère Guillaume assistait aux congrès où se réglait le sort du monde.
XII
J’avais eu, tout jeune, à Rome, l’occasion de connaître ce diplomate éminent, bien différent, selon moi, de son frère. Je me trouvais logé en 1811, avec le duc de Riario, mon compagnon de voyage, dans un hôtel, à Rome, où logeaient aussi Guillaume de Humboldt et plusieurs Allemands de distinction, voyageant comme nous, et mangeant à la même table d’hôte. Le duc de Riario me présenta à eux ; ma jeunesse ou plutôt mon enfance les intéressa ; ils me permirent de les accompagner dans leurs excursions à travers la ville, et de passer la soirée avec eux. Je fus particulièrement frappé de la majesté calme et pensive de M. Guillaume de Humboldt. Sa physionomie disait l’homme d’État, dont la patrie déchirée et opprimée criait tout bas dans son âme. Il avait pour moi, encore presque enfant, l’indulgence d’un homme mûr et supérieur pour un jeune homme qui essaye la vie et la pensée. Les quinze jours que je passai dans cette société me permirent d’étudier en silence ce véritable grand homme, et de sortir de cette demi-intimité d’occasion plein de vénération pour lui. Aucun trait de sa figure ne rappelait son frère : la dignité sans orgueil, la franchise grave, la science des pensées, contrastaient chez Guillaume avec cette fausse bonhomie caressante, mais peu sûre, d’Alexandre. Je me serais défié des serments de l’un, j’aurais cru au serrement de main de l’autre. Le seul son de la voix de Guillaume portait dans l’âme la conviction ; la voie grêle et fêlée du savant masquait des pensées toutes personnelles. Le savant était un diplomate, et le diplomate était un homme. J’en ai peu rencontré depuis qui m’aient laissé une impression plus pénétrante et plus agréable. On sentait en lui un homme digne d’étudier les hommes ; on sentait, dans l’autre, un artiste capable de leur faire jouer les rôles légers, divers, personnels d’une existence à tiroirs. Je n’ai jamais rencontré depuis Alexandre, sans regretter Guillaume.
XIII
Quelques mois plus tard, me trouvant à Naples au moment où le Vésuve faisait sa mémorable explosion de 1811, je retrouvai le ministre prussien dans cette ville. Je sollicitai la permission de me joindre à lui pour aller observer de près, pendant une de ces nuits solennelles, le phénomène du volcan en éruption, pour entendre, de sa bouche savante et éloquente, les observations du Pline allemand sur cette illumination du volcan ; il eut la bonté de me l’accorder. Nous partîmes de Naples à la nuit tombante ; nous quittâmes nos voitures à Portici, dont le fleuve de lave coupait la route ; nous nous avançâmes à travers les vignes crépitantes et les arbres incendiés par l’haleine de feu ; nous passâmes la nuit et la matinée du jour suivant en présence de l’incendie de la terre. Guillaume écrivait, comme autrefois Pline, des notes sur l’éruption pour les envoyer à son frère ; quant à lui, il parlait peu, il frissonnait comme nous aux secousses du sol, et à la chute des peupliers enveloppés de leurs treillages de flammes. Nous revînmes en silence à Naples au milieu du jour. Je ne le revis plus ; il fut nommé ambassadeur à Londres, puis au congrès de Vienne, et mourut peu d’années après à Tégel, où il avait passé son enfance. Homme naturel, grand de sa propre grandeur, modeste, paisible, et ne demandant à personne une grandeur supérieure à celle que Dieu lui avait permis de développer pour sa patrie.
XIV
Quant à Alexandre de Humboldt, sa vie, dispersée comme sa pensée, continua à se répandre sur une multitude de sujets scientifiques adressés aux académies comme autant de notices destinées à être recueillies plus tard dans son œuvre capitale : pierres plus ou moins taillées pour élever son monument. Il n’en soignait pas moins attentivement les hommes, dont il voulait accaparer le suffrage pour le moment de sa publication, la science et l’habile artifice marchant en lui du même pas. C’est ce qui nuit aujourd’hui à sa gloire : elle était trop préparée de main d’homme.
Il revint à Paris en 1819, et accompagna le roi de Prusse au congrès de Vérone en 1822. Il cessa d’affecter alors avec le roi le libéralisme bonapartiste qu’il affectait à Paris avec ses amis les libéraux de France. Il passa quelques mois à Tégel, dans la famille de son frère, qui vivait encore. Il eût été très difficile de dire, à cette époque, quelle était sa véritable opinion, et s’il en avait une en dehors de son amour-propre. Mais il prit auprès du roi de Prusse la place de favori savant, presque ministre des sciences naturelles. Il professait publiquement un cours irrégulier de ces sciences, comme si le roi eût voulu être à la fois le philosophe et le souverain de son peuple. Son extrême timidité et son extrême prétention nuisaient au succès de sa parole. Il allait partir, sur l’invitation de l’empereur de Russie, pour un voyage d’exploration dans ce vaste empire, quand la maladie de sa belle-sœur, Mme Guillaume de Humboldt, l’arrêta à Tégel. Il ne voulait pas abandonner son frère tête à tête avec la mort, il aimait sa belle-sœur.
Mais la catastrophe n’arriva pas aussi rapidement qu’on le craignait. La malade resta moribonde jusqu’en janvier 1829, et le dimanche 22 janvier, Alexandre, étant près d’elle à Tégel, avait ainsi dépeint la mourante à son amie Rachel, en quelques mots qui expriment
bien la douleur de son âme : « Elle était mourante, disait-il ; elle ouvrit les yeux et dit à son mari : C’en est fait de moi ! Elle attendait la mort, mais en vain. Elle reprit ses sens et put assister à tout ce qui se passait autour d’elle. Elle priait beaucoup… »
La mourante resta dans cet état jusqu’au 26 mars 1829. Ce fut avec un sentiment de sympathie et de vénération générale que Berlin apprit, ce jour-là, que la mort avait fini ses souffrances. La mort de cette femme fut un événement, car, dans ses voyages, Mme de Humboldt s’était mise en rapports intimes avec les notabilités de la science et des arts. Sa maison était devenue, à Rome, à Vienne, à Paris et à Berlin, le centre de la société la plus agréable et la plus spirituelle. Nous comprendrons la douleur d’Alexandre à cette perte, en voyant celle de son frère. Tous deux, enchaînés si étroitement d’amitié, dans une vie de communs travaux, avaient, de tout temps, partagé peines et plaisir. L’amour de Guillaume pour sa femme avait grandi avec les années, et cette mort réveilla de nouveau dans son cœur cette tendance naturelle à la mélancolie et à la rêverie. Sa pensée accompagna son épouse dans un monde plus élevé ; l’image de celle qu’il avait perdue ne cessa d’être présente à son âme, elle se mêla à toutes ses pensées, elle ennoblit sa propre existence.
Le roi le nomma alors à peu près ministre et appela son frère à Berlin pour lui confier la direction des musées. Son voyage en Russie ne fut qu’une rapide répétition de son voyage en Amérique. Même appareil et même inanité. Ses considérations sur la température de l’Europe parurent conjecturales plus qu’expérimentales. Il ne rapporta de Russie que des problèmes sans solutions.
Il vit s’éteindre son frère, à Tégel, peu après son retour. Guillaume mourut, heureux de mourir pour rejoindre ce qu’il avait aimé. Alexandre écrivit, le 5 avril 1835, le billet qui rend compte de cet événement à son ami Varnhagen, de Berlin.
« Berlin, dimanche, 6 heures du matin, le 5 avril 1835.
« Mon cher Varnhagen,
« Vous qui ne craignez pas la douleur et la cherchez mentalement dans la profondeur des sentiments, recevez, dans ces moments pleins de tristesse, quelques mots de la part de cette affection que les deux frères vous ont vouée. Le malade n’est pas encore délivré de ses souffrances. Je l’ai quitté hier soir à onze heures, et j’y recours en hâte. La journée d’hier a été moins pénible. Un état de demi-sommeil, c’est-à-dire un sommeil long mais très agité, et à chaque réveil des paroles d’affection, de consolation, et toujours cette grande clarté d’esprit qui saisit et distingue tout et qui observe son état. La voix était très faible, rauque et délicate comme celle d’un enfant, c’est pourquoi on lui a encore posé des sangsues au larynx. — Il a sa parfaite connaissance. — “Pensez souvent à moi, disait-il avant-hier, avec beaucoup de lucidité. — J’étais très heureux, ce jour a été bien beau pour moi, car rien n’est plus sublime que l’amitié. Bientôt je serai près de notre mère, je jouirai de l’aspect d’un monde d’un ordre supérieur.” — “Je n’ai pas l’ombre d’espoir, je ne croyais pas que mes vieilles paupières continssent tant de larmes. Il y a huit jours que cela dure.” »
XV
L’avènement du nouveau roi au trône ne changea rien à la situation culminante de Humboldt : les princes regardaient ce vieillard comme une pierre précieuse dont ils ornaient leur trône.
« Nous avons parlé plus haut de sa promotion au conseil privé du roi, avec le titre d’excellence, et nous ajoutions que non-seulement en général toutes les Académies célèbres des sciences et des arts, ainsi que toutes les sociétés éminentes du monde, recherchaient comme un grand honneur de compter Humboldt parmi leurs membres, mais que les princes de tous les pays s’empressaient de lui payer le tribut de leur considération, ce qui était en même temps un hommage rendu à la science, en lui conférant leurs ordres les plus élevés. Mais, à propos de Humboldt, toutes les manifestations extérieures sont ce dont on s’occupe le moins, car l’éclat de son génie et de sa renommée surpasse celui de toutes les décorations, que l’on ne voit que très rarement briller sur sa poitrine. Humboldt vit maintenant dans les localités qu’habite son royal ami. À Potsdam, à Berlin, dans tous les châteaux royaux, une demeure lui est ouverte, et il ne se passe pas un jour, quand sa santé le lui permet, sans qu’il aille voir le roi. Malgré ses quatre-vingt-un ans, il travaille encore sans relâche dans les heures de liberté que lui laisse son existence à la cour ; il est vif et ponctuel dans son énorme correspondance, et répond avec la plus aimable modestie aux lettres du savant le plus obscur. Les habitants de Berlin et de Potsdam le connaissent tous personnellement ; ils lui témoignent autant de respect qu’au roi lui-même. Marchant d’un pas sûr et prudent, la tête un peu penchée en avant, et d’un air pensif, d’une figure bienveillante et d’une grande expression de dignité et de noble douceur, ou bien il baisse les yeux, ou bien il répond avec une politesse, avec une amabilité dépouillées de tout orgueil, aux témoignages d’affection et de respect des passants. Vêtu simplement et sans recherche, portant quelquefois une brochure dans ses mains qu’il tient derrière le dos, c’est ainsi qu’il chemine souvent à travers les rues de Berlin et de Potsdam, et dans les promenades, seul et sans prétention (charmante image d’un riche épi courbé sous le poids de ses nombreuses graines dorées). Mais partout où il se montre, il reçoit les témoignages de la considération générale ; souvent le passant s’écarte avec précaution, dans la crainte de troubler les pensées de cet homme vénéré ; l’homme vulgaire lui-même le regarde attentivement, et dit à l’autre : “C’est Humboldt qui passe.”
« Son accueil était toujours poli, quelquefois gracieux ; il s’asseyait à sa table de travail en face de l’étranger. Sa stature était de moyenne taille ; ses pieds et ses mains étaient petits et admirablement faits ; sa tête, au front haut et large, était garnie de cheveux d’un blanc d’argent ; ses yeux bleus étaient vifs, pleins d’expression et de jeunesse. Sur sa bouche se jouait un sourire qui lui était propre, à la fois bienveillant et sarcastique, comme une expression involontaire de la finesse et de la supériorité de son esprit. Il marchait d’un pas rapide et inégal, la tête légèrement penchée. Quand il était assis, il paraissait courbé et parlait en regardant à terre, ou bien il levait les yeux pour attendre la réponse des personnes auxquelles il s’adressait. Une bienveillance inexprimable brillait sur sa physionomie, quand il reconnaissait dans une personne étrangère un homme d’esprit. Alors sa conversation devenait ouverte et pétillante d’esprit ; néanmoins ses jugements étaient pleins de réserve et il était toujours maître de sa parole. Il possédait plusieurs langues. L’Anglais s’étonnait de la pureté et de la douceur avec laquelle il parlait l’anglais ; le Français, de son côté, trouvait la langue française très agréable dans sa bouche.
« Depuis trente ans il se levait régulièrement, en été, à quatre heures du matin, et recevait les visiteurs à partir de huit heures. Il y a huit ans qu’il disait encore qu’il avait besoin de prolonger, la plupart du temps, ses travaux littéraires jusqu’à une heure où les autres dorment, parce qu’il passait les heures habituelles du travail en grande partie auprès du roi. Ordinairement, il pouvait parfaitement se contenter de quatre heures de sommeil.
« Mais, dans les derniers temps, les années de l’illustre octogénaire avaient réclamé leurs droits naturels. À cette époque, il ne se levait plus qu’à huit heures et demie du matin, lisait, en faisant un frugal déjeuner, les lettres qu’il avait reçues, et s’occupait de faire les réponses les plus pressantes. Il s’habillait alors, avec l’aide de son valet de chambre, pour recevoir les visites qu’on lui avait annoncées, ou pour aller en faire lui-même. Il avait soin de rentrer chez lui à deux heures, et de se faire conduire en voiture vers trois heures, à la table royale, où il dînait habituellement, quand il ne s’était pas lui-même invité dans quelque famille amie, et de préférence chez le banquier Mendelssohn. Vers sept heures du soir, il rentrait au logis où, jusqu’à neuf heures, il passait son temps à lire ou à écrire. Ensuite il retournait à la cour, ou allait dans quelque société, pour n’en sortir que vers minuit. Alors, dans le silence de la nuit, le vieillard, plein d’une vigueur surprenante, reprenait cette activité toute particulière qu’il avait vouée à son grand ouvrage, et ce n’était qu’à trois heures du matin, quand, pendant l’été, la clarté du jour venait le saluer, qu’il s’accordait le sommeil de courte durée dont avait besoin ce corps tyrannisé par le travail de l’esprit. Toutefois les nombreuses infirmités survenues dans les dernières années avaient plus ou moins modifié cette distribution habituelle du temps.
« Humboldt ne s’est pas créé de famille propre ; il a voué toute son affection aux fils et aux filles de son frère et à la mémoire de feu les parents de ceux-ci. Le 14 septembre, anniversaire de sa naissance, était chaque année, dans le château de Tégel, habité par sa nièce, Mme de Bülow, une fête de famille à laquelle étaient conviés ses amis, et où l’amitié, la science et les arts lui apportaient un franc et cordial hommage. Quoique menant en apparence la calme existence d’un savant, Humboldt n’en était pas moins un aimant qui dirigeait sur Berlin tous les résultats scientifiques de l’époque et les esprits de tous les peuples dont il était le centre intellectuel. Jusqu’à la fin, ce fut à sa maison que vinrent se réunir toutes les voies de la science et tous les efforts du progrès ; il était en rapports fréquents avec tout ce qui était bon, noble, spirituel, et en outre avec l’austère science. »
XVI
Ses panégyristes allemands le dépeignent ainsi : nous ne l’avons pas connu à cet âge. Nous ne pouvons pas savoir ce que l’âge avancé de la vie pouvait avoir ajouté à cette physionomie complexe et multiple, qui exprimait jadis toute autre chose que la candeur et la sincérité qui conviennent au vieillard.
Mais il pensa enfin, en 1844 et 1845, à rédiger pour le monde le Cosmos, ce testament de sa science universelle, où il espérait immortaliser son nom. L’œuvre, déjà plusieurs fois entreprise, n’était pas facile même à lui. Nous allons l’examiner tout à l’heure. Mais, en attendant, regardons-le vivre les longs jours que Dieu lui avait destinés.
XVII
Pendant qu’il travaillait au Cosmos, et jusqu’au jour de sa mort il demeurait à Berlin, dans un appartement d’une maison écartée de la rue habitée par le banquier Mendelssohn, son ancien ami. Mendelssohn finit par acheter la maison pour éviter à son ami un déplacement possible. Un vieux serviteur de sa jeunesse, nommé Seiffert, payé par le roi, l’habitait avec lui. Seiffert introduisait les visiteurs dans une vaste salle encombrée avec ordre des reliques de la nature pendant le voyage de son maître.
« Humboldt était insensible à la charlatanerie, même quand elle se présentait parée des vêtements les plus brillants. Mais là où il avait reconnu le bon et le vrai, il s’y sentait porté à encourager, à conseiller, à venir en aide, et, des points les plus éloignés de l’univers, se concentrèrent auprès de lui les demandes, les confidences, les sollicitations de secours, non-seulement pour des intérêts scientifiques, mais pour une foule d’intérêts publics. Il se faisait un devoir de soutenir le vrai talent. Il ne connaissait ni jalousie ni politesse, là où d’autres opinions le blessaient, pourvu qu’elles fussent guidées par le désir d’arriver à la vraie science.
« Ainsi vivait Humboldt, suivant une règle extérieure uniforme, mais, au dedans, en relations avec tout l’univers, et les jours de sa vieillesse s’écoulaient doués d’une vigueur de facultés toute juvénile. Une pension importante du roi et l’argent que ses écrits rapportaient en librairie lui fournissaient plus de ressources matérielles que n’en exigeait sa vie d’une si grande simplicité, et ce qu’il économisait était consacré par lui à la science et à la bienfaisance. Dans les derniers temps, il éprouva de nombreuses indispositions, surtout des refroidissements, qui prirent chez lui le caractère de la grippe, et, toutes les fois que la nouvelle de sa maladie se répandait, tout le monde savant y prenait la part la plus affectueuse, les journaux en donnaient des bulletins, et les princes et les princesses s’informaient, ou par le télégraphe ou en personne, de l’état de sa santé. Quoique lié avec des rois, vivant au sein de l’éclat de la monarchie, lui-même homme de cour et baron, honoré de la faveur des cours princières, il était toujours resté un homme libéral, un ami de la liberté publique et des droits individuels, un vaillant défenseur de tout libre développement du vrai, du beau, du juste, des droits légitimes de l’homme. Jamais il ne prit part aux menées obscures des cœurs étroits dont il se trouva souvent entouré ; il réservait à leur adresse, dans l’occasion favorable, quelques mots sarcastiques, pour manifester le fond de sa pensée, ou bien se prononçait nettement et sans voiles. Comme on lui disait que le journal d’un parti orthodoxe alors dominant avait traité son Cosmos de livre de piété, il répondit avec un sourire sardonique : “Cela pourra m’être utile.” Il y a bien des sentiments qui ont été répétés de bouche en bouche et qui témoignent des convictions éclairées que souvent il a publiquement exprimées ou écrites. Le sentiment du droit à la liberté individuelle l’emportait chez lui sur tout, car il savait que le bonheur parfait et la liberté sont deux idées inséparables dans la nature et dans l’espèce humaine. Dans les dernières années de sa calme existence de savant, Humboldt s’occupa de préférence de son ouvrage du Cosmos, qui parut en 1858, jusqu’aux premières parties du quatrième volume. Sans parler de l’exécution progressive de son Cosmos, Humboldt avait eu à remplir le pieux devoir d’enrichir d’une préface les œuvres de son ami Arago, que la mort lui enleva, comme elle en ravit tant d’autres, et, tout dernièrement, ses amis intimes, Léopold de Buch et le statuaire Rauch. Il devait, hélas ! à l’occasion d’une supposition fondée sur ses relations personnelles, qui lui attribuait une opinion qui lui était étrangère, avec Arago faire une pénible expérience. Dans une lettre rendue publique et qu’il écrivait au beau-frère d’Arago, il se plaignait avec raison en ces termes : “Me voilà tristement payé de mon zèle et de ma bonne volonté.” »
XVIII
On voit par le sourire sarcastique que l’ami de Berlin lui prête dans ses dernières années, que son caractère, tempéré par les dernières années, n’avait pas changé. Convive assidu d’un roi, et ami demi-déclaré des libéraux, il continuait son vrai rôle : — capter la faveur des deux partis. — Goethe, envers lequel il était respectueux comme envers les puissances, écrivit de lui le 1er décembre 1826 :
« Alexandre de Humboldt a passé quelques heures, ce matin, avec moi. Quel homme ! Je le connais depuis longtemps, et néanmoins mon admiration pour lui se renouvelle. On peut dire qu’en fait de connaissances vivantes il n’a pas son pareil. Il y a là une variété comme je n’en ai jamais rencontré. Partout où on touche, il est toujours chez lui, et nous déverse ses trésors intellectuels. Il ressemble à une fontaine munie de plusieurs tuyaux près desquels on n’a besoin que de placer des vases sous les flots qui s’écoulent frais et inépuisables. Il restera quelques jours ici, et je sens déjà que ce sera pour moi comme si j’avais vécu plusieurs années avec lui. »
Son caractère politique paraissait aussi éminemment propre à la diplomatie qu’à la science. Dans sa première jeunesse, employé à l’armée prussienne, il rendit quelques légers services à sa cour dans les négociations qui succédèrent à la guerre, et qui firent congédier l’armée de Condé.
Après son retour d’Amérique, il accompagna le prince de Prusse, envoyé à Paris après la paix de Tilsitt pour tâcher de fléchir Bonaparte, et de le disposer, à force de caresses, à se désister de ses rigueurs envers la malheureuse cour de Berlin ; il aida vainement le prince diplomate par l’intercession de ses illustres amis, il n’obtint que des politesses. Il résida à Paris à ce double titre jusqu’à la fin de 1809. Il tenta alors d’obtenir de la cour de Prusse trop obérée les subventions nécessaires à la publication de son premier voyage. Il fallut ajourner. En 1814 il suivit son roi à Londres ; en 1830 ses liaisons avec la famille d’Orléans le firent envoyer à Paris, pour féliciter ce prince de son avènement. Il eut alors, pendant deux ans et plus, une correspondance secrète mais avouée avec sa cour sur l’état des affaires de France. Ces rapports équivoques et mixtes lui valurent des décorations, des honneurs et des appointements des deux parts.
En 1848, j’envoyai M. le comte de Circourt à Berlin, pour expliquer, dans un sens inoffensif et favorable, la révolution inopinée qui renversait la famille d’Orléans de son trône mal assis et mal défendu, pour lui substituer une république conservatrice de la paix de l’Europe. Je lui conseillai de voir M. de Humboldt. M. de Humboldt était trop habile pour se déclarer ennemi des peuples triomphants. Le roi de Prusse n’hésita pas à reconnaître la république et à se déclarer au moins neutre. Après cette mission très habile et très heureuse de M. de Circourt, des nécessités motivées par des circonstances intérieures m’engagèrent à lui préparer un autre poste plus important et à le rappeler à Paris. Sachant l’amitié que M. de Humboldt professait pour M. Arago, j’envoyai à Berlin le fils de ce savant illustre, M. Emmanuel Arago, qui venait de montrer beaucoup de courage et beaucoup de modération dans le proconsulat de Lyon.
Une fausse démarche du jeune homme, néanmoins, dans une question de libre circulation des capitaux, ayant été mal interprétée, quoique immédiatement révoquée, donna des inquiétudes et des prétextes à Berlin. On craignait de voir dans le jeune et sage ministre un envoyé démagogue du socialisme français. Le ministre de Prusse vint, au nom de sa cour, en porter quelques plaintes à M. Bastide, à qui j’avais laissé ma place de ministre des affaires étrangères de France, pour continuer à sièger dans la commission exécutive du gouvernement pendant les premiers mois de la république. M. Bastide communiqua cette injustice de la cour de Prusse à M. Arago, père du jeune diplomate de mon choix. Voici la lettre que ce savant écrivit à l’instant à M. de Humboldt pour écarter de son nom ces suspicions offensantes.
Arago à Humboldt.
(Lettre écrite en français.)Paris, ce 3 juin 1848.
Mon cher et illustre ami,
Mon fils est parti ces jours derniers pour Berlin, en qualité de ministre plénipotentiaire. Il est parti animé des meilleurs sentiments, d’idées de paix et de conciliation les plus décidées. Et voilà qu’aujourd’hui votre chargé d’affaires s’est rendu chez notre ministre des affaires étrangères, pour lui rendre compte des inquiétudes que la mission de mon fils a excitées dans votre cabinet et parmi la population berlinoise. Me voilà bien récompensé, en vérité, des efforts que j’ai faits, depuis mon arrivée au pouvoir, pour maintenir la concorde entre les deux gouvernements, pour éloigner tout prétexte de guerre ! À qui persuadera-t-on, qu’animé des sentiments dont je fais publiquement profession, j’aurais consenti à laisser investir Emmanuel d’une mission diplomatique importante, s’il avait été en désaccord avec moi, s’il appartenait à une secte socialiste hideuse, au communisme ; car, j’ai honte de le dire, les accusations ont été jusque-là ! Au reste, j’en appelle à l’avenir : toutes les préventions disparaîtront lorsque Emmanuel aura fonctionné. Votre chargé d’affaires regrettera alors la réclamation intempestive qu’il a adressée à M. Bastide.
J’ai reçu, mon cher ami, avec bonheur ton aimable lettre. Rien au monde ne peut m’être plus agréable que d’apprendre que tu me conserves ton amitié. J’en suis digne par le prix que j’y mets. J’ai la confiance que ma conduite dans les trois derniers mois (j’ai presque dit dans les trois derniers siècles) ne doit me rien faire perdre dans ton esprit.
Tout à toi de cœur et d’âme,
F. Arago.
Humboldt rétablit les caractères à la cour de Berlin, et le jeune et honnête diplomate y resta justifié et honoré comme il le méritait.