Une Réception Académique en 1694
d’après Dangeau (tome V)
J’ai promis une anecdote littéraire, ou plutôt c’est toute une scène à laquelle Dangeau et Saint-Simon nous permettent d’assister, et j’en vais donner un compte rendu fidèle comme si elle s’était passée de nos jours, sans rien inventer, sans rien ajouter.
L’évêque comte de Noyon, François de Clermont-Tonnerre, est un des originaux du xviie siècle. C’était, comme le savent tous ceux qui ont lu les mémoires et correspondances de ce temps-là, un composé de vanité, de jactance nobiliaire, de zèle épiscopal, de savoir confus, d’éloquence bizarre et parfois burlesque. Qualités et défauts ainsi amalgamés et arborés avec faste faisaient de lui un homme des plus en vue, toujours en avant, actif, infatigable, moins incommode encore qu’amusant, dont tout le monde se moquait, mais qui dans ce rôle naïf qu’il avait accepté, et dont il prenait les bénéfices avec les charges, trouvait parfois des mots piquants, des ripostes imprévues, comme il arrive aux sots qui ont quelque esprit. Enfin il occupait de lui les autres partout où il paraissait, et c’était ce qui le flattait le plus. Issu d’une illustre famille, et en qui l’orgueil héréditaire surpassait encore les titres, il avait poussé plus loin qu’aucun autre de ses membres cette infatuation de la naissance, mais il ne s’y était pas endormi, et avait voulu que l’évêque en lui et le saint égalât le gentilhomme, j’allais dire le prince. Né vers 1629, son éducation avait été antérieure aux réformes du goût qui marquèrent la seconde moitié du xviie siècle. Dès ses débuts, il s’était signalé en Sorbonne, puis dans les chaires ; il avait prêché bien jeune un Avent au Louvre : son éloquence, applaudie d’ailleurs, ne devait pas être de celles qui présageaient la venue de Bourdaloue. De bonne heure évêque, il porta dans son diocèse un zèle de missionnaire en même temps que des airs de souverain. Charitable et glorieux, il exposait sa vie en administrant les sacrements à des pestiférés, et il exigeait de ses curés, quand il les visitait, des honneurs plus que pontificaux. Parlant du Pape, il lui échappait quelquefois de dire M. de Rome comme d’un simple évêque. Au reste, selon l’usage du monde envers ces réputations riches, une fois faites et adoptées, on lui prêtait quantité de mots, et on lui attribuait tout ce qui était digne de lui. Ce personnage original qu’on aimait assez, sauf à en rire, et qui s’était fait une place à part dans les assemblées du Clergé et à la Cour, s’était mis comme tout son siècle sur le pied d’admirer Louis XIV, de l’adorer passionnément, et de le lui dire. Le roi goûtait donc M. de Noyon, et c’était un plaisir pour lui, presque une gaieté de le voir : ce que le prélat avait de naturellement excentrique frappait d’abord l’esprit juste de Louis XIV, et lui épanouissait le front ; et il en recevait aussi des flatteries, des déclarations de tendresse d’une brusquerie imprévue et neuve qui n’y gâtait rien. Une place à l’Académie française étant venue à vaquer par la mort de Barbier d’Aucour, simple avocat et littérateur (septembre 1694), le roi témoigna qu’on lui ferait plaisir d’élire M. de Noyon. Cela dut paraître à l’Académie une fantaisie et presque une plaisanterie du monarque, mais on ne discutait point alors de telles choses, et M. de Noyon fut nommé à l’unanimité.
Le directeur ou plutôt le chancelier de l’Académie, pour cette circonstance, était l’abbé de Caumartin, tout récemment nommé, et reçu depuis quelques mois à la place de l’abbé de La Vau. L’abbé de Caumartin, alors âgé seulement de vingt-six ans, était de la fleur du monde poli, du monde choisi, railleur et finement éclairé. Fils de l’ami le plus intime du cardinal de Retz et de sa seconde femme, Mlle de Verthamon, de celle sous les auspices et d’après l’inspiration de laquelle Fléchier écrivit ses Grands Jours de Clermont, il avait vu la grâce et l’ingénieuse ironie présider à son berceau. Élevé sous les yeux de son père, frère d’un aîné d’un autre lit (M. de Caumartin, l’intendant des finances) et qui était très en crédit et très à la mode ; n’ayant lui-même jamais rien écrit ni ne devant rien écrire, mais ayant tout appris dès l’enfance, histoire, chronologie, médailles, théologie enfin, et n’étant surchargé de rien, il avait été reçu à l’Académie dans cette grande jeunesse pour sa pure distinction personnelle :
« La brigue ni la faveur, a-t-on eu le soin de nous dire, n’avaient eu aucune part à ce choix : son mérite seul avait parlé pour lui. » Perrault, qui fut chargé de le recevoir, le loua comme un prodige de facilité et d’érudition, dont tous les savants étaient émerveillés et que la Sorbonne avait peine à contenir. Pour nous, c’est son esprit fin et railleur qui nous touche et nous atteint uniquement61. L’abbé de Caumartin eut l’idée assez naturelle que l’évêque de Noyon, du moment qu’il entrait à l’Académie, ne devait pas être reçu comme un autre, et oubliant la gravité du rôle auquel il n’était pas encore accoutumé, il osa songer à le railler en face, et presque au nom de la compagnie, du droit que les délicats croient si aisément avoir sur la vanité et sur la sottise qui vient s’étaler. L’éclat en fut si public que Dangeau a forcé sa discrétion d’académicien jusqu’à raconter l’aventure ; il dit dans son journal, à la date du lundi 13 décembre 1694 :
M. l’évêque de Noyon fut reçu à l’Académie : l’abbé de Caumartin répondit à sa harangue ; il (l’évêque) en fut content quand il l’entendit, et même il l’avait vue (cette réponse) et approuvée auparavant ; cependant on lui persuada depuis qu’il avait sujet de s’en plaindre, et il s’en plaignit au roi. Ce discours de l’abbé de Caumartin était fort éloquent et fort agréable, plein de louanges ; mais on prétend qu’elles étaient malignes.
Saint-Simon, en ajoutant à nos renseignements, charge un peu la scène, mais nous en fait sentir tout le comique et le dramatique. Nous avons d’ailleurs les discours qui furent prononcés de part et d’autre, et nous sommes en mesure non point d’en rabattre, mais de nous faire une idée parfaitement nette de la comédie et d’en bien juger.
L’attente de cette réception qui se faisait au Louvre était grande : il n’y avait qu’un petit nombre de places dans ce temps-là pour les auditeurs, elles furent recherchées du plus grand monde de la Cour. M. de Noyon n’avait pas quitté Versailles la semaine d’auparavant, et il y faisait la principale figure, recevant à l’avance et prenant au sérieux les compliments de chacun. Quand on sut que le jour était fixé, le roi dit tout haut : « On reçoit M. de Noyon lundi à l’Académie, je m’attends à être seul ce jour-là. »
M. de Noyon, qui voulut se surpasser dans sa harangue ou du moins se montrer égal à lui-même, commença par un exorde des plus singuliers et tout à fait amphigourique. Faisant allusion à cette première idée d’Académie française qui lui avait été suggérée par Louis XIV :
Il est vrai, je l’avoue, et qui ne le sait pas ? disait-il, le sublime génie qui anime et soutient cet illustre corps m’a seul inspiré le glorieux dessein d’en être membre ; et comme, étant supérieur à tout, il n’a que de grandes vues, j’en reçois heureusement celles que je n’aurais osé prendre de mon chef, et que vous avez bien voulu rendre effectives. Telles sont les grâces de Louis le Grand, grâces semblables aux influences du plus beau des astres, et qui me donnent droit de dire avec plus de justice, à l’honneur du roi, que Tertullien n’écrit pour flatter les princes de l’Afrique : l’État et le ciel ont le même sort, et doivent leur bonheur à deux soleils…
À ces mots, le voisin de Racine dut se pencher vers lui et lui rappeler à l’oreille la harangue de maître Petit-Jean :
Quand je vois le soleil, et quand je vois la lune…
Et le voisin de La Bruyère reçu l’année d’auparavant et avec un si éloquent discours, put lui dire : « Ah ! monsieur, vous ne nous aviez pas préparés à ce langage-là. » La suite du compliment de M. de Noyon répond de tout point au début :
Entrons, dit-il, dans notre sujet et remarquons les âges différents de l’Académie française, — née sous les auspices du cardinal duc de Richelieu fondateur ; — élevée par les soins du chancelier Séguier conservateur ; — fortifiée des doctes écrits de mon prédécesseur ; — consommée et comblée de toute la gloire de Louis le Grand son auguste et magnifique protecteur ; — ouvrages dignes de leurs auteurs ! auteurs dignes de leurs ouvrages, etc.
Cette harmonie baroque, à laquelle l’intention du débit devait ajouter tout son poids, ressemblait à un tintement de cloche avant la cérémonie. C’était d’ailleurs la division exacte de son discours que l’orateur venait de marquer selon sa méthode.
L’éloge obligé de Richelieu, par où il reprenait, était d’une grande bigarrure de ton ; la familiarité s’y mêlait avec l’emphase. On y voyait l’église de Luçon encore toute remplie des souvenirs de son cher Armand, et aussitôt après on avait à suivre le vol de cet aigle qui s’élevait de la terre au ciel. C’eût été affaire à un Bossuet de rendre naturels ces contrastes, et de les envelopper dans un même mouvement : M. de Noyon n’y allait qu’à l’étourdie. L’orateur ne montrait pas seulement la maison d’Autriche abaissée et réduite aux abois, mais encore les éléments soumis et assujettis par ce génie supérieur des quatre éléments, toutefois, un seul était pris au propre, l’eau de la mer retenue par la digue de La Rochelle ; les autres éléments ne figuraient qu’à l’état métaphorique : c’était le feu de la rébellion éteint avec celui de l’hérésie ; c’était l’air devenu plus serein, et la terre étonnée de tant de prodiges. Il y avait un coin de Scarron dans cette éloquence, et un reste de Camus, l’évêque de Belley, de joyeuse mémoire.
Le chancelier Séguier, qui après la mort du grand cardinal avait donné asile dans son hôtel à l’Académie errante, était célébré comme l’hôte des « anges visibles de la science ». Les figures et les personnages de l’Écriture, Élisée, Pharaon, Moïse revenaient de temps en temps. Tertullien surtout avait faveur dans l’esprit du prélat, et au jugement des auditeurs, ce lui était une marque de plus de mauvais goût.
On a dit que, s’étant fait un point d’honneur de ne jamais parler des personnes d’une naissance commune, M. de Noyon avait affecté de ne rien dire de son prédécesseur Barbier d’Aucour. Cependant le discours tel qu’il est imprimé contient quelques éloges très honnêtes et suffisants. Ont-ils été ajoutés après coup, comme on l’a prétendu ? J’ai peine à le croire, d’autant plus que cet endroit est comme enchâssé dans le tissu même du discours. Il n’y aurait pourtant rien d’absolument impossible ni de trop étonnant à cette omission première.
Arrivant à l’éloge de Louis le Grand, l’orateur ne se contient plus : « Vous le voyez, messieurs, et je le sens encore plus, je tremble de peur et je suis transporté de joie… » C’est ici que Tertullien revenait encore assez singulièrement :
Il y a deux personnes dans un même homme, lorsque la Providence l’élève aux premières places : la personne particulière et la personne publique. Tertullien distingue d’abord l’homme et César, et forme ensuite des vœux proportionnés à ces deux états.
À l’exemple de Tertullien, le prélat envisageait donc Louis homme, et ensuite Louis roi. Il divisait cette fin de harangue en deux points comme un sermon ; insistant sur les grâces de l’homme et s’y laissant ravir, il posait en principe
qu’il vaudrait mieux être Louis sans être roi, que d’être roi sans être Louis. — Rare et inimitable original ! s’écriait-il aussitôt ; son air charmant et majestueux se répand sur toutes ses actions ; sa maison royale emprunte quelques rayons de sa gloire ; son âge est mûr et parfait ; le travail infatigable lui est devenu naturel… Son amour extrême pour nous sacrifie toutes ses veilles à notre repos, et s’il abrège et méprise le temps du sommeil, c’est parce qu’il le passe sans nous… Ne vous étonnez pas, messieurs, du zèle de ce discours : chaque mot est un trait de flamme…
Cela paraissait ridicule, dit de ce ton, même alors, — surtout alors62. Il y avait dans cette fin de discours des choses d’ailleurs assez honorables sur les impôts, sur la paix dont l’orateur exprimait le vœu ; mais il s’y perdait de plus en plus dans des phrases qui, dès qu’elles n’amusaient plus, allaient donner de l’ennui.
L’abbé de Caumartin commença, et rien qu’à son accent vif et fin, la malice à l’instart fut réveillée. La moitié de son succès était déjà dans le discours qu’on venait d’entendre. Le public, ou du moins cette élite du monde qui tenait lieu alors de public, était décidée à être des trois quarts dans l’ironie pour peu qu’il s’y prêtât ; et il s’y prêta plus même qu’il n’était nécessaire :
Monsieur, dit-il, si les places de l’Académie française n’étaient considérées que par les dignités de ceux qui les ont remplies, nous n’aurions osé vous offrir celle dont vous venez de prendre possession, et peut-être n’auriez-vous pas eu vous-même tout l’empressement que vous avez témoigné pour l’avoir. Le confrère que nous avons perdu ne devait rien à la fortune : riche dans toutes les parties qui font un véritable homme de lettres, il n’avait aucun de ces titres éclatants qui relèvent son successeur : son esprit aisé et pénétrant, etc.
Aisé et pénétrant, les deux qualités qui manquaient le plus à M. de Noyon ! — Pressé d’arriver à l’éloge direct de son nouveau confrère, l’abbé de Caumartin, ne craignit pas de toucher le point délicat, la solidité des titres académiques, et tout en caressant le glorieux personnage sur ses autres qualités et prétentions extérieures de manière à le gonfler devant tous, il se piqua de lui faire accroire qu’il ne tenait qu’à lui de pouvoir s’en passer :
C’est ce qui nous le fait regretter avec justice, disait-il en parlant des mérites modestes de Barbier d’Aucour, et notre consolation serait faible, si elle n’élait fondée que sur la différence de vos conditions. Nous connaissons ce sang illustre en qui toutes les grandeurs de la terre se trouvent assemblées, et qui tient par tant d’endroits à tant de maisons souveraines ; nous vous voyons revêtu du titre auguste qu’un de nos rois a dit être le plus glorieux qu’on pût donner à un fils de France (le titre de pair) ; nous respectons en vous le sacré caractère que le fils de Dieu a laissé dans son Église comme le plus grand de ses bienfaits ; et cependant, monsieur, ce n’est pas à toutes ces qualités éclatantes que vous devez les suffrages de notre compagnie ; c’est à un esprit plus noble encore que votre sang, plus élevé que votre rang. Nous ne craignons point de vous déplaire en vous dépouillant, pour ainsi dire, de tant de grandeurs. Est-ce d’aujourd’hui que vous marchez sans elles, et la dignité d’Académicien est-elle la première où vous êtes parvenu comme un autre homme qui ne serait pas né ce que vous êtes ? C’est un pompeux cortège qui vous accompagne, et qui ne vous mène pas. Vous le prenez, vous le quittez selon qu’il vous convient, et il est de l’intérêt de votre gloire de vous en détacher quelquefois, afin que les honneurs qu’on vous rend ne soient attribués qu’à votre seul mérite.
L’ayant ainsi habilement dépouillé des grandeurs mêmes dont il vient de l’envelopper et de le draper à plaisir, il va prendre le prélat, sinon comme un écrivain, du moins comme un orateur, comme un des maîtres de la parole ; et c’est ici qu’il entre dans le vif, que le persiflage s’aiguise et s’enhardit, et que l’exécution commence. Puis ne perdons rien du jeu de scène : pendant que l’un pique, joue et enfonce, l’autre, qui se croit loué, se rengorge et jouit ; et l’auditoire, — cet auditoire qui se compose de la fleur de la ville et de la Cour, de témoins de la qualité des Hamilton, des Coulanges et des Caylus, saisit chaque nuance, achève chaque intention, et la redouble en applaudissant63.
La place que vous occupez aujourd’hui, continuait donc l’abbé de Caumartin, en prenant résolument l’encensoir, vous était due depuis longtemps. Cette éloquence dont nous sommes encore tout éblouis, et dont vous avez créé le modèle, vous accompagne partout. Ce n’est point dans vos harangues, ce n’est point dans vos sermons qu’elle se renferme ; on la retrouve dans vos lettres, et dans vos conversations les plus familières. Les figures les plus hardies et les plus marquées, celles que les plus grands orateurs n’emploient qu’en tremblant, vous les répandez avec profusion, vous les faites passer dans des pays qui jusques ici leur étaient inconnus ; et ces ordonnances véritablement apostoliques, destinées au seul gouvernement des âmes, au lieu d’une simplicité négligée qu’elles avaient avant vous, sont devenues chez vous des chefs-d’œuvre de l’esprit humain. Pendant que l’Église voit avec édification dans ces sages règlements la vérité de la doctrine, la pureté de la morale, l’intégrité de la discipline, l’autorité de la hiérarchie, établies, soutenues et conservées dans le diocèse de Noyon depuis l’heureux temps de votre épiscopat, nous y voyons encore ces divisions exactes, ces justes allusions, ces allégories soutenues, et surtout une méthode qu’on ne voit point ailleurs, et sans laquelle on suivrait difficilement des idées aussi magnifiques que les vôtres !…
On applaudit à outrance ; M. de Noyon resplendit dans son nuage de gloire. Nous sommes au plus fort de cette pluie d’épigrammes fines qui ne laisse pas de répit et qui ne cesse plus :
La véritable éloquence, poursuivait sans pitié l’abbé de Caumartin, doit convenir à la personne de l’orateur : la vôtre ne laisse pas ignorer à ceux qui vous entendent ou qui vous lisent, d’où vous venez et ce que vous êtes. Si votre style est noble, il est encore plus épiscopal (M. de Noyon, pour le coup, était homme à avoir fourni ce trait-là et à l’avoir indiqué de sa main sur le manuscrit). Partout vous faites voir d’heureuses applications de l’Écriture, de doctes citations des pères ; vous les possédez tous, et s’il y en a quelqu’un qui se présente à vous plus ordinairement que les autres (Tertullien sans doute), c’est par la sympathie des imaginations sublimes que la nature n’accorde qu’à ses favoris. Que de puissants motifs à l’Académie pour vous choisir, et quel bonheur pour elle de pouvoir, en vous associant, satisfaire en même temps à la justice, à son inclination, et à la volonté de son Auguste Protecteur ! Il sait mieux que personne ce que vous valez, il vous connaît à fond, il aime à vous entretenir, et lorsqu’il vous parle, une joie se répand sur son visage, dont tout le monde s’aperçoit. Il a souhaité que vous fussiez de cette compagnie, et nous avons répondu à ses désirs par un consentement unanime. Après l’éloquent panégyrique que vous venez de faire de ce grand prince, je n’obscurcirai point par de faibles traits les idées grandes et lumineuses que vous en avez tracées : je dirai seulement que pendant qu’il soutient seul le droit des rois et la cause de la religion, il veut bien encore être attentif à la perte que nous avons faite, et la réparer dignement en nous donnant un sujet auquel, sans lui, nous n’aurions jamais osé penser. C’est à vous, Monsieur, à joindre vos efforts aux nôtres pour lui témoigner notre profonde reconnaissance.
Tel est presque en entier ce discours qui fit alors tant de bruit, qu’on n’osa imprimer d’abord dans les recueils de l’Académie française, et qui ne fut imprimé que plus tard dans ceux qu’on publiait en Hollande. Saint-Simon, qui nous a donné tant de détails animés sur cette séance et sur les suites, dit que l’abbé de Caumartin « composa un discours confus et imité au possible du style de M. de Noyon », et qu’il y contrefit le galimatias de celui qu’il voulait railler. Cela, on le voit, n’est pas tout à fait juste, et il ne manque rien à ce discours pour être en parfait contraste avec le genre de l’évêque. Mettez-y les airs et les accents, et vous avez le morceau le plus nettement français ; tout y pétille d’esprit et d’impertinence. C’est le modèle classique du persiflage ; — une scène en prose du Méchant, et plus comique que la comédie.
Mais il fallait tout ce commentaire pour bien entendre. Le persiflage est ce qui a le plus besoin d’être expliqué.
Fénelon, au sortir de la séance, dit à l’abbé de Caumartin, et en y mettant toute l’intention et le fin sourire : « Monsieur, je vous ai entendu et entendu ! »
L’évêque de Noyon fut quelques jours à s’apercevoir qu’il était la fable du monde ; il ne s’en doutait pas. Il dut attendre que l’archevêque de Paris, M. de Harlay, qui tenait à lui être désagréable, l’éclairât là-dessus, et lui fit tomber les écailles des yeux. La colère succéda à l’extrême jubilation. Il courut se plaindre au père de La Chaise, puis au roi, demandant justice d’un petit prestolet, d’un petit bourgeois qui s’était attaqué en public à un homme comme lui64. Ce qu’il y avait de plus mortifiant, c’est que l’abbé de Caumartin lui avait d’avance soumis hypocritement son discours, que le prélat l’avait lu, approuvé, corrigé, dit-on, en quelques endroits, et qu’il y avait rehaussé peut-être quelques louanges. Le roi prit mal cette espièglerie d’un homme d’esprit dans un personnage public. Il dut rire comme tout le monde dans le premier moment, mais il resta mécontent en définitive. La mesure avait été passée, la convenance violée, ce que ce roi ne pardonnait jamais. Que dis-je ? on l’avait fait servir lui-même, dans quelques phrases du discours, d’instrument et de passeport à la moquerie. Le roi, nous apprend Saint-Simon, eut d’abord la pensée d’exiler l’abbé de Caumartin dans une abbaye qu’il avait en Bretagne, et s’il ne le fit pas, il ne perdit jamais le souvenir de cette faute. L’aimable abbé n’obtint d’évêché qu’après la mort du monarque. S’il avait rêvé plus, si ses grands talents précoces lui avaient inspiré des désirs naturels d’élévation, et avaient fait tirer autour de lui, comme nous l’entrevoyons, d’ambitieux augures, tout manqua, et sa carrière fut en quelque sorte brisée par une première légèreté.
Quelques jours après cette mésaventure de M. de Noyon (21 décembre), le roi le désignait pour faire la harangue de clôture de la prochaine assemblée du Clergé : « C’est d’ordinaire, nous dit Dangeau, le président (de l’assemblée) qui nomme l’évêque qui doit haranguer le roi ; ainsi M. l’archevêque de Paris qui présidera aurait pu nommer qui il lui aurait plu ; mais il a consulté le roi, qui a accordé cette grâce-là à M. de Noyon qui l’a demandée. » M. de Noyon brûlait de se relever par quelque harangue de sa disgrâce académique, et Louis XIV dans sa bienveillance lui en procurait l’occasion.
Le 26 janvier 1695, M. de Noyon était invité à un Marly ; il n’y était jamais venu jusque-là. On le logea au sixième pavillon. Le roi lui ayant demandé le soir comment il se trouvait à Marly : — « À Marly, Sire ? répondit-il en souriant, j’espère que Votre Majesté m’y logera une autre fois, car pour celle-ci, je ne suis qu’aux faubourgs. » On voit que ce n’était pas précisément d’esprit ni de trait que manquait M. de Noyon ; mais son trait d’esprit partait encore de sa vanité, de sa plénitude. On frappait sur le ballon gonflé, et il y avait du ressort.
Il était si incurable qu’en 1698, quatre ans après sa mystification d’Académie, il se fit adresser et dédier par le président Cousin L’Histoire de plusieurs saints des maisons des comtes de Tonnerre et de Clermont. Il voulait de la généalogie jusque dans le ciel. C’était lui qui avait fourni les mémoires :
Monseigneur, lui disait le rédacteur dans la dédicace, j’ai si peu de part à cette histoire, qu’en vous l’offrant, je ne puis espérer qu’elle me serve ni à me faire un mérite auprès de vous, ni à m’acquitter d’une dette. Tout ce qu’il y a de plus grand dans les saints qu’elle célèbre vous appartient… Vous êtes encore plus riche de votre fonds que des titres que vous ont laissés vos ancêtres. L’éclat d’une maison qui a donné par ses alliances augustes tant de princes à la France, tant de saints à l’Église, tant de souverains à de grands pays, semble encore au-dessous de la gloire d’avoir acquis un si rare mérite par votre propre application.
— En un mot, il se faisait dire au sérieux et sans rire ce que l’abbé de Caumartin lui avait déjà dit en face et en badinant.
À l’Académie, ce fut M. de Noyon qui, en mai 1699, fonda à perpétuité le prix de poésie, qui n’avait été jusque-là que précaire : il est vrai que le sujet prescrit devait être à tout jamais la louange de Louis le Grand. C’est ainsi que de sa part il se mêlait comme inévitablement du ridicule, même à une noble pensée.
Bon homme au fond, dans une grande maladie qu’il fit, il voulut se réconcilier avec l’abbé de Caumartin, et après sa guérison, il alla jusqu’à solliciter pour lui auprès du roi l’évêché toujours refusé. D’Alembert, dans ses éloges des académiciens, a consacré à M. de Noyon, sous le titre d’Apologie, une notice équitable et indulgente. Il y apprécie le procédé de l’abbé de Caumartin avec la même sévérité et du même point de vue qu’avait fait Louis XIV :
Nous nous croyons obligé de dire (ce sont les paroles de d’Alembert) que, si le directeur eut dessein en cette occasion d’immoler bénignement le récipiendaire à la risée publique, il eut un tort très grave, et à l’égard de son confrère et à l’égard de son corps. Quelque jugement que l’orateur de la compagnie porte en secret sur celui qu’il est chargé de recevoir, lui eût-il refusé son suffrage, eût-il traversé son élection, fût-il même son ennemi, il doit oublier tout, dès qu’il se trouve à la tête de la société respectable qui vient d’adopter le nouvel académicien. Simple organe de ses confrères en cette circonstance, et réduit à exprimer leurs sentiments, lors même qu’ils ne sont pas les siens, il est, au moins pour ce moment, voué ou, si l’on veut, condamné à l’éloge, comme le récipiendaire l’est à la timidité et à la modestie. L’évêque de Noyon, ainsi que nous l’avons vu, avait fait son devoir de récipiendaire : nous laisserons à décider si l’abbé de Caumartin fit son devoir de directeur.
Malgré des principes si justement établis, il a été difficile que la scène de M. de Noyon et de l’abbé de Caumartin ne se renouvelât point quelquefois. Je n’ai garde de songer à ce qui a pu se passer de nos jours, et qui n’offrirait, je veux le croire, que de lointaines ressemblances ; mais une scène presque pareille à celle qu’on vient de voir a été la réception de La Harpe par Marmontel, le 20 juin 1776. Le public, alors tout littéraire, et très occupé de ces sortes de querelles, s’était fait de La Harpe une idée très malicieuse, peu favorable, et qui ne répondait point aux mérites étendus qu’il a déployés depuis. Il succédait à Colardeau, et l’éloge du doux et intéressant poète parut aussitôt la satire indirecte, mais sensible, de l’irritable et belliqueux récipiendaire. Une fois entré dans cette voie d’interprétation, le public ne s’arrêta plus, il chercha finesse à chaque phrase, et il prêta peut-être à l’honnête Marmontel plus de malice qu’il n’en avait eu d’abord. Marmontel, toutefois, s’il n’avait ni dans la pensée, ni dans le ton, de cette ironie consommée de l’abbé de Caumartin, n’était pas tout à fait innocent65.
Revenant à Dangeau et à son journal, qui a été le point de départ de tout ce développement et de cette petite chronique rétrospective, je ne veux pourtant point fermer les volumes sans payer, avec mes remerciements et mes éloges, mon tribut de critique aux excellents éditeurs. Leur texte de Dangeau me paraît très bien donné, et on y a joint, par des extraits du Mercure et autres journaux du temps, ce qui peut l’éclairer et le relever à propos sans le surcharger. Mais j’ai quelques corrections sérieuses à proposer pour le texte des notes de Saint-Simon. Le style de Saint-Simon, dans ces notes rapides, est plus pétulant, plus pressé, plus heurté que nulle part ailleurs ; on y sent quelqu’un qui veut trop dire, qui veut tout dire à la fois C’est comme une source abondante qui a à sortir par un goulot trop étroit, et qui s’y étrangle. Au milieu des plus heureux traits, il ne se donne pas le temps de mettre sur pied ses phrases. Dangeau dit quelque part (t. III, p. 204) qu’on a réglé à la Cour que ce ne seront plus les filles d’honneur qui quêteront, et que ce seront les dames. Sur quoi Saint-Simon ajoute au plus vite cette explication : « C’est qu’il n’y ayant plus de filles d’honneur que les deux souffertes à Mme la princesse de Conti, il n’y avait plus personne pour quêter. » Mais cette incorrection parfois incroyable de diction ne doit pourtant pas faire admettre de lui toute locution étrange d’après une copie fautive. Et, par exemple, s’agit-il des gouverneurs et sous-gouverneurs qu’on place auprès des ducs d’Anjou et de Bourgogne, Saint-Simon n’a pas dit (t. III, p. 206) : « Les sous-gouverneurs eurent des métiers différents, aux yeux du duc de Beauvilliers qui les choisit », mais il a dit « des mérites différents. » Il n’a pas dû dire, malgré ses gaietés de style, parlant de la vie débauchée que menait le chevalier de Bouillon (t. III, p. 264) : « M. de Bouillon (le père), ennuyé de ses déportements, lui en fit une forte romancine », mais une forte remontrance 66. J’ai peine à croire aussi que Saint-Simon ait dit (t. IV. p. 479) les folies du cardinalat, pour les honneurs attachés à la dignité de cardinal ; il a dû dire les gloires du cardinalat, ou peut-être simplement les droits. — Je ne sais (t. IV, p. 206) ce que peuvent être « les carres de jansénisme » par lesquels on voudrait nuire à la comtesse de Grammont auprès du roi, et qu’elle ne redoutait guère ; je conjecture que ce sont des tares. — Le titre de conseiller de cour souveraine, qu’on retranche en 1690 du serment des ducs et pairs, et qui y avait été introduit par M. de Guise, sous la Ligue, afin de flatter le peuple et le Parlement, donne lieu à une phrase de Saint-Simon (t. III, p. 199, à la deuxième ligne de la note) qu’il faut absolument refaire et restituer dans le sens, sinon dans les termes, que voici : « Il (ce titre) s’était perpétué après avoir été introduit par M. de Guise pour se rendre populaire. » — Enfin il n’est pas possible que dans une première partie de phrase (t. III, p. 362) Saint-Simon ait dit : « M. de Louvois n’était bon qu’à être premier ministre en plein », et que dans le second membre de cette même phrase il se soit attaché à lui refuser précisément les principales qualités d’un premier ministre ; j’aimerais mieux lire qu’il n’était bon qu’à être « premier ministre en petit », quoique cela ne me satisfasse qu’à peu près. En soumettant ces difficultés de sens aux excellents éditeurs, je suis sûr d’attirer leur attention pour l’avenir et d’amener sur ce qui a échappé jusqu’ici des corrections et leçons meilleures que celles que je puis proposer.