Journal de Dangeau
tomes III, IV et V
Cette intéressante publication se poursuit avec activité. Le cinquième volume paraît en ce moment. J’ai parlé précédemment des deux premiers, et dans des articles insérés au Moniteur 58 j’ai cherché à marquer de quel secours pouvaient être les faits purement extérieurs, recueillis par Dangeau, et de quelle utilité à l’éclaircissement de certaines questions toutes morales et politiques, et par exemple à celle de la révocation de l’Édit de Nantes. Je demande aujourd’hui à poursuivre cette espèce d’analyse pour les autres volumes, et à rendre quelque chose de l’effet général qui résulte d’une lecture suivie.
Cet effet, chez Dangeau, est toujours masqué par du cérémonial, et il faut quelque temps pour s’en débarrasser. Le tome III s’ouvre au 1er octobre de l’année 1689, quand la France est engagée dans une grande guerre européenne qui chaque jour s’étend et qui oblige de faire face sur toutes les frontières, sur le Rhin, en Flandre et aux Pyrénées, bientôt du côté des Alpes, et déjà aussi dans les colonies et sur les mers. L’Empire et l’Allemagne, la Hollande, l’Espagne, l’Angleterre, la Savoie tout à l’heure, on a à tenir tête à toutes ces puissances, et on y réussit d’abord sans trop de fatigue et sans presque qu’il y paraisse au-dedans. La Cour n’a jamais paru plus tranquille et plus brillante. — « Samedi 1er octobre, à Versailles. — Le roi et Monseigneur s’amusèrent le matin à faire tailler les arbres verts de Marly ; ils en partirent l’après dînée après avoir joué aux portiques… » — « Lundi 3. — Le roi dîna à son petit couvert avec Monseigneur ; sur les cinq heures il alla faire la revue de ses mousquetaires et puis se promener dans le potager… » — « Mercredi 5. — Le roi dîna à son petit couvert et alla tirer… » — Les soirs il y a comédie ou appartement, jeux avant et après souper. C’est là le commencement et la fin de la plupart des journées chez Dangeau. Monseigneur continue de chasser chaque matin et de prendre son loup, tant qu’il y a des loups ; car à la fin il en a tant tué qu’à de certains jours il n’en trouve plus. On a, par Dangeau, le nom exact de tous les jeux auxquels on jouait à la Cour de Louis XIV et où le roi prenait part lui-même. Rabelais nous a donné la liste complète de ceux de Gargantua enfant après ses repas et les grâces dites :
Puis… se la voit les mains de vin frais, s’écuroit les dents avec un pied de porc, et devisoit joyeusement avec ses gens. Puis, le vert étendu, l’on déployoit force cartes, force dez et renfort de tabliers. Là jouoit
au flux,
à la prime,
à la vole,
à la pile,
à la triomphe, etc., etc.
Et l’on en a ainsi pendant plusieurs pages. Pour Louis XIV et Monseigneur ou dresserait une liste pareille, et l’on sait maintenant qu’ils jouaient à l’hombre, — au reversis, — au brelan, — au lansquenet, — aux portiques, — à culbas, — au trou-madame, — à l’anneau tournant, — à la roulette, — à l’escarpoulette, etc. C’est à n’en pas finir. Les nouvelles les plus importantes de la guerre s’y entremêlent et sont enregistrées à côté : on a la physionomie exacte des choses. La Dauphine, près de qui Dangeau est chevalier d’honneur, meurt vers ce temps-là ; on a le cérémonial de ses funérailles dans la dernière précision. Au moment où le corps de la Dauphine est exposé dans sa chambre, avant l’autopsie, il s’est commis une irrégularité dont le narrateur ne manque pas de nous avertir : « Mme la Dauphine a été à visage découvert jusqu’à ce qu’on l’ait ouverte, et on a fait une faute : c’est que pendant ce temps-là, les dames qui n’ont pas droit d’être assises devant elle pendant sa vie, n’ont pas laissé d’être assises devant son corps à visage découvert. » Les choses se passent plus correctement en ce qui est des évêques : « Il a été réglé, nous dit Dangeau, que les évêques qui viennent garder le corps de Mme la Dauphine auront des chaises à dos, parce qu’ils en eurent à la reine ; l’ordre avait été donné d’abord qu’ils n’eussent que des tabourets. » L’acte de l’adoration de la croix, le jour du vendredi saint, est avant tout, chez Dangeau, l’occasion d’une querelle de rang, d’un grave problème de préséance : « Ce matin, les ducs ont été à l’adoration de la croix après les princes du sang. MM. de Vendôme et les princes étrangers ne s’y sont pas trouvés » (de peur de compromettre leurs prétentions). Dangeau ne trouve pas à tout cela le plus petit mot pour rire, et s’il ne prend pas feu comme Saint-Simon, que ces sortes de questions ont le privilège de faire déborder, il s’applique à bien exposer les points en litige, comme un rapporteur sérieux et convaincu. Il relate en greffier d’honneur combien, au service funèbre solennel de cette même Dauphine, il y eut de chaises vides entre les princes ou princesses et les premiers présidents, soit du Parlement, soit de la chambre des comptes, combien on fit de révérences auxdits princes et princesses. Il ne manque à rien, et trouve moyen de suivre quelques-unes de ces difficultés d’étiquette même de loin, et de l’armée du Rhin, où il est allé. Un procès s’est élevé entre M. de Blainville, grand maître des cérémonies, et M. de Sainctot, qui n’est que maître des cérémonies. Le roi prend lui-même connaissance de l’affaire et décide ; presque tout est jugé en faveur de Sainctot, qui a pour lui une longue possession : il restera indépendant de M. de Blainville, ne prendra point l’ordre de lui, marchera à sa gauche, mais sur la même ligne, etc. « La seule chose qui est favorable à M. de Blainville, ajoute Dangeau, c’est qu’il aura la queue de son manteau plus longue d’une aune que celle de M. de Sainctot ; et ainsi les charges ne sont pas égales, mais elles ne sont pas subordonnées. » Il semble à quelqu’un de spirituel avec qui je lis ce passage, que Dangeau, cette fois, a été à une ligne près de trouver cela ridicule, mais qu’il n’a pas osé. Non, je ne crois pas que Dangeau, même en cet endroit, ait été si près de sourire ; on n’a jamais pris plus constamment au sérieux toutes ces puérilités majestueuses, qui avaient, au reste, leurs avantages, si on ne les avait poussées si à bout. On a connu, depuis, les inconvénients du sans-gêne dans les hommes publics et dans les choses d’État. Toujours des excès.
Dangeau, fidèle menin, accompagne Monseigneur à l’armée du Rhin (mai 1690). C’est la seconde campagne de Monseigneur, qui à la première, dix-huit mois auparavant, s’était assez distingué. Il ne se passe rien d’important dans celle-ci. Au lieu des chasses de Monseigneur, Dangeau nous rend exactement toutes ses revues, les fourrages de l’armée, le tous-les-jours du camp, comme il faisait du train de Versailles. Les questions de cérémonial et de salut militaire ne sauraient être oubliées : « En arrivant ici (au camp de Lamsheim), Monseigneur vit toute l’infanterie en bataille sous une ligne à quatre de hauteur… M. de La Feuillée, lieutenant général, qui était demeuré ici pour commander l’infanterie, salua Monseigneur de l’épée, à cheval. » Monseigneur, toutefois, dans cette campagne, s’il ne fait rien d’extraordinaire, ne manque à rien d’essentiel : il remplit les devoirs de son métier, il fait manœuvrer son monde. Dans ses différentes marches, il étudie le terrain et les campements, ce qui s’y est fait autrefois de considérable. Il se fait montrer par le maréchal de Lorges les postes qu’occupaient à Sasbach Montécuculli et Turenne, l’endroit où celui-ci a été frappé à mort, et l’arbre au pied duquel on le transporta pour y mourir. Mais au milieu des qualités honnêtes et régulières du Dauphin, on regrette de ne sentir aucune étincelle ; il n’a pas le démon en lui. Parti le 17 mai de Versailles, il s’en revient à la fin de septembre sans avoir rencontré ni fait naître d’occasion, sans avoir rien tenté de mémorable. Il rejoint à Fontainebleau la Cour, et Dangeau qui ne le quitte pas rentre dans ses eaux.
L’année suivante se passe mieux. Louis XIV part le 17 mars 1691 pour se mettre en personne à la tête de son armée de Flandre. On a ici, en suivant Dangeau pas à pas, une impression bien nette de ce qu’était un de ces fameux sièges classiques de Louis XIV, solennels, réguliers, un peu courts à notre gré, toujours sûrs de résultat, pleins d’éclat pourtant, de nobles actions, de dangers et de belles morts. Le roi, dès l’automne dernier, s’était dit qu’il fallait frapper un coup. Le bruit se répand à Versailles, dans les premiers jours de mars, qu’on va faire un « gros siège » ; on ne dit pas encore de quelle place : sera-ce Mons ? sera-ce Namur ? Cette année, ce sera Mons. Le roi le déclare le mercredi 14 à Versailles, à son lever. Chacun s’empresse d’en être ; nous avons la composition de cette brillante armée, dont la tête est formée de princes et des plus beaux noms de noblesse et de guerre. La place est investie par Boufflers. Vauban, l’« âme des sièges », est parti de Valenciennes pour être devant Mons à l’arrivée du roi. Louvois, cette autre providence, a tout préparé et a fait dresser de longue main les instructions, les études. Les choses se passent comme on l’avait prévu et à point nommé. Louis XIV, son fils, son frère, n’ont plus qu’à sortir à cheval le matin, et à avoir l’œil à ce qui s’exécute. On ouvre ce que Vauban appelle le dispositif de la tranchée le samedi 24. Le roi pendant le siège, et malgré la goutte dont il ressent quelque accès, persiste à monter à cheval et à aller à la tranchée :
Il n’a mis pied à terre que vis-à-vis de la batterie, raconte Dangeau (27 mars) ; ensuite il a visité tout le travail qu’on a fait, et a été aux travaux les plus avancés. Il ne s’est pas contenté de cela, et pour mieux voir, il s’est montré fort à découvert ; il s’est même mis fort en colère contre les courtisans qui l’en voulaient empêcher, et a monté sur le parapet de la tranchée, où il a demeuré assez longtemps. Il était aisé aux ennemis de reconnaître son visage, tant il était près. M. le Grand (le grand écuyer), qui était près de lui, a été renversé de la terre du parapet que le canon a percé, et en a été tout couvert sans en être blessé pourtant.
Au retour de cette inspection, Louis XIV travaille avec ses ministres et tient conseil comme s’il était à Versailles. Tout son monde de Versailles est là, même Racine, le gentilhomme ordinaire, qui prend ses notes pour l’histoire dont il est chargé et qu’il n’écrira pas ; on a de lui une lettre intéressante à Boileau, aussi exacte et circonstanciée que peut l’être la relation de Dangeau lui-même. L’accident principal du siège est l’attaque d’un ouvrage à cornes qui défend la place : « Samedi 31 avril. — Vauban a dit au roi que, s’il était pressé de prendre Mons, on pouvait dès aujourd’hui se rendre maître de l’ouvrage à cornes ; mais que, puisque rien ne pressait, il valait mieux encore attendre un jour ou deux, et lui sauver du monde. » Ce n’est pas le monde qu’on sauve, c’est du monde qu’on veut sauver à Louis XIV. L’attaque, même différée d’un jour, coûta cher pourtant : l’ouvrage à cornes fut pris d’abord, puis perdu ; il fallut revenir à la charge le lendemain. La plupart des officiers y furent tués ou blessés. Un Courtenay mousquetaire y fut tué, un descendant légitime de Louis le Gros et, à sa manière, un petit-fils de France. « Je voyais toute l’attaque fort à mon aise, écrit Racine à Boileau, d’un peu loin à la vérité ; mais j’avais de fort bonnes lunettes, que je ne pouvais presque tenir ferme tant le cœur me battait à voir tant de braves gens dans le péril. » Le roi, à ce siège de Mons comme l’année suivante à celui de Namur, s’offre bien à nous dans l’attitude sinon héroïque, du moins royale, et il satisfait à l’honneur, au courage, à tous ses devoirs, y compris l’humanité : « Jeudi 5 avril. — Le roi, en faisant le tour des lignes, a passé à l’hôpital pour voir si l’on avait bien soin des blessés et des malades, si les bouillons étaient bons, s’il en mourait beaucoup, et si les chirurgiens faisaient bien leur devoir. » La ville a demandé à capituler après seize jours de tranchée ouverte : « Le roi, dit Dangeau, a donné ce matin (9 avril) à Vauban 100000 francs, et l’a prié à dîner, honneur dont il a été plus touché que de l’argent. Il n’avait jamais eu l’honneur de manger avec le roi. » La garnison, composée d’environ cinq mille hommes, sort de la place le lendemain 10 ; Monseigneur assiste au défilé : « Le gouverneur salua Monseigneur de l’épée, et sans mettre pied à terre ; il lui dit qu’il était bien fâché de n’avoir pu tenir plus longtemps, afin de contribuer davantage à la gloire du roi. » Ainsi tout se passait de part et d’autre en parfait honneur et en courtoisie.
Les campagnes durent peu quand le roi y est. Le roi, son siège fait et son coup de foudre lancé, revient à temps, cette année 1691, pour entendre la messe le dimanche de Pâques 15 avril à Compïègne, et pour faire ses Pâques le dimanche d’après à Versailles. Les chasses et les jeux recommencent.
C’est l’impression générale seulement que je veux donner. Assez d’autres chercheront dans le journal de Dangeau tel ou tel fait particulier ; très peu de monde aura la patience de le lire d’un bout à l’autre comme on lit un livre. J’avouerai que cette lecture un peu prolongée, quand on s’y applique, produit une fatigue et un cassement de tête par cette succession de faits sans rapport et sans suite qui font l’effet d’une mascarade. On serait tenté, au sortir de là, de prendre un livre de raisonnement et de logique pour se reposer. Mais enfin, en poursuivant cette lecture à travers les mille particularités dont elle se compose, et en faisant la part de la bienveillance et de l’optimisme de Dangeau, décidé à trouver tout bien, on arrive à un résultat qui, selon moi, ne trompe point : on ressent et l’on respire ce qui est dans l’air à un certain moment. Eh bien même à travers cette guerre immense et laborieuse, les années 1691, 1692, 1693, sont encore fort belles, et continuent de donner une bien haute idée de Louis XIV. Au milieu de la grandeur, la gaieté de la Cour, la légèreté même survivent et se perpétuent, grâce surtout à ces charmantes filles du roi, la princesse de Conti et Mme la duchesse. Ce n’est plus l’âge des La Vallière, des Soubise, des Montespan, dansant avec Louis ou autour de Louis « sous des berceaux de fleurs » ; mais c’est encore le beau moment des promenades des dames sur le canal de Versailles, des collations de Marly, de Trianon, et les enchantements n’ont point cessé. Ils ne cesseront sensiblement que dans les dernières années de cette guerre. Et par cela seul que Dangeau écrit jour par jour, ce nous sera un témoin de ce changement graduel ; il ne sera pas en son pouvoir de le dissimuler.
Nous sommes encore ici dans les temps qui précèdent la date à laquelle s’ouvrent les Mémoires de Saint-Simon. Celui-ci ne les commence, en effet, qu’avec le siège de Namur en 1692, ce qui donne plus de prix aux faits antérieurs racontés par Dangeau et aux notes que Saint-Simon y joint, et qui n’ont pas toutes passé en substance dans son grand ouvrage. La mort soudaine de Louvois au sortir d’un travail avec Louis XIV (16 juillet 1691) est un des endroits de Dangeau que Saint-Simon commente le plus ; il fait de ce grand ministre un admirable portrait, où cependant, à force de vouloir tout rassembler, il a introduit peut-être quelques contradictions et des jugements inconciliables, comme lorsque après l’avoir représenté si absolu, si entier, il veut qu’il n’ait été bon qu’à servir en second et sous un maître. Il s’y est donné aussi toute carrière pour le soupçon et pour les profondeurs mystérieuses, ayant bien soin de faire entendre que cette mort subite n’est pas venue au hasard, et laissant planer l’accusation dans un vague infini. Il paraît croire, d’ailleurs, que si Louvois n’était pas mort à propos ce jour-là, les ordres étaient donnés pour le conduire à la Bastille. À force d’être curieux et soupçonneux, il y a des moments où Saint-Simon devient crédule : Restons dans les limites sévères de l’histoire. Louis XIV sentit à la fois qu’il faisait une perte et qu’il était délivré d’une gêne. Le roi d’Angleterre lui ayant envoyé faire des compliments sur la mort de Louvois, il répondit à celui qui venait de sa part : « Monsieur, dites au roi d’Angleterre que j’ai perdu un bon ministre, mais que ses affaires et les miennes n’en iront pas plus mal pour cela. » Vraies paroles et vrai sentiment de roi ! Louis XIV, dans Lyonne, dans Colbert même et dans Louvois, a des ministres et des instruments puissants, mais pas de collègues. On a fait abus, de nos jours, de ces collègues et de ces maîtres qu’on a donnés à Louis XIV.
Ce qui est bien sensible chez Dangeau, c’est qu’à l’instant où il perd Louvois, Louis XIV se met en devoir de s’en passer. Son emploi étant donné un peu pour la forme et par complaisance au jeune M. de Barbezieux, le roi, qui se fait comme son tuteur et son garant, s’applique plus que jamais au travail ; il devient son propre ministre à lui-même :
Vendredi 31 août (1691), à Marly. — Le roi se promena tout le matin dans ses jardins ; il travailla beaucoup l’après-dînée, comme il fait présentement tous les jours.
Il se met à faire la revue détaillée de ses troupes en ordonnateur en chef :
Mercredi 7 novembre (1691), à Marly. — Le roi alla le matin sur la bruyère de Marly, devant la grille, faire la revue de deux compagnies de ses gardes du corps, celle de Luxembourg et celle de Lorges ; il les vit à cheval et à pied, et homme par homme, et se fit montrer les gardes qui s’étaient distingués au combat de Leuze pour les récompenser.
Samedi 17, à Versailles. — Le roi, après son dîner, fit sur les terrasses de ses jardins la revue de huit compagnies de son régiment des gardes, des quatre qui montent et des quatre qui descendent la garde. Il en avait déjà fait autant dimanche. Il est plus sévère qu’aucun commissaire.
Il va encore à la chasse quand il peut, il s’amuse à tirer, ou à voir tailler ses arbres ; mais le soir, même quand il y a appartement, il s’accoutume à n’y point aller. Il finira par passer tous ses soirs chez Mme de Maintenon, à y travailler avec ses ministres. Quelques passages rapprochés, et qui deviennent aussi fréquents chez Dangeau que l’étaient autrefois les articles des jeux et des divertissements, en diront plus que tout :
Dimanche 6 janvier (1692), à Versailles. — Le soir il y eut appartement ; mais le roi n’y vient plus. M. de Barbezieux est malade depuis quelques jours, et le roi travaille encore plus qu’à son ordinaire.
Lundi 28, à Versailles. — Le roi ne sortit point de tout le jour, non plus qu’hier. Il donne beaucoup d’audiences, et travaille tout le reste du jour ; il s’est accoutumé à dicter et fait écrire à M. de Barbezieux, sous lui, toutes les lettres importantes qui regardent les affaires de la guerre.
Mercredi 2 avril, à Versailles. — Le roi et Monseigneur entendirent les ténèbres à la chapelle ; ensuite le roi travailla avec ses ministres. Il n’y a point de journée présentement où le roi ne travaille huit ou neuf heures.
Cela se soutient et se régularise de plus en plus les années suivantes, et Dangeau, par des résumés de fin d’année, prend soin de constater cette réforme de plus en plus laborieuse de régime, qui suit la mort de Louvois. Louis XIV, en un mot, à cette époque où il allait dater de la cinquantième année de son règne (14 mai 1692), se mettait à l’ouvrage plus que jamais, et à son métier de roi sans plus de distraction. S’il y fit des fautes, il ne cesse d’y mériter l’estime. Il avait cinq grandes armées sur pied : celle de Flandre, sous M. de Luxembourg ; celle d’Allemagne, sous M. de Lorges, de la Moselle, sous M. de Bouliers ; d’Italie, sous Catinat ; de Roussillon, sous le duc de Noailles ; je ne parle pas des flottes, alors si actives. Il se décide, pour cette campagne de 1692, à faire encore quelque gros siège ; ce sera celui de Namur. — « Jeudi 10 avril, à Versailles. — Le roi tient conseil de guerre le matin avec M. de Luxembourg, M. de Barbezieux, Chanlay et Vauban. On fait partir Vauban incessamment, et on ne doute pas que le roi ne partît bientôt si la saison était moins retardée. » Ce Chanlay dont il est parlé, et que Dangeau, annoté par Saint-Simon, nous fait particulièrement connaître, était de ces seconds indispensables à la guerre, un officier d’état-major accompli, parfait à étudier les questions, les lieux, à dresser des instructions et des mémoires, à juger des hommes. Louvois l’avait légué à Louis XIV, qui voulait en faire un ministre : à quoi la modestie de Chanlay résista. Ces parties sérieuses et toutes pratiques du règne de Louis XIV trouvent leur ouverture et leur éclaircissement par bien des passages de Dangeau. On part de Versailles pour le siège de Namur le 10 mai ; on arrive devant la place le lundi 2659. Le roi y est pris de goutte ; ce qui ne l’empêche pas de tout voir, de donner ordre à tout. La ville se rend après sept ou huit jours de tranchée ; le château tient un peu plus longtemps. C’est encore un beau siège classique, régulier, modéré, courtois. Dès le premier jour les dames de qualité s’effrayent de rester dans la ville ; on demande pour elles un passeport : « Le roi l’a refusé ; cependant les dames sont sorties et sont venues à une maison près de la Sambre. Le roi y a envoyé le prince d’Elbeuf. Il voulait qu’elles retournassent dans la ville ; mais elles persistèrent à n’y vouloir point retourner, et apparemment le roi aura la bonté de se relâcher ; il leur a même envoyé à souper. » Et le lendemain le roi envoie des carrosses à ces dames pour les conduire à une abbaye voisine. « Outre les quarante femmes qui sont sorties du côté du roi, il y en a eu encore trente, dit Dangeau, qui sont sorties du côté de M. de Boufflers. » Le roi, tout souffrant et peu valide qu’il est, s’expose suffisamment. À une action, pendant le siège du château, il reste toujours à cheval à une demi-portée de mousquet de la place, et quelques gens sont blessés fort loin derrière lui. Valeur et politesse, discipline et humanité, l’impression qui nous reste de, tout cela, sans aller jusqu’à l’enthousiasme lyrique de Boileau, est celle de quelque chose de noble, d’honorable et de bien royal. Il arrive là, à cette prise de Namur, ce qui est plus d’une fois arrivé à la France dans le temps d’une victoire remportée sur terre, c’est un désastre sur mer : on apprend la défaite de M. de Tourville à La Hogue. À son retour de Namur à Versailles, et dès le premier soir, Louis XIV voit entrer M. de Tourville, qui venait le saluer. Il lui dit tout haut, dès qu’il l’aperçoit : « Je suis très content de vous et de toute la marine ; nous avons été battus, mais vous avez acquis de la gloire et pour vous et pour la nation. Il nous en coûte quelques vaisseaux ; cela sera réparé l’année qui vient, et sûrement nous battrons les ennemis. » Parole encore de vrai roi, qui n’a ni l’humeur du despote, irrité que les choses lui résistent, ni la versatilité du peuple, dont les jugements varient selon le bon ou le mauvais succès.
Cette année 1692 nous offre aussi le très beau combat de Steinkerque, livré le 3 août par le maréchal de Luxembourg. Dangeau, qui dans le premier moment de la nouvelle l’appelle le combat d’Enghien, nous dit : « Samedi 9 août, à Versailles. — M. le comte de Luxe arriva ici ; il apporta au roi une relation fort ample de M. de Luxembourg de tout ce qui s’est passé au combat. Le roi nous a dit qu’il n’avait jamais vu une si belle relation, et qu’il nous la ferait lire. » Les éditeurs ont eu l’heureuse idée de nous faire le même plaisir que Louis XIV à ses courtisans, c’est-à-dire de nous donner le texte même de la relation de M. de Luxembourg, conservée au Dépôt de la guerre, et de laquelle s’étaient amplement servis les historiens militaires du règne ; mais dans sa première forme et dans son tour direct, elle a quelque chose de vif, de spirituel, de brillant et de poli qui justifie bien l’éloge de Louis XIV, et qui en fait de tout point une page des plus françaises.
L’admiration de Dangeau est communicative, va-t-on me dire ; prenez garde d’y trop donner. Je rends ce que j’éprouve en ces bons endroits, comme encore on me laissera citer ce mot de Louis XIV, conservé par Dangeau, lorsque deux ans après environ le vainqueur de Steinkerque et de Nerwinde, Luxembourg, se meurt :
Vendredi 31 décembre 1694, à Versailles. — M. de Luxembourg à cinq heures du matin s’est trouvé mal, et sa maladie commence si violemment que les médecins le désespèrent. Le roi en paraît fort touché, et a dit ce soir à M. mon frère : « Si nous sommes assez malheureux pour perdre ce pauvre homme-là, celui qui en porterait la nouvelle au prince d’Orange serait bien reçu » Et ensuite il a dit à M. Fagon, son premier médecin : « Faites, monsieur, pour M. de Luxembourg tout ce que vous feriez pour moi-même si j’étais dans l’état où il est. »
Louis XIV n’offre pas d’abord des trésors à celui qui sauvera M. de Luxembourg ; il dit ce simple mot humain : Faites comme pour moi-même. Ce sont là de rares moments dans sa vie de roi trop asiatique et trop idolâtré : il n’est que plus juste d’en tenir compte.
La campagne de 1692 fut la dernière de Louis XIV qui mérite ce nom ; car celle de l’année suivante ne parut qu’un voyage brusquement interrompu. Parti de Versailles le 18 mai 1693 pour l’armée de Flandre, Louis XIV, plus lent qu’à l’ordinaire, n’ayant rien arrêté de précis et s’étant, trouvé pendant quelques jours malade au Quesnoy, fait mine de s’avancer du côté de Liège ; puis tout d’un coup, le 9 juin, au camp de Gembloux, il déclare qu’il s’cn retourne à Versailles. Cette résolution soudaine étonna beaucoup. Le roi ne se montrait pas en cela fidèle à son principe, qui était de ne point s’en retourner sans avoir fait quelque chose. Il renonce désormais à être général et à aller de sa personne à la guerre. Jusque-là, quand il l’avait fait, ç’avait été très honorablement, bien que toujours dans son rôle de roi. Il ne cherchait point les périls, mais aussi il ne les évitait pas. Dangeau, pas plus en cette dernière occasion qu’en aucune autre, ne se permet le moindre commentaire : mais ce qu’il y a d’un peu lourd ou de peu svelte jusque dans la force et la grandeur de Louis XIV, paraît bien dans le détail journalier de sa relation. Cet appesantissement en partie physique qui augmentait avec l’âge, cet enchaînement aux habitudes, ce besoin d’avoir toujours autour de soi une grosse Cour, finirent par retenir le monarque à Versailles et dans ses maisons.
Si l’espace me le permettait, j’aurais à noter, dans le tome Ve, les teintes plus sombres qui se laissent apercevoir à travers l’uniformité officielle et l’impassibilité souriante de Dangeau. Ainsi on ne joue plus tant à la Cour ; la santé du roi se dérange plus souvent, quoiqu’à chaque indisposition Dangeau prenne soin de nous rassurer. Les gouttes, les fièvres, aidées des médecines de précaution dont Fagon abuse, tournent en habitude chez Louis XIV, malgré son fonds d’excellente constitution. En même temps les impôts augmentent ; les capitations ne rendent qu’avec lenteur. Le roi, qui a retranché une moitié sur les étrennes de ses enfants (1694) et deux cents chevaux de son écurie, cherche à étendre ses économies sur tout ce qui est dépenses de luxe, et sur les courriers que les généraux multipliaient sans nécessité pour la moindre affaire, et sur les Gobelins dont on a congédié tous les ouvriers. On ne paye plus l’Académie des sciences, ni « la petite académie que M. Bignon avait fait établir pour la description des arts », celle qui est devenue l’Académie des inscriptions. Même au travers du Dangeau, cela s’entend, tout crie misère. Des désertions, des révoltes dans les troupes se font sentir. Les nouvelles levées d’hommes sont de plus en plus difficiles, et d’odieux recruteurs y emploient la violence à l’insu du roi. Il est temps, c’est l’impression qu’on a, que la paix se fasse, et que le traité de Riswick arrive pour procurer à la France un intervalle de repos qui, malheureusement, ne sera pas assez long.
Les anecdotes, les portraits et croquis qu’on pourrait extraire de ces derniers volumes seraient sans fin, et Saint-Simon se greffant sur Dangeau produit des fruits qui ont une saveur tout à fait neuve. J’ai remarqué plus d’une jolie anecdote, une entre autres, toute littéraire, qui montre que ce n’est pas seulement de nos jours que l’ironie s’est glissée sous un air d’éloge dans le discours d’un directeur de l’Académie française recevant un nouveau confrère. Elle mérite d’être présentée dans tout son développement, et je la réserve pour samedi prochain60.