XLIIe entretien.
Vie et œuvres du comte de Maistre
I
Virgilium vidi tantum
; ce qui veut dire ici : J’ai connu personnellement ce grand écrivain qu’on nomme le comte de Maistre ; je l’ai connu homme, et je l’ai vu passer prophète. C’est un grand avantage pour parler d’un écrivain que d’avoir vécu dans sa familiarité, car il y a toujours beaucoup de l’homme dans l’auteur. Vos portraits du comte de Maistre sont des portraits d’imagination ; le mien est un portrait d’après nature.
Je vous disais donc que je l’avais connu homme, et que je l’avais vu avec le temps passer prophète. C’est un étrange phénomène que cette transformation, avec l’aide du temps, d’un homme de style, d’un homme d’esprit ou d’un homme de génie, en prophète, par les enfants de ceux qui l’ont connu simple mortel comme vous et moi.
Voici comment ce phénomène s’opère.
Un écrivain remarquable, original, téméraire de vérité et de paradoxe, surgit dans un coin du monde. Il faut que ce soit loin de Paris, à cause du prestige de la distance, du
major e longinquo reverentia
: le lointain donne à tout de la majesté. Et puis, si cet écrivain surgissait à Paris, l’envie le dénigrerait à sa naissance et l’étoufferait longtemps dans son berceau ; il aurait à subir, comme nous tous, la comparaison avec d’autres hommes égaux ou supérieurs à lui ; il serait mesuré à la toise de la jalouse médiocrité ; on ne lui rendrait sa véritable taille qu’à sa mort, quand il faudrait mesurer son cercueil à sa stature. Il faut donc que cet écrivain prédestiné à devenir prophète naisse et vive dans l’éloignement ; il faut de plus qu’il naisse et qu’il vive dans un temps de grande dissension de l’esprit humain, époque où chaque parti a besoin de champions éclatants pour embrasser, fortifier, diviniser sa cause.
Ces deux conditions admises, c’est-à-dire la distance et l’esprit de parti, qu’arrive-t-il ?
Le grand homme inconnu écrit ou pérore dans son coin du monde ; pendant qu’il vit on fait peu d’attention à lui ; on ne le regarde que comme une curiosité littéraire ; ses volumes s’entassent sans beaucoup de bruit les uns sur les autres ; quelques esprits éminents et cosmopolites s’aperçoivent seuls qu’il y a quelque part on ne sait quelle voix qui rend des oracles dans la solitude. Ces oracles sont d’autant plus recueillis dans l’élite qu’ils se répandent moins dans la foule. L’auteur de ces oracles meurt sans avoir atteint la grande célébrité européenne ; un silence de quelques années se fait sur sa tombe ; mais tout à coup un des deux partis d’idées en lutte dans le monde intellectuel, religieux, politique, éprouve le besoin de confondre, d’éblouir, de foudroyer le parti contraire par l’éclat d’un génie solidaire qui lui prête un style, des armes, des idées et de l’audace contre ses adversaires. On exhume les livres du mort récent de la poussière où ils dormaient, on les réimprime, on les exalte, on fait un bruit immense autour de son nom.
Le parti opposé crie au scandale, lit ces livres, y cherche et y trouve des excès d’esprit et des paradoxes qui vont jusqu’aux défis du bon sens et jusqu’à la justification du supplice comme argument de controverse. Le parti du grand inconnu s’irrite de cette contradiction ; il s’acharne à l’admiration, il adopte jusqu’aux excentricités de son auteur favori, il prend à la lettre jusqu’à ses plaisanteries et à ses sarcasmes pour en faire des articles de foi, il divinise sa nouvelle école, il en fait un saint. Le parti adverse en fait un fou ou un scélérat. Le nom longtemps inconnu est lancé et relancé à la tête des combattants ; criblé tour à tour d’auréoles ou d’invectives, ce nom se répand dans le combat ; les livres se popularisent dans la dispute ; l’un y cherche des ridicules, l’autre des oracles ; tout le monde y découvre un prodigieux style et une forte vertu.
La génération suivante croit que cet homme dont on parle avec tant de haine ou tant d’amour était quelque géant d’un autre âge dépassant la taille humaine. Un grand respect la saisit, un grand prestige la subjugue ; les phrases de l’écrivain font texte, ses opinions font loi, ses rêveries mêmes font miracle pour ses fidèles ; et voilà l’homme prophète.
II
C’est ainsi que le comte de Maistre nous apparaît aujourd’hui, à trente-sept ans de distance du temps où nous nous promenions ensemble sous les châtaigniers de la vallée de Chambéry, lui me récitant ses vers sur le Caucase et sur le Phâse, deux excellentes rimes pour un vieux poète revenant de Russie, moi lui récitant les premières stances des Méditations, sans penser qu’un jour il serait divinisé et moi lapidé pour de la prose ou pour des vers. Ô plaisante vicissitude des choses humaines qui s’amuse à faire jouer aux hommes les rôles les plus inattendus de tous et d’eux-mêmes ! Voilà un jeune homme et un vieillard qui se donnent la main en jouant du bout du pied avec les cailloux polis du torrent desséché de l’Aisse dans le bassin de Chambéry, et qui causent nonchalamment après dîner de choses et d’autres, comme deux voyageurs en attendant le départ sur le banc de l’hôtellerie ; et à trente-sept ans de là le vieillard sera devenu prophète, et le jeune homme, après avoir été arbitre momentané presque du monde, jugera le vieillard pour gagner sa vie, en intéressant ses lecteurs dans un entretien littéraire ! Étonnez-vous donc des volte-face de la destinée, et respectez donc quelque chose après cela !
Eh bien ! dès cette époque je respectais beaucoup l’éloquent et le majestueux vieillard avec lequel je m’entretenais au bord du ruisseau ou à table, sans soupçonner cependant que je causais avec un demi-dieu. Je vous ferai son portrait physique comme s’il était là sous ma plume, mais laissez-moi vous transcrire avant le cadre de ce portrait, aussi original et aussi pittoresque que la figure. Ce que je vous peins là, je l’ai vu.
III
On a fait un grand seigneur féodal du comte de Maistre. Ce n’est pas cela ; c’était un simple gentilhomme savoyard de peu de fortune et sans illustration jusqu’à lui.
C’est une existence bien naïve et bien pastorale que celle du gentilhomme campagnard des vallées de Savoie, et surtout de la vallée véritablement arcadienne de Chambéry. Qui peut, après Jean-Jacques Rousseau et Chateaubriand, essayer de décrire cette oasis de lumière, d’ombre, de prairies en pente, de châtaigniers en groupes, de chaumières éparses, de lacs encaissés et dormants dans le demi-jour, sous l’abri majestueux des montagnes dentelées de sapins et de neige ? Mais on peut décrire la vie du gentilhomme savoyard de ces vallées quand on a eu, comme moi, le hasard et le bonheur de vivre avec eux et de leur vie dans sa jeunesse.
Sur le penchant le plus incliné vers le torrent ou vers le lac qui forme le lit de ces vallées ; sur quelque colline arrondie et grasse de gazon ; au sommet d’un petit promontoire avancé vers les eaux et qui y laisse pendre et tremper les branches de ses châtaigniers ; au bord d’une grève exposée au soleil du levant ou du midi et où brille de loin une marge de sable fin lavé d’écume ; dans le creux d’une anse, au sommet d’un monticule boisé, semblable à une île sur un océan de roseaux, on voit luire au soleil un petit nombre de maisons à toits aigus et bleuâtres, couverts d’ardoises, sur lesquels des nuées de pigeons blancs en repos sèchent leurs plumes et becquettent le grain volé dans la cour.
Ces maisons, en général carrées et basses, n’ont rien qui les distingue trop des maisons de la petite bourgeoisie, qu’une ou deux tourelles qui flanquent les angles, et qui ressemblent plus à des colombiers qu’à des bastions. Elles sont bordées d’un côté de quelques petites terrasses en étages qui dominent la plaine ou les eaux ; de larges figuiers y étendent leurs branches, qui ont la contorsion et la couleur de grosses couleuvres endormies. De l’autre côté, une basse-cour entourée de métairies et d’étables couvertes en chaume sert de portique à la maison. Au-dessus et au-dessous, un bois de châtaigniers, des groupes de noyers, une vigne presque inculte rampant sur le grès, un champ de maïs aux régimes d’or, un autre de froment, de blé noir ou de raves, enfin une prairie marécageuse tachetée de la verdure suspecte des joncs, forment tout le domaine, et avec le domaine tout le patrimoine de la famille. Il faut y ajouter une maison noire de vétusté et d’abandon, meublée de meubles antiques, dans quelque rue sombre et serpentante de Chambéry, à l’ombre des rampes aristocratiques qui montent au château du gouverneur de Savoie.
IV
Là vivent, de leurs récoltes en nature, que leurs bœufs et leurs mules transportent pendant les derniers jours d’automne à la ville, un certain nombre de familles qu’on appelle, les unes par authenticité, les autres par courtoisie, la noblesse de Savoie. Leurs titres sont leur uniforme et leur épée consacrée héréditairement au service militaire de la maison de Savoie. Ces familles ont, en général, cinq ou six enfants par génération. Les fils entrent, les uns dans la magistrature de Chambéry et deviennent sénateurs du sénat de Savoie, comme fit le comte de Maistre ; les autres entrent dans l’Église, et ils deviennent évêques de quelque diocèse plus ou moins éloigné, de Sardaigne, de Piémont, de Maurienne ou de Tarentaise ; les autres entrent dans l’armée, et ils deviennent de valeureux officiers, et quelquefois des lieutenants-colonels ou des colonels dans la brigade de Savoie, composée de trois à quatre mille braves paysans de leurs montagnes ; quelques-uns, les plus opulents ou les plus ambitieux, entrent à la cour de Turin, deviennent écuyers ou chambellans, et s’élèvent, si la faveur ou le mérite les secondent, jusqu’au rang de gouverneur de province.
Parmi les filles, un très petit nombre se marient, parce que la loi ne leur accorde qu’une parcelle du patrimoine de la famille ; les unes entrent dans des couvents, ces sépulcres de la jeunesse et de la beauté qui étouffent souvent les gémissements secrets de la nature ; les autres restent dans la maison, y vieillissent avec une inclination cachée dans leur cœur, contractent une physionomie de résignation et de mélancolie douce qui fait monter les larmes aux yeux quand on les regarde, puis s’accoutument à leur sort, se font les providences de la maison, reprennent leur gaieté et deviennent tantes, cette seconde maternité de la famille, plus touchante encore que l’autre, parce qu’elle est plus désintéressée et plus adoptive. Ces tantes font le charme de ces intérieurs ; ce sont les cariatides gracieuses et vivantes de la maison : elles ne la supportent pas, mais elles la décorent.
V
Les mœurs de ces familles de gentilshommes sont, d’un côté, simples et rurales comme les paysans au milieu desquels ils vivent ; de l’autre, chevaleresques et militaires comme la cour et l’armée, qu’ils fréquentent pendant leur jeunesse. Le contact avec l’Italie, où ils ont leur gouvernement, leur donne l’élégance et l’urbanité des cours d’au-delà des Alpes ; leur séjour à la campagne leur laisse la cordiale bonhomie des champs ; le voisinage de la France, la communauté de langue laissent infiltrer chez eux nos livres, nos journaux, nos doctrines et nos controverses d’esprit. Cette superficie de littérature française donne aux plus lettrés d’entre eux le goût et quelquefois l’émulation d’écrire. Mais l’esprit de nation, l’esprit de corps, l’esprit d’Église et l’esprit d’aristocratie, héréditaires et obligés dans leur caste, leur défendent la liberté de penser autrement qu’on ne pense à la cour de Turin, dans le palais de l’évêque ou dans le château du gouverneur de Savoie.
Ceux qui veulent écrire ne peuvent, sous peine de faillir à leur ordre, à leur Église ou à leur trône, écrire qu’une de ces deux choses : des badinages d’esprit ou des traditions du moyen âge. C’est ce qui explique peut-être pourquoi les deux écrivains les plus charmants et les plus éloquents de Savoie, le comte de Maistre et Xavier de Maistre, son frère, ont écrit, l’un de si sublimes platonismes mêlés de contrevérités, l’autre de si légers et de si pathétiques opuscules de pur sentiment et opuscules neutres comme le sentiment.
VI
Le hasard me les a fait connaître familièrement l’un et l’autre ; mais, avant de parler de l’un et de l’autre, on ne peut s’empêcher de remarquer que, par un phénomène littéraire qui doit avoir sa raison cachée dans les choses, c’est la même petite vallée de Savoie qui a donné au dix-huitième et au dix-neuvième siècle les deux plus magnifiques écrivains de paradoxes du monde moderne : Jean-Jacques Rousseau et le comte de Maistre ; l’un, le paradoxe de la nature et de la liberté poussé jusqu’à l’abrutissement de l’esprit et à la malédiction de la société et de la civilisation ; l’autre, le paradoxe de l’autorité et de la foi sur parole, poussé jusqu’à l’anéantissement de la liberté personnelle, jusqu’à la glorification du bourreau, et jusqu’à l’invocation du glaive du souverain et des foudres de Dieu contre la faculté de penser.
Un hasard m’a fait connaître familièrement, à la fleur de mes jours, les trois frères de Xavier de Maistre, l’auteur du Lépreux et du Voyage autour de ma chambre, et, plus tard, Joseph de Maistre lui-même. En voyageant en Savoie, et en visitant un ami d’enfance qui était le neveu des de Maistre, alors justement estimés, mais encore ignorés de la gloire, je tombai par accident dans le nid champêtre qui avait vu naître cette couvée d’hommes extraordinaires.
C’était une maisonnette toute semblable à celles que j’ai décrites plus haut comme la demeure ordinaire des gentilshommes peu opulents de la Savoie. On l’appelait Bissy. Je l’ai célébrée dans mes premiers vers par une épître familière insérée sous le titre de Méditation poétique, et adressée au colonel de Maistre, propriétaire de cet ermitage. La maison est située sur le flanc septentrional de la vallée qui court, à travers des prairies et des bocages, de Chambéry au lac du Bourget. La haute muraille noire du Mont-du-Chat étend et gonfle ses fondements jusque dans cette vallée ; ses ruisseaux, ses cascades, ses longues ombres s’y versent dans le torrent large et rocailleux de l’Aisse. Tout y est retentissant de leurs murmures et de leur fraîcheur. C’est sur un de ces renflements des racines du Mont-du-Chat qu’est assise la maison de Bissy. Un petit bois de châtaigniers sauvages toujours jeunes, parce qu’on les coupe toujours pour le chauffage de la métairie, la domine et la protège du vent du nord ; une petite cour pavée de cailloux de deux couleurs roulés par l’Aisse et arrosée d’une fontaine, comme dans les cours de village en Suisse ou dans le Jura, y coule, à petits filets, d’un tronc d’arbre creusé et verdi de mousse. Un corridor, une cuisine, une salle à manger, quelques chambres basses pour les provisions, les lingeries, les domestiques, composent le rez-de-chaussée. On monte par un escalier de pierres grises au premier étage, où l’on trouve un petit salon et cinq ou six chambres de maîtres ou d’hôtes.
Le sapin, lavé et poli par le sable fin des servantes, y répand, comme en Suisse, sa saine odeur de résine. Des fenêtres du salon le regard descend d’abord sur un petit parterre entouré d’un mur à hauteur d’appui, planté de légumes domestiques et d’arbres fruitiers, plus animé, selon moi, que des pelouses monotones et des fleurs stériles ; de là le regard s’étend sur une prairie en pente bordée d’immenses noyers, ces oliviers gigantesques du Nord, qui distillent une huile moins limpide, mais plus parfumée que celle de l’Attique. Le torrent de l’Aisse, avec ses cailloux roulés, coupe la plaine par une ligne blanchâtre que ses eaux, souvent débordées, laissent à sec pendant l’été. Au-delà se relève un plateau verdoyant et boisé, sur lequel blanchissent les tourelles du petit manoir de Servolex, qui appartient aujourd’hui à mes neveux, et qui appartenait alors aux neveux des de Maistre. Puis la vallée se ferme et s’accidente par les murailles à pic et semblables à des falaises de la montagne de Nivolet.
VII
C’est là que vivait, à cette époque, l’aimable et respectable famille. Elle se composait du comte de Maistre, ambassadeur de Sardaigne à Pétersbourg, rentrant après une longue absence dans sa patrie, et prêt à publier ses grands et étranges livres qui gonflaient son portefeuille, et qui sont devenus la controverse d’aujourd’hui ; de sa femme et de ses filles, retrouvées à cette halte après une longue séparation. Elle se composait du colonel de Maistre, propriétaire du domaine de Bissy ; de sa femme, toujours souriante, et de quelques nièces aussi enjouées et aussi avenantes que cette tante. Elle se composait enfin de l’abbé de Maistre, autre frère qui devait bientôt devenir évêque d’Aoste ; et enfin de Xavier de Maistre, dont on regrettait l’absence, et qu’on attendait aussi de Pétersbourg, où un heureux et riche mariage avait fixé son sort errant.
L’abbé de Maistre était à la fois très pieux, très enjoué, très semblable par son originalité inattendue à un Sterne savoyard ou à un doyen de Saint-Patrick. Il était au moins l’égal de ses deux frères par l’esprit, par l’étrangeté, par la sève locale. Il écrivait des sermons, pour la cathédrale de Chambéry ou de Turin, du style élégant, succulent et onctueux de nos grands prédicateurs. Il nous en lisait, à son neveu et à moi, des passages le matin ; le soir il écrivait, sur un gros livre blanc qu’on appelait le livre du fou rire, les anecdotes les plus niaises et les plus bouffonnes recueillies de la vie ou de la bouche de tous les sots d’Italie ou de Savoie pour dérider innocemment les plus austères soirées. Il va sans dire que le cynisme et l’indécence étaient soigneusement écartés de ce recueil. Il y avait un abîme de vices et un abîme de vertus entre Rabelais et l’abbé de Maistre ; la bêtise seule, la bêtise pure, la bêtise qui s’ignore, qui s’enfle et qui jouit naïvement d’elle-même, était enregistrée dans ces pages ; le rire qui en sortait était franc, mais point méchant : l’abbé de Maistre mettait de la charité même dans le ridicule. Sa personne répondait à son caractère : il était d’un âge déjà mûr, de taille moyenne, d’épaisse corpulence, à figure fine d’expression, quoique un peu lourde de joues. La prière et la méditation, auxquelles il consacrait ses matinées, répandaient une ombre de recueillement et de concentration d’esprit sur ses traits ; mais le sérieux et l’enjouement étaient fondus à doses si égales dans sa nature que l’on voyait toujours le rire éclatant prêt à trahir la gravité sur ses lèvres. Il retenait longtemps le mot gai avant de le laisser échapper. Ce sont toujours les visages graves qui décochent mieux le rire communicatif, parce qu’il est plus inattendu.
VIII
Quant au colonel de Maistre, il n’écrivait pas, mais il jouissait de ses trois frères, ses aînés, comme un père aurait joui de la supériorité de ses fils. Il avait passé sa jeunesse dans les camps ; il passait son âge mûr dans sa douce retraite, qui servait de halte et d’asile à tous les parents, et là il savourait l’amour d’une cousine adorée et adorable qu’il avait épousée tard et qu’il possédait avec délices, comme les bonheurs longtemps suspendus. Ce bonheur se lisait sur son visage épanoui sous ses cheveux blancs comme un soleil d’automne sur la neige ; il était gai, content, reposé sans prétention et nullement sans charme, toujours prêt à fournir l’occasion de la réplique à ses frères pour les faire briller en s’éclipsant, parlant du comte comme d’un ancien, de l’abbé comme d’un saint, de Xavier comme du Benjamin absent et regretté de la tribu. Le colonel n’en était pas lui-même la moindre grâce ni le moindre mérite, car il en était par excellence la bonté.
Ce Benjamin de la tribu, ce Xavier de Maistre, l’auteur du Lépreux de la cité d’Aoste, je ne le connaissais pas alors ; je l’ai connu depuis. Le connaître, c’était l’aimer.
L’homme délicat et sensible qui a écrit ce livre du Lépreux passe pour le second dans sa famille ! Erreur et préjugé que le temps rectifiera. Cet homme n’est le second de personne ; il est le premier des naïfs, et la naïveté dans le sublime est le plus naturel des génies, car c’est le génie qui s’ignore, l’innocence baptismale du talent.
Sans doute son frère est un merveilleux jouteur de plume ; nous avons nous-même subi l’éblouissement de son style dans la première jeunesse, à cet âge où l’on reçoit sur parole les admirations et les cultes de famille, et où l’audace du paradoxe passe pour l’intrépidité de la raison. L’écrivain en lui est sans modèle et sera peut-être sans imitateur ; mais le philosophe savoyard ressemble trop à un sophiste grec de la décadence. Ce qu’il y a de plus majestueux en lui c’est l’attitude et de plus miraculeux c’est l’écrivain.
Mais tant qu’une larme chaude demandera à couler délicieusement du cœur de l’homme sensible, ému des souffrances de ses semblables, on relira le Lépreux de Xavier de Maistre, et l’on appellera l’auteur son ami. C’est lui alors qui sera grand, car il n’y a de grand dans le talent que l’émotion. Gloire aux larmes !
IX
Voilà le charmant cadre de famille dans lequel éclatait alors la figure du comte Joseph de Maistre. Il portait gravement, mais légèrement, son âge de soixante à soixante-dix ans. Sa stature, sans être élevée, paraissait grandiose par la dignité un peu exagérée avec laquelle il portait la tête en arrière. Un certain air de représentation caractérisait son attitude : après avoir représenté devant les cours il représentait encore dans sa famille. Sa taille était forte sans embonpoint. Ses pieds posaient à terre avec le poids et la fermeté d’une statue de bronze. Ses gestes pittoresques rappelaient l’homme semi-italien qui avait beaucoup causé avec les Piémontais et les Sardes. Son costume, très soigné dès le matin, tenait de l’homme de cour : cravate blanche, décoration au cou, grande croix pendante sur la poitrine, plaque sur le cœur, habit de cérémonie, chapeau toujours à la main ; il ne voulait pas être surpris en déshabillé par le plus humble paysan en sabots de la montagne qui apportait sur sa mule les fagots de bois du Mont-du-Chat à la maison de ses frères.
Ses cheveux, d’un blanc de neige et d’une finesse de soie, étaient accommodés sur sa tête comme ceux de nos pères, en deux ailes rebroussées sur les tempes, enduits de pommade et saupoudrés de poudre ; puis, divisés sur le derrière de la tête en une troisième natte, ils allaient se resserrer dans une queue flottante sur l’habit. La tête, quoique naturellement forte, paraissait ainsi plus grosse encore que nature ; son front large et haut sortait plus ample de ce nuage de frisure et de poudre. De grands beaux yeux bleus pleins de lumière, encadrés dans des sourcils encore noirs, un nez carré, des joues fermes, une bouche large et façonnée à plaisir par la nature pour l’éloquence, un menton solide, relevé, presque provoquant, une expression hardie, un demi-sourire moitié de bienveillance, moitié de sarcasme, complétaient cette figure.
L’ensemble était d’un homme qui sent sa valeur et qui, sans l’imposer par trop d’orgueil, veut la faire sentir aux autres par quelque emphase dans l’attitude. Sa politesse, quoique parfaite, retenait à distance plus qu’elle ne familiarisait avec lui. Il aimait à se laisser contempler plus qu’à se laisser approcher. Le dialogue n’allait pas à son caractère ; sa conversation était un inépuisable monologue. Il causait avec abondance sans jamais s’épuiser d’idées ; il jouissait d’être bien écouté ; pendant la réplique il s’endormait, puis se réveillait trente fois par heure, reprenant le fil de l’entretien comme si ses courts sommeils avaient seulement reposé ses yeux sans endormir sa pensée.
Sa vie était régulière comme un cadran dont les chiffres romains divisent en minutes égales les heures. Il se levait avant le jour. Il commençait par la prière et par la lecture des psaumes le cours nouveau du temps. Souvent il allait à la messe à l’heure où les servantes pieuses y vont avant que les maîtres soient levés ; il écrivait ensuite jusqu’au dîner. On dînait alors au milieu du jour. Après le dîner, seul ou en compagnie de l’un ou l’autre d’entre nous, il prenait en main sa canne à pommeau d’or cueillie parmi les joncs dans quelque marais du Caucase, et il faisait de longues promenades sur les collines ou dans la vallée de ses pères. Il s’arrêtait à chaque pas pour faire une remarque ou pour conter une anecdote de sa vie de Sardaigne ou de Russie. Il aimait passionnément les beaux vers ; il en avait composé beaucoup dans ses loisirs, il nous en récitait des strophes dont les lambeaux sont restés dans ma mémoire. Après ces longues promenades, où l’esprit et les pas s’égaraient délicieusement à sa suite, il rentrait à la maison ; quelquefois il s’arrêtait encore un moment à l’église du faubourg ou du village ; puis la conversation reprenait jusqu’au souper, aussi diverse, aussi enjouée et quelquefois aussi étincelante qu’en plein soleil.
X
Cette conversation, ravivée par ses frères et par ses neveux, hommes d’un esprit au niveau de ce génie de famille, roulait en général sur ses ouvrages. Ces ouvrages étaient presque tous encore en portefeuille. Il consultait tout le monde, et même moi, malgré le disparate de mon extrême jeunesse avec ses années. Il me donnait rendez-vous le matin dans sa chambre pour me lire ses volumes et pour écouter les observations très inexpérimentées que j’aurais à lui faire sur son style. Il craignait beaucoup Paris, cette Athènes de l’Europe, dangereuse, disait-il, pour un Scythe comme lui. « Que diraient-ils de cela à Paris ? » me répétait-il à chaque instant avec un sourire moitié triomphant, moitié défiant, qui attestait à la fois sa confiance dans le succès et son appréhension du ridicule.
Je lui répondais avec une affectueuse liberté : il l’autorisait par son indulgence. Que de phrases malsonnantes, que d’expressions risquées jusqu’au grotesque napolitain, que de constructions russes ou savoyardes ne lui ai-je pas fait effacer avec la docilité du génie !
Quelquefois il résistait avec une obstination impénitente à raturer un mot ou une image. « Non, non, disait-il en persistant, cela les amusera à Paris ; il faut scandaliser un peu cette pruderie de leur langue ! »
Je cédais, quoique à regret, à ce petit désir d’effet par l’audace de la phrase. Ce que je lui conseillais alors d’effacer, je l’effacerais encore aujourd’hui de ses pages : toutes les excentricités de style ne sont pas des bonheurs d’expression. Ses sauvageries de style étaient des appâts tendus à la curiosité. Il n’avait pas besoin de ces artifices.
Quelque temps après je fus chargé d’apporter moi-même à Paris un de ses principaux ouvrages en manuscrit pour le faire imprimer. Le manuscrit était adressé à M. Martainville, rédacteur en chef du Drapeau blanc, journal en sympathie de doctrine et d’exagération avec le comte de Maistre. C’est ainsi que je connus accidentellement Martainville, homme provoquant et intrépide. J’avais eu occasion de le voir un an avant dans un duel où il avait été héroïque ; il ne me connaissait que de visage ; il ne savait pas mon nom, quoique j’eusse pris parti pour lui dans sa querelle.
Il craignait en ce moment d’être assassiné par les nombreux ennemis que lui suscitaient ses invectives mordantes contre les adversaires des Bourbons. Il me fallut insister longtemps, donner le nom du comte de Maistre, être reconnu comme par des sentinelles à travers des guichets pratiqués dans des couloirs, pour parvenir avec mon dépôt jusqu’à lui.
Une fois cette glace rompue, je trouvai dans Martainville un brave et jovial combattant de l’épée et de la plume, qui adorait dans le comte de Maistre un étranger de la même religion politique que lui. Chateaubriand, Bonald, Lamennais (intolérant au nom du Ciel et absolutiste au nom des hommes alors), étaient à Paris, à cette époque, avec Martainville, les correspondants et les patrons de ce grand écrivain, dont on veut faire aujourd’hui, à Turin et à Paris, un agitateur de l’Italie, précurseur de M. de Cavour, et, qui sait ? peut-être un destructeur du pouvoir temporel des papes. Ô pauvre imagination humaine ! tu ne vas jamais si loin que la bouffonnerie des partis ! Si les ombres rient dans l’éternité, l’âme beaucoup trop rieuse de celui qui fut ici-bas le comte de Maistre doit bien rire en voyant son nom servir d’autorité à une révolution.
Mais maintenant que nous avons le portrait de cet homme devenu l’entretien du monde, voyons en peu de mots sa vie, et mêlons-y ses œuvres ; car l’homme, la vie et l’œuvre se tiennent indissolublement dans le philosophe, dans le politique et dans l’écrivain.
Nous avons une excellente abréviation de la vie du comte de Maistre écrite par son fils. C’est le fils qui connaît le mieux le père ; la piété filiale est le génie d’un biographe. Nous ne jugerions pas les œuvres du père sur les paroles du fils, mais, quant aux circonstances de la vie domestique, il n’y a pas de plus sûrs et de plus honnêtes témoins que les enfants.
Nous faisons toutefois nos réserves sur deux ou trois actes de la vie publique du comte de Maistre, actes que nous caractériserons tout autrement que ne les caractérise son fils. Si la piété filiale a son culte, elle a aussi son fanatisme ; nous nous en défendrons : c’est le droit de la postérité.
XI
Le comte Joseph de Maistre était né à Chambéry en 1754. Son père, président de ce qu’on appelait le sénat de Savoie, eut dix enfants. Joseph de Maistre était le premier-né. Élevé à Chambéry et à Turin, sa naissance le prédestinait à la magistrature provinciale dans son pays. D’abord substitut, puis sénateur (c’est-à-dire juge) à Chambéry, il y épousa mademoiselle de Morand, fille d’une condition égale à la sienne.
Trois enfants qui vivent encore, portés tous les trois à de hautes fortunes en France par la renommée paternelle dans l’aristocratie européenne, furent le fruit de ce mariage. Ces fortunes attestent la vigueur des opinions aristocratiques et religieuses, solidaires depuis Chambéry jusqu’à Paris et à Pétersbourg. Les opinions ennoblissent, les orthodoxies deviennent parentés entre les petites et les grandes noblesses. Une des filles du modeste gentilhomme de Chambéry se nomme la duchesse de Montmorency en France.
M. de Maistre exerçait honorablement ses fonctions de magistrature provinciale dans sa petite ville au moment où la Révolution française éclata. Son fils prétend qu’il était libéral ; peut-être ?
En 1793, après l’invasion de la Savoie par M. de Montesquiou, le comte de Maistre se retira à Turin avec ses frères, qui servaient dans l’armée sarde. Revenu peu de jours après à Chambéry, il y vit naître, dans les angoisses de l’invasion française, sa troisième fille, Constance de Maistre, qu’il ne devait pas revoir avant vingt-cinq ans. Il laissa sa femme à Chambéry, pour y préserver leur petite fortune, et il émigra à Lausanne. Ses biens paternels, très modiques, furent séquestrés, mais il portait avec lui une meilleure fortune ; ce fut à Lausanne qu’il écrivit, comme un pamphlet de guerre contre la Révolution française, l’ouvrage qui commença sa réputation parmi les émigrés de toute date dont la Suisse, l’Allemagne et l’Angleterre se remplissaient alors. C’était une captivité de Babylone pour toutes les aristocraties de l’Europe, un peuple dans un peuple, qui avait ses doctrines, ses passions, sa langue à part.
M. de Maistre parla dès les premiers jours cette langue de l’émigration avec une habileté magistrale, une vigueur et une originalité qui créèrent son nom. Ses Considérations sur la France éclatèrent de Lausanne à Turin, à Rome, à Londres, à Vienne, à Coblentz, à Pétersbourg, comme un cri d’Isaïe au peuple de Dieu. Le style de Bossuet était retrouvé au fond de la Suisse. Le début seul annonce un philosophe dans le publiciste. Quelle théorie de la monarchie !
« Nous sommes tous attachés au trône de l’Être suprême par une chaîne souple qui nous retient sans nous asservir.
« Ce qu’il y a de plus admirable dans l’ordre universel des choses, c’est l’action libre des êtres libres sous la main divine. Librement esclaves, ils agissent tout à la fois volontairement et fatalement. Ils font réellement ce qu’ils veulent, mais sans déranger les plans généraux. Chacun de ces êtres occupe le centre d’une sphère d’activité dont le diamètre varie au gré de l’éternel Géomètre qui sait étendre, restreindre ou diriger sans contraindre la nature.
« Dans les ouvrages de l’homme, tout est pauvre comme l’ouvrier ; les vues sont bornées, les moyens roides, les ressorts inflexibles, les résultats monotones. Dans les ouvrages de Dieu, les richesses de l’infini se montrent à découvert jusque dans le moindre élément. Sa puissance opère en se jouant ; entre ses mains tout est souple, rien ne lui résiste ; pour lui tout est moyen, même l’obstacle, et les irrégularités produites par l’opération des êtres libres viennent se ranger dans l’ordre général. »
Cela continue ainsi pendant plusieurs pages, pages plus semblables à une ode d’Orphée célébrant la Divinité dans ses lois qu’à un pamphlet de publiciste dépaysé contre la révolution qui l’exile. Les pages de l’Histoire universelle de Bossuet n’ont pas plus de cette moelle de grand sens dans les choses. C’est un Bossuet laïque.
XII
À l’instant le monde de l’émigration et des cours fut attentif et saisi ; tout le monde lettré se dit : « Écoutons ! Voilà un prophète de consolation qui nous vient des montagnes. »
Il continue, il console ses coexilés par une magnifique théorie de l’irrésistible puissance de la Révolution qui broie tout devant elle, ses amis comme ses ennemis. Il y voit un de ces fléaux divins auxquels il est presque impie de résister, tant ils sont divins dans leur force. C’est une pierre qui roule d’en haut ; sa loi est d’écraser ce qui l’arrête. Il disait plus vrai qu’il ne croyait dire. La Révolution avait une mission qu’elle ignorait elle-même ; mais cette mission n’était pas tant de renverser le passé que de courir vers un avenir nouveau de la pensée et des choses. C’était une marée équinoxiale de l’océan humain ; de Maistre n’y voyait qu’un accès de fureur et de crime. Fureur et crime y prévalurent, en effet, trop inhumainement de 1791 à 1794 ; la Révolution en a été punie par la stérilité. La fureur et le crime ne sèment pas, ils ravagent ; mais, une fois le sang-froid revenu à l’esprit révolutionnaire, il reprenait un grand sens humain que le philosophe du passé ne pouvait ni ne voulait comprendre.
« La Révolution, ajoute-t-il, mène les hommes plus que les hommes ne la mènent. »
Quelle admirable intuition ! et quelle preuve plus sensible qu’elle est menée elle-même par une force occulte vers un but inaperçu encore par ses amis et par ses ennemis !
« Les révolutionnaires, dit-il, réussissent en tout contre nous parce qu’ils sont les instruments d’une force qui en sait plus qu’eux. »
Quelle était donc cette force omnisciente ? pouvait-on répondre au publiciste. Si ce n’était pas la fatalité, que vous répudiez avec raison comme un blasphème, c’était donc un dessein supérieur à l’intelligence humaine ; une force supérieure à l’intelligence humaine, qu’est-ce autre chose que Dieu ?
« Votre Mirabeau, ajoute-t-il, n’est au fond que le roi des halles. Il a prétendu en mourant qu’il allait refaire, avec ses débris, la monarchie, et, quand il a voulu seulement s’emparer du ministère, il en a été écarté par ses rivaux comme un enfant. »
Cela était vrai de Mirabeau vicieux, factieux et populaire ; mais combien faux de Mirabeau philosophe, orateur et législateur, quand il avait dépouillé ses vices avec son habit de tribun ! Il était alors le prophète inspiré de la vraie Révolution, comme le comte de Maistre était le prophète inspiré de la contre-révolution. Aussi, ce qu’il y a à admirer dans ce premier ouvrage de Joseph de Maistre, ce ne sont pas les vérités, ce sont les vues. Du haut de ses rochers il a le regard de l’aigle ; il voit plus loin que le vulgaire, mais il ne voit pas toujours vrai. Il commence sa vie par un magnifique sophisme, comme Jean-Jacques Rousseau, son compatriote. Le sophisme de de Maistre devait aboutir à la servitude, mensonge à la dignité morale de l’homme, comme le sophisme de liberté de Jean-Jacques Rousseau devait aboutir à l’anarchie, mensonge de la société politique.
Ce fut un malheur pour Joseph de Maistre d’avoir commencé sa course au milieu de l’émigration et sur son terrain ; il ne voulut plus revenir sur ses pas. Il mourut le plus honnête et le plus éloquent des hommes de parti, au lieu de vivre et de mourir le plus honnête et le plus éloquent des philosophes chrétiens. La vérité pure ne lui plaisait pas assez ; il lui fallait le sel de l’exagération pour l’assaisonner au goût de sa caste. Inde labes !
XIII
Le livre, à partir de là, devient foudroyant contre les révolutionnaires quels qu’ils soient, savants, lettrés, modérés, régicides, justement enveloppés, s’écrie-t-il, dans le nuage de la vengeance céleste contre ceux qui attentent à la souveraineté. C’est un dithyrambe à la Némésis révolutionnaire, la hache excusée de tout pourvu qu’elle frappe ! « Il y a eu, dit-il, des nations condamnées à mort, comme des individus coupables, et nous savons pourquoi. »
Tout à coup il se tourne inopinément contre les royalistes qui demandent la contre-révolution, la conquête de la France, sa division, son anéantissement politique. Il fulmine contre cette idée à son tour. « Si la Providence efface, c’est pour écrire »
, dit-il. Il veut que la réaction de la France contre la France vienne d’elle-même, de la France ; et en cela il se montre à la hauteur des pensées d’en haut. Il finit par une prophétie qui n’était que de la logique
en comptant sur la versatilité des peuples et surtout des Gaulois, en annonçant la restauration des Bourbons sur le trône. Seulement, s’il était prophète pour l’événement, il n’était pas prophète pour le temps ; car ce qu’il annonçait pour demain est arrivé à vingt-cinq ans de distance, et, avant de restaurer les Bourbons, la France a relevé un trône militaire et absolu pour un des généraux qui l’aidèrent à vaincre l’Europe.
Tel est le livre, nul comme prophétie, violent comme philosophie, désordonné comme politique (relisez le chapitre sur la glorieuse fatalité et sur la vertu divine de la guerre ; cela est pensé par un esprit exterminateur et écrit avec du sang). Mais ce livre est un éclair de foudre parti des montagnes des Alpes pour illuminer d’un jour nouveau et sinistre tout l’horizon contre-révolutionnaire de l’Europe encore dans la stupeur. Ni Vergniaud, ni Mirabeau lui-même n’avaient eu de pareils éclairs dans la parole ni de pareilles vigueurs dans l’esprit. M. de Maistre regardait le premier face à face l’écroulement du monde religieux et politique avec le sang-froid d’un esprit partial, sans doute, mais surhumain. Le style, nouveau aussi par sa sculpture lapidaire, était à la hauteur de l’esprit. Ce style bref, nerveux, lucide, nu de phrases, robuste de membres, ne se ressentait en rien de la mollesse du dix-huitième siècle, ni de la déclamation des derniers livres français ; il était né et trempé au souffle des Alpes ; il était vierge, il était jeune, il était âpre et sauvage ; il n’avait point de respect humain, il sentait la solitude, il improvisait le fond et la forme du même jet ; il était, pour tout dire en un mot, une nouveauté. La nouveauté, c’est le symptôme des gloires futures. Cet homme était nouveau parmi les enfants du siècle.
XIV
Ce fut le sentiment de l’Europe en le lisant. Un vengeur nous est né ! s’écrièrent l’ancien régime, l’ancienne politique, l’ancienne aristocratie, l’ancienne foi. Mais ce vengeur rajeunissait par la jeunesse de son style la vieillesse des choses.
Ce livre, répandu comme un secret parmi l’émigration, fit du gentilhomme savoyard le favori sérieux de la contre-révolution, des camps et des cours. On dit au roi de Sardaigne : « Comment négligez-vous ce prodige que Dieu vous envoie pour vous illustrer et pour vous sauver ? Les grandes puissances seraient jalouses de ce don du Ciel. Hâtez-vous d’en décorer vos conseils. » On l’appela, en 1797, à Turin. La faible monarchie sarde fut écrasée dans les guerres de 1799 entre la France et l’Autriche. Le roi de Sardaigne se réfugia dans son île, sur un débris de trône. Le comte de Maistre, qui n’avait rien à espérer de l’Autriche que l’abandon et de la France que la proscription, suivit le roi en Sardaigne. On lui donna, sous le titre de régent de la chancellerie, la direction très insignifiante des tribunaux de cette petite île.
Bientôt l’homme parut trop grand pour l’emploi. Cet écrivain qui embrassait le monde d’un regard ne pouvait se résigner à l’étroitesse d’horizon d’une petite cour insulaire sur un écueil de la Méditerranée, peuplé d’habitants presque sauvages. Il fatiguait la cour et les ministres des secousses de son imagination. Son génie oratoire et inquiet froissait la routine et la médiocrité de la cour de Cagliari. On le voit clairement dans sa correspondance, il importunait les Sardes et les Piémontais favoris de la cour. Ne pouvant nier son mérite, on l’envoya pérorer ailleurs. Lui-même étouffait dans cette bourgade décorée du nom de capitale. La Sardaigne anéantie et ruinée ne pouvait avoir une diplomatie sérieuse en Europe ; un peu d’intrigue et quelques supplications aux grandes cours étaient sa seule politique. Le roi, évidemment importuné lui-même des imaginations trop grandioses du comte de Maistre, le nomma son ministre plénipotentiaire à Pétersbourg.
C’était un honneur dans la forme, au fond c’était un exil. Son fils présente comme un sacrifice douloureux à la monarchie l’acceptation du comte de Maistre de ce poste ; on peut croire cependant que l’ambition très haute du comte de Maistre fut heureuse de cette mission à une telle cour. Il lui fallait les grandes scènes, les grands auditoires ; il avait besoin d’espace comme tout ce qui veut rayonner de loin. Les appointements (vingt mille francs), conformes à la pénurie de cette pauvre cour de Cagliari, étaient insuffisants sans doute, mais ils étaient cependant bien au-dessus du traitement d’un sénateur de Chambéry.
XV
Le comte arriva à Pétersbourg plein de pensées vagues pour son roi, pour la Russie, pour lui-même. Sa tête fermentait de restauration ; il voulait relever la maison de Savoie par les Russes, peut-être même par les Français. On va voir bientôt dans sa correspondance qu’il savait au besoin s’accommoder avec la Révolution pourvu qu’elle rétablît et qu’elle agrandît le trône de son monarque.
L’empereur Alexandre et l’aristocratie russe l’accueillirent, non pour son titre, mais pour son nom. Les Considérations sur la France avaient popularisé ce nom jusqu’à la cour de Russie. Il devint en peu de temps le favori des salons de Pétersbourg. Il y était gracieux, enjoué, souple, éloquent, étrange et sérieux à la fois. Son éloquence à chaînons rompus et à brillantes fusées de génie était surtout, comme celle de madame de Staël, une éloquence confidentielle de coin du feu ; il n’avait pas assez de gravité et de solidité pour une tribune, il avait assez d’inspiration, de grâce et de décousu pour un tête-à-tête. De plus, son rôle à Pétersbourg était de plaire et de flatter. Les Savoyards naissent courtisans par la situation subalterne de leur province à Turin. Le grand Savoyard plaisait généralement et flattait à merveille. Les ministres étrangers, même les ministres de France en Russie, ne voyaient en lui qu’un représentant du malheur et du détrônement. On ne craignait pas l’ascendant de Cagliari sur le monde ; on admirait l’esprit de son représentant. Son existence, un peu amère sous le rapport de la fortune, était très douce sous le rapport de la société. De plus, quoi qu’il en dise çà et là dans ses lettres à sa cour et dans ses lettres familières, il était loin d’être insensible aux rangs, aux titres, aux décorations, aux faveurs de cour. Le titre d’ambassadeur d’un roi à la cour de Russie, bien que ce roi ne fût plus qu’un naufragé du trône sur un îlot d’Italie, caressait agréablement son orgueil. Je l’ai assez vu pour ne pas croire à ce désintéressement d’amour-propre. Cet amour-propre n’enlevait rien à sa vertu, mais il transpirait souvent dans sa correspondance.
J’en eus un jour une preuve bizarre qui ne s’effacera jamais de mon souvenir. Les petites circonstances sont quelquefois les meilleures révélations du caractère.
À l’époque de mon mariage, qui fut célébré à Chambéry, le comte Joseph de Maistre fut choisi par mon père absent pour le représenter au contrat et pour me servir ce jour-là de père. Le contrat se signait dans une maison de plaisance nommée Caramagne, à quelque distance de la ville, chez la marquise de la Pierre, centre de la société aristocratique de Savoie. Le comte d’Andezenne, général piémontais, gouverneur de Savoie, servait de père à ma fiancée. Une nombreuse réunion de parents et d’amis remplissait le salon. On lut le contrat, et on appela les témoins à la signature. Le gouverneur de la Savoie fut appelé le premier par sa qualité de père de la fiancée et par son rang de représentant du souverain dans la province. Il signa et chercha à passer la plume à la main du comte de Maistre.
Le comte, que nous venions de voir dans le salon, tout couvert de son habit de cour et de ses décorations diplomatiques, avait disparu. On le chercha en vain dans le château et dans les jardins ; nul ne savait par où il s’était éclipsé. On fut obligé de laisser en blanc la place de sa signature ; mais, une fois le contrat signé, il reparut, sortant d’un massif de charmille où il s’était dérobé pendant la cérémonie. Nous lui demandâmes confidentiellement la raison de cette disparition, qui avait contristé un moment la scène.
« C’est, dit-il, qu’en qualité d’ambassadeur du roi et de ministre d’État je ne voulais pas inscrire mon nom au-dessous du nom d’un gouverneur de Savoie. Demain j’irai signer seul et à la place qui convient à ma dignité. » Et il alla, en effet, le lendemain signer le registre. Les uns admirèrent cette grandeur de respect pour soi-même, les autres cette politesse. Quant à moi, j’admirai cette force du naturel qui place l’étiquette plus haut que le cœur.
XVI
Sa correspondance avec sa famille et ses amis, à dater de son arrivée à Pétersbourg, ne laisse rien dans l’ombre de son âme et de son esprit, de sa vie publique et de sa vie domestique. Le comte de Maistre, qui était autant homme de conversation qu’homme de plume, était par conséquent un correspondant exquis, car les lettres ne sont au fond que la conversation écrite. Ces deux volumes de correspondance, tantôt intime comme les soupirs d’un exilé vers sa patrie, sa femme, ses enfants, ses frères, tantôt politique, sont une des meilleures parties de ses œuvres. Elles ont été complétées récemment par la publication indiscrète de ses dépêches à la cour de Sardaigne. L’homme se trahit quelquefois dans ces trois volumes. On a dit qu’il n’y avait point de grand homme pour son valet de chambre ; on peut dire, après avoir lu ces innombrables lettres, qu’il n’y a point de secret pour la postérité. Le comte de Maistre s’y met à nu tout entier à son insu, et, bien que l’homme y soit toujours brillant et charmant dans sa nature, il disparaît souvent sous le diplomate de peu de scrupule. L’adorateur inflexible de l’ancien régime n’y disparaît pas moins sous l’adorateur de la victoire révolutionnaire, quand la victoire révolutionnaire donne une chance à la fortune de son parti. Il est toujours honnête homme, sans doute, mais il n’est rien moins que l’homme d’une seule pièce qu’on a voulu nous faire de lui. Il sait très bien se retourner quand la roue tourne. Il sait très bien aussi donner à la fortune le nom majestueux et divin de Providence. Quand la Providence tourne la page du livre du destin, lui aussi il tourne la page, comme un traducteur obéissant du texte sacré. Il continue à prophétiser, sans se troubler des contradictions qu’une si haute prétention de confident et de commentateur de la Providence fait encourir à son don de prévision. Dangereux métier que celui d’augure ! Malgré sa piété très sincère, il y a une certaine impiété à se mettre au niveau de l’Infini et à parler sans cesse au nom de Dieu. Il avait trop lu la Bible ; le ton d’oracle avait vicié en lui l’accent modeste de ce grain de poussière pensant qu’on appelle un homme de génie.
Nous en trouvons une preuve étonnante dès les premières pages de sa correspondance. Il vient de fulminer, ainsi qu’on l’a vu, contre la Révolution, ses œuvres, ses hommes. La légitimité est son principe, l’ancien régime est son dogme ; les Bourbons, solidaires, selon lui, de la maison de Savoie, sont ses dieux terrestres ; il a un culte pour leurs malheurs, il a une correspondance avec leur chef Louis XVIII. Il croit et il espère en eux comme dans la Providence des trônes et des peuples ; il est l’ami de leurs représentants ou de leurs favoris, le comte d’Avaray et le comte de Blacas. Une pensée contraire à la restauration du principe de la légitimité serait une trahison de sa religion politique, une apostasie de son cœur.
Tout à coup Bonaparte s’assied sur un trône de victoires ; les puissances européennes le reconnaissent, l’usurpation se fait dynastie, l’avenir paraît s’aplanir et s’étendre sans limites devant la fortune d’un soldat heureux. Les royalistes sont consternés. Écoutez M. de Maistre dans ses lettres à Madame de Pont, émigrée désespérée à Vienne.
« Tout le monde sait qu’il y a des révolutions heureuses et des usurpations auxquelles il plaît à la Providence d’apposer le sceau de la légitimité par une longue possession. Qui peut douter qu’en Angleterre Guillaume d’Orange ne fut un très coupable usurpateur ? et qui peut douter cependant que Georges III, son successeur, ne soit un très légitime souverain ? »
(Quelle doctrine que celle en vertu
de laquelle l’usurpation de la veille est la légitimité du lendemain ! Quelle morale que celle où le temps transforme le crime en vertu !)
Il continue :
« Si la maison de Bourbon est décidément proscrite, il est bon que le gouvernement se consolide en France. J’aime bien mieux Bonaparte roi que simple conquérant. Cela tue la Révolution française, puisque le plus puissant souverain de l’Europe (Bonaparte) aura autant d’intérêt à étouffer cet esprit révolutionnaire qu’il en avait besoin pour parvenir à son but. Le titre légitime, même seulement en apparence, en impose à un certain point à celui qui le porte. N’avez-vous pas observé, Madame, que dans la noblesse, qui n’est, par parenthèse, qu’un prolongement de la souveraineté, il y a des familles usées au pied de la lettre ? La même chose peut arriver dans une famille royale. Il n’y a certainement qu’un usurpateur de génie qui ait la main assez ferme et même assez dure pour rétablir… Laissez faire Napoléon… Ou la maison de Bourbon est usée et condamnée par un de ces jugements de la Providence dont il est impossible de se rendre raison, et, dans ce cas, il est bon qu’une race nouvelle commence une succession légitime, etc. »
On voit avec quelle souplesse de logique le fidèle de l’ancien régime se convertit aux volontés de la Providence et les justifie même contre son propre dogme. « Il n’y a, écrit-il quelques lignes plus bas, qu’une bonne politique comme une bonne physique : c’est la politique expérimentale ! »
Quelle amnistie à toutes les infidélités !
XVII
À quelques jours de là on trouve dans une lettre à son frère ces délicieuses mélancolies du regret des temps passés :
« Moi qui mettais jadis des bottes pour aller à Sonaz (château près de Chambéry), si je trouvais du temps, de l’argent et des compagnons, je me sens tout prêt à faire une course à Tobolsk, voire au Kamtschatka. Peu à peu je me suis mis à mépriser la terre ; elle n’a que neuf mille lieues de tour. — Fi donc ! c’est une orange. Quelquefois, dans mes moments de solitude, que je multiplie autant qu’il est possible, je jette ma tête sur le dossier de mon fauteuil, et là, seul au milieu de mes quatre murs, loin de tout ce qui m’est cher, en face d’un avenir sombre et impénétrable, je me rappelle ces temps où, dans une petite ville de ta connaissance (Chambéry), la tête appuyée sur un autre dossier, et ne voyant autour de notre cercle étroit (quelle impertinence, juste ciel !) que de petits hommes et de petites choses, je me disais : “Suis-je donc condamné à vivre et à mourir ici comme une huître attachée à son rocher ? ” Alors je souffrais beaucoup ; j’avais la tête chargée, fatiguée, aplatie par l’énorme poids du rien. Mais aussi quelle compensation ! je n’avais qu’à sortir de ma chambre pour vous trouver, mes bons amis. Ici tout est grand, mais je suis seul ; et, à mesure que mes enfants se forment, je sens plus vivement la peine d’en être séparé. Au reste, je ne sais pas trop pourquoi ma plume, presque à mon insu, s’amuse à te griffonner ces lignes mélancoliques, car il y a bien quelque chose de mieux à t’apprendre.
« Je ne puis écrire autant que je le voudrais, mais jamais je ne vous perds de vue. Vous êtes tous dans mon cœur ; vous ne pouvez en sortir que lorsqu’il cessera de battre. À six cents lieues de distance, les idées de famille, les souvenirs de l’enfance me ravissent de tristesse. Je vois ma mère qui se promène dans ma chambre avec sa figure sainte, et en t’écrivant ceci je pleure comme un enfant. »
Délicieux !
XVIII
Ces sensibilités de cœur contrastent toujours en lui avec les duretés de l’esprit. L’écrivain était acerbe, l’homme était bon ; c’est le contraire de tant d’autres, tels que Jean-Jacques Rousseau, hommes très humanitaires dans leurs écrits, très personnels dans leur conduite. M. de Maistre n’aurait pas jeté un chien de sa chienne à cette voirie vivante où Jean-Jacques Rousseau jetait ses enfants.
Ses lettres suivent pas à pas les événements et les commentent à sa manière.
« Après la bataille d’Iéna, dit-il, j’avais écrit à notre ami, M. de Blacas : Rien ne peut rétablir la puissance de la Prusse. J’ai eu, depuis que je raisonne, une aversion particulière pour le grand Frédéric, qu’un siècle frénétique s’est hâté de proclamer grand homme, mais qui n’était au fond qu’un grand Prussien. L’histoire notera ce prince comme un des plus grands ennemis du genre humain qui aient jamais existé. Sa monarchie était un argument contre la Providence. Aujourd’hui cet argument s’est tourné en preuve palpable de la justice éternelle. Cet édifice fameux, construit avec du sang et de la boue, de la fausse monnaie et des feuilles de brochures, a croulé en un clin d’œil, et c’en est fait pour toujours ! »
Voyez le danger des oracles ! un demi-siècle après cet anathème la Prusse balançait l’empire en Allemagne et prospérait insolemment malgré les vices très réels de son origine, et malgré, qui sait ? peut-être à cause du machiavélisme de son fondateur et de ses cabinets.
Ceci s’adressait au comte d’Avaray, favori de Louis XVIII, alors réfugié à Milan sous la protection de la Russie.
Tournez la page ; vous lirez sur Bonaparte les lignes suivantes pour justifier la paix conclue par la Russie avec l’usurpateur du royaume de Louis XVIII.
« Je sais tout ce qu’on peut dire contre Bonaparte : il est usurpateur, il est meurtrier ; mais, faites-y bien attention, il est usurpateur moins que Guillaume d’Orange, meurtrier moins qu’Élisabeth d’Angleterre. Il faut savoir ce que décidera le temps, que j’appelle le premier ministre de la Divinité au département des souverainetés ; mais, en attendant, Monsieur le Chevalier, nous ne sommes pas plus forts que Dieu. Il faut traiter avec celui à qui il lui a plu de donner la puissance. »
Allez plus loin, vous lirez des lettres à Louis XVIII lui-même, roi bien digne par son esprit d’un tel correspondant.
Allez encore, vous arrivez bien inopinément à une des plus étranges péripéties de caractère et d’imagination qui puissent confondre le don de prophétie dans un homme assez hardi pour se l’arroger. Nous voulons parler de la tentative d’un rapprochement personnel du comte de Maistre avec Bonaparte. — Pour quel but ? Il est facile de le conjecturer quand on a lu ses lettres familières et les lettres officielles plus récentes destinées à excuser sa démarche auprès de la cour de Sardaigne ; et enfin par quel intermédiaire ? par l’amitié du duc de Rovigo (Savary), accusé alors, à tort ou à droit, de l’exécution sanglante du duc d’Enghien. Le comte de Maistre, qui venait, deux lettres plus haut, d’anathématiser le meurtre du duc d’Enghien, se rapprochant avec déférence de Savary qui venait d’assister à l’exécution de la victime ! Et le ministre du roi de Sardaigne se concertant, à l’insu de son maître, avec le ministre de Bonaparte pour opérer un rapprochement intime et secret entre l’homme de Vincennes et le roi de Cagliari !
La plume tombe des doigts. Laissons le comte de Maistre faire lui-même cette étonnante confession. « Ne vous fiez pas aux princes », dit l’Écriture. Ne vous fiez pas aux prophètes politiques, dit cette correspondance. Lisez, car, si vous ne lisiez pas, vous ne croiriez pas.
XIX
On a vu, par les lettres précédentes, que l’envoyé oisif du roi de Sardaigne à Pétersbourg flottait entre la résistance et l’acquiescement à la fortune de Napoléon, et qu’il commençait à prendre au sérieux cette fortune qu’il avait d’abord prise en moquerie ou en haine.
On a vu de plus que l’envoyé du roi de Sardaigne s’ennuyait de son oisiveté. Qu’avait-il à faire en effet à Pétersbourg qu’à recevoir de loin les rumeurs des champs de bataille, des négociations, des congrès, des entrevues d’Erfurt ou de Tilsitt entre les princes, et à transmettre à sa cour les mille et mille commérages politiques des salons de Pétersbourg, commérages vagues, souvent faux, sur lesquels il échafaudait des dépêches, des plans, des combinaisons plus propres à amuser sa cour de Cagliari qu’à la servir ?
L’envoyé de Sardaigne n’avait en réalité là qu’un seul rôle : écouter aux portes et faire de l’esprit sur ce qu’il avait entendu par le trou de la serrure. Le métier n’allait pas à une tête si forte et si active. Il rêvait un rôle plus conforme à sa stature ; il n’aspirait à rien moins qu’à rendre à son ombre de gouvernement un trône réel sur le continent, per fas et nefas. On va le voir. Il voulait imposer son nom à la reconnaissance de la maison de Savoie par un de ces services officieux, éclatants, qui font d’un sujet le restaurateur de son prince ; ou plutôt il ne savait pas bien précisément encore ce qu’il voulait à cet égard, car la résurrection du Piémont lui paraissait radicalement impossible tant que Napoléon serait sur le trône, et cependant c’était désormais à Napoléon qu’il allait s’adresser pour relever la monarchie de Sardaigne sur le continent. Il s’agissait donc dans sa pensée d’un de ces desseins confus, chimériques, équivoques, qui ont besoin du succès pour être avoués. Or, puisqu’à ses propres yeux il était impossible, Napoléon vivant, de rendre Turin, le Piémont et la Savoie au roi de Sardaigne, c’était donc un autre royaume qu’il fallait obtenir de Napoléon en indemnité pour cette cour. Mais, pour que cette indemnité d’un royaume détaché par Napoléon lui-même de ses conquêtes pût être donné au roi de Sardaigne, il fallait deux choses : d’abord consentir à être l’obligé et pour ainsi dire le complice du conquérant distributeur d’empires. Que devenait l’honneur de la maison de Savoie ?
Il fallait de plus accepter, après l’avoir sollicité, un de ces royaumes arrachés par le conquérant à une autre maison régnante pour en gratifier la maison de Savoie devenue usurpatrice à son tour. Que devenait la légitimité ?
On voit que tout cela n’était ni très digne, ni très logique, ni très moral. Les politiques n’ont pas de scrupules, mais les prophètes, qui parlent sans cesse au nom de la morale divine, sont tenus d’en avoir. M. de Maistre en manquait ici.
Quoi qu’il en soit, le comte de Maistre inventa dans sa féconde imagination, une belle nuit, un plan de restauration, ici ou là, de la cour de Sardaigne. Ce plan, il se garda bien de l’avouer à personne, de peur qu’on ne soufflât sur sa chimère : les aventureux craignent les conseils.
Ce plan consistait à séduire Savary, l’envoyé de Napoléon en Russie, par les empressements de sa politesse et par les agréments de son esprit ; puis, après avoir séduit l’envoyé, de séduire le maître, de convertir Napoléon à la contre-révolution par la puissance d’un entretien tête à tête avec le vainqueur du monde, de l’éblouir, de le fasciner, de le magnétiser, de le dompter à force d’audace et d’éloquence, de le convaincre de la nécessité de rétablir la maison de Savoie dans quelque grand établissement monarchique sur le continent ; puis, après ce triomphe du génie sur Napoléon, de revenir à la cour de Cagliari en apportant à son souverain un royaume ou un autre.
XX
On comprend, sans qu’il soit besoin de le dire, que l’envoyé du roi de Sardaigne en Russie se garda bien de consulter sa cour sur une si étrange hallucination de sa propre politique ; la cour proscrite, mais scrupuleuse, de Cagliari aurait, au premier mot, désavoué et rappelé son ministre. Comment, en effet, la maison proscrite de Savoie aurait-elle avec dignité mendié un trône à son proscripteur ? et comment cette maison royale, représentant dans son île la fidélité malheureuse à la légitimité des trônes, aurait-elle pu se démentir en expulsant elle-même une autre maison royale de ses possessions, par la main de Napoléon, pour se déshonorer en acceptant ses dépouilles ?
Or, nous l’avons dit, on ne pouvait prendre cette indemnité de la maison dépouillée de Savoie que sur d’autres dépouilles. Et, de plus, comment le roi de Sardaigne, allié et protégé de la Russie, de l’Angleterre, de l’Espagne, de l’Autriche, de la Prusse, parent enfin de la maison de Bourbon, aurait-il justifié aux yeux de ces alliés naturels ses relations secrètes avec Napoléon, le jour où cette négociation ou cette intrigue viendrait à transpirer du cabinet de M. de Maistre dans le monde ?
C’était là une de ces manœuvres équivoques qui perdent plus que la fortune d’une cour, qui perdent son caractère. Le comte de Maistre en eut le pressentiment sans doute, car il garda un profond silence, silence très répréhensible, envers sa cour sur ces aventures de diplomatie très compromettantes pour ceux dont il était censé être le diplomate. Quand un homme représente son souverain, l’homme disparaît sous le ministre. Il ne lui est pas permis de dire : J’agis, comme homme privé, dans un sens inverse de mon rôle et de mon devoir comme ministre de ma cour. Si l’on veut agir comme homme privé et d’après ses propres inspirations au lieu d’agir selon ses instructions, il faut commencer par donner sa démission de son titre d’envoyé de sa cour. Alors on est libre, on n’engage que soi ; mais en restant ministre, et en agissant comme homme, on engage sa cour et on forfait à sa mission. Voilà les principes.
Le comte de Maistre les faussait en prétendant agir comme homme et rester revêtu de son caractère d’envoyé de son roi.
On conçoit l’étonnement et la juste colère qui saisirent les ministres et le roi à Cagliari quand les ministres et le roi apprirent avec stupeur cette incartade de zèle et cette folie de fidélité dans leur ministre à Pétersbourg. De ce jour data, pour M. de Maistre, réprimandé et mal pardonné, une défiance et un éloignement de sa cour à son égard qui ne lui permirent jamais de monter jusqu’où son génie pouvait prétendre en Piémont.
Lisons de sa propre main le récit de cette incroyable échauffourée de zèle.
XXI
« Au moment où je m’occupais de ces idées, écrit-il plus tard au ministre des affaires étrangères à Cagliari pour s’excuser, il arrive ici un favori de Napoléon (Savary). Cet homme se prend de quelque intérêt pour moi. Il est présenté dans une maison où je suis fort lié, M. de Laval, Français résidant à Pétersbourg et chambellan de l’empereur Alexandre. Je me demande s’il n’y aurait pas moyen de tirer parti des circonstances en faveur du roi. Les hommes extraordinaires (Napoléon) ont tous des moments extraordinaires ; il ne s’agit que de savoir les saisir.
« Les raisons les plus fortes m’engagent à croire que, si je pouvais aborder Napoléon, j’aurais des moyens d’adoucir le lion et de le rendre plus traitable à l’égard de la maison de Savoie. Je laisse mûrir cette idée, et plus je l’examine, plus elle me paraît plausible. Je commence par les moyens de l’exécuter, et à cet égard il n’y a ni doute ni difficulté. Le chambellan, M. de Laval, dont il est inutile que je parle longuement, était, comme je vous le disais tout à l’heure, fait exprès. Il s’agissait donc uniquement d’écarter de cette entreprise tous les inconvénients possibles, et de prendre garde avant tout de ne pas choquer Napoléon. Pour cela je commence par dresser un Mémoire écrit avec cette espèce de coquetterie qui est nécessaire toutes les fois qu’on aborde l’autorité, surtout l’autorité nouvelle et ombrageuse, sans bassesse cependant, et même, si je ne me trompe, avec quelque dignité. Vous en jugerez vous-même, puisque je vous ai envoyé la pièce. Au surplus, Monsieur le Chevalier, j’avais peu de craintes sur Bonaparte. La première qualité de l’homme né pour mener et asservir les hommes, c’est de connaître les hommes. Sans cette qualité il ne serait pas ce qu’il est. Je serais bien heureux si l’empereur me déchiffrait comme lui. L’empereur Alexandre a vu, dans la tentative que j’ai faite, un élan de zèle, et, comme la fidélité lui plaît depuis qu’il règne, en refusant de m’écouter il ne m’a fait cependant aucun mal. Le souverain légitime intéressé dans l’affaire (le roi de Sardaigne) peut se tromper sur ce point ; mais l’usurpateur est infaillible.
« Tout paraissant sûr de ce côté, et m’étant assuré d’ailleurs de l’approbation de la cour de Russie, et même de la protection que les circonstances permettaient, il fallait penser à l’Angleterre. »
Il confie son idée à l’ambassadeur d’Angleterre en Russie ; celui-ci, évidemment embarrassé de la confidence, la lui déconseille aussi poliment qu’il peut.
« Je comptais commencer la conversation avec Bonaparte, continue-t-il, à peu près de cette manière : Ce que j’ai à vous demander, avant tout, c’est que vous ne cherchiez point à m’effrayer, car vous pourriez me faire perdre le fil de mes idées, et fort inutilement, puisque je suis entre vos mains. Vous m’avez appelé, je suis venu ; j’ai votre parole. Faites-moi fusiller demain, si vous voulez, mais écoutez-moi aujourd’hui.
« Quant à l’épilogue que j’avais également projeté, je puis aussi vous le faire connaître. Je comptais dire à peu près : Il me reste, Sire, une chose à vous déclarer : c’est que jamais homme vivant ne saura un mot de ce que j’ai eu l’honneur de vous dire, pas même le roi mon maître ; et je ne dis point ceci pour vous ; car que vous importe ? Vous avez un bon moyen de me faire taire, puisque vous me tenez. Je le dis à cause de moi, afin que vous ne me croyiez pas capable de publier cette conversation. Pas du tout, Sire ! Regardez tout ce que j’ai eu l’honneur de vous dire comme des pensées qui se sont élevées d’elles-mêmes dans votre cœur. Maintenant, je suis en règle ; si vous ne voulez pas me croire, vous êtes bien le maître de faire tout ce qu’il vous plaira de ma personne ; elle est ici.
« Comment donc cette idée a-t-elle été si mal accueillie à Cagliari ? Je crois que vous m’en dites la raison, sans le savoir, dans la première ligne chiffrée de votre lettre du 15 février, où vous me dites que la mienne est un monument de la plus grande surprise. Voilà le mot, Monsieur le Chevalier ; le cabinet est surpris. Tout est perdu. En vain le monde croule, Dieu nous garde d’une idée imprévue ! et c’est ce qui me persuade encore davantage que je ne suis pas votre homme ; car je puis bien vous promettre de faire les affaires de S. M. aussi bien qu’un autre, mais je ne puis vous promettre de ne jamais vous surprendre. C’est un inconvénient de caractère auquel je ne vois pas trop de remède. Depuis six mortelles années, mon infatigable plume n’a cessé d’écrire chaque semaine que S. M., comptant absolument sur la puissance ainsi que sur la loyauté de son grand ami l’empereur d’Autriche, et ne voulant pas faire un pas sans son approbation, etc. C’est cela qui ne surprend pas ! Dieu veuille bénir les armes de M. de Front plus que les miennes ! Quand j’ai vu qu’elles se brisaient dans mes mains, j’ai fait un effort pour voir si je pourrais rompre la carte. Bonaparte n’a pas voulu m’entendre ; si vous y songez bien, vous verrez que c’est une preuve certaine que j’avais bien pensé. Il a jugé à propos, au reste, de garder un silence absolu sur cette démarche ; car je n’ai nulle preuve qu’il en ait écrit à son ambassadeur ici, et je suis sûr qu’il n’en a pas parlé au comte Tolstoï à Paris.
« Je n’ai demandé, ajoute-t-il, qu’une simple conversation avec Napoléon comme simple particulier. (Nous avons montré que le simple particulier n’existait pas dans le ministre, à moins qu’il n’eût donné sa démission.) Il n’y avait que moi de compromis, dit-il encore, car on était maître de m’emprisonner ou de m’étrangler à Paris. »
XXII
Nous venons de retrouver dans les Dépêches publiées récemment à Turin des traces plus explicites de cette affaire. Elle fut la grande faute de la vie publique du comte de Maistre. Écoutez son entretien secret avec Savary, et lisez quelques phrases du Mémoire que le comte de Maistre adresse à cet aide de camp de Napoléon pour être communiqué à Napoléon lui-même. On ne croirait pas, avant d’avoir lu, que la confiance dans la toute-puissance de son propre génie eût porté si loin un homme de tant de sens. Il faut croire en soi quand on est une intelligence supérieure, mais il ne faut pas y croire jusqu’à la folie, sous peine de tenter des choses folles.
« 2 octobre 1807.
« Mardi je vis le général Savary chez M. de Laval. Après les premières révérences, je lui dis que j’étais extrêmement mortifié de ne pouvoir me rendre chez lui, mais que la chose n’était pas possible, vu l’état de guerre qui subsistait en quelque manière entre nos deux souverains.
« En effet, lui dis-je, le vôtre chasse les représentants ou les agents du roi, et il refuse expressément de le reconnaître pour souverain.
« Il me répondit poliment : — C’est vrai.
« Il engagea d’abord la conversation sur les émigrés, sur la justice et l’indispensable nécessité des confiscations, etc. ; car il croyait que je voulais parler pour moi, et la veille il avait dit à M. de Laval qu’il ne voyait pas quelles espérances je pouvais avoir pour mon maître, mais qu’il en avait de très grandes pour moi.
« Il me semble, lui dis-je, Général, que nous perdons du temps, car il ne s’agit nullement de moi dans cette affaire. Supposez même que je n’existe pas. Je n’ai rien à demander au souverain qui a détruit le mien.
« Il parut un peu surpris. Alors il tomba sur le Piémont. — Pourriez-vous concevoir, Monsieur, l’idée d’une restitution ? etc. Ce fut encore une tirade terrible. Je le laissai dire, car il ne faut jamais arrêter un Français qui fait sa pointe. Quand il fut las, je lui dis : — Général, nous sommes toujours hors de la question, car jamais je ne vous ai dit que je voulusse demander la restitution du Piémont.
« — Mais que voulez-vous donc, Monsieur ?
« — Parler à votre empereur.
« — Mais je ne vois pas pourquoi vous ne me diriez pas à moi-même…
« — Ah ! je vous demande pardon, il y a des choses qui sont personnelles.
« — Mais, Monsieur le Comte, quand vous serez à Paris, il faudra bien que vous voyiez M. de Champagny.
« — Je ne le verrai point, Monsieur le Général, du moins pour lui dire ce que je veux dire.
« — Cela n’est pas possible ; Monsieur, l’Empereur ne vous recevra pas.
« — Il est bien le maître, mais je ne partirai pas, car je ne partirai qu’avec la certitude de lui parler.
« Il en revint toujours à sa première question : — Mais qu’est-ce que vous voulez ? Enfin, Monsieur, la carte géographique est pour tout le monde ; vous ne pouvez voir autre chose que ce que j’y vois. Voudriez-vous Gênes ? la Toscane ? Piombino ? Il courait toute la carte.
« — Je vous ai dit, Monsieur le Général, qu’il ne s’agit que de parler tête à tête à votre empereur, oui ou non.
« Je vous exprimerais difficilement l’étonnement du général, et vraiment il y avait de quoi être étonné. Cette conversation mémorable a duré, avec une véhémence incroyable, depuis sept heures du soir jusqu’à deux heures du matin. Un seul ami présent mourait de peur que l’un des deux interlocuteurs ne jetât l’autre hors des gonds ; mais je m’étais promis à moi-même de ne pas gâter l’affaire, et, pourvu que l’un des deux ait fait ce vœu, c’est assez.
« Le général Savary m’a dit en propres termes :
« On ne l’inquiétera point dans sa Sardaigne ; qu’il s’appelle même roi s’il le juge à propos ; ce sera à son fils de savoir ensuite ce qu’il est.
« Voilà une des gentillesses que j’ai entendues. Je ne vous détaille point cette conversation ; il faudrait un volume, et le livre serait trop triste. Ce que je puis vous dire, c’est que je me suis avancé dans la confiance du général, car en sortant il dit au chambellan qui l’accompagnait : Je suis vif ; si par hasard j’ai dit quelque chose qui ait pu affliger le comte de Maistre, dites-lui que j’en suis fâché.
« Le résultat a été qu’il se chargerait d’un Mémoire que je lui remis peu de jours après. Dans ce Mémoire je demande de m’en aller à Paris avec la certitude d’être admis à parler à l’empereur sans intermédiaire ; je proteste expressément que jamais je ne dirai à aucun homme vivant (sans exception quelconque) rien de ce que j’entends dire à l’empereur des Français, pas plus que ce qu’il pourrait avoir la bonté de me répondre sur certains points ; que cependant je ne faisais aucune difficulté de faire à monsieur le général Savary, à qui le Mémoire était adressé, les trois déclarations suivantes :
« 1º Je parlerai sans doute de la maison de Savoie, car je vais pour cela ; 2º je ne prononcerai pas le mot de restitution ; 3º je ne ferai aucune demande qui ne serait pas provoquée.
« Si je suis repoussé, je suis ce que je suis, c’est-à-dire rien, car nous sommes dans ce moment totalement à bas. Si je suis appelé, j’ai peine à croire que le voyage ne produira pas quelque chose de bon, plus ou moins. »
Savary montre, dans cette entrevue, la rudesse, mais le bon sens d’un soldat. Il ne flatte pas le rêve, mais il écoute l’homme. Il expédie même son Mémoire à Napoléon.
« Mon Mémoire est parti, dit plus bas le comte. Le vent de l’opinion l’a emporté, accompagné, favorisé plus qu’il ne m’est permis de vous le dire. Si j’ai vécu jusqu’à présent d’une manière irréprochable, j’en ai recueilli le prix dans cette occasion. Malheureusement tout s’est borné à la personne, à l’exclusion de l’objet politique. »
XXIII
Ce Mémoire, que nous avons sous les yeux, est en tout une aberration de zèle. Qu’on en juge par quelques citations.
« Je n’ai point la prétention de déployer à Paris un caractère public ; le roi mon maître ignore même (je l’assure sur mon honneur) la résolution que j’ai prise. La grâce que je demande est donc absolument sans conséquence. Arrivé en France, je n’ai plus de titre ; le droit publie cesse de me protéger, et je ne suis plus qu’un simple particulier comme un autre sous la main du gouvernement. Il semble donc que dans cette circonstance la politique ne gêne aucunement la bienfaisance. Sa Majesté Impériale appréciera d’ailleurs mieux que personne le mouvement qui m’entraîne.
« Au reste, quoique je connaisse les formes et que je sois très résolu à m’y soumettre, quoique j’aie la plus grande idée des ministres français et que la confiance qu’ils ont méritée les recommande suffisamment à celle de tout le monde, néanmoins je dois répéter ici à M. le général Savary ce que j’ai eu l’honneur de lui dire de vive voix : c’est que mon ambition principale, en me rendant à Paris, serait, après avoir rempli toutes les formes d’usage, d’avoir l’honneur d’entretenir en particulier Sa Majesté l’Empereur des Français. Pour obtenir cette faveur, rien ne me coûterait ; mais, si je ne puis y compter, le courage m’abandonne. Si l’on peut voir au premier coup d’œil quelque chose de trop hardi dans cette ambition, la réflexion prouvera bientôt que le sentiment qui m’anime ne peut s’appeler audace ni légèreté, et que l’homme qui prend une telle détermination y a suffisamment pensé. Je sens d’ailleurs et je proteste que c’est une grâce, et que je n’y ai pas le moindre droit ; mais, pour la rendre moins difficile, ou pour rendre au moins la demande moins défavorable, je ne fais aucune difficulté de faire à M. le général Savary les trois déclarations suivantes :
« 1º Si l’Empereur des Français avait l’extrême bonté de m’entendre, j’aurais sans doute l’honneur de lui parler de la maison de Savoie ;
« 2º Je ne prononcerais pas le mot de restitution ;
« 3º Je ne ferais aucune demande qui ne serait pas provoquée.
« J’ose croire que ces trois déclarations excluent jusqu’à l’apparence de l’inconsidération, et, quand même mon désir serait repoussé, j’ose croire encore que Sa Majesté l’Empereur des Français n’y verrait rien qui choque les convenances, rien qui ne s’accorde parfaitement avec la juste idée qu’il doit avoir de lui-même. »
XXIV
L’empereur Napoléon ne répondit même pas à une demande d’audience si extraordinaire et qui ne pouvait que l’embarrasser. Il ne pouvait sacrifier ses départements du Piémont incorporés à l’empire à une conversation éloquente avec un homme d’excentricité. Il ne pouvait improviser un trône pour M. de Maistre sans détrôner ou un autre souverain des vieilles races, ou un nouveau souverain de sa propre maison. Le rêve eut un triste réveil.
Tout fut connu. La cour de Cagliari, de plus en plus surprise, ne ménagea pas les termes dans sa réprimande à son ministre en Russie. Nous voyons le contrecoup de ces mécontentements très graves de la cour de Cagliari à l’amertume des répliques du comte de Maistre dans une de ses lettres, du 2 juin, au chevalier Rossi, qui lui avait transmis avec une rudesse mal mitigée le mécontentement du roi.
« Il y a une expression de votre lettre, répond M. de Maistre au chevalier Rossi, qui m’inspire à moi les réflexions les plus profondes et les plus tristes. Ce qui peut vous arriver de plus heureux pour vous, m’écrivez-vous, c’est que, etc., etc. (Sans doute qu’on oublie à Cagliari une telle aventure.)
« Vous m’obligeriez beaucoup de me dire ce qui pourrait m’arriver de plus malheureux. Entrez dans cette triste analyse, examinez de tous les côtés où il est possible de blesser et de punir un homme ; vous verrez que tout est fait déjà, et qu’il n’y a plus moyen de tuer un cadavre et de frapper sur rien… Vous saisissez votre plume massive, et vous m’écrivez comme à un jeune homme qui débuterait dans le monde et qui chercherait une réputation, je pourrais même ajouter : comme à une espèce de mauvais sujet. Vous souhaitez pour mon bien que je ne sois pas parti pour Paris, et vous m’apprenez même que le roi veut bien ne pas donner une interprétation sinistre à ma démarche ! — Était-ce donc pour mon plaisir que je voulais aller à Paris ?… »
À la suite de ces reproches et de ces récriminations, le comte de Maistre accusait très injustement sa cour d’ingratitude et même de persécution envers lui. L’humeur ici manquait, non de fierté, mais de justice. Le peu de biens, dans la Savoie, dont il avait craint un moment d’être dépouillé en qualité d’émigré lui avait été rendu ; le modeste emploi de sénateur au tribunal de Chambéry, emploi aussi peu rétribué que peu imposant, n’étaient pas de grands sacrifices comparés au rang d’ambassadeur à une des premières cours de l’Europe, aux titres, aux dignités éminentes, aux décorations, au traitement dont il était honoré par le trésor si pauvre de Sardaigne, et enfin aux faveurs très utiles dont il jouissait, lui, son frère et son fils, par l’amitié de l’empereur de Russie. Les plaintes dépassaient évidemment ici les griefs. Nous avons vu un autre grand écrivain politique, comblé de dons et d’honneurs par les princes de la maison de Bourbon, remplir également le monde de ses plaintes mal fondées contre leur prétendue ingratitude. Il est plus aisé d’être exigeant envers les autres que juste envers soi-même. Seulement ce grand écrivain racontait ses griefs à l’univers, et M. de Maistre ne publiait ses amertumes que dans ses dépêches confidentielles à sa cour.
Il manifeste déjà à demi-mot, dans ses dépêches un peu récriminatoires, l’intention de chercher une plus solide base de sa vie auprès de l’empereur Alexandre. Il obtient, en attendant, du roi de Sardaigne, l’autorisation d’attacher son fils au service de Russie. Cette autorisation lui est accordée ; le roi y ajoute une pension de quatre-mille francs pour ce jeune homme. Des commérages politiques sur la cour de Russie remplissent en partie le reste de ces dépêches.
Le général Caulaincourt, ambassadeur de France après Savary, le traitait dans ses lettres avec une dédaigneuse brutalité de style. Le silence de Napoléon aux avances du grand écrivain avait aigri l’encre du comte de Maistre. Quelques-uns de ces commérages sont peu dignes d’une plume sérieuse. Les amours de l’empereur Alexandre avec la belle princesse Maria-Antonia, que nous avons connue nous-mêmes sur le déclin encore rayonnant de sa beauté, sont racontés avec une légèreté qui étonne.
« Ce n’est point une Montespan, dit-il ; c’est une la Vallière, hormis qu’elle n’est pas boiteuse et que jamais elle ne se fera carmélite. »
Son rôle d’ambassadeur courtisan fait fléchir son rigorisme. Il va chez la beauté en crédit et se vante de sa faveur auprès d’elle.
« Dimanche dernier, 3 septembre, il y eut une fête superbe chez la favorite, à la campagne : bal, feu d’artifice magnifique sur la rivière et souper de deux cents couverts. Nous ne fûmes pas peu surpris de n’y voir ni l’ambassadeur de France ni aucun Français. Tous les appartements étaient ouverts et illuminés. Dans le cabinet de la belle dame, décoré avec la plus somptueuse élégance, nous vîmes au-dessus du sopha, devinez quoi ? le portrait du prince Schwarzenberg. Tout le monde se touchait du coude :
« Allez, allez voir ! Depuis plus d’une année je n’allais plus dans cette maison, et j’ai su qu’on m’en a loué comme d’un trait de politique, parce qu’on a cru que je m’étais retiré pour n’avoir pas l’air d’intriguer et de m’attacher à cette ancre pour me tenir ferme. Certes, on me faisait beaucoup d’honneur. Je n’entends rien du tout à cette tactique ; je n’y allais plus par indolence, et aussi parce que quelque chose m’avait déplu là. Mais cette fois j’ai été invité en personne par le maître de la maison ; je lui dis en riant : Mais, Monsieur, il faudra que vous ayez la bonté de me présenter de nouveau à madame comme un homme qui arrive ; ce qui fournit la matière à un badinage aimable lorsque j’entrai. La belle Maria-Antonia recevait son monde avec sa robe blanche et ses cheveux noirs, sans diamants, sans perles, sans fleurs ; elle sait fort bien qu’elle n’a pas besoin de tout cela. Le negligenze sue sono artifici. Le temps semble glisser sur cette femme comme l’eau sur la toile cirée. Chaque jour on la trouve plus belle. Je comprends que la sagesse pourrait éviter ce filet, mais je ne comprends guère comment elle pourrait en sortir. Elle a d’ailleurs, à ce qu’il paraît, complétement deviné le grand secret de sa position : Ne faites pas attention aux distractions. Moyennant cela je la crois invincible, ou, si vous aimez mieux, inébranlable. On s’était imaginé certaines choses, mais tout s’en est allé en fumée. »
Quelques dépêches confidentielles à sa cour vont même au-delà ; telles sont les lettres semi-plaisantes, semi-sérieuses, dans lesquelles il demande, pour épier les secrets diplomatiques des maris, un secrétaire d’ambassade jeune, beau, séduisant, propre à s’insinuer dans le cœur des femmes. Nous savons bien que c’était là une affectation d’habileté diplomatique à tout prix, une jactance de légèreté qui ne portait point atteinte à la sévérité de ses vrais principes et à la pureté de ses mœurs ; mais un rigoriste ne doit pas même badiner avec ces vices de cour, de peur de perdre dans des badinages l’autorité morale avec laquelle il aura à les flétrir comme écrivain.
XXV
Quant à ses vues politiques sur les destinées du Piémont, elles sont parfaitement caractérisées dans une de ces dépêches. Il comprend l’existence importante, mais nécessairement secondaire, de cet État.
« Nous sommes grain de sable, écrit-il, et notre intérêt évident est de nous maintenir grain. Pourquoi agrandirais-je cette maison ? dira l’Autriche. Est-ce pour lui livrer une partie de mes possessions en Italie et pour exposer l’autre ? Pourquoi l’agrandirais-je ? dira la France. Est-ce pour lui donner les moyens de bâtir quelques citadelles de plus sur les Alpes, et de donner à l’Autriche, quand le roi de Sardaigne jugera à propos de s’allier avec elle, un poids décisif contre moi ? — Donc tout le monde est intéressé à nous tenir bas.
« Faites encore, ajoute-t-il, une autre réflexion. Supposez que notre souverain de Piémont, n’ayant qu’un titre de prince ou de duc, se contente de régner à la manière des Médicis de Florence, par exemple : vous ne trouverez pas en Europe de pays supérieur au nôtre ; mais si le pays est obligé de supporter une couronne royale et si on y bat le tambour, la chose change de face, et le voilà tout de suite trop petit pour être une planète et trop grand pour être un satellite. Nouvelle cause de médiocrité, nous étions trop grands pour être protégés et trop faibles pour agir seuls. » (Correspondance, page 73.)
Et voilà l’homme que ses commentateurs de Turin d’aujourd’hui veulent représenter comme un ennemi implacable de l’Autriche et comme un zélateur de la conquête de l’Italie par le Piémont ! Il déclamait à voix basse contre l’Autriche, en effet, dans ses lettres confidentielles à la cour sarde ; mais que reprochait-il à l’Autriche ? De trop complaire à la France en lui laissant convertir sans protestation la Savoie, géographiquement française, et le Piémont, embouchure des Alpes, en départements français.
Quelle que fût sa partialité pour la maison de Savoie, le comte de Maistre avait trop de sens pour imaginer que l’Autriche permettrait jamais à un roi de Sardaigne, avec sa brave mais petite armée savoyarde, sarde et piémontaise, de se substituer à l’empire et de conquérir l’Italie, que l’empire lui-même, avec ses six cent mille hommes sous les armes, n’avait jamais pu posséder. Il avait trop de sens aussi pour s’imaginer que la France permettrait impunément à cette maison de Savoie de constituer contre elle, sur les Alpes et au pied des Alpes, à nos portes, une puissance équivoque de quinze ou vingt millions d’hommes, qui, en s’alliant, comme elle l’a toujours fait, avec l’Autriche, formerait une masse de soixante millions d’hommes pesant par leur réunion sur notre frontière de l’Est et du Midi d’un poids qui nous écraserait en se réunissant. Une telle politique serait une témérité envers la France ; car les cabinets de Turin et de Vienne auraient la clef des Alpes dans leurs mains unies. Les traités de 1814, même après le reflux victorieux de l’Europe contre nous, avaient tellement compris cette nécessité, pour la France, de ne pas agrandir démesurément la maison ambitieuse de Savoie, que ces traités de 1814 nous avaient laissé en souveraineté française les trois quarts de la Savoie. Les traités de 1815 nous reprirent la Savoie tout entière et agrandirent sans prévoyance et sans justice la maison de Savoie, en lui octroyant, du droit de sa convoitise, la république de Gênes. Les Génois, violentés dans leur nationalité, murmurèrent et se soulevèrent en vain contre cette confiscation de leur indépendance. La légitimité trouva cette fois la confiscation très légitime.
Le comte de Maistre n’aurait pas conseillé cette usurpation de la république de Gênes à son pays. Il était si peu illusionné sur la convenance et sur la possibilité de la domination du Piémont sur l’Italie qu’il écrit, presque à la même date, au ministre de son roi à Cagliari, en parcourant les hypothèses d’une restauration encore bien douteuse :
« Les considérations morales sont encore plus fortes. Je ne connais point de nation plus véritablement nation et qui ait plus d’unité nationale que la piémontaise ; mais cette unité tourne contre la nation, ou, pour mieux dire, contre la maison régnante, en s’opposant à tout amalgame politique. Ne perdez jamais de vue cet axiome : Aucune nation n’obéit volontairement à une autre. Présentez la maison de Savoie à tous les peuples d’Italie qui ont perdu leurs souverains ; tous lui prêteront serment avec joie si elle s’établit parmi eux ; mais, si elle devait toujours siéger à Turin, tous diraient non. Soumettez les Génois et les Lombards à nos souverains ; ils vous diront tous qu’ils sont tous gouvernés par les Piémontais. Allez ensuite en France ; demandez à un habitant de Dunkerque ou de Bayonne par qui il est gouverné ; il vous répondra : Par le roi de France (j’aime à supposer qu’il est toujours à sa place) ; jamais il ne lui viendra en tête de vous dire qu’il est gouverné par les habitants de l’Île-de-France, que tous les emplois sont pour ces messieurs, qu’ils viennent faire les maîtres chez les autres, qu’ils veulent tout mener à leur manière, et autres chansons des nations sujettes. Un Français ne comprend pas seulement cela ; l’habitant de Dunkerque est Français, celui de Paris est Français ; le roi gouverne les Français par les Français : ils n’en savent pas davantage. La Providence, en accordant l’unité nationale à vingt-cinq millions d’hommes, avait fait de la France le plus beau des royaumes après celui du ciel, comme l’a dit Grotius ; mais si cette unité échoit à un petit rassemblement d’hommes, plus elle est prononcée, plus elle s’oppose à l’agrandissement du souverain de ce pays. Je pourrais donner beaucoup plus de développement à ces idées ; mais, pour abréger, j’arrêterai seulement votre pensée sur un phénomène remarquable : c’est que nulle nation n’a le talent d’en gouverner une autre. Je ne connais aucun peuple que je mette au-dessus des Piémontais pour ce qui s’appelle bon sens et jugement ; mais, lorsqu’ils venaient en Savoie pour y commander, ce bon sens n’était plus le même. »
XXVI
On a vu en 1848 combien le comte de Maistre avait eu le sentiment de ces antipathies intestines qui empêchent tout amalgame durable entre les diverses nationalités italiennes, sous un sceptre italien, et plus peut-être sous un sceptre italien que sous un protectorat étranger. Le jour où le roi de Piémont Charles-Albert laissa transpirer seulement l’ambition de changer la couronne de Sardaigne contre la couronne d’Italie, Milan bondit sous ses pieds contre Turin, et les peuples de la Lombardie désavouèrent leur prétendu libérateur piémontais. La confédération seule est le mode futur de l’indépendance italienne, parce qu’elle laisse, à chacune des nationalités si diverses et si justement fières de la Péninsule, son nom, sa capitale, ses mœurs, sa langue, sa dignité, son poids personnel dans l’ensemble. La conquête et l’unification par le Piémont n’est qu’un rêve. Ce n’est pas le Piémont qu’il faut grandir ; c’est l’Italie qu’il faudra constituer libre et diverse comme l’a fait la nature.
L’ambition turbulente de la maison de Savoie est un mauvais auxiliaire. La convoitise d’une cour pressée de s’annexer la Lombardie n’est pas un casus belli légitime pour la France. Quand une prétention nouvelle et envahissante de l’Autriche viendra fournir à la France ce casus belli légitime, seule excuse qui puisse justifier une guerre européenne, ce n’est pas avec la maison de Savoie qu’il faudra s’allier offensivement et défensivement, c’est avec la Péninsule tout entière. Alors vous aurez délivré la première race d’hommes de la terre pour attester à l’avenir la reconnaissance du monde envers l’Italie, alma parens , et votre œuvre subsistera, parce que l’Italie entière aura sa place dans cette nouvelle ligue des Achéens. Autrement vous n’aurez fait qu’agrandir sur votre frontière un ami suspect et un ennemi dangereux, et rien ne subsistera de votre œuvre sanglante et éphémère ; car l’Italie veut bien obéir à elle-même, mais elle ne consentira jamais à obéir à ce qu’il y a de moins italien en elle : une monarchie composée de braves montagnards, de rudes insulaires et d’héroïques Cisalpins, propres à la défendre, inhabiles à la dominer. La baïonnette n’est pas un sceptre ; une confédération libre doit seule tenir dans ses mains collectives le sceptre de l’Italie. Nous pensons à cet égard comme le comte de Maistre.
XXVII
Voilà, comme homme, le véritable portrait du comte de Maistre, avant l’époque où il devint illustre par sa plume : une famille angélique, un époux irréprochable, un père tendre, une piété de femme sucée avec le lait d’une mère, une vertu antique, sauf quelques égarements d’esprit, une ambition honnête, mais trop active et peu modeste, une fidélité à son roi bien récompensée, mais une fidélité impérieuse forçant la main à son gouvernement, enfin un publiciste très contestable et très variable, qui, pour conserver sa réputation d’infaillibilité, corrigeait après coup ses oracles quand la fortune démentait ses prévisions, et qui savait être toujours de l’avis des événements, ces oracles de Dieu.
Voyons maintenant en lui l’écrivain et le philosophe.