Instruction générale sur l’exécution du plan d’études des lycées
adressée à MM. les recteurs, par M. Fortoul, ministre de
l’Instruction publique
Cette Instruction, datée du 15 novembre dernier, et qui présente tout un plan détaillé d’études, a pour objet de rendre de plus en plus faciles et praticables les règlements qui, depuis deux ans déjà, ont renouvelé les méthodes de l’enseignement dans les collèges ou lycées. Cette réforme, étant une des choses les plus considérables qu’on ait tentées depuis longtemps dans l’éducation de la jeunesse, et devant avoir l’influence la plus directe et la plus profonde sur l’avenir de la société, mérite d’être exposée dans son esprit, et je tâcherai de le faire en dégageant cet examen de tout ce qui pourrait le masquer ou l’embarrasser, et sans y rien mêler qui puisse paraître injuste envers personne.
Chacun sait et voit chaque jour plus nettement ce que c’est que la société moderne, et les devoirs laborieux qu’elle impose à chacun presque au sortir de l’enfance. Très peu de jeunes gens, et cela est heureux, peuvent se passer d’un état, d’une profession ; ceux même qui le pourraient sentent de bonne heure (ou les familles le sentent pour eux) qu’ils doivent faire comme s’ils en avaient besoin. Mais quel état choisir ? Toutes les carrières sont ouvertes à tous, et une ambition, louable dans son principe quand elle n’est pas trop en disproportion avec les moyens et qu’elle s’appuie sur d’honnêtes efforts, porte chacun à se pousser, à s’élever, ou du moins à pousser les siens et à porter ses enfants là où l’on n’a pas atteint soi-même : de là bientôt un concours de tous dans les mêmes voies d’études et vers un petit nombre de professions plus particulièrement en estime ; de là l’encombrement de quelques carrières. De longues années de paix avaient produit cet inconvénient au plus haut degré. Les hommes éminents et zélés qui avaient présidé à l’Instruction publique pendant ces années, d’ailleurs florissantes, n’avaient pas été sans songer à l’inconvénient et sans prévoir le danger. On avait cherché à diminuer le nombre croissant des candidats aux carrières dites libérales, en n’admettant que les seuls d’entre eux vraiment capables ; les épreuves imposées étaient devenues plus sérieuses, plus difficiles : on faisait la barrière plus haute, pour que tous indifféremment ne pussent la franchir. Mais, d’une autre part, ce besoin d’un état n’était pas distinct, chez un grand nombre, de la poursuite d’un emploi, d’une place ; et de ce côté, la presse et l’encombrement aussi se produisant, on avait dû établir des conditions, des difficultés, une sorte de barrière : des certificats d’études, des diplômes littéraires étaient exigés pour l’entrée et pour les moindres emplois dans les administrations ; et ces diplômes, souvent en disproportion avec le but nouveau de la carrière, devenaient, dans bien des cas, un obstacle. L’Université, dirigée par des chefs illustres, peuplée de maîtres habiles, ne laissait rien à désirer pour la solidité et l’éclat des études littéraires classiques ; les hautes sciences trouvaient aussi toute satisfaction en elle. Pourtant, dans une société où l’industrie, et les arts dont elle dispose, gagnaient de plus en plus et pénétraient la vie ; où les sciences physiques, dans leurs mille applications, se partageaient le monde ; où mille voies légitimes étaient offertes à l’activité et à l’intelligence humaine, il était difficile (chose singulière !) et quelquefois pénible de faire un choix. En France, le principe de l’émulation, ou, si l’on veut, l’aiguillon de l’égalité, est puissant ; on ne veut pas être moins prisé qu’un autre, on n’aime à se donner à soi-même le certificat d’aucune infériorité. Avec une intelligence forte et un travail vigoureux, on pouvait sans doute tenir le grand chemin, parcourir la route entière des études classiques, et au plus vite, en toute hâte, se diriger encore à temps, si l’on en avait la volonté, vers les études spéciales, mathématiques et autres, qui ouvraient l’entrée des grandes écoles savantes ; mais la question alors était tout ou rien, et un faux pas au terme faisait échouer. Il était fâcheux, il le devenait de plus en plus, que, sans déroger, sans déchoir, on ne pût à un certain moment, et tout en participant dans une juste mesure à la culture réputée la plus noble et la plus délicate, se diriger vers les connaissances précises dont on devait faire le principal de son fonds social et son instrument de travail et de vie. Il fallait, pour devenir un homme utile dans les carrières du haut commerce et de l’industrie, être ouvertement un transfuge des écoles de Rome et de la Grèce. Bien des jeunes gens s’en fussent accommodés encore ; les familles, elles, ne s’en accommodaient pas autant, et l’on maintenait jusqu’au bout, dans une voie d’études trop souvent suivies à contrecœur, des intelligences sans vocation qui s’y traînaient et n’y marchaient pas.
Et ceux même que des dispositions heureuses engageaient avec succès dans cette voie des belles études classiques, et plus tard des professions dites libérales, il n’était pas sans inconvénient pour eux (quand ils voulaient être avocats, par exemple, magistrats, et non médecins) qu’ils pussent à la rigueur ignorer, toute leur vie, tant de choses qui sont devenues d’une utilité journalière, d’une pratique si familière et si indispensable. Je sais bien que Socrate, en son temps, se détournait des sophistes, des prétendus sages qui raisonnaient à perte de vue sur le principe des choses, sur les vents, les eaux, les saisons ; Socrate avait raison de se passer de la mauvaise physique de son temps, de ses hypothèses ambitieuses et prématurées, pour ne s’occuper que de l’homme intérieur et lui prêcher le fameux « Connais-toi toi-même ». « C’est une grande simplesse, a dit Montaigne tout socratique en ce point, d’apprendre à nos enfants “Quid moveant Pisces…”, la science des astres et le mouvement de la huitième sphère, avant les leurs propres. » À cela je répondrai encore que Montaigne n’avait pas tort de préférer de beaucoup l’étude morale à celle d’une astronomie compliquée et en partie fausse. Mais aujourd’hui il ne s’agit de rien sacrifier, car une science véritable est née, elle est désormais organisée avec ses méthodes évidentes et sûres, la science de Galilée, de Pascal, de Descartes, de Newton, celle de Harvey, de Franklin, de Lavoisier, de Cuvier. L’observation et l’expérience en sont le point de départ et le contrôle permanent ; l’induction et le raisonnement s’y mêlent avec plus ou moins de précaution ou de certitude, selon la nature des objets et l’ordre des faits. C’est donc une autre étude à associer à l’étude de Socrate, et une étude qui ne la contrarie pas, mais qui plutôt conspire amicalement avec elle, dans des traces voisines de sagesse et de lumière.
Qu’on veuille bien se rendre compte de l’état réel du monde et du milieu de société où nous vivons. La science de tous côtés nous invite et nous entoure de ses spectacles ou de ses effets, qui ne peuvent plus être pour nous des mystères. — Nous savons la géographie de notre globe. Regardons en haut : comment se fait-il que nous ignorions si aisément ce qu’on peut appeler la géographie des cieux ? — Mais ceci est de tous les temps : ce qui est plus particulièrement du nôtre, c’est l’application perpétuelle de la science à tout ce qui améliore et perfectionne la vie : l’éclairage, le chauffage de nos maisons, cette eau qui d’elle-même monte à tous les étages, ces jeux de lumière et de soleil où se peignent comme magiquement nos portraits, ces nouvelles rapides que nous recevons d’une santé chérie avec la vitesse de la foudre, cette vapeur furieuse et soumise qui nous emporte presque au gré de la pensée, tout cela nous pose à chaque instant des problèmes que la paresse seule de l’esprit pourrait ne pas agiter et ne pas s’inquiéter de résoudre. Or, dans ces matières, pour ne point se payer de mots, il faut savoir les éléments de la science, de plus d’une science, et nous voilà bon gré mal gré embarqués. Quoi ? à quinze ans ou à dix-huit, vous comprendriez Virgile, Homère et Tacite, et vous ne sauriez point ces choses qui de toutes parts viennent piquer votre curiosité et tenter vos yeux ! Il n’y aurait qu’un sauvage qui serait plus indolent que vous.
Mais vous préférez le monde moral, la pensée, l’expression d’un sentiment. Il s’agit bien de vos goûts et de vos préférences ! Jouissez-en, faites en jouir ceux qui vous entourent, si vous excellez à les exprimer ; mais ne les imposez point là où ils sont hors de leur sphère, et lorsque surtout il n’est point question de les étouffer, mais seulement d’y adjoindre ce qui est la loi du temps.
Combien de fois, dans ces luttes parlementaires où la question de l’enseignement public moderne se débattait, les esprits impartiaux n’étaient-ils point partagés et ne souffraient-ils pas ? M. Arago soutenait une thèse, celle des sciences contre les langues anciennes savantes : tant qu’il parlait science il avait raison, et il ne devenait choquant que lorsqu’il attaquait à outrance ce qu’il eût suffi de circonscrire et de limiter. M. Saint-Marc Girardin défendait les études classiques avec l’autorité qu’il a et la grâce qu’il y savait mettre : notre cœur à nous qui sommes plutôt du vieux monde, était pour lui ; et pourtant notre raison, notre bon sens reconnaissait qu’il y avait du vrai dans les assertions positives du savant qui voulait faire brèche, et qui représentait toute une race vigoureuse d’esprits.
Il y avait danger, si la question était restée longtemps encore à l’état de conflit et de lutte. Une révolution politique survenant (en 1848), on avait pu craindre que l’enceinte classique du temple ne fût envahie et comme emportée d’assaut. Eu ces sortes de moments on tient peu de compte des nuances, et on est plus tenté de supprimer que de concilier. Je voudrais bien établir la difficulté telle qu’elle était réellement, en la dégageant des accessoires, et en la posant dans ses termes les plus nets, et, s’il le faut, un peu grossis.
L’éducation en France devait-elle être maintenue la même au fond, dans les mêmes principes et la même voie que du temps du bon Rollin ?
Devait-elle être modifiée, et plus que modifiée, renouvelée de fond en comble et sur d’autres bases, comme l’exigeaient des savants distingués, et (en laissant M. Arago de côté), comme le demandait déjà en son temps Franklin ?
Franklin, ce me semble, est un nom qui peut s’opposer avec avantage et sans défaveur à celui de Rollin ou de Quintilien. Or, tout en s’occupant, il est vrai, de l’Amérique, mais en pensant aussi beaucoup à l’Europe, Franklin a porté les jugements les plus irrévérencieux et les plus moqueurs sur le système d’éducation qui continuait de prévaloir sous ses yeux. Il avait l’habitude de s’exprimer à ce sujet sous la forme, à lui si familière, de l’apologue, et il disait :
Il y a dans l’humanité un inexplicable préjugé en faveur des anciennes coutumes et habitudes, qui dispose à les continuer même après que les circonstances qui les avaient rendues utiles ont cessé d’exister. J’en pourrais citer mille exemples, mais un seul me suffira. Il y eut un temps où l’on pensa que les chapeaux étaient une partie utile du costume ; ils tenaient chaud à la tête et la protégeaient contre les rayons du soleil, contre la pluie, la neige, la grêle, etc. — Quoique, pour le dire en passant, ce ne soit pas le plus ancien usage ; car parmi les restes sans nombre de l’Antiquité, bustes, statues, bas-reliefs, médailles, on ne voit jamais que la figure humaine soit représentée avec un chapeau ni rien qui y ressemble, à moins que ce ne soit une tête de soldat, laquelle alors a un casque ; et ce n’est point, évidemment, comme faisant partie du costume ordinaire, mais comme protection contre les chocs du combat.
Quoi qu’il en soit, nous ne savons pas, continue ironiquement Franklin, à quelle époque les chapeaux furent, pour la première fois, introduits, mais dans le dernier siècle ils étaient généralement en usage par toute l’Europe. Peu à peu cependant, à mesure que la mode des perruques et celle des coiffures élégantes prévalut, les gens comme il faut perdirent l’habitude de mettre leur chapeau pour ne point déranger l’édifice artificiel ou la poudre de leur chevelure ; les parapluies commencèrent à faire l’office du chapeau ; cependant on a continué de considérer celui-ci comme une part si essentielle de la toilette, qu’un homme du monde n’est point censé habillé sans en avoir un ou quelque chose d’approchant, qu’il porte sous le bras ; si bien qu’il y a quantité de gens polis dans toutes les cours et les capitales d’Europe qui n’ont jamais, eux ni leurs pères, porté un chapeau autrement que sous le bras, quoique l’utilité d’une telle mode ne soit aucunement évidente, et que ce soit même très gênant.
Or la coutume qui prévaut d’avoir des écoles où, de nos jours, l’on enseigne indistinctement à tous nos enfants les langues grecque et latine, je ne la considère pas sous un autre point de vue que comme le chapeau sous le bras de la moderne littérature.
La forme est assez fine, ainsi qu’on doit l’attendre de Franklin ; le fond est d’une crudité et d’un radicalisme qui égale tout ce que nous avons pu entendre à ce sujet. Franklin tenait tant à cette idée, qu’il l’exprimait toutes les fois que l’occasion s’en présentait, en variant légèrement son apologue48. Jamais, je l’espère bien, une telle négation du passé n’eût pu prendre et réussir absolument en France, dans cette France où le génie littéraire a sa patrie, où la tradition du talent a ses autels, où le sentiment de la beauté latine et de la grandeur romaine a passé si profondément dans notre veine nationale et dans nos propres origines. Toutefois, je confesse ma crainte : si Franklin et son système s’étaient trouvés nettement en face de Rollin et de sa religion des anciens, s’il y avait eu guerre ouverte et déclarée entre eux, je ne sais comment le bon recteur se serait défendu en définitive ; comment il aurait maintenu l’utilité sociale et perpétuelle de sa méthode, comment il aurait fait pour persuader qu’il avait suffisamment de quoi pourvoir à toutes les nécessités du monde réel et de la vie moderne. Certes le physicien de Philadelphie, même en n’ayant pas raison sur tous les points, aurait eu beau jeu à triompher en public de celui que toutes ses nobles études n’empêchèrent pas d’assister aux convulsions et de croire aux miracles du cimetière de Saint-Médard.
Grâce à Dieu, l’alternative ne s’est jamais posée dans des termes si impérieux, si pressants ; et ce sera l’honneur du gouvernement actuel et de son impartiale sagesse49, c’est en particulier le service éminent qu’aura rendu M. le ministre de l’Instruction publique, d’avoir arrêté à temps le choc, d’avoir amené la conciliation avant que le duel s’envenimât. Lumières antiques et lumières modernes, voilà ce qu’il importait plus que jamais d’assembler, de graduer selon une méthode amie, et d’enseigner ouvertement dans un juste concert. Le temps seul peut confirmer et louer dignement des réformes de ce genre : je ne veux que reconnaître et signaler l’etïort, l’attention ingénieuse et vigilante, la compréhension étendue et flexible, la sollicitude patiente qui témoigne d’une véritable piété pour toute connaissance humaine et divine, et d’un intérêt affectueux pour la jeunesse.
Il n’est personne qui, après avoir lu l’Instruction présente, puisse refuser ces qualités à M. Fortoul. Parcourant dans le plus grand détail le cercle entier des études, depuis les classes les plus humbles jusqu’à celles de rhétorique et de logique, il s’attache à exposer dans quel esprit, dans quelle mesure chaque ordre d’enseignement doit être dirigé et distribué. Dans des matières si diverses et où les particularités en apparence les plus minutieuses ne sauraient être négligées, le ministre a dû s’autoriser et s’aider (et il se plaît à le reconnaître) des rapports et des souvenirs de MM. les inspecteurs généraux ; il a joint les fruits de leur pratique à la sienne propre et à sa riche expérience universitaire. Parmi ces inspecteurs généraux dont le tribut s’est versé et fondu si utilement dans la nouvelle Instruction, il est impossible de ne pas rappeler des hommes tels que MM. Dumas et Le Verrier, Brongniart et Bérard dans l’ordre des sciences. M. Nisard a rendu témoignage pour les lettres, M. l’abbé Noirot pour la philosophie. Les classes de grammaire ont eu pour explorateurs assidus et précis MM. Alexandre et Dutrey. M. Ravaisson, dont l’esprit métaphysique est si ami des arts, a apporté des vues sur l’enseignement du dessin. Muni de tous ces éléments sûrs d’appréciation et les coordonnant dans un esprit d’unité, avec intérêt et lumière, M. Fortoul a présenté aux maîtres en chaque branche une idée nette du genre de services qu’on attend d’eux, et, qui plus est, comme un spécimen et un modèle de la classe même qu’ils ont à faire, avec tout ce qui doit y entrer. Des juges, d’ailleurs équitables, ont cru trouver trop de régularité et de mécanisme dans l’indication stricte des heures, des minutes consacrées à chaque portion des devoirs dans les classes ; mais il semble qu’en se représentant avec une précision si parfaite les exercices de chaque groupe successivement, le ministre ait voulu ne pas s’en tenir à une idée prise de loin et de haut, comme cela est trop ordinaire ; qu’il ait voulu communiquer aux maîtres le sentiment de l’importance qu’il met à un parfait accord entre les facultés diverses. Cette omniprésence de la pensée supérieure sur tous les points de l’organisation, à une époque de réforme et de création récente, est bien plutôt propre à vivifier les ressorts qu’à les ralentir et à les gêner.
Et puis, ne l’oublions pas, nous qui datons d’un autre âge, nous avons pu être élevés dans un esprit un peu différent, sans que cet esprit (qui nous a réussi, je le veux bien croire) doive être constamment appliqué dans sa forme première et doive faire loi. Les générations, en se succédant, ont leur courant général tracé en plus d’un sens et leur souffle divers. Sous le précédent Empire, il y a près de cinquante ans déjà, lorsque l’Université eut sa fondation et sa renaissance, bien des débris vivaient encore, bien des germes fermentaient qu’il suffisait de rapprocher et de mettre en contact pour qu’il en sortît des productions variées et puissantes. Une longue et forte culture s’en est suivie, où tout n’a pas été parfaitement sage et sain sans doute, mais où, avec quelque hasard, il y a eu bien de la spontanéité féconde et du noble éclat. Ceux qui sont venus un peu plus tard ont encore hérité de ce mouvement et de cette impulsion antérieure, et ils en aiment le souvenir. Il faut toutefois reconnaître que le genre d’ardeur qui animait les générations de ce temps-là est depuis longtemps épuisé, et que tout le bien ou même le mal qu’on en pouvait attendre en est sorti. Le monde a changé de tour et de manière de voir ; il est devenu positif, comme on dit : je le répète sans idée de blâme : car, si par positif on entend disposé à tenir compte avant tout des faits, y compris même les intérêts, — disposé à ne pas donner à la théorie le pas sur l’expérience, — disposé à l’étude patiente avant la généralisation empressée et brillante, — disposé au travail et même à la discipline plutôt que tourné à la fougue sonore et au rêve ; si par positif on entend toutes ces choses et d’autres qui peuvent devenir d’essentielles qualités, au milieu de tout ce que laisserait de regrettable l’espèce des qualités et des défauts contraires, il y aurait encore de quoi se raffermir et se consoler. Mais, regret ou non, il en faut prendre son parti, et, comme l’a dit il y a longtemps Euripide (c’est bien lui en effet qui l’a dit, et non pas un autre) : « Il n’y a pas à se fâcher contre les choses, car cela ne leur fait rien du tout50. » L’esprit des générations a donc changé, c’est un fait ; elles sont devenues peut-être plus capables d’une direction précise et appropriée ; elles en ont plus besoin aussi, et il me semble que la pensée qui a présidé à l’Instruction présente et qui s’y diversifie en nombreuses applications est de nature à convenir à ces générations nouvelles, à soutenir, à développer leur bon sens, leurs qualités intelligentes et solides, à tirer le meilleur parti de leur faculté de travail, à les préparer sans illusion, mais sans faiblesse, pour la société telle qu’elle est faite, pour le monde physique tel quelles ont à le connaître et à le posséder : — et tout cela en respectant le plus possible la partie délicate à côté de l’utile, et en laissant aussi debout que jamais ces antiques images du beau, impérissables et toujours vivantes pour qui sait les adorer.
Et c’est ici que la reconnaissance des amis des lettres et des études classiques est due à M. Fortoul pour le ménagement habile et tout affectueux qu’il a su garder. Lui-même né et sorti des lettres, il n’aurait pu leur faire la moindre injure sans manquer à son passé ; il a donc, dans une combinaison qui est son œuvre, concilié son culte pour elles, le culte de la tradition, avec la part légitime que réclamaient des sœurs rivales, et qui, si elles n’étaient admises, allaient devenir impérieuses. Il a fait taire la querelle, a mis l’union en pratique, en a confié les bienfaits au temps (et le temps de nos jours est rapide) : pour employer des noms déjà cités et qui nous aident à figurer le résultat, il a donné satisfaction à Franklin sans faire réellement tort à Rollin51.
Il serait difficile de rien extraire ici d’un travail qui s’adresse particulièrement aux gens du métier ; dont tous les articles, développés avec un soin égal, sont destinés à l’application, et où rien n’est donné à l’effet. Cependant je regretterais de ne point citer quelque chose de la partie neuve et qui m’a le plus intéressé, de celle qui traite de l’introduction régulière des sciences (géométrie, cosmographie, chimie, physique) dans les classes des lettres, dans la division supérieure, c’est-à-dire à partir de la troisième jusqu’à la rhétorique. Les personnes qui avaient pu s’effaroucher d’abord en craignant que ces études sérieuses trop multipliées ne vinssent peser sur l’esprit de la jeunesse et l’accabler tristement, devront se rassurer en voyant le sens et la proportion dans lesquels elles sont enseignées. Je dirai qu’à les présenter comme on le fait, ces études sont bien plutôt propres à éclairer l’esprit et à le remplir de notions vives et d’agréables lumières. Apprendre peu, mais bien, c’est la règle. Ne pas pousser ces premiers cours au-delà des notions désormais indispensables à tout homme éclairé, mais donner à ces notions toute leur netteté et leur application usuelle, c’est la recommandation expressément faite aux professeurs. Et pour la chimie, par exemple, telle que doivent l’apprendre les élèves de la section littéraire, en seconde et en rhétorique, laissons parler le programme :
Après ces premiers pas (les premières définitions et notions données en troisième), les études se spécialisent ; mais qu’on se garde d’aller trop loin. Il est vrai que l’enseignement de la chimie devient plus complet en seconde et en rhétorique, mais le programme serait mal interprété, si, abusant de son étendue, on en profitait pour entrer dans des développements qui ne sont pas faits pour les classes de nos lycées.
Avant Lavoisier, la chimie minérale, déjà explorée, offrait une multitude de sentiers et de labyrinthes dont son génie a saisi les rapports et tracé le plan. Bientôt l’accès en est devenu facile aux commençants eux-mêmes, par la découverte de cette nomenclature précise comme l’algèbre, pure et sonore comme une langue antique, qu’on aime à entendre appeler la nomenclature française. Voilà le champ d’études assigné à l’enseignement des lycées.
Conservons-lui sa prudente réserve ; qu’il embrasse tout ce qui est classique, mais qu’il s’y renferme ! Qu’il ne se hâte pas de répudier cette belle méthode, ce beau langage, qui ont fait de la chimie française une école de logique pratique, en même temps qu’elle est l’interprète le plus sûr de la philosophie naturelle, le moyen d’analyse le plus puissant dans la discussion des procédés des arts !…
Si, en sortant du lycée, les jeunes gens ont conservé une notion précise et durable de la nature et des propriétés de quelques corps d’un intérêt universel, comme l’air, l’eau, les métaux usuels, les acides, les alcalis et les sels les plus communs ; si les phénomènes de la combustion, ceux de la respiration et de la nutrition des plantes, ceux de la respiration et de la nutrition des animaux, ont été soigneusement étudiés devant eux, l’enseignement de la chimie aura atteint son but.
Mieux vaut restreindre ces études aux grands objets et y faire pénétrer d’une main sûre la jeunesse de nos lycées, que de les étendre hors de propos sur des détails qu’aucun lien logique ne rattache au plan général…
Aussi, les professeurs des lycées, convaincus que leur mission n’est pas de former quelques chimistes, mais bien de faire circuler dans la masse même de la nation les connaissances chimiques les plus générales et les plus utiles, ne s’élonneront pas d’avoir à revenir trois fois, en trois ans, sur l’exposition des principes.
Ces principes, ces notions générales, tout homme bien élevé doit les posséder, les conserver toute sa vie. Il faut, donc les épurer, les simplifier, les éclairer sous tous leurs aspects d’une lumière si vive, que, dans le jeune auditoire, aucune intelligence ne puisse rester rebelle au sentiment de ces grandes vérités.
Rien de plus propre à conduire à ce but désirable que des expériences bien choisies, exécutées et discutées avec attention…
On ne saurait trop le répéter aux professeurs : Bornez votre enseignement ; loin de vous engager par-delà le programme, restez en deçà plutôt. Mais quand vous faites une expérience fondamentale, analysez-en les conditions essentielles avec soin ; faites-en bien ressortir les conséquences immédiates. Quand vous exposez un sujet d’un intérêt général, résumez-en l’histoire ; rendez ainsi familière la logique des inventeurs ; apprenez à vos élèves à connaître et à vénérer les noms des hommes illustres qui ont créé la science. Défiez-vous des exposés abstraits…
Ce sont les faits qui ont servi de point de départ à toutes les découvertes de la chimie ; ce sont les faits qui la guideront encore dans l’avenir. Sa logique est là, non pas ailleurs…
Tout ce qui tend à confondre l’étude des sciences physiques avec les observations et les notions de la vie commune, doit être saisi avec empressement. L’élève s’accoutume par là à raisonner ses impressions, à classer ses remarques, à les préciser. Il acquiert pour toute la vie l’habitude de raisonner en chimiste, au lieu de se borner à savoir par cœur, pour quelques mois, le texte de son cours…
Aussi, pour la parfaite exécution du nouveau plan d’études, les professeurs trouveront-ils bien plus de profit à préparer leur leçon dans le laboratoire même, au milieu des appareils, en prenant part à la disposition matérielle des expériences, qu’à l’étudier dans leur cabinet, abstraction faite des objets qu’ils vont avoir à manier et à faire passer sous les yeux des élèves. Car c’est dans la nature, bien plus que dans les livres, qu’il faut chercher des inspirations pour un enseignement qui doit demeurer élémentaire, pratique et toujours approprié aux intelligences moyennes…
À mesure que l’enseignement se fortifie, on peut donner aux exercices un caractère plus profitable ; poser aux élèves des problèmes numériques et en faire contrôler la solution de temps en temps… Par quelques exercices de ce genre, les jeunes gens apprennent bientôt à calculer, à peser, à mesurer, et on leur inspire le goût de l’expérience avec la confiance dans ses enseignements.
Le professeur ne négligera pas de résoudre devant eux les petits problèmes d’analyse que la leçon comporte, surtout lorsqu’il s’agit de substances d’un emploi commun. Mises à leur place, ces notions entrent sans fatigue dans l’esprit des élèves, trouvent plus tard dans la vie leurs applications, et contribuent au plus haut degré à donner à l’enseignement de la chimie son véritable caractère.
Enfin, dans chaque lycée, on mettra à profit les ressources de la localité pour fournir aux élèves des occasions d’étude dans les ateliers ou manufactures de l’industrie. Il est rare qu’on ne puisse pas organiser huit à dix promenades par an dans ce but. Le professeur doit conduire lui-même les élèves. Il doit leur fournir les explications dont ils ont besoin, mais les abandonner pourtant à leur curiosité propre, et les accoutumer à recueillir directement des ouvriers les informations dont ils ont besoin.
Ces promenades sont, de tous les sujets de composition à donner aux élèves, les meilleurs…
Il me semble qu’il n’y a dans de telles études, entremêlées aux leçons les plus élevées des lettres, rien d’accablant, rien qui émousse le sentiment de l’admiration ni qui jure avec l’idée du beau. Si j’osais faire un rapprochement qui n’est qu’exact, c’est ainsi, dans un livre célèbre, que Ponocrates, devançant le progrès des temps, en agissait avec son élève, et qu’il l’exerçait aux notions pratiques de la vie, tout en le maintenant d’ailleurs en commerce étroit et familier avec les grands auteurs de l’Antiquité, avec Hippocrate comme avec Homère. La lecture de ces pages de l’Instruction serait faite, en vérité, pour donner à quelques-uns des disciples purs de Quintilien le regret de n’avoir point été élevés ainsi. Mais encore une fois, il ne s’agit plus d’avoir à opter exclusivement ni de rien sacrifier, et Quintilien, à côté de Lavoisier et des autres maîtres, garde encore sa belle et bonne part.
Pour moi, simple rapporteur et jusqu’ici très peu juge en ces matières, j’ai été amené naturellement à m’en occuper, au moment où des devoirs nouveaux m’appellent à un enseignement imprévu52. C’est l’heure aussi où j’ai à me recueillir pour me rendre digne, à mon tour, d’entretenir le feu sacré sur ces hauteurs religieuses de l’Antiquité. Il n’en est point des anciens comme des modernes : les anciens sont des vieillards ; on ne les aborde qu’avec révérence et lenteur, il ne convient pas de les brusquer. En remerciant donc les lecteurs qui m’ont suivi jusqu’ici avec tant de bienveillance dans mes excursions toutes modernes, j’ai besoin de leur demander de me laisser pour quelque temps interrompre ces communications habituelles : le jour où je me sentirais en mesure de les reprendre, serait, on peut le croire, un jour heureux pour moi.