(1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Charron — I » pp. 236-253
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(1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Charron — I » pp. 236-253

I

Montaigne se présente volontiers à nous, donnant la main à son ami Étienne de La Boétie, suivi de sa fille d’alliance Mlle de Gournay, et accompagné de son second et disciple Charron. On s’est, depuis quelque temps, fort occupé des autres, mais on a négligé ce dernier ; on ne le lit plus du tout, lui qui a été si lu dans les premières années du xviie  siècle, et qui était même estimé alors par de bons esprits (médiocres juges en cela) égal ou supérieur à Montaignej. C’était l’opinion de Gabriel Naudé. Au commencement du xviiie  siècle, Bolingbroke, écrivant à l’abbé Alary et lui citant un passage de Charron qu’il trouvait admirable, disait encore : « Charron, qui avait autant d’esprit et plus de sens que son compatriote Montaigne. » Je voudrais, en parlant aujourd’hui de Charron, bien établir le caractère de son mérite et son exact rapport avec Montaigne. Le jugement que j’aurai à donner ne sera pas nouveau, mais il n’a pas été mis suffisamment en lumière jusqu’ici, et ce qui a été dit de vrai sur un ou deux points essentiels est demeuré trop épars et sans assez de développement.

Pierre Charron (ou le Charron) dont l’ouvrage le plus connu, le livre De la sagesse, ne parut qu’en 1601, naquit en plein xvie  siècle, en 1541, à Paris, d’un père libraire, qui n’eut pas moins de vingt-cinq enfants. Né et nourri au milieu des livres, élevé dans le quartier latin, il témoigna de bonne heure des dispositions excellentes que ses parents mirent à profit. Il apprit tout ce qu’on apprenait à l’Université au xvie  siècle, et alla ensuite étudier le droit à Orléans et à Bourges. Il se fit recevoir avocat, et fréquenta quelque temps le Palais ; mais prévoyant trop d’obstacle et d’ennui dans la pratique, par la dépendance où se trouvaient les avocats vis-à-vis des procureurs, il se tourna du côté de l’Église, et muni comme il était de toute sorte de doctrine, doué d’une faconde naturelle, et d’une parole abondante et démonstrative, il devint prêtre et prédicateur. Il réussit dans cet enseignement de la chaire : ce fut particulièrement sa condition. Les curés de Paris l’employèrent d’abord à l’envi dans leurs paroisses, et plus tard des évêques se le disputèrent et le voulurent avoir pour théologal dans leurs diocèses. Il semble qu’il y ait loin de là à être le disciple, et, comme on l’a dit, le secrétaire de Montaigne. Charron ne le fut pas dans sa jeunesse. Ayant quitté Paris après ses premiers succès dans la chaire, il fut attaché successivement par ses fonctions à diverses églises du Midi, et ne resta pas moins de dix-sept ou dix-huit ans sans revenir dans la capitale ; toutefois, après une si longue absence, il avait dessein d’y revenir, mais pour s’y ensevelir dans la retraite : il avait fait vœu de se faire Chartreux, et ce n’était point une ferveur de jeune homme, puisqu’alors Charron n’avait pas moins de quarante-sept à quarante-huit ans. À cette date de 1588 où la Ligue faisait sa levée de boucliers, et où les dissensions religieuses et civiles recommençaient avec fureur, Charron cherchait-il simplement un abri, un lieu d’isolement et d’asile, même au prix de sa liberté extérieure, et en l’achetant par des austérités rigoureuses ? Il a écrit dans son livre De la sagesse, en distinguant chez les hommes les divers genres de vie, soit tout à fait privée et intérieure, soit de famille, soit publique, que « de ces trois vies, interne, domestique, publique, qui n’en a qu’une à mener, comme les ermites, a bien meilleur marché de conduire et ordonner sa vie, que celui qui en a deux ; et celui qui n’en a que deux, est de plus aisée condition, que celui qui a toutes les trois. » Serait-ce dans ce sens tout philosophique qu’il voulait devenir ermite ou religieux ? Et pourtant, ayant été refusé pour son âge, qui le rendait impropre aux austérités, par le prieur de la Chartreuse de Paris d’abord, comme aussi par le provincial des célestins vers qui ensuite il se tourna, on le voit plein d’inquiétude et de scrupule jusqu’à ce que des docteurs autorisés l’aient rassuré et lui aient dit qu’il pouvait, en conscience, se regarder comme relevé de son vœu. En cette même année 1588, si enflammée pour tous, et où il paraît qu’il avait lui-même sa fièvre et ses ardeurs, il fut près d’entrer dans la Ligue, comme il en convint quelques mois après, en écrivant à un docteur de Sorbonne de ses amis :

Un temps a été, disait-il, que je marchandais d’être de la Ligue et y ai mis un pied dedans : car, en vérité je n’en fus jamais du tout, ni résolûment ; voire leurs actions m’ont outrément offensé. Ce qui m’y avait poussé était principalement le fait de Blois (l’assassinat du duc et du cardinal de Guise) qui m’a fort affligé, non pour autre raison que pour le défaut que je trouvais en la manière et procédure de l’exécution. Or ce grand bouillon de colère et indignation étant aucunement refroidi, et là-dessus ayant ouï parler des gens de toute sorte, consultant à part moi souvent de ce qu’en conscience il en faut tenir et croire, enfin je me suis aperçu bien changé…

Il est à remarquer que la date de cette lettre, qui est d’avril 1589, coïncide avec les premiers temps de la connaissance que fit Charron de Montaigne37 : je n’irai pas jusqu’à conjecturer que, dès les premiers entretiens, Montaigne fut pour quelque chose dans ce changement de Charron. Il serait singulier que cette ardeur de retraite qui le poussait vers les chartreux se fût, à un an seulement de distance, retournée en ferveur d’admiration et d’enthousiasme pour l’auteur des Essais : c’est ce qui semblerait cependant ressortir des faits. L’intérieur de cette vie nous échappe, et nous ne voyons que les résultats. Ce qui est certain, c’est qu’en 1589, après avoir prêché le carême à Angers, et un carême très vif38, Charron retourna à Bordeauxk,

où, dit-on, il prit connaissance et vécut fort familièrement avec messire Michel de Montaigne, chevalier de l’ordre du roi, auteur du livre intitulé les Essais, duquel il faisait un merveilleux cas ; et le sieur de Montaigne l’aimait d’une affection réciproque, et avant de mourir (ce qui eut lieu trois ans après), par son testament il lui permit de porter après son décès les pleines armes de sa noble famille, parce qu’il ne laissait aucun enfant mâle.

Charron ne s’en tint pas aux armes de noblesse, il prit la devise morale de son maître et de son ami ; et dans la maison qu’il fit bâtir à Condom, l’an 1600, il fit graver ces mots : « Je ne sais. »

Montaigne disait : « Que sais-je ? » Dans la simple différence de ce petit mot on entrevoit assez bien, a remarqué M. Nisard, la différence qu’il y a entre les deux écrivains, l’un plus léger et jouant avec sa propre doctrine, l’autre affirmatif et méthodique jusque dans le doute, et de plus y mettant l’affiche.

En attendant, Charron continuait son office de théologal et d’homme d’Église et combattait avec sincérité les protestants : il composait à Bordeaux, pendant ces années de troubles, et il publiait en 1595 son livre intitulé Les Trois Vérités. C’était une réponse un peu tardive à un livre (le Traité de l’Église) que Du Plessis-Mornay avait publié en 1578, et qu’il avait dédié à Henri IV, alors simple roi de Navarre et défenseur du parti calviniste. Au moment de la conversion de Henri IV, Charron pensa qu’il était bon et opportun de publier une réfutation de cet ancien traité, et qui fût en même temps une exhortation claire et démonstrative, une sorte de manifeste résumant le vœu de tous les bons Français et leur désir de voir les principaux compagnons du roi de Navarre imiter l’exemple de leur roi. Ces trois vérités qu’il veut établir sont : 1° qu’il y a un Dieu ; 2° que de toutes les religions la chrétienne est la seule vraie ; 3° qu’entre les diverses créances ou communions dites chrétiennes, la catholique romaine est la seule véritable. Il traite brièvement des deux premiers points et réserve tous ses développements pour la troisième vérité qu’il dédie expressément à Henri IV ; et dans cette dédicace il exprime particulièrement sa joie comme Parisien « pour cette tant douce et gracieuse, et en toutes façons tant miraculeuse réduction de cette grande ville du monde à l’obéissance de son vrai et naturel roi, à son devoir et à son repos. »

C’était l’heure de la Satyre Ménippée, cette œuvre parisienne aussi et si décisive pour le triomphe de la bonne cause. Charron à sa manière, et sous sa forme grave, servait la même cause, celle de la restauration royale et de l’autorité rétablie.

Ce livre de controverse par un catholique royaliste eut du succès : l’évêque de Cahors, entre autres, messire Antoine Hébrard de Saint-Sulpicel, sur la seule lecture de la première édition, voulut en rapprocher de lui et en posséder l’auteur ; il n’eut point de cesse qu’il n’eût établi Charron dans sa maison épiscopale avec charge et fonction de prêcher en son église les dimanches et fêtes. C’est tout en vaquant à cette charge publique de prédication que l’auteur trouva le temps de répondre, dans une seconde édition (1593), aux critiques que les Protestants avaient faites de son livre. Nous n’avons pas à entrer ici dans les détails de cette polémique ; il nous suffira de marquer en traits généraux les caractères de la controverse et du christianisme de Charron.

Quelques-uns de ces caractères ne laissent pas d’étonner au premier abord : en effet Charron s’y montre plus sceptique dans l’exposé de certaines vérités naturelles qu’on ne s’y attendrait d’après son rôle public de théologien, et il nous est possible, sans trop de difficulté, de retrouver le lien qui unit ses ouvrages de religion et d’apologétique à celui qu’il composera bientôt à un point de vue tout philosophique, comme disciple de Montaigne, et sous le titre humain De la Sagesse.

Bayle a déjà remarqué, en s’en réjouissant et en s’en emparant dans un sens quelque peu équivoque, que Charron n’affaiblit jamais et n’énerve point les objections qu’il expose, et il a l’air de croire que ce n’est pas sans dessein que les réponses ne sont pas toujours aussi fortes chez lui que les objections mêmes. C’est ainsi que dans la démonstration de la première vérité, qui est l’existence de Dieu, avec les attributs principaux qui en achèvent l’idée, Charron, au lieu de s’appuyer sur le sens commun, sur le sentiment général humain si d’accord avec cette croyance, insiste bien plutôt d’abord sur les difficultés et les impossibilités de concevoir dans sa grandeur propre cette idée infinie ; il dit avant Pascal, et en termes encore plus formels, qu’il y a une sorte de négation absolue non seulement du Dieu-Providence, mais de la cause première, qui ne se peut loger « que dans une âme extrêmement forte et hardie » ; il est vrai qu’il ajoute aussitôt : en une âme « forcenée et maniaque ». Laissons ces discussions sujettes à piège, et exposons dans son ensemble le sens désormais évident et la direction incontenable, tant de la théologie que de la philosophie de Charron. Pascal, si bien connu aujourd’hui, nous servira au besoin de lumière pour le bien comprendre et l’éclairer.

Même lorsqu’il traite des dogmes et qu’il se livre à un enseignement théologique, ainsi qu’il l’a fait dans son traité des Trois Vérités (1594), et dans ses Discours chrétiens (1600), Charron est sceptique de méthode, c’est-à-dire qu’il insiste avec un certain plaisir et une assez grande force de logique sur les preuves de la faiblesse et de l’incapacité humaine : douter, balancer, surseoir, tant qu’on n’a pas reçu de lumières suffisantes, est l’état favori qu’il propose à quiconque veut devenir sage ; et néanmoins son avis se distingue, à ce qu’il prétend, de celui des purs pyrrhoniens, « bien qu’il en ait l’air et l’odeur », en ce qu’il admet qu’on se soumette en attendant et que l’on consente à ce qui paraît meilleur et plus vraisemblable. Loin que cet apparent pyrrhonisme soit contraire à la religion et à la piété, c’est, selon lui, la chose qui y peut le plus aider et servir, comme faisant place nette au-dedans et rendant la maison vide pour y recevoir un hôte nouveau. Il le dit quelque part très ingénieusement (j’y rajeunis à peine quelques mots) :

Il semble que pour planter et installer le christianisme en un peuple mécréant et infidèle comme maintenant est la Chine, ce serait une très belle méthode de commencer par ces propositions et persuasions : Que tout le savoir du monde n’est que vanité et mensonge ; — Que le monde est tout confit, déchiré et vilainé d’opinions fantasques, forgées en son propre cerveau ; — Que Dieu a bien créé l’homme pour connaître la vérité, mais qu’il ne la peut connaître de soi, ni par aucun moyen humain, et qu’il faut que Dieu même, au sein duquel elle réside, et qui en a fait venir l’envie à l’homme, la révèle comme il a fait, etc., etc. Ayant bien battu et gagné ce point et rendu les hommes comme académiciens et pyrrhoniens, il faut proposer les principes du christianisme comme envoyés du ciel et apportés par l’ambassadeur et parfait confident de la divinité, autorisé et confirmé en son temps par tant de preuves merveilleuses et témoignages très aulhentiques. Ainsi cette innocente et blanche surséance et libre ouverture à tout est un grand préparatoire à la vraie piété, et à la recevoir comme je viens de dire, et à la conserver : car avec elle il n’y aura jamais d’hérésies et d’opinions triées, particulières, extravagantes ; jamais pyrrhonien ni académicien ne sera hérétique ; ce sont choses opposites…

On ne saurait voir plus à nu toute la méthode de Charron et de son école ; et quant à l’objection qui se présente et qu’il se faisait lui-inême, qu’il reste toujours à savoir si un tel homme ainsi façonné et rompu à l’habitude sceptique, et garanti, il est vrai, des hérésies et nouveautés, sera jamais chrétien au fond et orthodoxe. Charron s’en remet pour cela à l’action directe et divine, sans trop s’expliquer. Ici il est faible, et c’est en le comparant avec Pascal que ce côté faible, et ce qui lui manque, va surtout éclater.

Ce qui lui manque, c’est ce qui fait l’âme et l’honneur, je ne dirai pas de la méthode (elle peut paraître hasardeuse), mais de la doctrine et du génie de Pascal, ce qui en fait la puissance et l’attrait : c’est le désir et le tourment, c’est le cœur. Chez Charron, on voit trop l’arrangement et l’art, et une sorte d’insouciance d’arriver. Après tout, assez peu lui importe qu’on atteigne à cette croyance vive qui est la source unique de la vérité et du bonheur, selon Pascal et les vrais croyants. À le bien écouter, même en ses homélies, il semble qu’il ait toujours par-devers lui et en secret un autre refuge et comme une place de sûreté dans un certain système de sagesse philosophique. Charron fait consciencieusement son devoir comme controversiste, comme prédicateur ; il amasse ses preuves, il fait servir sa philosophie comme une espèce de machine ou de tour pour battre en brèche la place ennemie : puis, quand il estime que la brèche est suffisante, il ordonne et fait avancer ses preuves directes ; mais tout cela sans feu, sans flamme ; on sent toujours l’homme qui a dit : « Au reste, il faut bien savoir distinguer et séparer nous-mêmes d’avec nos charges publiques : un chacun de nous joue deux rôles et deux personnages, l’un étranger et apparent, l’autre propre et essentiel. Il faut discerner la peau de la chemise39 : l’habile homme fera bien sa charge… ; il l’exercera, car elle est en usage en son pays, elle est utile au public, et peut-être à soi ; le monde vit ainsi, il ne faut rien gâter… » Voilà ce qu’on sent trop dans Charron, ce que les contemporains y voyaient peut-être moins distinctement que nous, et ce que son livre De la sagesse nous a appris à discerner en lui. Il a le malheur, pour un chrétien et pour un homme né depuis l’Évangile, de croire à des étages différents d’esprits, à des séparations presque absolues entre le vulgaire ou le commun des hommes pour lequel il n’a que du mépris et du dédain, les esprits moyens et médiocres qui flottent un peu au-dessus sans pouvoir assez s’en détacher, et les sages qui jouissent de la douceur suprême dans un inviolable et inaccessible retranchement. Par vulgaire, il n’entend pas le peuple proprement dit, « mais les esprits populaires, de quelque robe, profession et condition qu’ils soient », gens opiniâtres à ce qu’ils ont une fois pris à cœur, et qu’il y a péril à venir heurter dans leurs préjugés établis :

dont il a semblé à plusieurs, dit-il, qu’il n’y faut aucunement toucher, mais laisser le moutier où il est, laisser rouler le monde comme il a accoutumé, et se contenter d’en penser ce qui en est ; et que ce n’est raison que les sages se mettent en peine pour les fols opiniâtres. Cette opinion, ajoute-t-il cependant, me semble trop rude et éloignée de charité, et il y a comme en toute chose une médiocrité plus douce, qui est de ne forcer ni presser, mais tout simplement montrer et proposer le meilleur ; car il y a toujours en ce grand nombre quelques-uns capables et disposés à suivre en le leur montrant seulement au doigt.

Mais quoique Charron, dans son bon esprit, se fasse cette objection conforme à la charité, et qu’il y obtempère en quelque mesure, comme on sent bien que le raisonneur en prend ici à son aise ! qu’on est loin de Pascal ! comme il y a plus de charité véritable et de tendresse dans la parole impérieuse en apparence et despotique de celui-ci ! Pascal n’a point un double rôle ; ce n’est point M. le théologal d’un côté, et le disciple de Sénèque ou de Montaigne de l’autre : en lui l’apologiste et l’homme ne font qu’un ; il y est tout entier, corps et âme. Dans ce drame que nous dévoilent ses Pensées, l’acteur est le même que le héros, et l’un et l’autre ne sont que l’homme souffrant, cherchant, désirant, et, quand il a trouvé, criant aux autres : Suivez-moi ! C’est le naufragé qui, réchappé à peine, veut sauver ses compagnons de naufrage ; car lui, il n’a pas sa porte de derrière comme Charron, son belvéder philosophique, son rocher du sage. Pascal n’a rien de ces arrière-fonds de pensée ; il sait bien qu’il se noie, s’il n’embrasse cette voie unique de salut ; et c’est pourquoi il se jette à corps perdu dans la recherche, y associant tous les hommes ses frères. Tel est, le talent y aidant, le secret pour nous de sa puissance, de sa haute et religieuse beauté.

Et comment voulez-vous que Charron, dans sa controverse chrétienne et dans les discours religieux qu’on a de lui, ait touché au vif la fibre humaine, lorsqu’au fond il a en tel mépris ceux qu’il appelle dogmatises et qui affirment, c’est-à-dire qui n’osent se maintenir dans cet état de balance parfaite où il place le bonheur et la sagesse ? Il faut l’entendre parler, quand il est chez lui et non plus dans la chaire, de ceux

à qui, par crainte et faiblesse, le cœur fait mal, étant sur une haute tour et regardant en bas. Peu de gens, remarque-t-il, ont la force et le courage de se tenir droits sur leurs pieds, il faut qu’ils s’appuient ; ils ne peuvent vivre s’ils ne sont mariés et attachés ; n’osent demeurer seuls de peur des lutins : craignent que le loup les mange : gens nés à la servitude !

Mais c’est Tibère (il le sait bien) qui a prononcé ce mot peu pitoyable (« Ô hommes ad servitutem nati ! »), que Charron ne craint pas de mettre dans la bouche du sage. Il y a quelque égoïsme et bien de la superbe dans ce portrait si méprisant du monde, mis en regard de cette sorte d’insensibilité mi-sceptique et mi-stoïque qu’il caresse et qui est son idéal secret.

Un noble esprit de notre temps (M. Joubert) a dit, pour donner à entendre ce qu’il y a de divin dans le christianisme : « On ne peut ni parler contre le christianisme sans colère, ni parler de lui sans amour. » C’est cet amour qu’on ne rencontre point dans les écrits religieux de Charron.

Je n’irai pas pourtant jusqu’à en conclure qu’il n’y avait point une part de christianisme sincère en lui, même depuis qu’il eut connu Montaigne, et une part de christianisme plus grande et plus profonde qu’il ne le soupçonnait lui-même en certains moments où il s’entêtait en artiste de son idée de sagesse. Qu’on veuille bien se reporter au temps : des membres du Parlement comme les Harlay, plus tard les Molé, les Lamoignon, étaient de bons et fidèles sujets, et à la fois ils étaient ou ils se croyaient un peu Romains : il y en avait qui étaient Pompéiens, c’est-à-dire pour Pompée et le parti de la république contre César, ce qui ne les empêchait pas d’être en réalité de bons royalistes ; de même jusqu’à un certain point alors, quand on était homme d’étude et de cabinet, on était stoïcien ou sceptique en philosophie, on était partisan de Sénèque ou d’Épictète ou de Cicéron (selon son goût et son humeur), et l’on était cependant chrétien dans la pratique et l’habitude, dans le cœur même un peu. Le premier mouvement de Charron, frappé d’apoplexie foudroyante dans une rue de Paris où il tomba et où il mourut, fut de se jeter à genoux pour prier Dieu.

Ainsi donc, à les prendre pour ce qu’ils sont, les ouvrages de controverse et de théologie de Charron, antérieurs à sa Sagesse, et qui ne sont pas si en contradiction avec elle qu’ils le paraissent, purent obtenir dans leur temps un succès assez remarquable, et ils avaient leur à-propos. Ils venaient dans les premières années du règne de Henri IV pour rattacher à la religion de l’État et à celle du prince nombre d’esprits raisonneurs, sérieux, assez philosophiques, et surtout politiques. Au sortir des disputes et des guerres religieuses, Charron avait mille choses justes à dire, et dont la convenance était sentie par tous les hommes de bonne foi qu’un zèle extrême ne passionnait pas pour le parti contraire. Il ne niait point qu’il n’y eût certaines réformes possibles à apporter dans l’Église, mais il demandait que ces réformes fussent faites par qui de droit, et il observait judicieusement que, pour y aider, la première condition était de demeurer dans le giron et de n’en point sortir. Tout ce qu’il dit contre l’esprit d’opiniâtreté et de nouveauté qui fait les sectes est encore excellent à lire ; il disait, par exemple :

Je voudrais que tous ces remueurs de ménage et troubleurs de l’ancienne religion, qui se disent chrétiens et tenir leur religion du ciel, considérassent bien ce que dit Plutarque de la religion de son temps, vaine et humaine : Ceux, dit-il, qui mettent en doute les opinions de la religion me semblent toucher une grande, hardie et dangereuse question ; car l’ancienne et continuelle foi et créance qui nous est témoignée par nos ancêtres nous devrait suffire, étant cette tradition le fondement et base de toute religion ; et si la fermeté de la créance venue de main en main vient à être ébranlée ou remuée en un seul point, elle devient suspecte et douteuse en tous les autres. — Voilà ce qu’un païen très sage a dit très sagement…

Ces raisons, en partie morales, en partie politiques, et dont les adversaires ne laissaient pas dans leurs réponses et réfutations d’indiquer le point faible40, étaient pourtant bien reçues au lendemain des révolutions et quand un souffle plus doux circulait déjà ; elles aidaient auprès de beaucoup d’esprits à l’œuvre d’apaisement et de pacification, qui était celle de Henri IV.

Charron était âgé de soixante ans et avait titre théologal et chantre dans l’église cathédrale de Condom, lorsqu’il publia à Bordeaux, en 1601, son célèbre ouvrage intitulé De la sagesse, qui n’est guère qu’une rédaction plus méthodique et une ordonnance régulière de tout ce qu’on trouve dans les Essais de Montaigne. Les trois livres dont se compose l’ouvrage roulent : 1° sur l’homme, sa misère, ses faiblesses, ses passions ; sur la vie humaine, ses fluctuations et sa brièveté ; sur les différents états, conditions et genres de vie qui distinguent les hommes ; 2° sur la manière de s’affranchir des erreurs, de l’opinion ou des passions ; 3° enfin, sur les quatre vertus de prudence, justice, force et tempérance. Qui prendrait la peine de lire plume en main Montaigne et d’y relever tout ce qui est dit sur les divers sujets et titres qui se rencontrent dans La Sagesse de Charron, trouverait non seulement le fond et la substance de ses pensées, mais encore la forme même et le détail de son expression. Seulement, Charron abrège, coordonne et enchaîne. Il ne s’en est pas tenu à Montaigne : en ce qui est des passions et affections particulièrement, il avertit qu’il n’a vu personne « qui les dépeigne plus naïvement et richement que le sieur du Vair en ses petits livrets moraux. » Il reconnaît donc qu’il s’en est fort servi. Un écrivain moderne, M. Sapey, dans un Essai sur la vie et les ouvrages de Guillaume du Vair, publié en 1847, a relevé ces imitations ou plutôt ces copies qu’a faites Charron de certaines pages de du Vair, et pour qu’on en pût mieux juger, il a rangé les unes et les autres sur deux colonnes parallèles, par exemple :

du Vair

Philosophie morale des Stoïques.

… L’espérance, allumant de son doux vent nos fols désirs, embrase en nos esprits un feu plein d’une épaisse fumée, qui nous éblouit l’entendement, et, emportant avec soi nos pensées, les lient pendues entre les nues, nous ôte tout jugement, et nous fait songer en veillant. Tant que nos espérances durent, nous ne voulons point quitter nos désirs, etc.

Charron

De la sagesse (liv. I, chap. 26).

« Les désirs et cupidités s’échauffent et redoublent par l’espérance, laquelle allume de son doux vent nos fols désirs, embrase en nos esprits un feu d’une épaisse fumée, qui nous éblouit l’entendement, et, emportant avec soi nos pensées, les tient pendues entre les nues, nous fait songer en veillant. Tant que nos espérances durent, nous ne voulons point quitter nos désirs, etc.41

On pourrait faire pareil rapprochement de lui à Montaigne dans une quantité de pages ; ce que le vieux Sorel avait déjà remarqué, et ce qui a fait dire à Balzac, je crois, que Charron n’était que le secrétaire de Montaigne et de du Vair. Pour Montaigne, on a encore appelé Charron son ordonnateur judicieux ou son sergent de bataille. Plusieurs s’y sont trompés : Gabriel Naudé, plus docte en latin qu’en français, paraît décerner à Charron une préférence qui supposerait en lui ce dont il manque le plus, c’est-à-dire l’originalité. Un jésuite, homme de grand mérite, le père Buffier, qui, dans son Cours de sciences, a consacré tout un chapitre au livre de Charron, a dit : « Il n’est guère d’ouvrage de morale plus rempli que celui-ci, ni qui contienne plus de choses dans un moindre volume. L’auteur a possédé sa matière et l’a tirée de son propre fonds (c’est le contraire), y mettant beaucoup de réflexions particulières ; donnant un tour singulier à celles qui sont communes, s’énonçant d’une manière propre à faire penser plus qu’il ne dit, et réveillant l’attention par la vivacité de ses expressions, quelque usées qu’elles commencent d’être… » Mais ce ne sont pas seulement les pensées, ce sont le plus souvent les expressions mêmes de Charron qui sont prises de Montaigne. Ainsi, sur le sujet de la faiblesse et de l’inconstance de l’homme, on lit d’une part dans Montaigne, et de l’autre dans Charron :

Montaigne

Liv. I, chap. Ier.

Certes, c’est un sujet merveilleusement vain, divers et ondoyant que l’homme ; il est malaisé d’y fonder jugement constant et uniforme. Voilà Pompeius qui pardonna, etc., etc.

Charron

Liv. I, chap. 5.

L’homme est un sujet merveilleusement divers et ondoyant, sur lequel il est Ilès-malaisé d’y asseoir jugement assuré, jugement, dis-je, universel et entier, etc., etc.

Montaigne cite, à l’appui de son dire, l’exemple de Pompée pardonnant à la ville des Mamertins en considération d’un citoyen généreux, et il l’oppose à ce que fit Sylla devant Péruse (ou plutôt Préneste), où il avait un hôte à la considération de qui il n’accorda rien. Or cet exemple de Pompée se trouve précisément, dans Charron, à la page précédente, ainsi que divers autres exemples de Scanderbeg, de l’empereur Conrad, d’Alexandre le Grand, etc., lesquels se retrouvent tous chez Montaigne, mais plus développés et à quelque distance les uns des autres. Charron les a seulement rapprochés et condensés à son article « De la présomption ». On lit encore  :

Dans Montaigne

Liv. II, chap. 12.

La plus calamiteuse et fragile de toutes les créatures, c’est l’homme, et quant et quant la plus orgueilleuse : elle se sent et se voit logée ici parmi la bourbe et le fient du monde, attachée et clouée à la pire, plus morte et croupie partie de l’univers, au dernier étage du logis et le plus éloigné de la voûte céleste, avec les animaux de la pire condition des trois (espèces) ; et se va plantant par imagination au-dessus du cercle de la lune, et ramenant le ciel sous ses pieds…

Dans Charron

Liv. I, chap. 7.

… L’homme croit que le ciel, les étoiles, tout ce grand mouvement céleste et branle du monde, n’est fait que pour lui… Et le pauvre misérable est bien ridicule. Il est ici-bas logé au dernier et pire étage de ce monde, plus éloigné de la voûte céleste, en la cloaque et sentine de l’univers, avec la bourbe et la lie, avec les animaux de la pire condition…, et se fait croire qu’il est le maître commandant à tout, que toutes créatures, même ces grands corps lumineux, incorruptibles, desquels il ne peut savoir la moindre vertu, et est contraint tout transi les admirer, ne branlent que pour lui et son service…

Ici Charron combine et resserre deux passages différents ; il écourte Montaigne, mais il ne saurait faire oublier ni supprimer cette admirable interrogation que l’on dirait de Pascal s’adressant des objections à lui-même :

Qui lui a persuadé que ce branle admirable de la voûte céleste, la lumière éternelle de ces flambeaux roulant si fièrement sur sa tête, les mouvements épouvantables de cette mer infinie, soient établis et se continuent tant de siècles pour sa commodité et pour son service ? Est-il possible de rien imaginer si ridicule que cette misérable et chétive créature, etc., etc. ?

De tout ce parallèle qui se pourrait continuer à l’infini, il ne faudrait point conclure à une lutte entre Montaigne et Charron, ni encore moins à une tricherie de ce dernier. Honnête homme, écrivain probe, et par-dessus tout admirateur passionné de Montaigne, Charron est aussi loin d’une telle ambition qu’incapable d’un pareil procédé ; il ne vise qu’à mettre les pensées qu’il admire et qu’il accueille dans un plus beau jour et dans un ordre plus exact, pour les répandre et les faire réussir auprès d’un plus grand nombre d’esprits ; il les range mieux pour les faire pénétrer. C’est là son but, et, à quelques égards, ce fut son succès. Ce n’est point de sa part une question d’amour-propre ; il a gardé cela des érudits, que pour lui, en fait de bonnes pensées, citation vaut invention. Il ne songe pas plus à dérober Montaigne qu’il ne songe à dépouiller tous ces auteurs latins dont les mots et les sentences, en leur langue, nourrissent, soutiennent à chaque instant son discours, et qu’il fait entrer continuellement dans sa trame sans les citer. Cela dit, nous arrivons à l’examen de quelques parties de ce livre qui a de l’exagéré et du systématique, mais qui aussi a eu du bon et de l’utile. Nous aurons à voir en quoi Charron, à son moment, a été un des précepteurs de la raison publique.