(1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre I. Les origines. — Chapitre III. La nouvelle langue. » pp. 165-234
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(1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre I. Les origines. — Chapitre III. La nouvelle langue. » pp. 165-234

Chapitre III.
La nouvelle langue.

I. Chaucer. —  Son éducation. —  Sa vie politique et mondaine. —  En quoi elle a servi son talent. —  Il est le peintre de la seconde société féodale.

Cependant, à travers tant de tentatives infructueuses, dans la longue impuissance de la littérature normande qui se contentait de copier et de la littérature saxonne qui ne pouvait aboutir, la langue définitive s’était faite, et il y avait place pour un grand écrivain. Un homme supérieur parut, Jeffrey Chaucer, inventeur quoique disciple, original quoique traducteur, et qui, par son génie, son éducation et sa vie, se trouva capable de connaître et de peindre tout un monde, mais surtout de contenter le monde chevaleresque et les cours somptueuses qui brillaient sur les sommets177. Il en était, quoique lettré et versé dans toutes les branches de la scolastique, et il y eut si bien part, que sa vie fut d’un bout à l’autre celle d’un homme du monde et d’un homme d’action. Tour à tour on le voit à l’armée du roi Édouard, gentilhomme du roi, mari d’une demoiselle de la reine, muni d’une pension, pourvu de places, député au parlement, chevalier, fondateur d’une famille qui fit fortune jusqu’à s’allier plus tard à la race royale. Cependant il était dans les conseils du roi, beau-frère du duc de Lancastre, employé plusieurs fois en ambassades ouvertes ou en missions secrètes, à Florence, à Gênes, à Milan, en Flandre, négociateur en France pour le mariage du prince de Galles, parmi les hauts et les bas de la politique, disgracié, puis rétabli : expérience des affaires, des voyages, de la guerre, de la cour, voilà une éducation tout autre que celle des livres. Comptez qu’il est à la cour d’Edouard III, la plus splendide de l’Europe, parmi les tournois, les entrées, les magnificences, qu’il figurait dans les pompes de France et de Milan, qu’il conversait avec Pétrarque, peut-être avec Boccace et Froissart, qu’il fut acteur et spectateur des plus beaux et des plus tragiques spectacles. Dans ces quelques mots, que de cérémonies et de cavalcades ! quel défilé d’armures, de chevaux caparaçonnés, de dames parées ! quel étalage de mœurs galantes et seigneuriales ! quel monde varié et brillant, capable de remplir l’esprit et les yeux d’un poëte ! Comme Froissart et mieux que Froissart, il a pu peindre les châteaux des nobles, leurs entretiens, leurs amours, même quelque chose d’autre, et leur plaire par leur portrait.

II. Comment le moyen âge a dégénéré. —  Diminution du sérieux dans les mœurs, dans les écrits et dans les œuvres d’art. —  Besoin d’excitation. —  Situations analogues de l’architecture et de la littérature.

Deux idées avaient soulevé le moyen âge hors de l’informe barbarie : l’une religieuse, qui avait dressé les gigantesques cathédrales et arraché du sol les populations pour les pousser sur la Terre sainte ; l’autre séculière, qui avait bâti les forteresses féodales et planté l’homme de cœur debout et armé sur son domaine ; l’une qui avait produit le héros aventureux, l’autre qui avait produit le moine mystique ; l’une qui est la croyance en Dieu, l’autre qui est la croyance en soi. Toutes deux, excessives, avaient dégénéré par l’emportement de leur propre force : l’une avait exalté l’indépendance jusqu’à la révolte, l’autre avait égaré la piété jusqu’à l’enthousiasme ; la première rendait l’homme impropre à la vie civile, la seconde retirait l’homme de la vie naturelle ; l’une, instituant le désordre, dissolvait la société ; l’autre, intronisant la déraison, pervertissait l’intelligence. Il avait fallu réprimer la chevalerie qui aboutissait au brigandage et refréner la dévotion qui amenait la servitude. La féodalité turbulente s’était énervée comme la théocratie oppressive, et les deux grandes passions maîtresses, privées de leur séve et retranchées de leur tige, s’alanguissaient jusqu’à laisser la monotonie de l’habitude et le goût du monde germer à leur place et fleurir sous leur nom.

Insensiblement le sérieux diminue dans les écrits comme dans les mœurs, dans les œuvres d’art comme dans les écrits. L’architecture, au lieu d’être la servante de la foi, devient l’esclave de la fantaisie. Elle s’exagère, elle poursuit les ornements, elle oublie l’ensemble pour les détails, elle lance ses clochers à des hauteurs démesurées, elle festonne ses églises de dais, de pinacles, de trèfles en pignons, de galeries à jour : « Son unique souci est de monter toujours, de revêtir l’édifice sacré d’une éblouissante parure qui le fait ressembler à une fiancée178. » Devant cette merveilleuse dentelle, quelle émotion peut-on avoir sinon l’étonnement agréable ? et que devient le sentiment chrétien devant ces décorations d’opéra ? Pareillement la littérature s’amuse. Au dix-huitième siècle, second âge de la monarchie absolue, on vit d’un côté les pompons et les coupoles enguirlandées, de l’autre les jolis vers de société, les romans musqués et égrillards remplacer les lignes sévères et les écrits nobles. Pareillement au quatorzième siècle, second âge du monde féodal, on voit d’un côté des guipures de pierre et la svelte efflorescence des formes aériennes, de l’autre les vers raffinés et les contes divertissants remplacer la vieille architecture grandiose et la vieille épopée simple. Ce n’est plus le trop-plein d’un sentiment vrai, c’est le besoin d’excitation qui les produit. Considérez Chaucer, quels sont ses sujets et comment il les choisit. Il va les quêter partout, en Italie, en France, dans les légendes populaires, dans les vieux classiques. Ses lecteurs ont besoin de diversité, et son office est de les « fournir de beaux dits  » : c’est l’office du poëte en ce temps179. Les seigneurs à table ont achevé leur dîner, les ménestrels viennent chanter, la clarté des torches tombe sur le velours et l’hermine, sur les figures fantastiques, les bigarrures, les broderies ouvragées des longues robes ; à ce moment le poëte arrive, offre son manuscrit « richement enluminé, relié en violet cramoisi, embelli de fermoirs, de bossettes d’argent, de roses d’or  » ; on lui demande de quoi il traite, et il répond « d’amour. »

III. En quoi Chaucer est du moyen âge. —  Poëmes romantiques et décoratifs. —  Le Roman de la Rose. —  Troïlus et Cressida. —  Contes de Cantorbéry. —  Défilé de descriptions et d’événements. —  La Maison de la Renommée. —  Visions et rêves fantastiques. —  Poëmes d’amour. —  Troïlus et Cressida. —  Développement exagéré de l’amour au moyen âge. —  Pourquoi l’esprit avait pris cette voie. —  L’amour mystique. —  La Fleur et la Feuille. —  L’amour sensuel. —  Troïlus et Cressida.

En effet, c’est le sujet le plus agréable, le plus propre à faire couler doucement les heures du soir, entre la coupe de vin épicé et les parfums qui brûlent dans la chambre. Chaucer traduit d’abord le grand magasin de galanterie, le roman de la Rose. Null passe-temps plus joli : il s’agit d’une rose que l’amant veut cueillir, on devine bien laquelle ; les peintures du mois de mai, des bosquets, de la terre parée, des haies reverdies, foisonnent et fleuronnent. Puis viennent les portraits des dames riantes, Richesse, Franchise, Gaieté, et par contraste, ceux des personnages tristes, Danger, Travail, tous abondants, minutieux, avec le détail des traits, des vêtements, des gestes ; on s’y promène, comme le long d’une tapisserie ; parmi des paysages, des danses, des châteaux, entre des groupes d’allégories, toutes en vives couleurs chatoyantes, toutes étalées, opposées, incessamment renouvelées et variées pour le plaisir des yeux. Car un mal est venu, inconnu aux âges sérieux, l’ennui ; du nouveau et du brillant, encore du nouveau et du brillant, il en faut absolument pour le combattre, et Chaucer, comme Boccace et Froissard, s’y emploie de tout son cœur. Il emprunte à Boccace son histoire d’Arcite et Palémon, à Lollius son histoire de Troïle et Cressida, et les arrange. Comment les deux jeunes chevaliers thébains Arcite et Palémon s’éprennent ensemble de la belle Émilie, et comment Arcite, vainqueur dans le tournoi, tombe et meurt de sa chute en léguant Émilie à son rival ; comment le beau chevalier troyen Troïle gagne la faveur de Cressida, et comment Cressida l’abandonne pour Diomède, voilà encore des romans en vers et des romans d’amour. Ils sont un peu longs ; tous les écrits de ce temps, français ou imités du français, partent d’esprits trop faciles ; mais comme ils coulent ! Un ruisseau sinueux, qui va sans flots sur un sable uni et luit au soleil par intervalles, peut seul en donner l’image. Les personnages parlent trop, mais ils parlent si bien ! Même quand ils se querellent, on a plaisir à les entendre, tant les colères et les injures se fondent dans l’abondance heureuse de la conversation continue. Rappelez-vous Froissart, et comment les égorgements, les assassinats, les pestes, les tueries de Jacques, tout l’entassement des misères humaines disparaît chez lui dans la belle humeur uniforme, tellement que les figures furieuses et grimaçantes ne semblent plus que des ornements et des broderies choisies pour mettre en relief l’écheveau des soies nuancées, et colorées qui fait la trame de son récit.

Mais surtout des descriptions viennent par multitudes y insérer leurs dorures. Chaucer vous promène parmi les armures, les palais, les temples, et s’arrête devant chaque belle pièce : ici180 « l’oratoire et la chapelle de Vénus », « et la figure de Vénus elle-même » glorieuse à voir — nue et flottant sur la large mer — depuis le nombril jusqu’au bas toute couverte — de vagues vertes aussi brillantes que le verre,  — ayant dans sa main droite une citole — et sur sa tête gracieuse à voir — une guirlande de roses fraîches, à la douce odeur — pendant qu’au-dessus de sa tête voltigent ses colombes  » ;  — 181 là-bas le temple de Mars, dans une forêt — où n’habite ni homme ni bête,  — avec de vieux arbres noueux, rugueux, stériles,  — aux souches pointues, et hideux à voir,  — à travers lesquels couraient un bruissement et un frémissement,  — comme si la tempête allait briser chaque branche. —  Puis le temple lui-même sous un escarpement — tout entier bâti d’acier bruni et dont l’entrée — était longue, étroite, affreuse à regarder », — tandis que du dehors « venait un souffle si furieux — qu’il soulevait toutes les portes. « Nulle lumière, sauf celle du nord ; chaque pilier en fer luisant et gros comme une tonne ; la porte en diamant indestructible et barrée de fer solide en long et en travers : partout sur les murs les images du meurtre, et dans le sanctuaire « la statue de Mars sur un chariot, armé, l’air furieux et sombre, avec un loup debout devant lui à ses pieds, qui, les yeux rouges, mangeait la chair d’un homme. » Ne sont-ce point là des contrastes bien faits pour réveiller l’attention ? Vous rencontrerez dans Chaucer des enfilades de peintures pareilles. Regardez le défilé des combattants qui viennent jouter en champ clos pour Arcite et Palémon182 : les uns183 avec une targe, d’autres avec un bouclier, d’autres avec une cuirasse et un jupon d’acier ; chacun armé à sa guise, d’épées, de haches, de masses, selon la mode capricieuse de la fantaisie guerrière. En tête « le roi de l’Inde sur un coursier bai, caparaçonné d’acier et couvert de drap d’or brodé ; son habit semé de grosses perles blanches et rondes ; son manteau constellé de rubis rouges étincelants comme le feu, ses cheveux bouclés et blonds luisant au soleil, ses yeux comme ceux d’un lion, sa voix comme une trompette tonnante, une fraîche guirlande de laurier sur sa tête, et sur son poing un aigle apprivoisé, blanc comme un lis. » Puis, d’un autre côté, Lycurgue, le roi de Thrace, « aux grands membres, aux muscles durs et forts, aux épaules larges, noir de barbe et viril de face, sa longue chevelure de corbeau tombant derrière son dos, un lourd diadème d’or et de rubis sur la tête, lui-même debout sur un char d’or traîné par quatre taureaux blancs, derrière lui vingt lévriers grands comme de petits buffles et munis de colliers d’or ouvragé, à l’entour cent seigneurs bien armés et bien braves. » Un hérault d’armes ne décrirait pas mieux ni davantage. Les nobles et les dames du temps retrouvaient ici leurs mascarades et leurs tournois.

Il y a quelque chose de plus agréable qu’un beau conte, c’est un assemblage de beaux contes, surtout quand les contes sont de toutes couleurs. Froissart en fait sous le nom de Chroniques, Boccace encore mieux ; puis, après lui, les seigneurs des Cent Nouvelles nouvelles, et plus tard encore Marguerite de Navarre. Quoi de plus naturel parmi des gens qui s’assemblent, causent et veulent se divertir ? Les mœurs du temps les suggèrent ; car les usages et les goûts de la société ont commencé, et la fiction, ainsi conçue, ne fait que transporter dans les livres les conversations qui s’échangent dans les salles et sur les chemins. Chaucer décrit une troupe de pèlerins, gens de toute condition qui vont à Cantorbéry, un chevalier, un homme de loi, un clerc d’Oxford, un médecin, un meunier, une abbesse, un moine, qui conviennent de dire chacun une histoire. « Car il n’eût été ni gai ni réconfortant de chevaucher, muets comme des pierres184. » Ils content donc ; sur ce fil léger et flexible, tous les joyaux, faux ou vrais, de l’imagination féodale viennent poser bout à bout leurs bigarrures et faire un collier : tour à tour de nobles récits chevaleresques, le miracle d’un enfant égorgé par des juifs, les épreuves de la patiente Griselidis, Canace et les merveilleuses inventions de la fantaisie orientale, des fabliaux graveleux sur le mariage et sur les, moines, des contes allégoriques ou moraux, la fable du Coq et de la Poule, l’énumération des grands infortunés : Lucifer, Adam, Samson, Nabuchodonosor, Zénobie, Crésus, Ugolin, Pierre d’Espagne. J’en passe, car il faut abréger. Chaucer est comme un joaillier, les mains pleines ; perles et verroteries, diamants étincelants, agates vulgaires, jais sombres, roses de rubis, tout ce que l’histoire et l’imagination ont pu ramasser et tailler depuis trois siècles en Orient, en France, dans le pays de Galles, en Provence, en Italie, tout ce qui a roulé jusqu’à lui entrechoqué, rompu, ou poli par le courant des siècles et par le grand pêle-mêle de la mémoire humaine, il l’a sous la main, il le dispose, il en compose une longue parure nuancée, à vingt pendants, à mille facettes, et qui par son éclat, ses variétés, ses contrastes, peut attirer et contenter les yeux les plus avides d’amusement et de nouveauté.

IV. En quoi Chaucer est Français. —  Poëmes satiriques et gaillards. —  Contes de Cantorbéry. —  La bourgeoise de Bath et le mariage. —  Le frère quêteur et la religion. —  La bouffonnerie, la polissonnerie et la grossièreté du moyen âge.

Il fait davantage. L’essor universel de la curiosité intempérante exige des jouissances plus raffinées ; il n’y a que le rêve et la fantaisie qui puissent la satisfaire, non pas la fantaisie profonde et pensive telle qu’on la trouvera dans Shakspeare, non pas le rêve passionné et médité tel qu’on l’a trouvé chez Dante, mais le rêve et la fantaisie des yeux, des oreilles, de tous les sens extérieurs, qui, dans la poésie comme dans l’architecture, réclament des singularités, des merveilles, des défis engagés, gagnés contre le raisonnable et le probable, et qui ne s’assouvissent que par l’entassement et l’éblouissement. Lorsque vous regardez une cathédrale du temps, vous sentez en vous-même un mouvement de crainte. La substance manque ; les murailles évidées pour faire place aux fenêtres, l’échafaudage ouvragé des portes, le prodigieux élan des colonnettes grêles, les sinuosités frêles des arceaux, tout menace ; l’appui s’est retiré pour faire place à l’ornement. Sans le placage extérieur des contre-forts, et l’aide artificielle des crampons de fer, l’édifice aurait croulé au premier jour ; tel qu’il est, il se défait de lui-même ; et il faut entretenir sur place des colonies de maçons pour combattre incessamment sa ruine incessante. Mais les yeux s’oublient à suivre les ondoiements et les enroulements de sa filigrane infinie ; la rose flamboyante du portail et les vitraux peints versent une lumière diaprée sur les stalles sculptées du chœur, sur l’orfévrerie de l’autel, sur les processions de chappes damasquinées et rayonnantes, sur le fourmillement des statues étagées ; et dans ce jour violet, sous cette pourpre vacillante, parmi ces flèches d’or qui percent l’ombre, l’édifice entier ressemble à la queue d’un paon mystique. Pareillement la plupart des poëmes du temps sont dénués de fond ; tout au plus une moralité banale leur sert d’étai ; en somme, le poëte n’a songé qu’à étaler devant nous l’éclat des couleurs et le pêle-mêle des formes. Ce sont des rêves ou des visions ; il y en a cinq ou six dans Chaucer, et vous allez en trouver sur tout votre chemin jusqu’à la Renaissance. Mais l’étalage, est splendide. Chaucer est transporté en songe dans un temple de verre185 où sur les murs sont figurées en or toutes les légendes d’Ovide et de Virgile, défilé infini de personnages et d’habits, semblable à celui qui sur les vitraux des églises occupe alors les yeux des fidèles. Tout d’un coup un grand aigle d’or qui plane près du soleil et luit comme une escarboucle descend avec l’élan de la foudre et l’emporte dans ses serres jusqu’au-dessus des étoiles, pour le déposer ensuite devant le palais de la Renommée, palais resplendissant, bâti de béril avec des fenêtres luisantes et des tourelles dressées, et posé au sommet d’une haute roche de glace presque inaccessible. Tout le côté du sud était couvert par les noms gravés d’hommes fameux, mais le soleil les fondait sans cesse. Du côté du nord, les noms, mieux protégés, restaient entiers. Au sommet des tourelles paraissaient des ménestrels et des jongleurs avec Orphée, Arion et les grands joueurs de harpe, puis derrière eux des myriades de musiciens avec des cors, des flûtes, des cornemuses, des chalumeaux, qui sonnaient et remplissaient l’air ; puis tous les charmeurs, magiciens et prophètes. Il entre, et, dans une haute salle lambrissée d’or, bosselée de perles, sur un trône d’escarboucle, il voit assise une femme, « une grande et noble reine », parmi une multitude infinie de hérauts, dont les surtouts brodés portent les armoiries des plus fameux chevaliers du monde, au son des instruments et de la mélodie céleste que font Calliope et ses sœurs. De son trône jusqu’à la porte s’étend une file de piliers où se tiennent debout les grands historiens et les grands poëtes, Josèphe sur un pilier de plomb et de fer, Stace sur un pilier de fer teint de sang ; Ovide, « le clerc de Vénus », sur un pilier de cuivre ; puis, sur un pilier plus haut que les autres, Homère, et aussi Tite-Live, Darès Phrygius, Guido Colonna, Geoffroy de Monmouth et les autres historiens de la guerre de Troie. Faut-il achever de transcrire cette fantasmagorie, où l’érudition troublée vient gâter l’invention pittoresque, où le badinage fréquent atteste que la vision n’est qu’un divertissement volontaire ? Le poëte et son lecteur se sont figuré pendant une demi-heure des salles parées, des foules bruissantes ; un mince filet de bon sens ingénieux a coulé par-dessous la vapeur diaphane et dorée qu’ils se complaisaient à suivre ; c’en est assez, ils se sont amusés de leurs illusions fugitives et ne demandent rien au-delà.

V. En quoi Chaucer est Anglais et original. —  Conception du caractère et de l’individu. —  Van Eyck et Chaucer sont contemporains. —  Prologue des Contes de Cantorbéry. —  Portraits du franklin, du moine, du meunier, de la bourgeoise, du chevalier, de l’écuyer, de l’abbesse, du bon curé. —  Liaison des événements et des caractères. —  Conception de l’ensemble. —  Importance de cette conception. —  Chaucer précurseur de la Renaissance. —  Il s’arrête en chemin. —  Ses longueurs et ses enfances. —  Causes de cette impuissance. —  Sa prose et ses idées scolastiques. —  Comment dans son siècle il est isolé.

À travers ces dévergondages d’esprit, parmi ces exigences raffinées et cette exaltation inassouvie de l’imagination et des sens, il y avait une passion, l’amour, qui, les réunissant toutes, s’était développée à l’extrême, et montrait en abrégé le charme maladif, l’exagération foncière et fatale, qui sont les traits propres de cet âge, et que la civilisation espagnole reproduisit plus tard en florissant et en périssant. Depuis longtemps les Cours d’amour en avaient établi la théorie en Provence. « Toute personne qui aime, disaient-elles, pâlit, à l’aspect de celle qu’il aime. —  Toute action de l’amant se termine par penser à ce qu’il aime. L’amour ne peut rien refuser à l’amour186. » Cette recherche de la sensation excessive avait abouti aux extases et aux transports de Guido Cavalcanti et de Dante, et l’on avait vu s’établir en Languedoc une compagnie d’enthousiastes, les pénitents de l’amour, qui, pour prouver la violence de leur passion, s’habillaient l’été de fourrures et de lourdes étoffes, l’hiver de gaze légère, et se promenaient ainsi dans la campagne, tellement que plusieurs d’entre eux en devinrent malades et moururent. Chaucer, d’après eux, expliqua dans ses vers187 l’art d’aimer, les dix commandements, les vingt statuts de l’amour, loua sa dame, « sa délicieuse pâquerette, sa rose vermeille », peignit l’amour dans des ballades, des visions, des allégories, des poëmes didactiques, en cent façons. C’est ici l’amour chevaleresque, exalté, tel que l’a conçu le moyen âge, mais surtout tendre. Troïlus aime Cressida, en troubadour ; sans Pandarus, l’oncle de Cressida, il languirait et finirait par mourir en silence. Il ne veut pas révéler le nom de celle qu’il aime ; il faut que Pandarus le lui arrache, prenne sur lui toutes les hardiesses, invente tous les stratagèmes. Troïlus, si brave et si fort dans la bataille, ne sait devant Cressida que pleurer, demander pardon et s’évanouir. De son côté, Cressida a toutes les délicatesses. Quand Pandarus lui apporte pour la première fois une lettre de Troïlus, elle refuse d’abord, elle a honte de l’ouvrir ; elle ne l’ouvre que parce qu’on lui dit que le pauvre chevalier va mourir. Dès les premiers mots elle devient plus « vermeille qu’une rose », et, si respectueuse que soit la lettre, elle ne veut pas répondre. Elle ne cède enfin qu’aux importunités de son oncle, et répond à Troïlus qu’elle aura pour lui l’affection d’une sœur. Pour Troïlus, il est tout tremblant ; il pâlit quand il voit revenir le messager ; il doute de son bonheur et n’ose croire les assurances qu’on lui en donne. « Tout comme les fleurs par le froid de la nuit — fermées, s’inclinent bas sur leur tige. —  Mais le soleil brillant les redresse,  — et elles s’ouvrent par rangées sous son doux passage. » Ainsi tout d’un coup son cœur s’épanouit de joie. Lentement après mille peines, et par les soins de Pandarus, il obtient un aveu, et dans cet aveu quelle grâce délicieuse !

Et comme le jeune rossignol étonné,
Qui s’arrête d’abord, lorsqu’il commence sa chanson,
S’il entend la voix d’un pâtre,
Ou quelque chose qui remue dans la haie,
Puis, rassuré, il déploie sa voix,
Tout de même Cresside, quand sa crainte eut cessé,
Ouvrit son cœur et lui dit sa pensée188.

Lui, sitôt qu’il aperçoit dans le lointain une espérance :

La voix changée, de pure crainte,
Et cette voix tremblante ainsi que toute sa personne,
Tout à fait humble, et le teint tantôt rouge, 
Tantôt pâle, devant Cresside, sa dame bien-aimée,
Les yeux baissés, la contenance humble et soumise,
Oh ! le premier mot qui s’échappa de sa bouche
Fut deux fois : Merci, merci, ô mon cher cœur189 !

Cet ardent amour éclate en accents passionnés, en élans de félicité. Loin d’être regardé comme une faute, il est la source de toute vertu. Troïlus en devient plus brave, plus généreux, plus honnête ; ses discours roulent maintenant « sur l’amour et sur la vertu, il a en mépris toute vilainie », il honore ceux qui ont du mérite, il soulage ceux qui sont dans la détresse. Et Cressida ravie se répète tout le jour avec un transport d’allégresse cette chanson qui est comme le gazouillement d’un rossignol :

Qui remercierai-je, si ce n’est vous, Dieu de l’amour,
Pour tout le bonheur dans lequel je commence à être plongée ?
Et merci à vous, Seigneur, de ce que j’aime ;
Car je suis justement ainsi dans la droite vie,
Pour fuir toute sorte de vice et de péché.
Elle me mène si bien à la vertu
Que de jour en jour ma volonté s’amende.
Et celui qui dit qu’aimer est un vice
Est envieux, novice tout à fait
Ou, par sécheresse, impuissant à aimer.
Mais moi, de tout mon cœur et de toute ma puissance,
Je l’ai dit, je veux aimer jusqu’à la fin
Mon cher cœur, mon fidèle chevalier,
À qui mon cœur s’est si fort attaché,
Comme lui à moi, que cela durera toujours190 !

Mais le malheur est venu. Son père Calchas la redemande, et les Troyens décident qu’on la rendra en échange des prisonniers. À cette nouvelle, elle s’évanouit, et Troïlus veut se tuer. L’amour semble infini en ce temps ; il joue avec la mort, c’est qu’il fait toute la vie ; hors de la vie supérieure et délicieuse qu’il enfante, il semble qu’il n’y ait plus rien.

Mais Dieu le voulut, de sa pâmoison elle se réveilla
Et commença à soupirer et cria : « Troïlus ! »
Et il répondit : « Cresside, ma dame, 
Vivez-vous encore ? » Et il laissa échapper son épée.
« Oui, mon cœur, dit-elle, grâces soient rendues à Cupidon » ;
Et là-dessus elle soupira péniblement.
Il se mit à la ranimer comme il put,
Il la prit dans ses deux bras et l’embrassa souvent.
À cause de cela son âme qui voltigeait déjà en l’air
Revint dans son triste sein.
Mais enfin, quand ses yeux regardèrent
De côté, alors elle aperçut l’épée
Qui était nue ; et de peur se mit à crier.
Et lui demanda pourquoi il l’avait tirée.
Et Troïlus alors lui en dit la cause,
Et comment de son épée il se serait tué.
Ce pourquoi, Cresside se mit à le regarder
Et à le serrer étroitement dans ses bras,
Et dit : Ô miséricorde ! Mon Dieu ! Hélas ! quelle action !
Ah ! comme nous avons été près de mourir tous deux191 !

Ils se séparent enfin, avec quels serments et quelles larmes ! Et Troïlus, seul dans sa chambre, se répète : « Où est ma dame chérie et bien-aimée ?  — Où est sa blanche poitrine ? où est-elle ? où ?  — Où sont ses bras et ses yeux brillants qui hier, à ce moment, étaient avec moi192 ? » Il va à l’endroit où il l’a vue pour la première fois, puis à un autre où il l’a entendue chanter ; « il n’y a point d’heure du jour ou de la nuit où il ne pense à elle. » Personne n’a depuis trouvé des paroles plus vraies et plus tendres ; voilà les charmantes « branches poétiques » qui avaient poussé à travers l’ignorance grossière et les parades pompeuses ; l’esprit humain au moyen âge avait fleuri du côté où il apercevait le jour.

Mais le récit ne suffit point à exprimer le bonheur et le rêve ; il faut que le poëte aille192-A « dans les plaines qui s’habillent de verdure nouvelle, où les petites fleurs commencent à pousser, où les pluies bonnes et saines renouvellent tout ce qui est vieux et mort  » ; où « l’alouette affairée, messagère du jour, salue dans ses chansons le matin gris, où le soleil dans les buissons sèche les gouttes d’argent suspendues aux feuilles. » Il faut qu’il s’oublie dans les vagues félicités de la campagne, et que, comme Dante, il se perde dans la lumière idéale de l’allégorie. Les songes de l’amour, pour rester vrais, ne doivent pas prendre un corps trop visible, ni entrer dans une histoire trop suivie ; ils ont besoin de flotter dans un lointain vaporeux ; l’âme où ils bourdonnent ne peut plus penser aux lois de la vie ; elle habite un autre monde ; elle s’oublie dans la ravissante émotion qui la trouble et voit ses visions bien-aimées se lever, se mêler, revenir et disparaître, comme on voit, l’été, sur la pente d’une colline, des abeilles voltiger dans un nuage de lumière et tourbillonner autour des fleurs.

Et comme je regardais ce bel endroit,
Soudainement je crus respirer une si douce odeur
D’églantier, que certainement
Il n’y a point, je crois, de cœur au désespoir,
Ni si surchargé de pensées chagrines et mauvaises,
Qui n’eût eu bientôt consolation
S’il eût une fois senti cette douce odeur.

Et comme j’étais debout, jetant de côté les yeux,
J’aperçus le plus beau néflier
Que j’eusse jamais vu dans ma vie,
Aussi rempli de fleurs que cela peut être,
Et dessus un chardonneret qui sautait joliment
De branche en branche, et, à son caprice, mangeait
Çà et là les boutons et les douces fleurs.

— Et comme j’étais assise, écoutant de cette façon les oiseaux,
Il me sembla que j’entendais soudainement des voix,
Les plus douces et les plus délicieuses
Que jamais homme, je le crois vraiment,
Eût entendues de sa vie ; car leur harmonie
Et leur doux accord faisaient une si excellente musique,
Que les voix ressemblaient vraiment à celles des anges193.

Un matin194, dit une dame, aux premières blancheurs du jour, j’entrai dans un bois de chênes « où les larges branches, chargées de fleurs nouvelles, se déployaient en face du soleil, quelques-unes rouges, d’autres avec une belle lumière verte. »

Puis elle voit venir une grande troupe de dames en jupes de velours blanc, chaque jupe « brodée d’émeraudes, de grandes perles rondes, de diamants fins et de rubis rouges. » Et toutes avaient sur les cheveux « un riche réseau d’or orné de riches pierres splendides », avec une couronne de branches fraîches et vertes, les unes de laurier, les autres de chèvrefeuille, les autres d’agnus castus ; en même temps venait une armée de vaillants chevaliers en splendide appareil, avec des casques d’or, des hauberts polis qui brillaient comme le soleil, de nobles coursiers tout caparaçonnés d’écarlate. Chevaliers et dames, ils étaient les serviteurs de la Feuille, et ils s’assirent sous un vaste chêne aux pieds de leur reine.

De l’autre côté, arrivait une troupe de dames aussi magnifiques que les autres, mais couronnées de fleurs nouvelles. C’étaient les serviteurs de la Fleur. Elles descendirent de cheval et se mirent à danser dans la prairie. Mais de lourds nuages montaient dans le ciel et l’orage éclata. Elles voulurent se mettre à l’abri sous un chêne ; il n’y avait plus de place ; elles se cachèrent comme elles purent sous les haies, dans les broussailles ; la pluie vint qui flétrit leurs couronnes, ternit leurs robes et emporta leurs parures ; quand reparut le soleil, elles allèrent demander secours à la reine de la Feuille ; celle-ci, miséricordieuse, les consola, répara l’outrage de la pluie, et leur rendit leur beauté première. Puis tout disparut comme un songe.

La promeneuse s’étonnait, quand tout d’un coup elle aperçut une belle dame qui venait l’instruire. Elle apprit que les serviteurs de la Feuille avaient vécu en braves chevaliers, et que ceux de la Fleur avaient aimé l’oisiveté et le plaisir. Elle promit de servir la Feuille et s’en revint.

Ceci est-il une allégorie ? À tout le moins, le bel esprit y manque. Il n’y a point ici d’ingénieuse énigme ; la fantaisie est seule maîtresse, et le poëte ne songe qu’à dérouler en vers paisibles le fugitif et brillant cortége qui vient amuser son âme et enchanter ses yeux.

Lui-même195, le premier jour de mai, il se lève et s’en va dans une prairie. L’amour entre dans son cœur avec l’air chaud et suave ; la campagne se transfigure, les oiseaux parlent, et il les entend :

Là je m’assis parmi les belles fleurs,
Et je vis les oiseaux sortir en sautillant des berceaux
Où toute la nuit ils s’étaient reposés.
Ils étaient si joyeux de la lumière du jour !
Ils commencèrent à faire les honneurs de mai.
— Ils savaient tous ce service par cœur.
Il y avait mainte aimable note.
Les uns chantaient haut, comme s’ils s’étaient lamentés,
Les autres d’autre façon, comme s’ils languissaient de désir ;
Et quelques-uns à plein gosier, de toute leur voix.
— Ils se lissaient les plumes et les faisaient bien brillantes ;
Ils dansaient et sautaient sur les brins d’herbe,
Et toujours deux à deux, ensemble,
Comme s’ils s’étaient choisis pour l’année,
En février, le jour de saint Valentin.
— Et la rivière près de laquelle j’étais assis,
Faisait un tel bruit en coulant,
Et si bien d’accord avec l’harmonie des oiseaux,
Qu’il me semblait que c’était la meilleure mélodie
Qui pût être entendue par aucun homme.

Cette confuse symphonie de bruits vagues trouble les sens ; une langueur secrète entre dans l’âme. Le coucou jette sa voix monotone comme un soupir douloureux et tendre entre les troncs blancs des frênes ; le rossignol fait rouler et ruisseler ses notes triomphantes par-dessus la voûte du feuillage ; le rêve naît de lui-même, et Chaucer les entend disputer sur l’amour. Ils chantent tour à tour une chanson contraire, et le rossignol pleure de chagrin en entendant le coucou mal parler de l’amour. Il se console pourtant à la voix du poëte, en le voyant souffrir comme lui.

« Eh bien, dit-il, use de ce remède :
Chaque jour, en ce beau mois de mai,
Va regarder la fraîche marguerite,
Et quand tu serais par chagrin sur le point de mourir,
Cela adoucira grandement ta peine.

— N’oublie jamais d’être fidèle et bon,
Et je chanterai une des chansons nouvelles,
Pour l’amour de toi, aussi haut que je pourrai chanter. » 
Puis il commença bien haut la chanson :
« Je blâme tous ceux qui sont en amour infidèles. »

C’est jusqu’à ces délicatesses exquises que l’amour, ici comme chez Pétrarque, avait porté la poésie : même par raffinement, comme chez Pétrarque, il s’égare ici parfois dans le bel esprit, les concetti et les pointes. Mais un trait marqué le sépare à l’instant de Pétrarque. S’il est exalté, il est outre cela gracieux, poli, plein de mièvreries, de demi-moqueries, de fines gaietés sensuelles, et un peu bavard, tel que les Français l’ont toujours fait. C’est que Chaucer ici suit ses véritables maîtres, et qu’il est lui-même beau diseur, abondant, prompt au sourire, amateur du plaisir choisi, disciple du Roman de la Rose, et bien moins Italien que Français196. La pente du caractère français fait de l’amour, non une passion, mais un joli festin, arrangé avec goût, où le service est élégant, la chère fine, l’argenterie brillante, les deux convives parés, dispos, ingénieux à se prévenir, à se plaire, à s’égayer et s’en aller. Certainement dans Chaucer, à côté des tirades sentimentale, cette autre veine coule, toute mondaine. Si Troïlus est un amoureux pleurard, l’oncle Pandarus est un coquin égrillard, qui s’offre au plus étrange rôle avec une insistance plaisante, avec une immoralité naïve197, et l’accomplit consciencieusement, gratis et jusqu’au bout. Dans ces belles démarches, Chaucer l’accompagne aussi loin que possible, et n’est point scandalisé. Au contraire, il s’amuse. Au moment délicat, avec une hypocrisie transparente, il se couvre du nom de son auteur. Si vous trouvez le détail leste, dit-il, ce n’est pas ma faute, « les clercs l’ont écrit ainsi dans leurs vieux livres », et il faut bien qu’on traduise ce qui est écrit. Non-seulement il est gai, mais il est moqueur d’un bout à l’autre du récit ; il voit clair à travers les subterfuges de la pudeur féminine ; il en rit malicieusement et sait bien ce qu’il y a derrière ; il a l’air de nous dire, un doigt sur les lèvres ; « Chut ! laissez couler les grands mots, vous serez édifié tout à l’heure. » En effet, nous sommes édifiés, lui aussi ; c’est pourquoi, au moment scabreux, il s’en va, emportant la lumière, et disant « qu’elle ne sert à rien, ni lui non plus. » « Troïlus, dit l’oncle Pandarus, si vous êtes sage, ne vous évanouissez plus, car cela ferait du bruit, et l’on viendrait. » Troïlus a soin de ne pas s’évanouir, et enfin, seule avec lui, Cressida parle ; avec quel esprit, et quelle finesse discrète ! la grâce est extrême ici ; nulle grossièreté. Le bonheur couvre tout, même la volupté, sous la profusion et les parfums de ses divines roses ; tout au plus une légère malice198 vient y insérer sa pointe : Troïlus a sa dame dans ses bras : « Dieu ne nous donne jamais pire mésaventure. » Le poëte est presque aussi content qu’eux ; pour lui comme pour les hommes de son temps, le souverain bien est l’amour non pas transi, mais satisfait ; même on a fini par considérer cette sorte d’amour comme un mérite. Les dames ont déclaré dans leurs sentences « que lorsqu’on aime, on ne peut rien refuser à qui vous aime. » L’amour a force de loi ; il est inscrit dans un code ; on le mêle avec la religion, et il y a une messe de l’amour où les oiseaux, par leurs antiennes199, font un office divin comme celui de la messe. Chaucer maudit de tout son cœur les avaricieux, les gens d’affaires qui le traitent de folie : « Dieu devrait leur donner des oreilles d’âne aussi longues que celles de Midas…, pour leur apprendre qu’ils sont dans le vice, et que les amants dont ils font fi n’y sont pas. Que Dieu leur donne mauvaise chance, et protége tous les amants ! » Il est clair qu’ici la sévérité manque. Elle est rare dans les littératures du Midi ; les Italiens, au moyen âge, faisaient une vertu de « la joie », et vous voyez que ce monde chevaleresque, tel qu’il a été inventé par la France, élargit la morale jusqu’à la confondre avec le plaisir.

VI. Liaison de la philosophie et de la poésie. —  Comment les idées générales ont péri sous la philosophie scolastique. —  Pourquoi la poésie périt. —  Comparaison de la civilisation et de la décadence au moyen âge et en Espagne. —  Extinction de la littérature anglaise. —  Traducteurs. —  Rimeurs de chroniques. —  Poëtes didactiques. —  Rédacteurs de moralités. —  Gower. —  Occlève. —  Lydgate. —  Analogie du goût dans les costumes, dans les bâtiments et dans la littérature. —  Idée triste du hasard et de la misère humaine. —  Hawes. —  Barcklay. —  Skelton. —  Rudiments de la Réforme et de la Renaissance.

D’autres traits sont encore plus gais : voici venir la vraie littérature gauloise, les fabliaux salés, les mauvais tours joués au voisin, non pas enveloppés dans la phrase cicéronienne de Boccace, mais contés lestement et par un homme en belle humeur200. Surtout voici venir la malice alerte, l’art de rire aux dépens du prochain. Chaucer l’a mieux que Rutebeuf, et quelquefois aussi bien que la Fontaine. Il n’assomme pas, il pique, en passant, non par haine ou indignation profonde, mais par agilité d’esprit et prompt sentiment des ridicules ; il les jette à pleines poignées sur les personnages. Son sergent de loi est plus affairé qu’homme au monde. —  Et cependant il paraissait plus affairé qu’il n’était201. »  — Ses trois bourgeois, « pour la sagesse qu’ils ont, sont bien capables d’être aldermen, car ils ont force bétail et rentes  » ; et croyez que « leurs femmes y auraient bien consenti. »  — Le quêteur marche portant devant lui sa valise, « elle est pleine de pardons venus de Rome tout chauds. » La moquerie ici coule de source, à la française, sans effort, ni calcul, ni violence. Il est si agréable et si naturel de dauber sur le prochain ! Quelquefois la jolie veine devient si abondante qu’elle fournit toute une comédie, grivoise si l’on veut, mais combien franche et vive ! Tel est le portrait de la bourgeoise de Bath, veuve de cinq maris « sans plus202. » Personne, dans toute la paroisse, qui la devançât à l’offrande ; « s’il y en avait une, elle se mettait si fort en colère qu’elle en perdait toute charité. » Quelle langue ! Impertinente, vaniteuse, hardie, bavarde effrénée, elle fait taire tout le monde et disserte seule pendant une heure avant d’en venir à son conte. On entend la voix vibrante, soutenue, haute et claire, avec laquelle elle assourdissait ses maris. Elle revient incessamment sur les mêmes idées, elle répète ses raisons, elle les amasse et les entassé, comme une mule entêtée qui court en secouant et en sonnant ses sonnettes, si bien que les auditeurs étourdis restent la bouche ouverte, admirant qu’une seule langue puisse fournir à tant de mots. Le sujet en valait la peine. Elle prouve qu’elle a bien fait de se marier cinq fois, et elle le prouve d’un style clair, en femme expérimentée203 : « Dieu nous a dit de croître et de multiplier. » Voilà un « gentil texte », elle a « bien su le comprendre. »  — « Je sais aussi que Dieu a dit que mon mari quitterait père et mère et s’attacherait à moi. Mais où Dieu a-t-il fait mention de nombre, et à quel endroit a-t-il défendu de prendre un second ou un huitième mari ? Pourquoi donc parlerait-on vilainement de mon cas ? Voyez le sage roi Salomon, j’imagine qu’il avait plus d’une femme. Plût à Dieu qu’il me fût permis de changer aussi souvent que lui… Béni soit Dieu de ce que j’en ai épousé cinq ! Bienvenu sera le sixième quand il s’offrira !… Christ a parlé pour ceux qui veulent vivre parfaitement. Et, seigneurs, avec vos permissions, je n’en suis pas. Je veux donner la fleur de mon âge aux actes et aux fruits du mariage… Je veux un mari, et je ne le lâcherai pas ! » Ici Chaucer a les franchises de Molière, et nous ne les avons plus ; sa bourgeoise justifie le mariage aussi médicalement que Sganarelle ; force est de tourner la page un peu vite et de suivre, en gros seulement, toute cette odyssée de mariages. L’épouse voyageuse qui a traversé cinq maris sait par quel art on les dompte et raconte comment elle les persécutait de ses jalousies, de ses soupçons, de ses gronderies, de ses querelles, quels soufflets elle donnait et recevait, comment le mari, maté par la continuité de la tempête, baissait la tête à la fin, acceptait le licou et tournait la meule domestique en baudet conjugal et résigné204. « Je les faisais frire dans leur propre graisse, de colère et de jalousie. J’allais me promener de nuit, et, au retour, je leur jurais que c’était pour surveiller leurs escapades. Jamais je ne leur laissais le dernier mot… Quand le pape eût été à leurs côtés, je ne les aurais point épargnés, fût-ce à leur propre table. Pour le quatrième, par Dieu ! j’ai été son purgatoire sur terre, c’est pourquoi j’espère que son âme est dans la gloire ! » Pour le cinquième, elle le vit pour la première fois à l’enterrement du quatrième, derrière la bière ; elle lui trouva la jambe si bien faite, que force lui fut de le prendre pour mari. « Il était vieux, je crois, de vingt hivers, et j’avais quarante ans, si je dois dire la vérité. Mais, grâce à Dieu ! j’étais toute fringante, et belle, et riche, et jeune et bien née. » Quel mot ! A-t-on jamais peint plus heureusement l’illusion humaine ? Comme tout cela est vivant, et quel ton facile ! Voilà déjà la satire du mariage ; vous la trouverez chez Chaucer à vingt reprises : il n’y a plus, pour épuiser les deux perpétuels sujets de la moquerie française, qu’à joindre à la satire du mariage la satire de la religion.

Elle y est, et Rabelais n’en a pas de plus salée. Le moine que peint Chaucer est un papelard205, un égrillard qui connaît mieux les bonnes auberges et les joyeux hôteliers que les pauvres et les hôpitaux. Il n’est pas « honnête », dit-il, d’avoir affaire à telle racaille. Allons confesser les riches, « les vendeurs de victuaille. » On ne gagne honneur et profit que chez eux. —  Mais il faut, comme lui, savoir s’y prendre. Il est homme expert, il écoute la confession d’un air agréable et doux ; son absolution est tout aimable ; pour les pénitences, il est accommodant. Il suffit qu’on lui donne « bonne pitance. » « Car donner aux pauvres frères, c’est signe qu’un homme est bien confessé. » Des méchants répandront le bruit que le pénitent est fort peu repentant et fort peu contrit ; pure calomnie. Il y a des gens sincèrement touchés de leurs fautes qui pourtant ne peuvent pleurer et faire acte de remords. C’est le cas du riche ; la vraie preuve, la preuve suffisante qu’il est bon pénitent, bien confessé, bien affligé, bien disposé, c’est qu’il a donné beaucoup.

Cette ironie si vive est déjà dans Jean de Meung. Mais Chaucer la pousse plus loin et la met en action ; son moine quête de maison en maison, tendant sa besace206. « Donnez-nous un boisseau de froment, d’orge ou de seigle, un demi-penny ou un morceau de fromage, ce que vous voudrez, nous ne choisissons pas. Ou bien donnez-nous de votre jambon, si vous en avez, une pièce de votre couverture, bonne dame, notre chère sœur (tenez, j’écris ici votre nom), du lard, du bœuf, ou tout ce que vous trouverez. » Il promet de prier pour tous ceux qu’il inscrit et qui lui donnent ; à peine sorti, il efface les noms. Entre tous ces noms, il y en a un sur lequel il compte. Il a réservé, pour la fin de sa tournée, Thomas, une de ses plus fructueuses pratiques. Il le trouve au lit, et malade ; voilà un excellent fruit à sucer et à pressurer. « Que j’ai eu de peine pour toi, mon pauvre Thomas ! Combien j’ai dit pour ta santé d’oraisons précieuses ! À propos, aujourd’hui, à la messe, j’ai vu la dame de céans. Où donc est-elle ? » — La dame rentre. Il se lève courtoisement et va la saluer de grande affection. « Il la presse dans ses bras bien étroitement et doucement la baise, et gazouille comme un moineau avec ses lèvres. » Puis de son ton le plus bénin, avec des inflexions de voix caressantes, il la complimente. « Grâces soient rendues à Dieu qui vous a donné l’âme et la vie, je n’ai point vu aujourd’hui à l’église de si belle femme que vous, Dieu me sauve ! » N’est-ce pas là déjà Tartuffe auprès d’Elmire ? Mais ici il est chez un fermier, il peut aller plus droit et plus vite en besogne. Les compliments expédiés, il pense au solide et demande à la dame de le laisser causer un peu avec Thomas. Il a besoin de s’enquérir de l’état de son âme. « Ces vicaires sont si négligents et si lents pour sonder délicatement une conscience ! » Du reste, dit-il, ne vous mettez pas en frais pour moi. » Quand je n’aurais que le foie d’un chapon et une tranche de votre pain blanc, et avec cela la tête d’un cochon rôti (mais je ne voudrais pas qu’une bête pour moi fût tuée !), j’aurais encore bien ma suffisance : je suis homme de petite chère ; mon esprit a son réconfort dans la Bible  » ; mon corps est si rompu par les veilles, « que j’ai l’estomac tout détruit. » Le pauvre homme ! Il lève les yeux au ciel et finit par un soupir207.

La femme lui dit que son enfant est mort il y a quinze jours. À l’instant il fabrique un miracle ; peut-on mieux gagner son argent ? Il a eu révélation de cette mort au dortoir du couvent ; il a vu l’enfant emporté au paradis ; soudain il s’est levé avec tous les frères, « mainte larme coulant sur leurs joues », et ils ont fait de grandes oraisons pour remercier Dieu de cette faveur. « Car, sire et dame, fiez-vous à moi, nos oraisons sont plus efficaces et nous voyons plus dans les secrets du Christ que les gens laïques, fussent-ils rois. C’est que nous vivons dans l’abstinence et la pauvreté, et les laïques dans la richesse et la dépense. Lazare et le riche vivaient différemment ; et aussi ils eurent des récompenses différentes. »  — Là-dessus il lâche tout un sermon en style nauséabond avec des intentions visibles. Le malade excédé répond qu’il a donné déjà la moitié de son bien à toutes sortes de moines, et que pourtant il souffre toujours. Écoutez le cri douloureux, l’indignation vraie du moine mendiant qui se voit menacé par la concurrence d’un confrère, dans son client, dans son revenu, dans sa chose, dans son pot-au-feu208 : « Ô Thomas, fais-tu bien ainsi ? Quel besoin a celui que traite un parfait médecin d’aller chercher d’autres médecins par la ville ? Votre inconstance est votre confusion. Croyez-vous que moi et tout notre couvent nous ne suffisions pas à prier pour vous ? Thomas, ce tour-là est pendable ; ta maladie vient de ce que nous avons trop peu. » Reconnaissez ici le véritable orateur : il monte jusqu’aux grands effets de style pour faire bouillir sa marmite. « Qu’on donne à ce couvent un quart d’avoine, à cet autre vingt-quatre sous, à ce moine un penny, et qu’il s’en aille : voilà ce que vous dites, mécréants que vous êtes. Non, non, Thomas, cela ne se doit pas passer ainsi. Qu’est-ce qu’un liard divisé en douze ? Voyez, chaque chose, lorsqu’elle reste entière, est plus forte que si elle est éparpillée. Thomas, tu voudrais avoir notre travail tout pour rien. »  — Puis il recommence son sermon d’un ton véhément, criant plus haut à chaque parole, avec exemples tirés de Sénèque et des anciens. Terrible faconde, machine de métier, qui, appliquée avec constance, doit extraire l’argent du patient. » Donnez pour le pavé de notre cloître, pour les fondations, pour la maçonnerie. Secours-nous, Thomas, au nom de celui qui a vaincu l’enfer, car autrement nous devrons vendre nos livres. Et si vous êtes privés de nos instructions, voilà que ce monde s’en va tout entier à sa perte. Car celui qui priverait ce monde de nous, Dieu me sauve ! Thomas, avec votre permission, il priverait le monde du soleil. » À la fin, Thomas, furieux, lui promet un don, lui dit de mettre sa main dans le lit pour le prendre, et le renvoie dupé, honni et sali.

Nous voilà descendus à la farce populaire ; quand on veut s’amuser à tout prix, on va comme ici chercher la gaieté jusque dans la gaudriole, même jusque dans la gravelure. Elles ont fleuri, on sait comment, les deux grossières et vigoureuses plantes, dans le fumier du moyen âge, plantées par le peuple narquois de Champagne et de l’Île-de-France, arrosées par les trouvères, pour aller s’ouvrir, éclaboussées et rougeaudes, entre les larges mains de Rabelais. En attendant Chaucer y cueille son bouquet. Maris trompés, méprises d’auberges, accidents de lit, gourmades, mésaventures d’échine et de bourse, il y a de quoi soulever le gros rire. À côté des nobles peintures chevaleresques, il met une file de magots à la flamande, charpentiers, menuisiers, moines, huissiers ; les coups de bâton trottent, les poings se promènent sur les reins charnus ; on voit s’étaler des nudités plantureuses ; ils s’escroquent leur blé, leur femme, ils se font tomber du haut d’un étage ; ils braillent et se prennent de bec. Une meurtrissure, une franche ordure passe en pareil monde pour un trait d’esprit. L’huissier raillé par le moine lui rend son panier par l’anse209. « Tu te vantes de connaître l’enfer, ce n’est pas étonnant : moines et diables sont toujours ensemble. Écoutez plutôt l’histoire210 de ce moine qu’un ange conduisit en vision jusque dans l’enfer pour lui montrer Satan. Satan avait une queue plus large que la voile d’une caraque. Lève ta queue, Satan, dit l’ange, afin que le moine voie où est le nid des moines. —  Et sur une largeur de plus d’un arpent on vit sortir, comme des abeilles de leur ruche, plus de vingt mille moines ; ils s’éparpillèrent à travers l’enfer et revinrent aussi vite qu’ils purent se glisser jusqu’au dernier dans l’endroit d’où ils étaient sortis. Sur quoi Satan baissa sa queue et se tint tranquille… » Ce bel endroit, ajoute le conteur, « est le vrai héritage des moines. » Voilà les rudes bouffonneries de l’imagination populaire. Songez que je n’ai traduit le texte qu’en partie, et dispensez-moi de montrer jusqu’au bout comment les gravelures françaises ont passé dans le poëme anglais.

VII

Aussi bien est-il temps d’en venir à Chaucer lui-même ; par-delà les deux grands traits qui le rangent dans son siècle et dans son école, il en est qui le tirent de son école et de son siècle ; s’il est romanesque et gai comme les autres, c’est à sa façon. Chose inouïe en ce temps, il observe les caractères, note leurs différences, étudie la liaison de leurs parties, essaye de mettre sur pied des hommes vivants et distincts, comme feront plus tard les rénovateurs du seizième siècle, et, au premier rang, Shakspeare. Est-ce déjà le bon sens positif anglais et l’aptitude à regarder le dedans qui commencent à paraître ? Toujours est-il qu’un nouvel esprit perce, presque viril, en littérature comme en peinture, chez Chaucer comme chez Van Eyck, chez tous deux en même temps, non plus seulement l’imitation enfantine de la vie chevaleresque211 ou de la dévotion monastique, mais la sérieuse curiosité et ce besoin de vérité profonde par lesquels l’art devient complet. Pour la première fois, chez Chaucer, comme chez Van Eyck, le personnage prend un relief, ses membres se tiennent, il n’est plus un fantôme sans substance, on devine son passé, on voit venir son action ; ses dehors manifestent les particularités personnelles et incommunicables de sa nature intime et la complexité infinie de son économie et de son mouvement ; encore aujourd’hui, après quatre siècles, il est un individu et un type ; il reste debout dans la mémoire humaine comme les créatures de Shakspeare et de Rubens. Cette éclosion, on la surprend ici sur le fait. Non-seulement Chaucer, comme Boccace, relie ses contes212 en une seule histoire, mais encore, ce qui manque chez Boccace, il débute par le portrait de tous ses conteurs, chevalier, huissier, sergent de loi, moine, bailli, hôtelier, environ trente figures distinctes, de tout sexe, de toute condition, de tout âge, chacune peinte avec son tempérament, sa physionomie, son costume, ses façons de parler, ses petites actions marquantes, ses habitudes et son passé, chacune maintenue dans son caractère par ses discours et par ses actions ultérieures, si bien qu’on trouverait ici, avant tout autre peuple, le germe du roman de mœurs tel que nous le faisons aujourd’hui. Rappelez-vous les portraits du franklin, du meunier, du moine mendiant et de la bourgeoise. Il y en a bien d’autres qui achèvent de montrer les brutalités grivoises, les grosses finasseries et les naïvetés de la vie populaire, comme aussi les repues franches, et la plantureuse bombance de la vie corporelle : tantôt de braves soudards qui apprêtent leurs poings et retroussent leurs manches, tantôt des bedeaux contents qui, lorsqu’ils ont bu, ne veulent plus parler que latin. Mais tout à côté sont des personnages choisis, le chevalier qui est allé à la croisade à Grenade et en Prusse, brave et courtois, « aussi doux qu’une demoiselle, et qui n’a jamais dit une vilaine parole213  » ; le pauvre et savant clerc d’Oxford ; le jeune squire, fils du chevalier, « un galant et amoureux, tout brodé comme une prairie pleine de fraîches fleurs blanches et rouges. » Il a chevauché déjà et servi vaillamment en Flandre et en Picardie, de façon à gagner la faveur de sa dame ; « il est frais comme le mois de mai, chante ou siffle toute la journée, sait bien se tenir à cheval et chevaucher de bonne grâce, faire des chansons et bien conter, jouter et danser aussi, bien pourtraire et écrire ; il est si chaudement amoureux, qu’aux heures de nuit il ne dort pas plus qu’un rossignol ; courtois de plus, modeste et serviable, et à table découpant devant son père214. »  — Plus fine encore, et plus digne d’une main moderne est la figure de la prieure « madame Églantine », qui, à titre de nonne, de demoiselle, de grande dame, est façonnière et fait preuve d’un ton exquis. Trouverait-on mieux aujourd’hui dans un chapitre d’Allemagne, dans la plus décente et la plus jolie couvée de chanoinesses sentimentales et littéraires ? « Son sourire était simple et modeste. —  Son plus grand serment était seulement : Par saint Éloi. —  Elle chantait aussi très-bien le service divin — avec des modulations du nez tout à fait convenables. —  À table elle n’était pas moins bien apprise : — jamais elle ne laissait tomber un morceau de ses lèvres,  — ni ne trempait ses doigts dans sa sauce… —  Le savoir-vivre était son grand plaisir. —  Le dîner fini, elle rotait avec beaucoup de bienséance215. —  Certainement elle était de très-bonne compagnie — et tout agréable et aimable de façons. » Sans doute elle s’efforce « de contrefaire les manières de cour, d’être imposante », elle veut paraître du beau monde, et « parle le français tout à fait bien et joliment, à la façon de Stratford-at-Bow, car le français de Paris lui est inconnu. » Vous fâcherez-vous de ces affectations de province ? Au contraire, il y a plaisir à voir ces gentillesses musquées, ces petites façons précieuses, la mièvrerie et tout à côté la pruderie, le sourire demi-mondain et tout à la fois demi-monastique ; on respire là un délicat parfum féminin conservé et vieilli sous la guimpe : « Elle était si charitable et si compatissante — qu’elle pleurait si par hasard elle voyait une souris — dans le piége, blessée ou morte. —  Elle avait de petits chiens qu’elle nourrissait — de viande rôtie, de lait, de pain de fine farine. —  Elle pleurait amèrement si l’un d’eux mourait — ou si quelqu’un leur donnait un méchant coup de bâton. —  Elle était toute conscience et tendre cœur. » Beaucoup de vieilles filles se jettent dans ces affections, faute d’autre issue. Vieille fille, quel vilain mot ai-je dit là ? Elle n’est pas vieille, elle a les « yeux clairs comme verre, la bouche toute petite, molle et rouge. » Sa guimpe est bien ajustée, sa mante de bon goût, elle a deux chapelets au bras, en corail, émaillé de vert, « avec une broche d’or luisant, sur laquelle est écrit d’abord un A couronné, puis cette devise : Amor vincit omnia,216 » jolie devise ambiguë, galante et dévote ; la dame est à la fois du monde et du cloître : du monde ; on le sent à l’appareil des gens qui l’accompagnent, une nonne et trois prêtres ; du cloître ; on le voit à l’Ave Maria qu’elle chante, aux légendes édifiantes qu’elle conte. Si fraîche et si fine, c’est une jolie cerise, faite pour mûrir au soleil, et qui, conservée dans un bocal ecclésiastique, s’est sucrée et affadie dans le sirop.

Voici donc la réflexion qui commence à poindre, et aussi le grand art. Chaucer ne s’amuse plus, il étudie ; il cesse de babiller, il pense ; il ne s’abandonne plus à la facilité de l’improvisation coulante, il combine. Chaque conte est approprié au conteur ; le jeune écuyer raconte une histoire fantastique et orientale ; le meunier ivre, un fabliau graveleux et comique ; l’honnête clerc, la touchante légende de Griselidis. Tous ces récits sont liés, et beaucoup mieux que chez Boccace, par de petits incidents vrais, qui naissent du caractère des personnages, et tels, qu’on en rencontre en voyage. Les cavaliers cheminent de bonne humeur sous le soleil, dans la large campagne ; ils causent. Le meunier a bu trop d’ale et veut parler à toute force. Le cuisinier s’endort sur sa bête, et on lui joue de mauvais tours. Le moine et l’huissier se prennent de querelle à propos de leur métier. L’hôte met la paix partout, fait parler ou taire les gens, en homme qui a présidé longtemps une table d’auberge, et qui a mis souvent le holà entre les criards. On juge les histoires qu’on vient d’écouter ; on déclare qu’il y a peu de Griselidis au monde ; on rit des mésaventures du charpentier trompé, on fait son profit du conte moral. Le poëme n’est plus, comme dans la littérature environnante, une simple procession, mais un tableau où les contrastes sont ménagés, où les attitudes sont choisies, où l’ensemble est calculé, en sorte que la vie afflue, qu’on s’oublie à cet aspect comme en présence de toute œuvre vivante, et qu’on se prend d’envie de monter à cheval par une belle matinée riante, le long des prairies vertes, pour galoper avec les pèlerins jusqu’à la châsse du bon saint de Cantorbéry.

Pesez ce mot, l’ensemble ; selon qu’on y songe ou non, on entre dans la maturité, ou l’on reste dans l’enfance. Tout l’avenir est là. Barbares ou demi-barbares, guerriers des sept royaumes ou chevaliers du moyen âge, jusqu’ici nul esprit n’est monté jusqu’à ce degré. Ils ont eu des émotions fortes, parfois tendres, et les ont exprimées chacun selon le don originel de leur race, les uns par des clameurs courtes, les autres par un babil continu ; mais ils n’ont point maîtrisé ou guidé leurs impressions ; ils ont chanté ou causé, par impulsion, à l’aventure, selon la pente de leur naturel, laissant aux idées le soin de se présenter et de les conduire, et lorsqu’ils ont rencontré l’ordre, c’est sans l’avoir su ni voulu. Ici, pour la première fois, paraît la supériorité de l’esprit, qui, au moment de la conception, tout d’un coup s’arrête, s’élève au-dessus de lui-même, se juge et se dit : « Cette phrase dit la même chose que la précédente, ôtons-la ; ces deux idées ne se suivent pas, lions-les ; cette description languit, repensons-la. » Quand on peut se parler ainsi, on a l’idée non pas scolastique et apprise, mais personnelle et pratique, de l’esprit humain, de ses démarches et de ses besoins, comme aussi des choses, de leur structure et de leurs attaches ; on a un style, entendez par là qu’on est capable de faire entendre et voir toute chose à tout esprit humain. On est capable d’extraire dans chaque objet, paysage, situation, personnage, les traits spéciaux et significatifs, pour les amasser, les ranger et en composer une œuvre artificielle qui surpasse l’œuvre naturelle par sa pureté et son achèvement. On est capable, comme ici Chaucer, d’aller chercher dans la vieille forêt commune du moyen âge des histoires et des légendes, pour les replanter sur son terrain et leur faire donner une nouvelle pousse. On a le droit et le pouvoir, comme ici Chaucer, de copier et de traduire, parce qu’à force de retoucher on imprime dans ses traductions et dans ses copies son empreinte originale, parce qu’alors on refait ce qu’on imite, parce qu’à travers ou à côté des fantaisies usées et des contes monotones on peut rendre visibles, comme ici Chaucer, les charmantes rêveries d’une âme aimable et flexible, les trente figures maîtresses du quatorzième siècle, la magnifique fraîcheur du paysage humide et du printemps anglais. On n’est pas loin d’avoir une opinion sur la vérité et sur la vie. On est sur le bord de la pensée indépendante et de la découverte féconde. Chaucer y est. À cent cinquante ans de distance, il touche aux poëtes d’Élisabeth par sa galerie de peintures, et aux réformateurs du seizième siècle par son portrait du bon curé.

Il ne fait qu’y toucher. Il s’est avancé de quelques pas au-delà du seuil de l’art, mais il s’est arrêté au bout du vestibule. Il a entr’ouvert la grande porte du temple, mais il ne s’y est point assis ; du moins il ne s’y est assis que par intervalles. Dans Arcite et Palémon, dans Troïlus et Cressida, il esquisse des sentiments, il ne crée pas de personnages ; il trace avec aisance et naturel la ligne sinueuse des événements et des entretiens, mais il ne marque pas les contours précis d’une figure frappante. Si quelquefois217, sentant derrière lui le souffle ardent d’un poëte, il dégage ses pieds embourbés dans le limon du moyen âge et d’un bond atteint le champ poétique où Stace imite Virgile et égale Lucain, d’autres fois, à propos de « messire Phœbus ou Apollo-Delphicus », il retombe dans le bavardage puéril des trouvères ou dans le radotage plat des clercs savants. Ailleurs c’est un lieu commun sur l’art qui s’étale au milieu d’une peinture passionnée. Il emploie trois mille vers pour conduire Troïlus à sa première entrevue. Il a l’air d’un enfant précoce et poëte qui mêlerait à ses rêveries d’amour les citations de son manuel et les souvenirs de son alphabet218. Même dans ses contes de Cantorbéry, il se répète, il se traîne en développements naïfs, il oublie de concentrer sa passion ou son idée. Il commence une moquerie qui aboutit à peine. Il détrempe une vive couleur dans une strophe monotone. Sa voix ressemble à celle d’un jeune garçon qui devient homme. L’accent mâle et ferme se soutient d’abord ; puis une note grêle et douce vient indiquer que cette croissance n’est pas achevée et que cette force a des défaillances. Chaucer commence à sortir du moyen âge, mais il y est encore. Aujourd’hui il compose les contes de Cantorbéry, hier il traduisait le roman de la Rose. Aujourd’hui il étudie la machine compliquée du cœur, découvre les suites de l’éducation primitive ou de l’habitude dominante, et trouve la comédie de mœurs ; demain il ne prendra plaisir qu’aux événements curieux, aux gentilles allégories, aux dissertations amoureuses imitées des Français, aux doctes moralités tirées des anciens. Tour à tour, c’est un observateur et un trouvère ; au lieu du pas qu’il fallait faire, il n’a fait qu’un demi-pas.

Qui l’a arrêté et qui, autour de lui, arrête aussi les autres ? On démêle l’obstacle dans ses dissertations, dans son ponte de Melibœus, du Curé, dans son Testament de l’Amour ; en effet, tant qu’il écrit en vers, il est à son aise ; sitôt qu’il entre dans la prose, une sorte de chaîne s’enroule autour de ses pieds pour l’arrêter. Son imagination est libre et son raisonnement est esclave. Les rigides divisions scolastiques, l’appareil mécanique des arguments et des réponses, les ergo, les citations latines, l’autorité d’Aristote et des Pères viennent peser sur sa pensée naissante. Son invention native disparaît sous la discipline imposée. La servitude est si pesante, que, même dans son Testament de l’Amour, parmi les plus touchantes plaintes et les plus cuisantes peines, la belle dame idéale qu’il a toujours servie, la médiatrice céleste qui lui apparaît dans une vision, l’Amour pose des thèses, établit « que la cause d’une cause est cause de la chose causée », et raisonne aussi pédantesquement qu’à Oxford. À quoi peut aboutir le talent, même le génie, quand de lui-même il se met dans de pareilles entraves ? Quelle suite de vérités originales et de doctrines neuves peut-on trouver et prouver, lorsque, dans un conte moral comme celui de Mélibée et de sa femme Prudence, on se croit obligé d’établir une controverse en forme, de citer Sénèque et Job pour interdire les larmes, d’alléguer Jésus qui pleure pour autoriser les larmes, de numéroter chaque preuve, d’appeler à l’aide Salomon, Cassiodore et Caton, bref d’écrire un livre d’école ? Il n’y a aux mains du public que la pensée agréable et brillante ; les idées sérieuses et générales n’y sont pas ; elles sont en d’autres mains qui les détiennent. Sitôt que Chaucer aborde la réflexion, à l’instant saint Thomas, Pierre le Lombard, les manuels de péchés, les traités de la définition et du syllogisme, le troupeau des anciens et des Pères descendent de leur rayon, entrent dans sa cervelle, parlent à sa place, et l’aimable voix du trouvère devient, sans qu’il s’en doute, la voix dogmatique et soporifique d’un docteur. En fait d’amour et de satire, il a de l’expérience et il invente ; en fait de morale et de philosophie, il a de l’érudition et se souvient. C’est pour un instant, et par un élan isolé, qu’il est entré dans la grande observation et dans la véritable étude de l’homme ; il ne pouvait s’y tenir, il ne s’y est point assis, il n’y a fait qu’une promenade poétique, et personne ne l’y a suivi. Le niveau du siècle est plus bas ; lui-même s’y rabat le plus souvent ; c’est parmi les conteurs comme Froissart qu’on le trouve, parmi les jolis diseurs comme Charles d’Orléans, parmi les versificateurs bavards et vides comme Gower, Lydgate, Occlève. Point de fruits, mais des fleurs passagères et frêles, beaucoup de branches inutiles, encore plus de branches mourantes ou mortes, voilà cette littérature : c’est qu’elle n’a plus de racine ; après trois cents ans d’efforts, un lourd instrument souterrain a fini par la couper. Cet instrument est la philosophie scolastique.

VIII

C’est qu’il y a une philosophie sous toute littérature. Au fond de chaque œuvre d’art est une idée de la nature et de la vie ; c’est cette idée qui mène le poëte ; soit qu’il le sache, soit qu’il l’ignore, il écrit pour la rendre sensible, et les personnages qu’il façonne comme les événements qu’il arrange ne servent qu’à produire à la lumière la sourde conception créatrice qui les suscite et les unit. C’est la noble vie du paganisme héroïque et de la Grèce heureuse qui apparaît chez Homère. C’est la douloureuse et violente vie du catholicisme exalté et de l’Italie haineuse qui apparaît chez Dante ; en sorte que de chacun d’eux on pourrait tirer une théorie de l’homme et du beau. Il en est ainsi des autres ; c’est pourquoi, selon les variations, la naissance, la floraison, le dépérissement ou l’inertie de la conception maîtresse, la littérature varie, naît, fleurit, dégénère ou finit. Quiconque plante l’une, plante l’autre ; quiconque sape l’une, sape l’autre. Mettez dans tous les esprits d’un siècle une grande idée neuve de la nature et de la vie, de telle façon qu’ils la sentent et la créent de tout leur cœur et de toutes leurs forces ; et vous les verrez, saisis du besoin de l’exprimer, inventer des formes d’art et des groupes de figures. Arrachez de tous les esprits d’un siècle toute grande idée neuve de la nature et de la vie, et vous les verrez, privés du besoin d’exprimer les pensées capitales, copier, se taire, ou radoter.

Que sont-elles devenues, ces pensées capitales ? Quel travail les a élaborées ? Quelles recherches les ont nourries ? Ce n’est pas le zèle qui a manqué aux travailleurs. Au douzième siècle, l’élan des esprits est admirable. À Oxford, il y avait trente mille écoliers. Nul édifice à Paris n’eût pu contenir la foule des disciples d’Abeilard ; quand il se retira dans une solitude, ils l’accompagnèrent en telle multitude, que le désert devint une ville. Nulle peine ne les rebutait. Il y a tel récit d’un jeune garçon qui, meurtri par son précepteur, veut à toute force le garder, afin d’apprendre. Quand arriva la terrible encyclopédie d’Aristote, toute défigurée et inintelligible, on la dévora. La seule question qui leur fut livrée, la question des universaux, si abstraite, si sèche, si embarrassée par les obscurités arabes et les raffinements grecs, pendant des siècles, ils s’y acharnèrent. Si lourd et si incommode que fût l’instrument qui leur était transmis, le syllogisme, ils s’en rendirent maîtres, ils l’alourdirent encore, ils l’enfoncèrent en tout sujet dans tous les sens. Ils construisirent des livres monstrueux, par multitudes, cathédrales de syllogismes, d’une architecture inconnue, d’un fini prodigieux, exhaussées avec une contention de tête extraordinaire et que toute l’accumulation du labeur humain n’a pu égaler que deux fois219. Ces jeunes et vaillants esprits avaient cru apercevoir le temple du vrai ; ils s’y ruèrent la tête basse, par légions, avec une vélocité et une énergie de barbares, enfonçant la porte, escaladant les murs, précipités dans l’enceinte, et se trouvèrent au fond d’une fosse. Trois siècles de travail au fond de cette fosse noire n’ajoutèrent pas une idée à l’esprit humain.

Car regardez les questions qu’ils y agitent. Ils ont l’air de marcher et ils piétinent en place. On dirait, à les voir suer et peiner, qu’ils vont tirer de leur cœur et de leur raison quelque grande croyance originale ; et toute croyance leur est imposée d’avance. Le système est fait, ils ne peuvent que l’ordonner et le commenter. La conception ne vient pas d’eux, mais de Byzance. Cette conception, infiniment compliquée et subtile, œuvre suprême du mysticisme oriental et de la métaphysique grecque, si disproportionnée à leur jeune intelligence, ils vont s’user à la reproduire, et, par surcroît, accabler leurs mains novices sous le poids d’un instrument logique qu’Aristote avait construit pour la théorie, non pour la pratique, et qui devait rester dans le cabinet des curiosités philosophiques sans jamais être porté dans le champ de l’action. « Si220 la divine essence a engendré le Fils ou a été engendrée par le Père. —  Pourquoi les trois personnes ensemble ne sont pas plus grandes qu’une seule ?  — Que les attributs déterminent les personnes, et non pas la substance, c’est-à-dire la nature. —  Comment les propriétés peuvent être dans la nature de Dieu et ne pas la déterminer. —  Si les esprits créés sont locaux et circumscriptibles. —  Si Dieu peut savoir plus de choses qu’il n’en sait. » Voilà les idées qu’ils remuent ; quelle vérité en peut sortir ? De main en main la chimère grandit, ouvre davantage ses vastes ailes ténébreuses221. « Si Dieu peut faire que le lieu et le corps étant conservés, le corps n’ait point de position, c’est-à-dire d’existence en un lieu. —  Si l’impossibilité d’être engendré est une propriété constitutive de la première personne de la Trinité. —  Si l’identité, la similitude et l’égalité sont en Dieu des relations réelles. » Duns Scott distingue trois matières : la matière premièrement première, la matière secondement première, la matière troisièmement première ; selon lui, il faut franchir cette triple haie d’abstractions épineuses pour comprendre la production d’une sphère d’airain. Sous un tel régime, l’imbécillité apparaît vite : saint Thomas lui-même examine « si le corps du Christ ressuscité avait des cicatrices, si ce corps se meut au mouvement de l’hostie et du calice pendant la consécration, si au premier instant de sa conception le Christ a eu l’usage du libre arbitre, si le Christ a été tué par lui-même, ou par un autre. » Vous vous croyez au bout de la sottise humaine ? Attendez. Il cherche « si la colombe dans laquelle apparut le Saint-Esprit était un animal véritable ; si un corps glorifié peut occuper un seul et même lieu en même temps qu’un autre corps glorifié ; si dans l’état d’innocence tous les enfants auraient été mâles. » J’en passe sur les digestions du Christ, et d’autres bien plus intraduisibles222 ! C’est là qu’aboutit le docteur le plus accrédité, l’esprit le plus judicieux, le Bossuet du moyen âge. Même dans cette enceinte de niaiseries, la réponse est prescrite ; Roscelin et Abeilard sont excommuniés, exilés, enfermés, parce qu’ils s’en écartent. Il y a un dogme complet, minutieux, qui barre toutes les issues ; nul moyen d’échapper ; après cent tours et cent efforts, il faut venir tomber sous une formule. Si par le mysticisme vous tentez de vous envoler au-dessus, si par l’expérience vous essayez de creuser au-dessous, des mains crochues et violentes vous attendent à la sortie. Le savant passe pour magicien, l’illuminé pour hérétique ; les Vaudois, les Cathares, les disciples de Jean de Parme, sont brûlés ; Roger Bacon meurt à temps pour ne pas être brûlé. Sous cette contrainte on cesse de penser ; car qui dit pensée dit effort inventif, création personnelle, œuvre agissante. On récite une leçon et on psalmodie un catéchisme ; même au paradis, même dans l’extase et dans les plus divins ravissements de l’amour, Dante se croit tenu de faire acte de mémoire exacte et d’orthodoxie scolastique. Que sera ce des autres ? Il y en a qui vont, comme Raymond Lulle, jusqu’à inventer une machine à raisonnement pour tenir lieu de l’intelligence. Vers le quatorzième siècle, sous les coups d’Occam, cette science verbale elle-même se décrépit ; on reconnaît que ses entités ne sont que des mots ; elle se discrédite. En 1367, à Oxford, de trente mille étudiants, il en restait six mille ; on pose encore des Barbara et des Felapton, mais par routine. Chacun traverse à son tour et machinalement le petit pays des chicaniers râpés, s’écorche dans les broussailles des ergotages et se charge d’une dossée de textes : rien de plus ; le vaste corps de sciences qui devait former et vivifier toute la pensée de l’homme s’est réduit à un manuel.

Ainsi peu à peu, par degrés, la conception qui féconde et régit les autres s’est desséchée ; la profonde source d’où ruissellent toutes les eaux poétiques est vide ; la science ne fournit plus rien au monde. Quelles œuvres le monde peut-il encore produire ? Comme plus tard l’Espagne, renouvelant le moyen âge, après avoir éclaté splendidement et follement par la chevalerie et la dévotion, par Lope et Calderon, par saint Ignace et sainte Thérèse, s’énerva elle-même par l’inquisition et la casuistique, et finit par tomber dans le silence de l’abêtissement ; ainsi le moyen âge, devançant l’Espagne, après avoir étalé l’héroïsme insensé des croisades et les extases poétiques du cloître, après avoir produit la chevalerie et la sainteté, saint François d’Assise, saint Louis et Dante, s’alanguit sous l’inquisition et la scolastique, pour s’éteindre dans les radotages et le néant.

Faut-il citer toutes ces bonnes gens qui parlent sans avoir rien à dire ? On les trouvera dans Warton223 : des traducteurs par douzaines, qui importent les pauvretés de la littérature française et imitent des imitations ; des rimeurs de chroniques, les plus plats des hommes, et qu’on ne lit que parce qu’il faut prendre l’histoire partout, même chez les imbéciles ; des faiseurs et des faiseuses de poëmes didactiques, qui compilent des vers sur l’éducation des faucons, sur les armoiries, sur la chimie ; des rédacteurs de moralités qui inventent pour la centième fois le même songe, et se font enseigner par la déesse Sapience l’histoire universelle. Comme les écrivains de la décadence latine, ces gens ne songent qu’à transcrire, à compiler, à abréger, à mettre en manuels, en mémentos rimés, l’encyclopédie de leur temps.

Voulez-vous écouter le plus illustre, le grave Gower, « moral Gower », comme on l’appelle224 ? Sans doute, de loin en loin, il y a en lui quelque reste de brillant, quelque grâce. Il ressemble au vieux secrétaire d’une cour d’amour, André le Chapelain ou tout autre, qui passerait le jour à enregistrer solennellement les arrêts des dames, et le soir, appesanti sur son pupitre, verrait dans un demi-songe leur doux sourire et leurs beaux yeux. La veine ingénieuse et épuisée de Charles d’Orléans coule encore dans ses ballades françaises. Il a la même délicatesse mignonne, presque un peu mignarde. La pauvre petite source poétique coule encore en minces filets diaphanes sur les cailloux lisses, et murmure avec un joli bruissement si faible, que parfois on ne l’entend pas. Mais que le reste est lourd ! Son grand poëme, Confessio amantis, est un dialogue entre un amant et son confesseur, imité en grande partie de notre Jean de Meung, ayant pour objet, comme le Roman de la Rose, d’expliquer et de subdiviser les empêchements de l’amour. Toujours reparaît le thème suranné, et par-dessus l’érudition indigeste. Vous trouverez là une exposition de la science hermétique, un cours sur la philosophie d’Aristote, un traité de politique, une kyrielle de légendes antiques et modernes ramassées dans les compilateurs, gâtées au passage par la pédanterie de l’école et l’ignorance du siècle. C’est une charretée de décombres scolastiques ; le cloaque s’écroule sur ce pauvre esprit, qui de lui-même était coulant et limpide, mais qui, maintenant obstrué de tuiles, de briques, de plâtras, de débris rapportés de tous les coins du monde, ne se traîne plus qu’obscurci et ralenti. Gower, un des plus savants hommes de son temps225, suppose « que le latin fut inventé par la vieille prophétesse Carmens ; que les grammairiens Aristarchus, Donatus et Didymus réglèrent sa syntaxe, sa prononciation et sa prosodie ; qu’il fut orné des fleurs de l’éloquence et de la rhétorique par Cicéron ; puis enrichi de traductions d’après l’arabe, le chaldéen, et le grec, et qu’enfin, après beaucoup de travaux d’écrivains célèbres, il atteignit la perfection finale dans Ovide, poëte des amants. » Ailleurs, il découvre qu’Ulysse apprit la rhétorique de Cicéron, la magie de Zoroastre, l’astronomie de Ptolémée et la philosophie de Platon. Et quel style ! si long, si plat226, si interminablement traîné dans les redites, dans le plus minutieux détail, garni de renvois au texte, comme d’un homme qui, les yeux collés sur son Aristote et sur son Ovide, esclave de son parchemin moisi, ne fait que transcrire et mettre des rimes bout à bout ! Écoliers jusqu’à la vieillesse, ils ont l’air de croire que toute vérité, tout esprit est dans leur gros livre relié en bois, qu’ils n’ont pas besoin de trouver ou d’inventer par eux-mêmes, que tout leur office est de répéter, que c’est là l’office de l’homme. Le régime scolastique a érigé en reine la lettre morte et peuplé le monde d’esprits morts.

Après Gower, Occlève, et Lydgate227. « Mon père Chaucer m’aurait volontiers instruit, dit Occlève, mais j’étais lourd et j’apprenais peu ou point. » Il a paraphrasé en vers un traité d’Égidius sur le gouvernement ; ce sont des moralités : ajoutez-en d’autres sur la compassion d’après saint Augustin, sur l’art de mourir ; puis des amours : une lettre de Cupidon datée de sa cour au mois de mai. Amours et moralités, c’est-à-dire mignardise et abstractions, tel est le goût du temps228 ; pareillement, au temps de Lebrun, d’Esménard, à l’extrême fin de notre littérature, on composait les recueils avec des poëmes didactiques et des bouquets à Chloris. —  Pour le moine Lydgate, il a quelque talent, quelque imagination, surtout dans les descriptions riches ; c’est le dernier éclat des littératures qui s’éteignent ; on entasse l’or, on incruste les pierres précieuses, on tourmente et on multiplie les ornements, dans les habits, comme dans les bâtiments, comme dans le style229. Voyez les costumes sous Henri IV et Henri V, les coiffures monstrueuses en cœur ou en cornes, les longues manches chargées de dessins fantastiques, les panaches, et aussi les oratoires, les tombeaux armoriés, les petites chapelles éblouissantes qui viennent s’étaler comme des fleurs sous les nefs du gothique perpendiculaire. Quand on ne peut plus parler à l’âme, on essaye encore de parler aux yeux. Ainsi fait Lydgate ; rien de plus. On lui commande des pageants ou parades, des déguisements pour la compagnie des orfévres ; un masque devant le roi, un jeu de mai pour les shérifs de Londres, une mise en scène de la création pour la fête de Corpus-Christi, une mascarade, un noël ; il donne le plan et fournit les vers. Sur ce point, il est intarissable : on lui attribue deux cent cinquante et un poëmes ; la poésie ainsi entendue devient une œuvre mécanique ; on compose à la toise. Ainsi juge l’abbé de Saint-Alban, qui, lui ayant fait traduire en vers une légende, paye cent shillings le tout ensemble, les vers, l’écriture et les enluminures, et met sur le même pied ces trois ouvrages : en effet, il ne faut guère plus de pensée dans l’un que dans l’autre. Ses trois grandes œuvres, la Chute des princes, le Siège de Troie, l’Histoire de Thèbes, ne sont que des traductions ou des paraphrases verbeuses, érudites, descriptives, sortes de processions chevaleresques, coloriées pour la vingtième fois de la même manière, sur le même vélin. Le seul point qui fasse saillie, surtout dans le premier poëme, c’est l’idée de la Fortune230 et des violentes vicissitudes parmi lesquelles roule la vie humaine. S’il y a une philosophie en ce temps, c’est celle-là. On se conte volontiers les histoires horribles et tragiques ; on les ramasse depuis l’antiquité jusqu’au temps présent ; on est bien loin de la piété confiante et passionnée qui sentait la main de Dieu dans la conduite du monde ; on voit que ce monde va çà et là se heurtant, se blessant comme un homme ivre. Âge triste et morne, amusé par des divertissements extérieurs, opprimé par une misère plate, qui souffre et craint sans consolation ni espérance, situé entre l’esprit ancien dont il n’a plus la foi vivante, et l’esprit moderne dont il n’a pas la science active. Le Hasard, comme une noire fumée, plane au-dessus des choses et bouche la vue du ciel. On l’imagine comme « une monstrueuse image, la face cruelle et terrible, les regards hautains et menaçants, à chacun de ses côtés cent mains, les unes qui élèvent les hommes en de hauts rangs de dignité mondaine, les autres qui les empoignent durement pour les précipiter. » On contemple les grands malheureux, un roi captif, une reine détrônée, des princes assassinés, de nobles cités détruites231, lamentables spectacles qui viennent de s’étaler en Allemagne et en France, et qui vont s’entasser en Angleterre ; et l’on ne sait que les regarder avec une résignation dure. Pour toute consolation, Lydgate récite en finissant un lieu commun de piété machinale. Le lecteur fait le signe de la croix en bâillant et s’en va. En effet, la poésie et la religion ne sont plus capables de suggérer un sentiment vrai. Les écrivains calquent et recalquent. Hawes232 refait le Palais de la Renommée de Chaucer, et une sorte de poëme allégorique amoureux d’après le Roman de la Rose. Barcklay233 traduit le Miroir des bonnes manières et le Vaisseau des fous. Toujours des abstractions ternes, usées, vides ; c’est la scolastique de la poésie. S’il y a quelque part un accent un peu original, c’est dans ce Vaisseau des fous que traduit Barcklay, dans la Danse de la mort que traduit Lydgate, bouffonneries amères, gaietés tristes qui, par les mains des artistes et des poëtes, courent en ce moment par toute l’Europe. Ils se raillent eux-mêmes, grotesquement et lugubrement : pauvres figures plates et vulgaires, entassées dans un navire, ou qu’un squelette grimaçant fait danser au son du violon sur leur tombe. Au fond de toute cette moisissure et dans ce dégoût dont ils se sont pris pour eux-mêmes, paraît le farceur, le Triboulet de taverne, le faiseur de petits vers gouailleurs et macaroniques, Skelton234, virulent pamphlétaire, qui, mêlant les phrases françaises, anglaises, latines, les termes d’argot, le style à la mode, les mots inventés, entre-choquant de courtes rimes, fabrique une sorte de boue littéraire dont il éclabousse Wolsey et les évêques. Style, mètre, rime, langue, tout art a fini ; au-dessous de la vaine parade officielle il n’y a plus qu’un pêle-mêle de débris. Pourtant cette poésie, toute « déguenillée, en loques, bâillonnée, sale et rongée aux vers, a de la moelle235. » Elle est pleine de colère politique, de verve sensuelle, d’instincts anglais et populaires ; elle vit. Vie grossière, encore rudimentaire, ignoblement grouillante, comme celle qui apparaît dans un grand corps gisant qui se décompose. C’est la vie pourtant, avec les deux grands traits qu’elle va manifester, avec la haine de la hiérarchie ecclésiastique, qui est la Réforme, avec le retour aux sens et à la vie naturelle, qui est la Renaissance.