La Divine Comédie de Dante
traduite par M. Mesnard,
premier vice-président du Sénat et président à la Cour de cassation28.
L’auteur de la traduction nouvelle a exprimé dans sa préface avec beaucoup de vérité et de modestie l’occasion et l’inspiration naturelle de son travail. Lire Dante et le lire de près, c’est presque inévitablement désirer de le traduire, c’est entrer dans les replis de son génie, et après y avoir pénétré (ce qui demande tout un effort), c’est concevoir la pensée d’y introduire les autres. Cette lecture de Dante, comme l’objet même de son poème, est un labyrinthe : il y faut un guide ; on en trouve plus d’un au seuil, on en essaye, on s’en dégage bientôt ; on aspire à en devenir un à son tour :
Toute version, dit M. Mesnard, paraît incomplète, infidèle, et chacun porte en soi, selon sa manière de sentir, le besoin d’une traduction nouvelle. Il semble toujours que cette étrange et magnifique épopée, qui résume toutes les conceptions du Moyen Âge, où tout est mêlé, la fable et la théologie, les guerres civiles et la philosophie, le vieil Olympe et le ciel chrétien, n’a pas encore trouvé d’interprète d’un esprit assez patient ou assez flexible pour se prêter aux formes si variées d’un drame qui touche tout, d’une poésie qui chante sur tous les tons. On se persuade que faire autrement, c’est faire mieux, et on se laisse aller au plaisir de redire, dans une langue nouvelle, la pensée tour à tour si naïve et si raffinée, si gracieuse et si terrible, du poète gibelin.
C’est à une pareille illusion qu’a cédé l’auteur de ce nouveau travail qui, assurément, laissera encore aux admirateurs du Dante le désir toujours renaissant d’une traduction meilleure.
Pour moi, ma première pensée en recevant le livre de M. Mesnard et en voyant un magistrat éminent et un homme politique aussi distingué profiter de quelques moments de loisir pour traduire Dante comme autrefois l’on traduisait Horace, ma première pensée a été de me dire qu’il avait dû se passer en France toute une révolution littéraire, et qu’un grand travail s’était fait dans les portions les plus sérieuses de la culture intellectuelle et du goût.
Qu’on veuille songer à ce qu’était autrefois, et il n’y a pas longtemps encore, parmi nous la réputation de Dante et l’idée qu’on se formait de son poème. Il avait été traduit dès la fin du xvie siècle (1596), et traduit en vers, par Grangier ; mais il n’en était pas devenu plus clair ni plus habituellement lu. Au xvie siècle en France comme en Italie au xve , c’était Pétrarque qui l’emportait absolument sur Dante ; on pétrarquisait comme on pindarisait ; on imitait à l’envi les sonnets de l’amant de Laure, mais La Divine Comédie était reléguée parmi les merveilles restées obscures. Au commencement du xviie siècle, le Tasse et son poème eurent la vogue, et on lisait en France La Jérusalem presque autant que L’Astrée ; mais, à partir de la seconde moitié du xviie siècle, le Tasse lui-même s’éclipsa pour nous ; la France, si ornée de talents illustres et de grands poètes originaux, semblait vouloir se suffire à elle-même, et le goût sévère de Despréaux, avec ses exclusions, vint en aide à notre paresse qui se dispense si aisément de connaître ce qui est né ailleurs. Dante était demeuré une pure érudition, et n’occupait plus que Bayle. Au xviiie siècle, nous avons par Voltaire l’opinion de ceux qui daignaient avoir une opinion sur Dante ; dans tout ce qu’il dit du grand Florentin, l’irrévérence perce par tous les pores :
Vous voulez connaître Dante, dit-il dans le Dictionnaire philosophique. Les Italiens l’appellent divin ; mais c’est une divinité cachée ; peu de gens entendent ses oracles. Il a des commentateurs : c’est peut-être encore une raison de plus pour n’être pas compris. Sa réputation s’affermira toujours, parce qu’on ne le lit guère. Il y a de lui une vingtaine de traits qu’on sait par cœur : cela suffit pour s’épargner la peine d’examiner le reste.
Ce divin Dante fut, dit-on, un homme assez malheureux. Ne croyez pas qu’il fut divin de son temps, ni qu’il fut prophète chez lui. Il est vrai qu’il fut prieur, non pas prieur de moines, mais prieur de Florence, c’est-à-dire l’un des sénateurs, etc.
Et il continue son article sur ce ton épigrammatique, inexact et léger. Il avait déjà dit, dans ses Lettres sur les Anglais, qu’on ne lisait plus Dante en Europe « parce que tout y était allusion à des faits ignorés : il en est de même d’Hudibras. » Mais dans une lettre adressée au Père Bettinelli, auteur des Lettres Virgiliennes, où Dante était traité assez lestement, Voltaire se découvrait encore davantage (mars 1761) :
Je fais grand cas, écrivait Voltaire à ce littérateur italien, du courage avec lequel vous avez osé dire que le Dante était un fou, et son ouvrage un monstre. J’aime encore mieux pourtant dans ce monstre une cinquantaine de vers supérieurs à son siècle, que tous les vermisseaux appelés sonetti, qui naissent et meurent à milliers aujourd’hui, dans l’Italie, de Milan jusqu’à Otrante.
Algarotti a donc abandonné le triumvirat29 comme Lepidus. Je crois que dans le fond il pense comme vous sur le Dante. Il est plaisant que, même sur ces bagatelles, un homme qui pense n’ose dire son sentiment qu’à l’oreille de son ami. Ce monde-ci est une pauvre mascarade… Ce pauvre homme (il s’agit d’un abbé Marini, un admirateur de Dante à Paris, et que pour cela Voltaire vient d’appeler un « polisson »), ce pauvre homme a beau dire, le Dante pourra entrer dans les bibliothèques des curieux, mais il ne sera jamais lu. On me vole toujours un tome de l’Arioste, on ne m’a jamais volé un Dante.
Telle était alors l’opinion, en France, des gens de goût.
Ceux même qui connaissaient le mieux l’Italie, tels que de Brosses, et qui y mettaient plus d’application et de sérieux, n’étaient pas d’un sentiment très différent. Celui-ci écrivait de Rome (1740), en parlant des lectures italiennes qu’il préférait :
Ce n’est cependant pas l’Arioste que les beaux esprits d’Italie mettent au premier rang ; ils l’adjugent au Dante. C’est celui-ci, disent-ils, qui a porté leur langue à son point de perfection, qui a surpassé tous les autres en force et en majesté… J’ai lu quelque chose du Dante à grande peine ; il est difficile à entendre, tant par son style que par ses allégories,
………………………… Car un sublime durS’y trouve enveloppé dans un langage obscur.Il me paraît plein de gravité, d’énergie et d’images fortes, mais profondément tristes ; aussi je n’en lis guère, car il me rend l’âme toute sombre. Cependant je sens que je commence à te goûter, et je l’admire comme un rare génie, surtout pour le temps où il a vécu…
Mais cette lecture ne profite pas à de Brosses, qui continue de trouver Dante un poète tout à fait sec et sans aménité :
Je ne puis m’empêcher d’ajouter encore ici que plus je lis le Dante, plus je reste surpris de cette préférence que je lui ai vu donner sur l’Arioste par de bons connaisseurs : il me semble que c’est comme si on mettait le Roman de la rose au-dessus de La Fontaine. J’avoue que le Dante ne me plaît qu’en peu d’endroits et me fatigue partout.
De Brosses a beau faire, il est trop Français à sa date, il ne peut venir à bout d’admirer Dante.
Ce sont là les dispositions naturelles et sincères, c’est le point de départ d’où l’esprit français eut à s’élever graduellement pour arriver à la connaissance et à l’admiration sentie de Dante ; mais par combien d’efforts ! et que d’appareils, que de machines il fallut pour le remorquer en quelque sorte, jusqu’à ce qu’il pût entrer librement et voguer, comme il paraît faire aujourd’hui, dans ce lac supérieur !
Honneur à Rivarol ! On dira de sa traduction tout le mal qu’on voudra, on ne lui enlèvera pas le mérite d’avoir le premier chez nous apprécié avec élévation la nature et la qualité du génie de Dante. Sans doute il le sentit plutôt en artiste qu’en philosophe ou en historien ; il le prit plutôt par le style que par l’ordre de ses idées ; il méconnut le théologien ; il négligea le côté tendre, suave même et idéalement amoureux ; il ne l’aborda que par L’Enfer, ne le suivit point au-delà, et y laissa ses lecteurs comme si ç’avait été le vrai but. Il vit surtout, dans l’étude qu’il en faisait, un thème d’innovation et d’audace pour sa propre manière de dire et pour l’expression française qu’il s’efforçait d’aiguiser et de renouveler. Quoi qu’il en soit, ce dilettante brillant et incrédule dut à quelque chose de fier et de hardi qu’il avait dans l’imagination, et qui tenait sans doute à ses origines méridionales, d’être le premier chez nous à parler dignement de Dante, et même de le juger très finement sur des beautés de détail et d’exécution qui semblaient être du ressort des seuls Italiens :
Il faut surtout varier ses inversions, disait-il en pensant au travail imposé aux traducteurs ; le Dante dessine quelquefois l’attitude de ses personnages par la coupe de ses phrases ; il a des brusqueries de style qui produisent de grands effets ; et souvent, dans la peinture de ses supplices, il emploie une fatigue de mots qui rend merveilleusement celle des tourmentés. — Quand il est beau, disait-il encore, rien ne lui est comparable. Son vers se tient debout par la seule force du substantif et du verbe, sans le concours d’une seule épithète.
Rivarol a prononcé le nom de Pascal à propos de Dante. Si en effet une poésie eût pu convenir à Pascal, et non point à cause de la seule misanthropie et de l’effroi, c’est bien celle de Dante, là où il est beau, — cette poésie la plus contraire à tous vains oripeaux et à tout jargon, et où l’invisible même est rendu avec tant de géométrie et de réalité.
La Harpe, après Rivarol, rétrogradait et se repliait sur le jugement de Voltaire, lorsqu’en quelques lignes rapides de son Cours de littérature il parlait de l’ouvrage de Dante comme « d’un poème monstrueux et rempli d’extravagances, que la manie paradoxale de notre siècle, disait-il, a pu seule justifier et préconiser ». Il lui faisait d’ailleurs la grâce d’y reconnaître, sans doute sur parole, « une foule de beautés de style et d’expressions qui devaient être vivement senties par les compatriotes du poète, et même quelques morceaux assez généralement beaux pour être admirés par toutes les nations. »
On en était là au commencement de ce siècle. M. de Chateaubriand, dans le Génie du christianisme, rencontrait tout d’abord l’ouvrage de Dante au premier rang des poèmes chrétiens dont il devait désirer établir l’excellence, sinon la prééminence sur les poèmes anciens. Mais il ne le prit que rapidement, par les traits les plus connus, et en se portant bientôt de préférence sur Milton. La bizarrerie du poème continuait à être un obstacle et une sorte d’épouvantail : cette bizarrerie ne pouvait cesser d’être réputée telle que lorsqu’on aurait pénétré dans l’œuvre par la vraie voie, par la véritable entrée qui était encore peu expugnable, celle du Moyen Âge.
Ce n’était point précisément l’aspect bizarre qui effrayait Népomucène Lemercier lorsqu’il appréciait, avec instinct et sens toutefois, le poème de Dante dans quelques pages de son Cours analytique de littérature, et lorsqu’il faisait précéder plus tard son étrange drame de la Panhypocrisiade d’une épître dédicatoire À Dante Alighieri. Mais il fallait d’autres introducteurs encore que ceux-là pour apprivoiser à l’idée de Dante.
Ginguené le premier se distingue bien méritoirement dans les études critiques sérieuses et suivies, qui vont s’ouvrir pour ne plus cesser. Cet écrivain laborieux et instruit, ayant été ministre de France à Turin sous le Directoire, y apprit à fond la littérature italienne et y amassa les matériaux du cours qu’il professa, et de l’ouvrage qu’il écrivit ensuite, sur ce sujet alors très nouveau. Dante y tient une grande place ; Ginguené l’analyse, l’explique, le loue ou le critique en toute connaissance de cause ; et, sans rompre ouvertement en visière avec la façon légère et irrévérente du xviiie siècle, il tend à la détruire par l’exposé même des faits, et à nous transporter peu à peu et comme par une montée unie dans l’intelligence de ce difficile poète. Mais il est des courants de pensée qu’on ne peut établir qu’en combattant nettement les courants contraires ; il est des révolutions dans le goût et dans les manières de voir qui ne peuvent réussir qu’en s’appelant de leur nom et se dessinant hardiment, et non par voie insensible et de transaction. Pour produire tout son effet et pour donner à ses jugements toute leur portée, il faut se dire et dire aux autres qu’on retourne les points de vue, si on les retourne en effet.
Sismondi, par son livre sur la Littérature du Midi, venait en aide, mais n’ajoutait pas à ce que disait Ginguené sur Dante, et d’ailleurs il n’avait qu’à demi un pied en France.
Un homme plus jeune, sorti comme Ginguené de la philosophie du xviiie siècle, et qui tenait par ses habitudes premières à la société d’Auteuil, Fauriel était destiné à opérer ce changement profond dans le goût, je ne dirai pas du public, mais de tous les littérateurs instruits et de la portion la plus éclairée de la jeunesse française. Esprit sagace, libre de préventions, adonné pendant des années aux investigations les plus actives et aux recherches silencieuses, particulièrement doué du génie des origines, il comprenait les choses par leur esprit même et les exprimait ensuite sans y rien ajouter d’étranger. Lié à l’Italie par des amitiés illustres, en commerce familier avec des hommes tels que Monti et Manzoni, il s’initia par eux aux beautés de Dante (car encore une fois il faut un initiateur quand on aborde Dante à première vue) ; mais il joignit à ces indications exquises du goût italien tout un lent accompagnement de preuves, de faits et d’inductions convergentes, qui remettaient Dante en action et debout au milieu de son siècle, non plus comme une singularité ni comme une bizarrerie, mais bien au contraire comme un résumé plein d’harmonie et comme un merveilleux couronnement.
Ces recherches de Fauriel, connues bien des années avant qu’il les écrivît et même avant qu’il les professât, transpirant hors du cercle intime où il vivait, communiquées par lui à tous ceux qui l’interrogeaient avec la libéralité du savant généreux et du galant homme, viennent seulement d’être réunies en volumes et de paraître dans leur ensemble30 : on peut dire quelles étaient depuis longtemps dans la circulation, et que le niveau du goût en France (je ne parle que de la classe instruite) s’en est ressenti.
Il ne serait pas juste de ne point compter parmi les puissants stimulants que reçut l’opinion française sur liante, et dans un temps où Fauriel ne travaillait encore que dans l’ombre, les leçons éloquentes de M. Villemain dans son cours de la Sorbonne. Les beautés de La Divine Comédie, les difficultés qu’elle continue d’offrir, les disparates qui nous y frappent, ses rapports avec l’histoire, ce qui est du temps et ce qui semble en avant du temps, tout cela était touché, parcouru, soulevé avec ce talent unique qui caractérisait le professeur en M. Villemain, et le tout s’animait d’un enthousiasme général qui laissait place pour les réserves que l’admiration elle-même ne saurait s’empêcher de poser. Ces sortes de leçons de M. Villemain étaient comme un nuage électrique et coloré qui passait sur les têtes de la jeunesse.
La moderne école poétique française, qui s’était plus d’une fois essayée sur Shakespeare, ne pouvait entièrement négliger Dante. Sincèrement épris de l’Italie, de sa musique, de son ciel et de ses grands auteurs, M. Antoni Deschamps donna en vers un extrait des plus beaux morceaux traduits de L’Enfer, du Purgatoire et du Paradis. Tout dernièrement un jeune et courageux émule, M. Louis Ratisbonne, en a tenté en vers une traduction complète qu’il poursuit : noble effort, en partie heureux, et qui est encore à saluer là même où il semble à peu près impraticable. M. Antoni Deschamps en 1829 avait cueilli, pour les répandre, un choix de fleurs sévères. — En ce même temps, un autre poète du groupe31 essayait de rendre en vers quelques-uns des accents et un mémorable passage de cette Vita nuova de Dante, dont M. Delécluze a donné, depuis, la traduction complète en prose.
Cependant, ce que je demanderai la permission d’appeler l’école de Fauriel, poursuivait son œuvre d’érudition et d’analyse, appliquées méthodiquement et par tous les côtés à La Divine Comédie. M. Ampère, au milieu des diversités si riches de sa curieuse intelligence, revenait souvent à Dante avec une prédilection, ingénieuse toujours, et toujours munie de lumières nouvelles. Dans quelques routes qu’il se répandit, il en faisait un de ses points de vue préférés ; il en ornait et en perfectionnait comme à plaisir les accès et les moindres chemins. Mais celui qui a le plus fait dans cette voie ardue, et qui a le plus travaillé à l’aplanir, est un homme déjà ravi par la mort, et qui jeune, dès l’entrée, avait fait quelques pas de plus dans la direction de Fauriel. M. Ozanam (contraste singulier !) était aussi différent de Fauriel par ses origines morales que deux esprits peuvent l’être : nourri du christianisme domestique le plus pur et le plus fervent, il abordait Dante comme le jeune lévite approche de l’autel et monte les degrés du sanctuaire. Fauriel, l’ancien ami et l’admirateur de Cabanis, devint pourtant le maître et l’un des guides exacts d’Ozanam : c’est que l’amour de la science et d’une science vraie, cette autre religion sincère, les unissait et les rapprochait étroitement par l’inspiration comme dans les résultats. M. Ozanam, doué d’enthousiasme, et les yeux dirigés vers un soleil qui l’éclairait plus vivement sur quelques points, et qui l’éblouissait peut-être sur quelques autres, a porté l’admiration plus loin qu’il n’est donné à de moins ardents de la concevoir et de la soutenir pour ces formes si compliquées de l’esprit humain au Moyen Âge : il a du moins rassemblé tout ce qui peut aider à faire mieux comprendre le monument poétique dans l’explication duquel il a gravé son nom. Aujourd’hui en France, l’étude critique de La Divine Comédie, inépuisable dans le détail, est fixée quant à l’ensemble et a comme donné son dernier mot.
Il est bien prouvé que de même qu’on a dit qu’un peu de philosophie et de science éloigne de la religion et que beaucoup de philosophie y ramène, de même il y a un degré de poésie qui éloigne de l’histoire et de la réalité, et un degré supérieur de poésie qui y ramène et qui l’embrasse. Le poème de Dante, c’est l’expression de l’histoire de son temps prise au sens le plus étendu, l’expression non seulement des passions, des haines politiques, des luttes, mais encore de la science, des croyances et des imaginations d’alors. Ce que Vico avait dit ingénieusement de Dante considéré par lui comme une sorte d’historien idéal, une étude critique et une élaboration attentive de chaque ordre de faits l’ont vérifié rigoureusement et confirmé.
Il n’est pas moins certain que l’inspiration première et principale de La Divine Comédie est une inspiration toute personnelle, et, si l’on peut dire, lyrique. Amoureux dès l’âge de neuf ans de la jeune Béatrix, qui n’en avait que huit, Dante conserva toute sa vie le culte inconcevable de cette ardeur qui semblerait fabuleuse si elle n’était d’accord avec les idées raffinées qui se professaient en cet âge chevaleresque. Cet amour, dont les principaux accidents et les aventures se bornèrent à quelques saluts, à quelques regards échangés et à quelques sourires, tout au plus à de rares paroles, et qui ne devait empêcher aucune des deux personnes qui s’en entretenaient ainsi, de s’engager un peu plus tôt ou un peu plus tard dans les liens positifs du mariage ; cet amour qui semblait d’ailleurs à jamais rompu par la mort prématurée de Béatrix vers l’âge de vingt-six ans, devint et continua d’être la pensée profonde, supérieure, le ressort le plus élevé de la conduite et des entreprises de Dante. Il resta pour lui le signe ou, plus exactement, l’essence et la flamme de la plus haute vertu ; ce fut son étoile. Toutes les fois qu’il s’engagea dans des actes par lesquels il semblait y déroger, il lui arrivait bientôt de s’en repentir, d’en rougir à ses propres yeux dans le secret, et de désirer expier sa faute et la réparer. Ayant chanté ses premières amours d’enfant dans des poésies délicates et subtiles, il se dit que ce n’était point assez et qu’il fallait élever à la beauté et à la reine de son cœur un monument dont il fût à jamais parlé : La Divine Comédie naquit dans sa pensée, et il mit des années à la construire, à la creuser, à l’exhausser dans tous les sens, à y faire entrer tout ce qui pouvait la vivifier ou l’orner aux yeux de ses contemporains, afin de faire plus visible et plus brillant le trône d’où il voulait présenter Béatrix au monde.
La poésie en langue vulgaire, qui commençait à fleurir en Italie, n’y avait pas encore obtenu l’estime qui lui était due ; goûtée des femmes et des jeunes gens, elle était peu prisée des théologiens et des doctes. Dante chercha à lui donner des accents nouveaux, plus énergiques, plus en rapport avec la précision du latin, à l’élever au-dessus des patois et des idiomes particuliers en en faisant une sorte de langue composite qui fût universelle par toute l’Italie ; et en même temps il la chargea d’exprimer des vérités, des raisonnements ou spéculations si abstruses et si hardies qu’il obligea les savants eux-mêmes à respecter ce nouvel écrivain aussi érudit et aussi scientifique que pas un d’eux. Dans une langue qui ne savait guère encore, comme il le dit, que bégayer papa et maman, il trouva moyen d’exprimer le fond de l’univers et la cime des subtilités divines. — Pour nous il a fait plus : il a fait entrer dans le langage du genre humain nombre de ces paroles décisives qui marquent les grands moments de la vie et de la destinée, ou qui fixent la note inimitable de la passion, et qui se répéteront telles qu’il les a dites, tant qu’il y aura des hommes.
Il avait déjà commencé ce poème avant les événements politiques qui le mirent à la tête des affaires de son pays, et qui bientôt le firent bannir de Florence à l’âge de trente-sept ans (1302), pour errer près de vingt ans encore (1321) sans y rentrer jamais. Ses animosités, ses rancunes personnelles et ses haines, ses indignations patriotiques et généreuses, ses tendres souvenirs des amis, des maîtres et des compagnons regrettés et pleurés, il y introduisit successivement tout cela par une suite d’épisodes coupés et courts, la plupart brusquement saillants avec des sous-entendus sombres, et il était permis à ceux qui restaient en chemin dans la lecture et qui ne la poussaient point au-delà d’un certain terme, de ne pas apercevoir dans l’éloignement la figure rayonnante de Béatrix et de ne pas lui faire la part principale et souveraine qui lui revient. Longtemps on n’a connu Dante qu’incomplétement et par les chants de L’Enfer. Il serait temps, dit Fauriel, d’en finir une bonne foi avec ce préjugé. Dante fier, sombre, bizarre et dédaigneux dans cette partie de son poème, apparaît différent à mesure qu’on avance ; son côté tendre, affectueux et touché, ses trésors de mélodie et de tendresse, les nombreuses comparaisons d’abeilles, de colombes et d’oiseaux, qui lui échappent si souvent et qui s’envolent sous ses pas, toutes ces grâces plus fraîches à sentir dans un génie grandiose et sévère, appartiennent aux deux dernières parties de son poème et s’y développent par degrés. C’est là que cette âme hautaine redevient presque enfantine et toute tremblante sous le regard enfin retrouvé de Béatrix. Le nœud de tout le poème est à la fin du Purgatoire, dans les chants où Béatrix lui apparaît triomphante, le force à rougir et à confesser ses torts, et les lui pardonne en le ravissant après elle jusque dans les cieux. Elle n’avait jusque-là, dit-elle, trouvé d’autre moyen de salut pour lui que de lui faire voir l’Enfer et les damnés, afin de le ramener au bien par la crainte ; mais désormais l’amour seul va y suffire. L’hymne d’amour dès ce moment a commencé, et l’on nage déjà dans l’allégresse. Ce sont là des scènes incomparables de pureté, d’émotion, et qui repoussent bien loin toutes les explications allégoriques qu’on a voulu en donner : leur commentaire est à jamais écrit dans tous les cœurs délicats et sensibles. Mais comme Dante est un génie compliqué et qui pense toujours à plus d’une chose à la fois, il n’est pas moins vrai qu’en même temps que l’apothéose de Béatrix, de la femme aimée, est le but principal de La Divine Comédie, le poète, pour mieux parer et honorer cette âme céleste, lui a prêté bien des traits allégoriques par lesquels il tend à la transformer insensiblement et à la confondre dans la plus noble et la plus lumineuse des sciences selon le Moyen Âge, dans la Théologie elle-même. M. Ozanam a bien démêlé et démontré ce double caractère.
De sorte que si Dante avait écrit lui-même le commentaire de son grand poème, comme il l’a fait pour d’autres de ses poèmes moindres, il aurait pu soutenir doublement qu’en effet Béatrix était bien la Béatrix qu’il avait aimée, la fille de Folco de’ Portinari de Florence, et qu’elle n’en était pas moins aussi, en définitive, la Théologie sublime, revêtue de rayons, et dirigeant l’œil humain, qui la considère et qui l’étudie, vers les plus hautes vérités.
Mais nous autres que la philosophie du Moyen Âge intéresse moins que ce qui y perce d’imagination gracieuse et d’éternelle sensibilité humaine, ce sera toujours à un point de vue plus réel et plus ému que nous nous plairons, au milieu de toutes les difficultés et des énigmes du voyage, à noter des endroits comme ceux-ci, où le poète, guidé par Béatrix dans les cercles du ciel, et approchant de la dernière béatitude, se montre ingénument suspendu à son regard, et nous la montre, elle, dans l’attitude de la vigilance et de la plus tendre maternité :
Comme l’oiseau, au-dedans de son feuillage chéri, posé sur le nid de ses doux nouveau-nés, la nuit, quand toutes choses se dérobent ; qui, pour voir l’aspect des lieux désirés, et pour trouver la nourriture qu’il y va chercher pour les siens et qui le paiera de toutes ses peines, prévient le moment sur la branche entr’ouverte, et d’une ardente affection attend le soleil, regardant fixement jusqu’à ce que l’aube paraisse : ainsi ma dame se tenait droite et attentive, tournée vers l’horizon, etc., etc.
C’est dans de tels passages que Dante justifie complètement le mot de Manzoni, qui dit de lui que, pour la langue italienne, il n’a pas été seulement le maître de la colère, mais celui du sourire.
On sent la difficulté qu’il y a à rendre une telle langue dans la nôtre, et à traduire en étant clair et fidèle à la fois. Parmi les traductions de La Divine Comédie les plus estimées et faites en toute intelligence du texte, on cite celle de M. Fiorentino, et aussi celle de M. Brizeux. Dans la nouvelle traduction qui nous occupe, je remarque et je loue le soin d’être, autant que possible, coulant et facile en français, d’unir la fermeté du ton à l’aisance du tour et du nombre. Cette traduction peut se lire avec ou sans l’italien. Dans le calque trop complet et trop systématique qu’on veut faire d’un texte original, il arrive quelquefois qu’on reste plus voisin de l’idiome étranger que du nôtre, et que la traduction aurait besoin d’être traduite elle-même : c’est là un inconvénient que M. Mesnard a cherché à éviter, en infusant çà et là une nuance, je ne dirai pas de paraphrase, mais d’éclaircissement dans le texte, et il en résulte que la lecture continue de son Enfer est aussi agréable que peut l’être une lecture continue de Dante. Car, n’oublions jamais que Dante est moins à lire qu’à étudier sans cesse. S’il nous est donné aujourd’hui, grâce à tant de travaux dont il a été l’objet, de le mieux comprendre dans son esprit, et de le révérer inviolablement dans son ensemble, nous ne saurions abjurer (je parle au moins avec la confiance de sentir comme une certaine classe d’esprits) notre goût intime, nos habitudes naturelles et primitives de raisonnement, de logique, et nos formes plus sobres et plus simples d’imagination ; plus il est de son siècle, moins il est du nôtre. On est revenu de l’idée de trouver dans les œuvres du passé, fût-ce même dans les chefs-d’œuvre, des modèles parfaits d’idéal et de pure et facile beauté. Il y a une part à faire, en toute production plus ou moins ancienne, à ce qui est des mœurs, des coutumes, des particularités religieuses ou même de certaines conventions poétiques, et le beau immortel ne se dégage pour nous qu’après quelque effort et quand on s’est remis au point de vue. Toutefois c’est encore dans les exemplaires grecs et latins, ou dans les productions chrétiennes appartenant à des âges plus doux, qu’on retrouve le genre de beautés le plus direct, le plus naturel et, pour nous, le plus aisé à sentir, le plus exempt de toutes les ligatures et de tous les emboîtements pédantesques qui, en le reconstituant, ont déformé à de certains siècles et mis à la gêne l’esprit humain. Les beautés chez Dante sont grandes, et elles sont d’un ordre si imprévu, si puissant et si élevé, qu’on ne regrette point, quand on les possède une fois, la peine qu’elles ont coûtée ; elles ont pourtant coûté une grande peine, et il est de ceux qu’on admire, en étant obligé de les conquérir à chaque pas et à chaque instant. On a sans cesse à arracher le rameau d’or du milieu des épines qui le défendent et qui renaissent. Mon respect en est d’autant plus grand pour ceux qui comme M. Mesnard s’engagent, par un motif désintéressé d’étude, dans un travail dont le charme même est déjà une preuve de mérite et un titre de noblesse pour l’esprit. Je voudrais être plus autorisé en ces matières pour mieux motiver mon éloge et pour engager l’honorable auteur à poursuivre. Pope, s’entretenant avec ses amis, racontait combien de cruels moments il avait passés dans les premiers temps qu’il avait entrepris de traduire Homère : il se sentait effrayé de son engagement ; c’était une inquiétude qui le poursuivait partout, c’était pour lui un cauchemar dont il aurait désiré qu’on le délivrât, disait-il, même au prix de la vie. Il lui arrivait souvent d’en rêver et de voir Homère en songe. Mais, on l’a remarqué, c’était sans doute Homère vengeur qui lui apparaissait, et qui le voulait punir des infidélités élégantes et des trahisons toutes volontaires qu’il exerçait sur ce simple génie. Si Dante apparaît en songe à son nouveau traducteur, je suis bien sûr que ce sera sous un tout autre aspect, et seulement pour lui rendre plus faciles et plus clairs tels ou tels passages obscurs du pèlerinage entrepris32.