II
Lorsque Cowper s’était senti mieux et plus fort d’esprit, il avait commencé une correspondance avec un petit nombre d’amis, et il la suivit sans interruption pendant plusieurs années ; c’est là surtout qu’on apprend à le connaître et à pénétrer dans les mystères de son esprit ou de sa sensibilité. Il écrit d’abord à M. Unwin, cet aimable fils de la maison, qui était devenu pasteur dans un autre lieu ; il écrit à M. Newton qui, en 1779, avait quitté Olney pour devenir recteur de la paroisse de Saint-Mary Woolnoth à Londres. Il a aussi de temps en temps de petites lettres pour le seul de ses premiers amis et camarades d’école et de jeunesse qu’il ait conservé, Joseph Hill, à qui il rappelle le temps où celui-ci, dans leurs promenades, « couché tout de son long sur les ruines d’un vieux mur au bord de la mer », s’amusait à lire la Jérusalem ou le Pastor Fido. Dans la vie retirée qu’il mène, il a peu à raconter ; il parle de lui, de ses lectures qui sont d’abord rares, des petits accidents qui diversifient à peine cet intérieur tranquille. Il y avait des points douloureux et profonds et qui ne furent jamais entièrement guéris en lui ; il évite de les toucher, et il se montre plutôt par le côté vif, ingénieux, affectueux et riant. Il y a telle lettre où il commence par dire qu’il n’a rien à dire, et, sous prétexte de cela, il se met à trouver de très jolies choses et très sensées ; il y donne toute la théorie de la correspondance familière entre amis : écrire toujours, un mot chassant l’autre, et laisser courir la plume sans y tant songer, comme va la langue quand on cause, comme va le pas quand on chemine.
Au milieu de mille grâces, il se rencontre quelques bizarreries dans ses lettres. Cowper a le goût plus hardi et plus original que sûr. C’est un délicat, mais un délicat qui a senti des choses si particulières et si aiguës, qu’il osera infiniment, lorsqu’il s’agira d’exprimer au vif ses façons d’être et de penser. Il a des images qui étonnent, des comparaisons étranges et qu’il soutient et prolonge avec une finesse un peu pointilleuse ou compassée. Il ne se refuse aucune de celles qui lui viennent à la fantaisie ; ainsi, dans une lettre à M. Newton, il comparera l’état de son esprit en lui écrivant à une planche sous le rabot ; les premières pensées qui lui viennent, les pensées de dessus, ce sont les copeaux, etc. À ces endroits-là, il peut paraître subtil et recherché ; mais le plus ordinairement, l’imprévu de ses images ne fait qu’ajouter un agrément de plus à leur exactitude. Il a de ces ironies pénétrantes comme en ont les natures douloureuses et timides, douées d’organes plus fins, et que choquent, sans s’en douter, les brusqueries ou les grossièretés d’alentour. Voici en son entier une petite lettre railleuse, et digne, par le tour, d’un Pline le Jeune :
Au révérend John Newton
Olney, 16 avril 1780.
Depuis que je vous ai écrit la dernière fois, nous avons eu une visite de M***. Je ne me suis point senti grandement disposé à l’accueillir avec cette prévenance d’où un étranger peut conclure qu’il est le bienvenu. À sa manière, qui est plutôt hardie qu’aisée, j’ai jugé que ce n’était point la peine ici, et que ce ne serait qu’un soin futile qui, en manquant, lui ferait peu de faute. Il a l’air d’un homme qui a vu du pays plutôt que d’un homme comme il faut qui a voyagé ; il a tout à fait secoué cette réserve qui entre si ordinairement dans le caractère anglais ; et cependant il ne s’ouvre point doucement et par degrés comme font les gens de manières polies, mais il vous éclate au visage tout à la fois. Il parle très haut, et quand nos deux pauvres petits rouges-gorges entendirent ce grand bruit, ils furent pris aussitôt d’une émulation de le surpasser. En élevant leur voix, ils le firent encore hausser la sienne ; et cette voix grossie leur devenait à son tour un nouveau stimulant. Aucune des deux parties n’entendait abandonner la lutte, qui devint de plus en plus inquiétante pour nos oreilles durant toute la visite. Les oiseaux cependant y survécurent, et nous aussi. Ils se flattent peut-être d’avoir remporté une complète victoire, mais je crois bien que le monsieur les aurait tués tous les deux s’il était resté encore une heure.
On peut rapprocher de ce joli billet une autre lettre écrite quelques années après (mars 1784), dans laquelle Cowper raconte la visite, ou plutôt l’irruption d’un candidat à la députation, une après-dînée, dans sa paisible demeure d’Olney, à l’heure même où le lièvre Puss prenait ses ébats au salon, et où lui-même, entre Mme Unwin et une autre amie qui toutes deux tricotaient ou faisaient du filet, il enroulait de la laine. Les candidats, en Angleterre, font bruyamment leurs visites, accompagnés d’amis et ayant à leurs trousses une bande d’enfants et de peuple : la maison était donc envahie. Cette entrée tumultueuse, la sollicitation du candidat, l’assurance donnée à Cowper, qui s’en défend de son mieux, qu’il a de l’influence, beaucoup d’influence, l’espoir qu’il voudra bien en user en faveur de celui qui l’en remercie à tout hasard ; les poignées de mains et les embrassades à toute la maison, y compris la servante ; tout ce petit tableau compose une page des plus piquantes, et qu’on cite ordinairement quand on a à parler de la correspondance de Cowper20. Mais le tissu habituel de ses lettres est plus uni et ne roule que sur de minces détails touchés avec complaisance et qui perdraient à être détachés ; une partie du charme est dans la suite même et dans l’effet de l’ensemble. Tout à côté d’une lettre badine où il raconte à M. Newton une escapade et une fuite de son lièvre favori qui, un soir, pendant le souper, rompt son treillage, prend sa course à travers la ville, et qu’on ne parvient à rattraper qu’après toute une odyssée aventureuse, on lira une lettre très grave, très élevée, à une de ses nobles cousines qu’il n’avait pas vue depuis des années, qui avait été très belle, et à qui les hautes et sérieuses pensées étaient devenues familières. Quelle impression le Temps a-t-il produit sur elle dans ce long intervalle ? l’a-t-il marquée de sa griffe au visage, ou l’a-t-il épargnée et a-t-il fait patte de velours comme il se plaît à faire quelquefois ?
Je l’ignore, lui écrit Cowper, mais, du moins, s’il est un ennemi de la personne et de l’enveloppe, il est un ami de l’âme, et vous l’avez trouvé tel. À cet égard, le traitement que nous recevons du Temps dépend de l’accueil que nous lui faisons… Il est clément pour ceux qui, tels que vous, savent se tenir comme sur la pointe du pied au sommet de la colline de la vie, jetant un regard en bas avec plaisir sur la vallée qu’ils ont traversée, et de temps en temps étendant leurs ailes pour s’envoler avec espérance vers l’éternité… »
Le charme de la correspondance de Cowper est dans cette succession d’images, de pensées et de nuances qui se déroulent avec une vivacité variée, mais d’un cours égal et paisible. On saisit mieux dans ses lettres les sources véritables de sa poésie, de la vraie poésie domestique et de la vie privée : un badinage encore affectueux, une familiarité qui ne dédaigne rien de ce qui intéresse, comme étant trop humble et trop petit, mais tout à côté, de l’élévation, ou plutôt de la profondeur. N’oublions pas non plus l’ironie, la malice, une raillerie fine et douce comme elle paraît dans les lettres que j’ai citées.
Il vint un moment, je l’ai dit déjà, où Cowper sentit que de faire des cages, des serres ou des dessins ne lui suffisait plus : il se remit à la poésie, et à une poésie qui naissait de sa vie même et des circonstances qui l’environnaient. C’étaient des pièces courtes, d’ordinaire des fables, où ses rouges-gorges, ses chardonnerets avaient leur rôle et amenaient leur morale toujours humaine et sensible, bien que puritaine. Il travaillait ces amusements de son loisir avec un soin particulier, et il n’était content que lorsqu’il les avait amenés à perfection : « Toucher et retoucher, dit-il quelque part, bien qu’il y ait des écrivains qui se targuent de négligence, et d’autres qui rougiraient de montrer leurs brouillons, est le secret de presque tous bons écrits, particulièrement en vers. » — « Tout ce qui est court, dit-il encore, doit être nerveux, mâle et concis. Tels sont les petits hommes, tels aussi doivent être les petits poèmes. » Mais évidemment il cherchait encore ses sujets, et la forme neuve et curieuse de ce talent en éveil ne savait où s’appliquer avec suite et vigueur. Ici nous trouvons un rapport (un seul rapport, il est vrai) de Cowper à La Fontaine : comme celui-ci, le génie de Cowper a besoin d’être excité, soutenu par l’amitié ; il lui faut un guide, quelqu’un qui lui indique ses sujets, comme presque toujours quelque beauté, une Bouillon ou une La Sablière, les commandait à La Fontaine. Presque tout ce que fit Cowper eut ainsi son motif déterminant dans un vœu, dans un désir des personnes qui lui étaient chères : s’il prit part aux Hymnes d’Olney, ce fut à la prière de M. Newton ; s’il écrivit son premier recueil de poèmes, ce fut Mme Unwin qui l’y enhardit et l’y sollicita ; s’il écrivit son chef-d’œuvre, La Tâche (comme le nom l’indique assez), ce fut parce que lady Austen, une nouvelle amie, la lui imposa et le voulut.
L’hiver de 1780-1781 marque le moment où Cowper se mit décidément au travail et devint auteur. Le printemps le dissipait trop pour qu’il pût beaucoup s’y recueillir ; il aimait mieux en profiter avec l’abeille et avec l’oiseau : mais les soirs d’hiver, près de son intelligente et silencieuse amie, dans ce doux confort domestique qu’il a si bien exprimé, ayant là près de lui la bouilloire qui chante, et la tasse pleine de cette liqueur « qui égaye et qui n’enivre pas », il s’appliqua pour la première fois à traiter en vers d’assez longs sujets, tout sérieux d’abord et presque théologiques, qui montrent, à leur titre seul, le fond de ses pensées : Le Progrès de l’erreur, La Vérité, L’Espérance, etc. Il y mêla et y fit entrer avec adresse quelques parties plus gaies et d’une satire assez amusante, qu’il tâcha d’accommoder au goût du monde. J’ai cité et analysé précédemment, de ce premier recueil de Cowper, le poème de La Retraite, le meilleur et le plus beau : aussi n’en parlerai-je pas ici. Ces premières fleurs de poésie sont toutefois des fleurs d’hiver, cela s’y sent un peu trop à une teinte morale et austère qui est répandue sur le tout ; mais il n’en sera pas ainsi de son second recueil, de son grand et charmant poème.
Le premier volume de Cowper parut vers le commencement de 1782 et eut peu de succès de vente, mais seulement un succès d’estime. Franklin, à qui un ami l’envoya à Passy, où il était alors, y trouva, dit-il, « quelque chose de si nouveau dans la manière, de si aisé et pourtant de si correct dans le langage, de si clair à la fois et de si concis dans l’expression, et de si juste dans les sentiments », qu’il le lut d’un bout à l’autre avec plaisir (rare louange pour des vers, surtout de la part de quelqu’un qui n’en lisait plus), et il en relut même certaines pièces plus d’une fois. Un tel suffrage était fait pour consoler Cowper de n’en avoir pas obtenu de plus nombreux. Il avait voulu être utile et plaire en même temps pour mieux insinuer au monde sa morale et ses conseils : il n’avait réussi qu’à demi ; il se dit qu’une autre fois il réussirait mieux peut-être. Les journaux et revues du temps n’avaient pas tous bien parlé de lui. Ce roi redouté ou ce tyran de la critique, Samuel Johnson, au terme de sa carrière, garda le silence, et Cowper s’en félicita. Cette poésie était trop neuve pour être bien comprise tout d’abord, et il n’y avait pas encore assez de fraîches éclaircies et de vifs tableaux pour enlever et séduire. Pourtant, dans ces suffrages des critiques, auxquels il n’était que médiocrement attentif et sensible, il en était un que le poète avait fort à cœur d’obtenir, c’était celui du Monthly Review, le plus répandu des recueils littéraires d’alors et qui tardait à se prononcer :
Que dira de moi ce Rhadamanthe de la critique, écrivait Cowper à un ami (12 juin 1782), lorsque mon génie tout tremblant comparaîtra devant lui ? Il me tient toujours sur le gril, et je dois attendre encore un mois avant d’avoir son arrêt. Hélas ! quand je fais ainsi des souhaits pour obtenir de ce côté une sentence favorable (s’il faut vous confesser une faiblesse que je n’avouerais pas à tout le monde), c’est que je ne m’y sens pas peu intéressé par le soin que j’ai pour ma réputation ici même, parmi mes voisins d’Olney. Il y a ici des horlogers qui eux-mêmes sont de beaux esprits, et qui à présent peut-être pensent que j’en suis un aussi ; il y a un menuisier et un boulanger, et, sans parler des autres, il y a votre idole M. Teedon, dont un sourire fait la renommée. Tous ces gens-là lisent le Monthly Review, et tous me tiendront pour une bête si ces terribles critiques leur en montrent l’exemple. Oh ! quand je devrais être réputé bête partout ailleurs, cher monsieur Griflith, laissez-moi passer pour un génie à Olney.
Quelques saisons de joie et de soleil allaient luire enfin pour Cowper ; un rayon brillant allait s’introduire dans sa vie. Ce n’est plus au coin du feu l’hiver, c’est l’été, dans son cabinet de verdure, dans son cadre de jasmin et de chèvrefeuille tant de fois décrit, dans sa serre où on le voit assis avec des myrtes pour persienne, qu’il va désormais composer des vers, sérieux toujours, mais frais, animés et éclairés d’une lumière imprévue. Une fée charmante avait alors traversé son ombre et s’était introduite un moment dans sa vie. Un jour qu’il était à la fenêtre de la rue, il vit entrer dans un magasin d’en face une femme de sa connaissance et de celle de Mme Unwin, avec une étrangère qui n’était autre qu’une sœur, à elle, nouvellement arrivée dans le pays, et celle-ci avait je ne sais quoi de si attrayant et de si ravissant à la simple vue, que Cowper, tout timide qu’il était, désira aussitôt de la connaître. C’était lady Austen, veuve d’un baronnet. À peine admise dans cet intérieur discret, elle s’y plut autant qu’elle y charma ; elle y apportait ce qui y avait manqué jusque-là, de la nouveauté et de la fantaisie. Cette rare personne était douée des plus heureux dons ; elle n’était plus très jeune ni dans la fleur de beauté ; elle avait, ce qui est mieux, une puissance d’attraction et d’enchantement qui tenait à la transparence de l’âme, une faculté de reconnaissance, de sensibilité émue jusqu’aux larmes pour toute marque de bienveillance dont elle était l’objet. Tout en elle exprimait une vivacité pure, innocente et tendre. C’était une créature sympathique, et elle devait tout à fait justifier dans le cas présent ce mot de Bernardin de Saint-Pierre : « Il y a dans la femme une gaieté légère qui dissipe la tristesse de l’homme. »
Mais si lady Austen éclipse un moment Mme Unwin, elle ne l’efface point et ne la diminue pas. Gardons-nous de méconnaître les qualités essentielles de celle-ci : amie de Cowper depuis seize années déjà à cette date (1781), elle avait été tous les jours la même pour les soins et la tendresse ; elle avait sacrifié sa santé en le veillant aux heures sinistres et funèbres : aux moments meilleurs, elle lui avait donné des conseils de travail pleins de justesse et de bonne direction. Elle était la solidité et le jugement même. Littérairement, son goût était sain et sûr :
Elle est si bon critique, non par théorie, mais par nature, disait Cowper, et elle a un sentiment si net de ce qui est bon ou mauvais dans une composition, que lorsque dans le doute je lui soumets (ce qu’en pareil cas je ne manque jamais de faire) deux sortes d’expression qui semblent avoir également droit à ma préférence, elle se décide, sans que je l’aie jamais vue se tromper, pour la plus droite et la meilleure.
Tout le temps que Cowper fut entre ces deux femmes (car bientôt lady Austen devint leur proche voisine, et leur journée était en commun), il eut tout ce qu’il pouvait désirer pour son talent de poète, à savoir, l’impulsion et la critique. « Sans Mme Unwin, il est probable qu’il ne fût jamais devenu auteur, et sans lady Austen, il ne fût jamais devenu un auteur populaire », a dit très judicieusement Southey.
Ajoutons vite (car ceci n’est point une biographie que nous prétendons esquisser, et nous ne voulons que faire connaître l’homme et le poète par ses traits principaux) que dès que Cowper s’aperçut que la présence de lady Austen pouvait à la longue chagriner Mme Unwin, et que l’aimable fée apportait dans le commerce habituel un principe trop vif de sensibilité ou de susceptibilité, propre à troubler leurs âmes unies, il n’hésita point une minute ; et sans effort solennel, sans coquetterie, par une simple lettre irrévocable, il sacrifia l’agréable et le charmant au nécessaire, et l’imagination tendre à l’immuable amitié.
Mais auparavant il y eut des heures uniques où, dans cette compagnie riante, excité et rassuré à la fois, il jouissait, à cet âge tardif, d’une jeunesse inattendue, et où son talent comme son cœur trouvait enfin son épanouissement. — Et aussi ne nous figurons point Cowper toujours affublé de cette espèce de bonnet de nuit bizarre sous lequel on nous le représente invariablement dans ses portraits. Il nous le dit lui-même, à cet âge de cinquante ans passés, il paraissait un peu moins que son âge ; il avait gardé de ses airs vifs de jeune homme ; il avait moins grisonné encore qu’il n’était devenu chauve, mais une mèche (comme cela s’appelle), une mèche bien placée réparait le vide et faisait boucle à son oreille, l’après midi, quand il était coiffé, avec sa bourse et son ruban noir, il pouvait paraître tout à fait galant. Or un jour, en été, qu’il avait plu, il se passa entre les dames et lui, au jardin, la petite scène suivante (Marie, c’est Mme Unwin ; Anna, c’est lady Austen) :
La rose
La rose avait été mouillée, à l’instant même mouillée par la pluie, cette rose que Marie allait offrir à Anna. L’ondée abondante chargeait la fleur et faisait pencher sa tête si belle.
La corolle était toute remplie, et les feuilles étaient tout humides ; à la voir avec poésie, on aurait dit qu’elle versait des pleurs pour ses boutons laissés à regret sur le riche buisson où elle avait fleuri.
Je me hâtai de la saisir, la voyant peu faite pour un bouquet, ainsi mouillée et noyée, et, la secouant rudement, trop rudement, hélas ! je la brisai : — elle tomba à terre.
Et voilà pourtant, m’écriai-je, ce que font sans pitié quelques-uns auprès d’une âme délicate, s’inquiétant peu de froisser et de briser un cœur déjà voué au chagrin.
Cette rose élégante, si je l’avais secouée moins brusquement, aurait pu fleurir un moment avec celle à qui on l’offrait : une larme qu’on essuie avec un peu d’adresse peut être bientôt suivie d’un sourire.
Cette délicieuse petite pièce dit tout, la joie et l’émotion pure de Cowper entre ces deux femmes, leur union passagère et fragile, et la rose qui se brise par mégarde, avant que l’une ait achevé de l’offrir à l’autre.
Le charme de poésie posséda tout à fait Cowper en ces années (1782-1784). La composition et la publication de son premier recueil n’avaient fait que le mettre en train et en verve ; il sentait que ce n’était qu’en écrivant, et en écrivant des vers, qu’il pouvait échapper complètement à sa mélancolie :
Il y a, disait-il vers ce temps, il y a dans la peine et le travail poétique un plaisir que le poète seul connaît : les tours et les détours, les expédients et les inventions de toute sorte auxquels a recours l’esprit, à la poursuite des termes les plus propres, mais qui se cachent et qui ne se laissent point prendre aisément ; — savoir arrêter les fugitives images qui remplissent le miroir de l’âme, les retenir, les serrer de près, et les forcer de se fixer jusqu’à ce que le crayon en ait tiré dans toutes leurs parties une ressemblance fidèle ; alors disposer ses tableaux avec un tel art que chacun soit vu dans son jour le plus propice, et qu’il brille presque autant par la place qui lui est faite, que par le travail et le talent qu’il nous a coûtés : ce sont là des occupations d’un esprit de poète, si chères, si ravissantes pour sa pensée, et de nature à le distraire si adroitement des sujets de tristesse, que, perdu dans ses propres rêveries, heureux homme ! il sent les anxiétés de la vie, faute de leur aliment accoutumé, s’éloigner toutes et s’évanouir.
— À cette heure où, entrant dans une veine de composition nouvelle, il prenait véritablement possession de tout son talent, et où, comme il le disait d’un mot, le rejeton était devenu un arbre (« fit surculus arbos »), Cowper rappelait, avec l’orgueil d’un auteur ayant conscience de son originalité, qu’il y avait treize ans qu’il n’avait point lu de poète anglais, et vingt ans qu’il n’en avait lu qu’un seul, et que, par là, il était naturellement à l’abri de cette pente à l’imitation que son goût vif et franc avait en horreur plus que toute chose : « L’imitation, même des meilleurs modèles, est mon aversion, disait-il ; c’est quelque chose de servile et de mécanique, un vrai tour de passe-passe qui a permis à tant de gens d’usurper le titre d’auteur, lesquels n’auraient point écrit du tout s’ils n’avaient composé sur le patron de quelque véritable original. » C’est ainsi qu’en se créant tout à fait à lui-même un style selon ses pensées et une forme en accord avec le fond, ce solitaire sensible et maladif, ingénieux et pénétrant, a été l’un des pères du réveil de la poésie anglaise.
Il allait devenir populaire le jour et par le côté où il y songeait le moins. Une après-midi que lady Austen le voyait plus triste qu’à l’ordinaire et prêt à retomber dans ses humeurs sombres, elle imagina, pour le stimuler, de lui raconter une histoire de nourrice qu’elle savait d’enfance, très drôle et très gaie, L’Histoire divertissante de John Gilpin, où l’on voit comme quoi il alla plus loin qu’il n’eût voulu et s’en revint sain et sauf. Cowper écouta, rit beaucoup, y rêva toute la nuit, et le lendemain matin il avait fait sa ballade ou complainte (il avait un talent particulier pour les ballades), qui fit rire aux larmes la petite assistance au déjeuner. Il envoya cette bagatelle à son ami M. Unwin, qui la lit imprimer dans un journal ; on ne savait pas d’abord le nom de l’auteur, et l’on s’en inquiétait peu. La pièce sommeilla deux ou trois ans. Mais voilà qu’un acteur célèbre, Henderson, l’héritier de Garrick, qui faisait des lectures publiques pour le grand monde, ayant eu un numéro du journal où était John Gilpin, s’avisa d’en faire une récitation comique dans une de ses séances. Dès lors la vogue s’en mêla, et avec fureur ; il ne fut question pour quelque temps que de John Gilpin ; on le réimprima à part, et on en vendit des milliers d’exemplaires ; des caricatures à l’envi illustrèrent son aventure ; et (ironie des choses !) Cowper, ce poète moraliste et austère qui avait visé à réformer le monde, se trouva subitement à la mode et dans la faveur des salons pour une boutade qui, sauf plus d’innocence et une chasteté parfaite, aurait pu être aussi bien une des drôleries plaisantes et comme qui dirait un Cadet Buteux ou Monsieur et Madame Denis de Désaugiers.
John Gilpin est un bon citoyen, un brave drapier de Cheapside qu’on estime à la ronde, de plus capitaine dans la garde bourgeoise de la bonne ville de Londres. Il est à la veille de l’anniversaire de son mariage, contracté il y a juste vingt ans. Il s’agit de faire une petite débauche, et Mme Gilpin, tout économe qu’elle est, propose la première d’aller dîner à Edmonton, à l’enseigne de la Cloche. Elle ira en chaise de poste, avec enfants, sœur, neveu ou nièce, six en tout ; son mari suivra à cheval par derrière. À la proposition de sa femme, Gilpin répond : « De toutes les femmes, je n’en admire qu’une seule, et celle-là c’est toi, ma chérie bien-aimée ; fais donc comme tu l’entends. Je suis un brave drapier qu’on estime à la ronde : certainement, pour cette fête, mon ami le décatisseur me prêtera sa bête. » Il est convenu aussi qu’on emportera le vin du logis, car le vin cette année-là est cher. « Le matin venu, la chaise s’avance, mais non jusqu’à la porte, afin qu’on ne puisse pas dire que Mme Gilpin est fière. » Surviennent les contretemps du voyage : au moment où part la chaise de poste, Gilpin, prêt à la suivre et déjà en selle, voit arriver trois pratiques ; on ne refuse jamais des pratiques, et il met pied à terre pour les servir. Puis on l’avertit que le vin est oublié, et il s’en charge, suspendant les cruchons par les anses au ceinturon de son sabre de parade : un beau manteau rouge couvre et cache le tout. Le voilà enfin parti et voulant rejoindre au galop la voiture. Ici les grands accidents commencent : le cheval va plus vite qu’il ne faudrait, les cruchons dansent, le cheval s’emporte ; chapeau, perruque et manteau volent au vent. À voir un tel galop et les cruchons de loin ballotter, les péagers ou gardiens des routes croient qu’il s’agit d’une course et d’un pari, d’un jockey qui court avec des poids, et toutes les barrières du chemin (il y en a quantité en Angleterre) s’ouvrent en conséquence. Mais écoutons la ballade elle-même :
Les chiens aboient, les enfants beuglent, les croisées s’ouvrent, les passants crient bravo ! bravo ! si haut qu’ils peuvent crier.
Gilpin galope comme jamais personne n’a galopé. Sa renommée le précède… Il porte des poids !… C’est un jockey ! — Il court pour mille livres.
Et c’est chose curieuse de voir comme sur sa route les péagers s’empressent d’ouvrir chaque barrière.
Tandis qu’il court portant bas sa tête inondée de sueur, les deux cruchons derrière son dos sont fracassés d’un choc.
Le vin, — spectacle pitoyable ! — inondant la grand’route, fait fumer les flancs du coursier comme un gigot bien arrosé.
Il n’en passe pas moins pour un jockey portant des poids à la ceinture, car on voit pendu de chaque côté un goulot de bouteille.
De cette façon drôlatique il traverse tout Islington et vient enfin donner en plein dans la mare d’Edmonton.
À Edmonton, sa femme aimante, qui du haut d’un balcon l’aperçoit, s’étonne, fort de le voir chevaucher de la sorte :
« Arrête, Gilpin ; te voilà arrivé ! lui crie-t-elle tout d’une haleine ; le dîner attend, et nous sommes fatigués. » — « Et moi aussi ! » dit Gilpin.
Par malheur le cheval ne songeait guère à s’arrêter déjà, et la raison, c’est que son maître, à dix bons milles de là, avait une maison.
Rapide comme une flèche décochée par un bras robuste, il vole… Ce qui m’amène au milieu de mon chant…21.
Le retour n’est pas plus heureux que l’allée ; de nouveaux accidents burlesques amènent une course nouvelle en sens opposé, et Gilpin, toujours à cheval et toujours emporté, gai pourtant et sans trop de choc, revient à Londres, mais sans dîner, comme il était parti : ainsi s’est passé l’anniversaire de son jour de noces. Il faut voir ces choses dans l’original, avec l’humour qui y est propre, et être soi-même du cru pour les sentir.
Je n’ai voulu que donner idée de ce côté si imprévu pour nous et si anglais du génie de Cowper. Reprenons-le par ses côtés sérieux, les seuls par où nous puissions l’atteindre. On conçoit seulement que lorsque peu de mois après le succès fou de John Gilpin, on annonça la publication d’un poème touchant et familier, naturel et élevé, La Tâche, par le même auteur (1784), chacun le voulut lire. Le fameux Cavalier malgré lui avait servi comme de courrier pour préparer l’entrée à l’œuvre délicate et sévère.
Celle-ci, c’était encore à lady Austen que Cowper en devait la première idée et le point de départ. Un jour qu’elle lui conseillait de faire des vers blancs, des vers sans rimes, ce qui est très conforme au génie de l’idiome breton, il répondit qu’il n’attendait pour cela qu’un sujet : « Un sujet ! lui dit-elle, mais en voici un, ce sopha sur lequel vous êtes assis. Je veux que vous le chantiez. » La fée avait parlé, et Cowper se mit à l’œuvre, intitulant son poème La Tâche. Il n’est question du sopha que dans le premier livre et pendant les cent premiers vers environ, après quoi l’auteur passe à ses thèmes de prédilection, la campagne, la nature, la religion et la morale. Durant six livres ou chants, il parcourt une série de sujets ou de vues les plus variés, sans une composition précise, mais avec l’unité d’un même esprit et d’un même souffle. Prenons tout simplement le poème par le premier chant et au début. Ce début dont le sopha est le texte n’est que très ingénieux et d’un badinage élégant. L’auteur indique l’origine du poème, si humble par son objet, si grand et auguste par l’occasion, « car c’est la Beauté qui l’a commandé. » Il rappelle le temps où les rudes ancêtres des Anglais, les Pictes et les Bretons, reposaient sur la dure, au bord des torrents, et la tête appuyée sur le rocher. Puis l’invention commença, grossière en naissant et pesante : on eut l’escabeau à trois pieds, la table massive qui servait de siège : l’immortel Alfred n’avait point d’autre trône, et c’est de là que, sceptre en main, il vendait la justice à ses royaumes enfants. Le poète suit les divers degrés de perfectionnement et montre à plaisir la tapisserie dont bientôt on revêtit le bois des sièges dans les anciens jours, tapisserie à l’étroit tissu, richement brodée, « où l’on pouvait voir s’étaler la large pivoine, la rose en fleur tout épanouie, le berger à côté de sa bergère, sans oublier le petit chien et le petit agneau avec leurs yeux noirs tout fixes et tout ronds, et des perroquets tenant une double cerise dans leur bec. » — Tous ces riens sont agréablement déduits et relevés de couleurs, comme le ferait au besoin l’abbé Delille ou comme un spirituel jésuite n’y manquerait pas non plus dans des vers latins. Je passe rapidement sur ces gentillesses, sur les progrès de la chaise que le jonc de l’Inde a rendue plus flexible, à laquelle on ajoute des bras, et à ces bras encore on ne donne pas d’emblée la parfaite et commode courbure : rien, dans les arts de la vie, ne se trouve du premier coup. On a ici tous les degrés de transition de la chaise au fauteuil, et du fauteuil double ou de la causeuse au canapé et au sopha, ce trône définitif du luxe et de la mollesse. Ces cent premiers vers du premier livre sont de la plus brillante et de la plus chinoise ébénisterie. Mais le vrai Cowper ne reparaît et ne se dessine tout entier que dans les vers qui suivent immédiatement. Je traduirai ce morceau achevé dans toute sa suite, et je voudrais pouvoir dire, dans ses naturelles beautés :
Oh ! puissé-je, s’écrie le poète par une transition facile et tout indiquée, puissé-je vivre exempt (tant que je vivrai innocent de tout excès glouton et funeste) de toutes ces douleurs arthritiques qui torturent l’orteil de l’intempérant ! Le sopha convient à un membre goutteux, il est vrai ; mais, bien qu’étendu sur un sopha, puissé-je ne jamais sentir la goutte ! car j’ai aimé les promenades rurales à travers les chemins creux d’un vert sombre, que tond de près la dent grapilleuse des brebis, et que borde un épais entrelacement de branches épineuses ; j’ai aimé la promenade rurale sur les collines, à travers les vallées et le long des rivières, depuis le temps où, enfant vagabond, je franchissais mes limites pour faire une école buissonnière sur les bords de la Tamise ; et toujours je me souviens, non sans regretter ces heures que le chagrin, depuis, m’a rendues bien plus chères, combien il m’arriva souvent, ma provision de poche épuisée, mais affamé encore, sans argent et loin de la maison, d’apaiser ma faim avec des baies d’églantier sauvage et avec le fruit pierreux de l’aubépine, ou de petites pommes rouges, ou la mûre noire comme le jais qui garnit la ronce, ou l’âcre petite prune qui se cueille dans la haie ! une maigre chère, mais telle que ne la dédaigne point un appétit d’enfant, et qu’un palais non gâté et raffiné ne trouve point sans saveur. Aucun sopha alors ne m’attendait à mon retour, et je n’avais point besoin de sopha alors ; la jeunesse répare la dépense de ses esprits et de ses forces en un rien de temps ; par un long exercice elle n’amasse qu’une courte fatigue ; et quoique nos années, à mesure que la vie décline, s’enfuient bien rapidement et qu’il n’y en ait point une seule qui ne nous dérobe en s’en allant quelque grâce de jeunesse que l’âge aimerait à garder, une dent, une mèche brune ou blonde22, et qu’elle blanchisse ou raréfie les cheveux qu’elle nous laisse, toutefois le ressort élastique d’un pied infatigable qui monte légèrement le degré champêtre où qui franchit la clôture ; ce jeu des poumons, cette libre et pleine inhalation et respiration de l’air qui fait qu’un marcher rapide ou qu’une roide montée ne sont point une fatigue pour moi ; tous ces avantages, mes années ne les ont point encore dérobés ; elles n’ont point encore diminué mon goût pour les belles vues naturelles ; ces spectacles qui calmaient ou charmaient ma jeunesse, maintenant que je ne suis plus jeune, je les trouve toujours calmants et toujours ayant le pouvoir de me charmer. Et je te prends à témoin, — ô compagne chérie de mes promenades (Mme Unwin) ! toi dont je sens le bras, ce vingtième hiver, étroitement attaché au mien, avec un plaisir tel que peut seule l’inspirer une tendresse fondée sur une longue expérience de ton mérite et de tes essentielles vertus, — je te prends à témoin d’une joie que tu as doublée depuis si longtemps ! Tu sais que ma louange de la nature est la plus sincère, et que mes ravissements ne sont point évoqués exprès pour procurer des occasions de pompe et de peinture poétique, mais qu’ils sont vrais, et tu les as tous partagés. Que de fois, sur cette éminence que voilà, notre marche s’est ralentie, nous avons fait une pause et nous avons essuyé toute la bouffée du vent sans presque nous en apercevoir, tandis que l’Admiration repaissant sa vue, et toujours insatiable, s’arrêtait sur le paysage ! De là, avec quel plaisir nous avons discerné à peine la charrue au loin se mouvant lentement, et à côté du laborieux attelage, qui ne déviait point de sa ligne, le paysan robuste raccourci jusqu’à ne paraître qu’un enfant ! Ici, la rivière d’Ouse, serpentant lentement à travers une plaine tout unie de spacieuses prairies parsemées de bestiaux, conduit et amuse le long de sa course sinueuse l’œil ravi d’enchantement ! Là, sur la levée, se tient fermement enraciné notre bouquet d’ormes favoris, que notre regard au passage n’oublie jamais, et qui servent de rideau à la cabane solitaire du berger ; tandis que loin, à travers et par-delà le courant qui de ses flots, comme d’un verre fondu, incruste la vallée, le terrain en pente recule jusque vers les nuages, déroulant dans sa variété infinie la grâce de ses nombreuses rangées de baies, la tour carrée, la haute flèche d’où le son joyeux de la cloche vient expirer en ondulant jusqu’à l’oreille qui l’écoute, des bosquets, des bruyères, et des villages fumant dans le lointain. — Ces scènes-là doivent être belles qui, vues chaque jour, plaisent chaque jour, et dont la nouveauté survit à l’habitude et au long examen des années.
Il y a ici ce qu’on ne rencontre pas toujours chez Cowper, une vue d’ensemble, de la gradation, de la perspective. Comparé à Thomson, il a plus que celui-ci l’art de noter les traits particuliers et le détail curieux des choses ; il a l’exactitude presque minutieuse. À son point de vue religieux, on l’a remarqué, un petit détail lui semble, en effet, aussi important qu’un grand objet : tous s’égalisent par rapport à Dieu qui brille et se révèle aussi merveilleusement dans les uns que dans les autres. Mais il en résulte aussi que Thomson est un descriptif plus large et un peintre qui a le coup d’œil d’ensemble ; il y a des masses chez Thomson. Cependant ici, dans cette description si parfaite qu’on vient de lire, Cowper a su concilier les deux ordres de qualités, la finesse et le relief de chaque détail (je dirai même le brillanté sur un ou deux points), et la gradation et la fuite aérienne de la perspective. On copierait ce paysage avec le pinceau.
J’ai encore à dire ; je voudrais marquer les rapports de la mélancolie de Cowper avec celle de Pascal, ses ressemblances et ses oppositions de nature avec Rousseau, parler un peu de nous et de nos tentatives poétiques dans la même voie ; en un mot rentrer en France.