(1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « De la poésie de la nature. De la poésie du foyer et de la famille » pp. 121-138
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(1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « De la poésie de la nature. De la poésie du foyer et de la famille » pp. 121-138

De la poésie de la nature. De la poésie du foyer et de la famille

J’ai depuis longtemps un dessein, c’est de rechercher comment la poésie que j’appelle celle de la nature ou de la campagne, et aussi celle des affections chères, intimes, élevées, n’a point réussi en France au xviiie  siècle chez les écrivains en vers, et comment, dans le même temps, elle réussissait mieux en Angleterre, chez nos voisins, et produisait des poèmes encore agréables à lire, dont quelques-uns ont ouvert une voie où sont entrés avec succès et largeur d’éminents et doux génies au xixe  siècle. Cette poésie touchante, familière et pure, a aussi tenté, de nos jours, quelques hommes de talent en France, et je suis loin de ne pas les estimer à leur prix : toutefois la veine principale et la source vive ont été surtout en Angleterre, et j’aimerais à ce que nos auteurs en fussent mieux informés, non point pour aller l’imiter et la vouloir directement transporter chez nous, mais pour se mieux pénétrer des conditions nécessaires à ce genre d’inspirations et pour s’y placer, s’il se peut, à l’avenir.

Afin d’éviter les considérations générales et trop vagues, je m’attacherai tout d’abord à des noms connus, et prenant Saint-Lambert, l’auteur des Saisons, je me rendrai compte de son insuffisance autrement encore que par le talent ; puis je toucherai rapidement à Delille, et seulement par ce côté ; choisissant, au contraire, chez nos voisins, le poète qui, non pas le premier, mais avec le plus de suite, de force originale et de continuité, a défriché ce champ poétique de la vie privée, William Cowper, j’aurai occasion, chemin faisant, de rencontrer toutes les remarques essentielles et instructives.

M. de Saint-Lambert était né dans un pays pittoresque, en Lorraine, à Vézelise, le 16 décembre 1716. Il était gentilhomme et pauvre ; il passa sa première jeunesse au service et à Lunéville, à la cour de Stanislas. Ce qu’il fit en ces années nous échappe, et on peut au plus en prendre quelque idée par ce qu’il nous dit du prince, depuis maréchal de Beauvau, dont il a écrit la vie, les mémoires, et à la carrière duquel il s’attacha de tout temps, moins encore en protégé qu’en ami. La première fois que Saint-Lambert se montre à nous, c’est par sa liaison avec la marquise du Châtelet. Dans un des voyages qu’elle fit de Cirey en Lorraine, elle n’eut pas de peine à le distinguer dans ce joli et gracieux monde, et elle écrivait de Commercy à d’Argental, qui était alors à Plombières (30 juillet 1748) :

Je ne puis me refuser de vous envoyer des vers d’un homme de notre société (Saint-Lambert) que vous connaissez déjà par l’Épître à Chloé ; je suis persuadée qu’ils vous plairont. Il meurt d’envie de faire connaissance avec vous, et il en est très digne ; je compte bien vous l’amener à Cirey. Votre ami (Voltaire) qui l’aime beaucoup veut lui faire avoir ses entrées à la Comédie pour Sémiramis… C’est un homme de condition de ce pays-ci, mais qui n’est pas riche, qui meurt d’envie d’aller à Paris, et à qui ses entrées à la Comédie feront une grande différence dans sa dépense.

Et elle ajoute d’un ton de protection, qu’elle ne gardera pas toujours ; « Notre petit poète vous prie de ne point donner à Plombières de copies de ses vers, parce qu’il y a beaucoup de lieutenants-colonels lorrains. »

Nous avons cette épitre de Saint-Lambert À Chloé ; c’est une des meilleures de ses poésies dites fugitives ; elle pourrait être aussi bien la première en date des élégies de Parny : elle en a la forme ; le tour en est simple, net et fin, l’inspiration toute sensuelle. Dans tout ce que fera Saint-Lambert en poésie légère, on notera les mêmes qualités et les mêmes défauts : c’est sec, spirituel, galant et bien tourné : « Ce sont autant de myrtes dont une feuille ne passe pas l’autre », disait de lui Parny ou Boufflers, je ne sais lequel. Quelques épigrammes qu’on a, quelques mots piquants qu’on sait de Saint-Lambert, marquent le talent qu’il aurait eu pour le genre satirique s’il se l’était permis. Tel nous le voyons de loin sans trop lui faire injure : il a du trait, quelque imagination, de l’élégance, de la roideur.

Lié avec Mme du Châtelet, qui s’éprit pour lui d’une vive passion, il parut y répondre ; on a publié assez récemment un extrait de leur correspondance. Les lettres de Saint-Lambert sont lestes, dégagées, cavalières, et non exemptes d’un certain jargon poli : elles manquent tout à fait de tendresse. Il dit à Mme du Châtelet qu’il l’adore, mais on ne sent pas qu’il l’aime. — Il avait alors trente-deux ans.

Voilà, somme toute, un homme distingué, mais un poète assez mal préparé, ce semble, pour chanter les beautés de la vie retirée et champêtre, et pour en goûter toutes les douceurs. J’omets ce que tout le monde sait, l’éclat que causa sa liaison avec Mme du Châtelet et qui le mit à la mode à la mort de la marquise. Il vint à Paris, y vit la bonne compagnie, eut son logement à l’hôtel de Beauvau, gardant un pied en Lorraine tant que vécut le roi Stanislas. Il obtint un brevet de colonel en France, et quitta bientôt le service pour se livrer tout entier aux lettres et à la société. Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau nous montrent Saint-Lambert, en 1756, dans le vif de sa liaison avec Mme d’Houdetot, liaison qui subsista durant presque un demi-siècle, et dont plusieurs de nos contemporains ont vu la fin. Il ne mourut que le 9 février 1803. Durant cette dernière moitié de sa vie, il passait la belle saison dans la vallée de Montmorency, à Eaubonne, à Sannois, et ses hivers à Paris dans le monde des Beauvau, tant qu’ils vécurent, et de leur fille la princesse de Poix. Saint-Lambert, qui était surtout fait pour la société, avait certainement du goût pour la nature, et il l’a chantée de la manière dont il l’aima.

Son poème des Saisons parut au commencement de 1769, un an seulement avant la traduction des Géorgiques de Delille. L’auteur y travaillait depuis quinze ou vingt ans. Le poème, dans sa nouveauté, eut beaucoup de succès ; il ne faudrait point croire cependant que presque toutes les objections que nous faisons aujourd’hui en essayant de le relire, ne furent point faites alors : il est rare que dans chaque temps la vérité ne se dise pas ; elle est souvent étouffée par le bruit du monde et de la vogue, mais il suffit pour l’entendre de s’approcher de ceux qui la savent, et qui la disent en causant ou en s’écrivant.

Voltaire fut des plus ardents à exalter Saint-Lambert. Il y était intéressé et parce qu’il était fort loué dans le poème, et par toutes sortes de motifs de revanche délicate ou de prosélytisme philosophique ; pourtant il loue si fort, et il y revient si souvent dans les mêmes termes, qu’il faut bien croire que c’était le fond de sa pensée :

J’ai un remords, écrivait-il à Saint-Lambert (7 mars 1709), c’est d’avoir insinué à la fin du Siècle présent, qui termine le grand Siècle de Louis XIV, que les beaux arts dégénéraient. Je ne me serais pas ainsi exprimé si j’avais eu vos Quatre Saisons un peu plus lot. Votre ouvrage est un chef-d’œuvre ; les Quatre Saisons et le quinzième chapitre de Bélisaire sont deux morceaux au-dessus du siècle. Ce n’est pas que je les mette à côté l’un de l’autre…

Et le 4 avril :

Quand je vous dis que votre ouvrage est le meilleur qu’on ait fait depuis cinquante ans, je vous dis vrai. Quelques personnes vous reprochent un peu trop de flots d’azur, quelques répétitions, quelques longueurs, et souhaiteraient dans les premiers chants des épisodes plus frappants.

Je ne peux ici entrer dans aucun détail, parce que votre ouvrage court tout Genève, et qu’on ne le rend point ; mais soyez très certain que c’est le seul de notre siècle qui passera à la postérité, parce que le fond en est utile, parce que tout y est vrai, parce qu’il brille presque partout d’une poésie charmante, parce qu’il y a une imagination toujours renaissante dans l’expression…

Et plusieurs années après (1er septembre 1773) :

Je fus certainement l’avocat d’une cause gagnée quand je fus si charmé du poème des Saisons : soyez sûr que cet ouvrage restera à la postérité comme un beau monument du siècle.

Voltaire ne veut pas surtout qu’on égale le poème de Thomson à celui qui est venu depuis et qui en est, à bien des égards, une imitation. Thomson, que d’ailleurs il estime, n’est point, selon lui, à mettre en parallèle avec le poète français, soit pour l’agrément des peintures, soit pour l’utilité philosophique du but. Ces jugements exprimés en dix endroits, et qui ressemblent à des contrevérités sur tous les points, sont aujourd’hui un peu compromettants pour celui qui les a portés : dans la poésie élevée, ou sérieuse avec âme, Voltaire n’a pas eu le vrai style, et il est à craindre qu’il n’ait pas même toujours eu le vrai goût.

Une femme, Mme Du Deffand, précisément parce qu’elle n’était pas du métier et qu’elle n’en croyait que son impression, se trompait moins lorsqu’elle écrivait à Horace Walpole (12 mars 1769) :

Je ne vous enverrai point Saint-Lambert ; rien, selon mon goût, n’est plus fastidieux, excepté huit vers que voici :

Malheur à qui les Dieux accordent de longs jours !
Consumé de douleurs vers la fin de leur cours,
Il voit dans le tombeau ses amis disparaître,
Et les êtres qu’il aime arrachés à son être.
Il voit autour de lui tout périr, tout changer ;
À la race nouvelle il se trouve étranger,
Et lorsqu’à ses regards la lumière est ravie,
Il n’a plus en mourant à perdre que la vie.

Rien n’est si beau, à mon avis, que cette peinture de la vieillesse ; j’aurais voulu que les expressions du quatrième vers eussent été plus simples, mais le mot être est du style à la mode. Ce Saint-Lambert est un esprit froid, fade et faux ; il croit regorger d’idées, et c’est la stérilité même ; et sans les roseaux, les ruisseaux, les ormeaux et leurs rameaux, il aurait bien peu de choses à dire.

Horace Walpole dans le même temps, avec la hardiesse d’un homme tout rempli de Milton, de Shakespeareh, et qui était l’ami de Gray, ajoutait son impression à celle de la clairvoyante aveugle, et la confirmait en des termes vifs, qui sont encore pour nous la vérité même :

Mme du C… m’avait prêté Les Saisons avant l’arrivée de votre paquet. Ah ! que vous en parlez avec justesse ! le plat ouvrage ! Point de suite, point d’imagination ; une philosophie froide et déplacée ; un berger et une bergère qui reviennent à tous moments ; des apostrophes sans cesse, tantôt au bon Dieu, tantôt à Bacchus ; les impurs et les usages d’aucun pays. En un mot, c’est l’Arcadie encyclopédique. On voit des pasteurs, le dictionnaire à la main, qui cherchent l’article Tonnerre, pour entendre ce qu’ils disent eux-mêmes d’une tempête… Vous y avez trouvé huit vers à votre usage ; en voici un qui m’a frappé, moi :

Fatigué de sentir, il paraît insensible.

Quant aux contes orientaux (également de Saint-Lambert), ce sont des épigrammes en brodequins, de petites moralités écrasées sous des turbans gigantesques. Je persiste à dire que le mauvais goût qui précède le bon goût est préférable à celui qui lui succède.

Mais ce n’était pas seulement Walpole qui jugeait ainsi le poème des Saisons, c’était Grimm, c’était Diderot qui, sous le couvert de Grimm, avait tout un article critique développé, où il disait à bout portant, et pour ses correspondants d’Allemagne, tout ce qui était à dire. Après avoir relevé la fadeur et le vague des tons, quelques beaux vers perdus dans une foule de vers communs, la vie champêtre vue de trop loin, regardée de trop haut, sans étude et sans connaissance assez précise, il se demande comment M. de Saint-Lambert, qui passe une partie de sa vie à la campagne, n’a pas mieux vu, n’a pas mieux saisi et rendu tant de scènes réelles, de circonstances familières et frappantes :

Pourquoi M. de Saint-Lambert n’a-t-il pas trouvé tout cela avant moi ? C’est que son corps était aux champs et que son âme était à la ville…

— « Mais, me direz-vous, M. de Saint-Lambert est instruit ? » — « Plus que beaucoup de littérateurs, mais un peu moins qu’il ne croit l’être. » — « Il sait sa langue ? » — « À merveille. » — « Il pense ? » — « J’en conviens. » — « Il sent ? » — « Assurément. » — « Il possède le technique du vers ? » — « Comme peu d’hommes. » — « Il a de l’oreille ? » — « Mais oui. » — « Il est harmonieux ? » — « Toujours. » — « Que lui manque-t-il donc pour être un poète ? » — « Ce qui lui manque, c’est une âme qui se tourmente, un esprit violent, une imagination forte et bouillante, une lyre qui ait plus de cordes ; la sienne n’en a pas assez… Oh ! qu’un grand poète est un homme rare ! »

Il me semble qu’on ne peut demander à la critique d’une époque rien de plus net et de plus formel que ces jugements : elle ne saurait aller plus loin sans faire elle-même office et acte de poésie. Si l’on ajoute aux huit vers cités par Mme Du Deffand et qui sont du chant de L’Automne, quelques vers assez beaux peignant les jours caniculaires de L’Été et cet accablement qui pèse alors sur tous les corps mortels :

Tout est morne, brûlant, tranquille, et la lumière
Est seule en mouvement dans la nature entière,

on aura présent à l’esprit à peu près tout ce qu’il y a d’un peu remarquable pour nous dans ce poème si fort vanté à sa naissance et aujourd’hui tout entier passé.

Saint-Lambert manquait des sources vraies d’où s’alimente le genre de poésie naturelle qu’il cultivait. Il avait beaucoup d’esprit et un sens exquis, un tact exquis, dans l’acception où le prenait la société de son temps : c’est l’éloge que lui accordent ceux même qui le jugeaient d’ailleurs le plus sévèrement. Homme du monde accompli, il était réservé à l’extérieur : « Il avait pour tout ce qui lui était indifférent une politesse froide qu’on pouvait quelquefois confondre avec le dédain. » Cette circonspection tenait sans doute à plusieurs causes : il avait vécu dans une petite cour et dans un grand monde où sa fortune ne répondait point à sa condition ; il avait de la dignité et une délicatesse susceptible qu’il ne voulait pas exposer aux blessures. Il aurait eu l’épigramme excellente, dit Grimm, s’il ne s’était observé et s’il n’avait réprimé ses premiers mouvements. Le fond de son commerce, où il entrait du sens, de l’équité et des qualités sûres, était « d’une sécheresse et d’une aridité singulières. » Deux ou trois dîners chez Mlle Quinault, qui nous le montrent en gaieté et en veine d’enthousiasme, accusent en même temps et convainquent cet enthousiasme de ne se monter que pour des objets et des tableaux d’une sensibilité toute physique et toute sensuelle : il ne croit ni à la chasteté ni à la pudeur, ni à aucune religion, et ne fait pas même grâce à la religion naturelle : — « Pas plus celle-là que les autres », s’écrie-t-il. Il nie les principes de la famille, de la société, et il revêt d’une sorte d’imagination échauffée et factice ses conclusions stériles. Il mérite que Mme d’Épinay, étonnée, lui dise : « Vous, monsieur, qui êtes poète, vous conviendrez avec moi que l’existence d’un Être éternel, tout-puissant, souverainement intelligent, est le germe d’un plus bel enthousiasme. »

Au reste, Saint-Lambert a lui-même exposé dans sa vieillesse, et sans plus y mêler la mousse du champagne, la série et le système complet de ses réflexions sur tous sujets dans ce fameux Catéchisme universel qui parut une œuvre philosophique si morale sous le Directoire. Ce Catéchisme commence par une analyse de l’homme et une analyse de la femme. L’auteur, dans ce second chapitre, fait parler en un dialogue le médecin philosophe Bernier et Ninon de Lenclos : « J’avais besoin d’une femme d’esprit qui n’eût pas conservé cette retenue et cette dissimulation que les mœurs imposent à son sexe ; il me fallait une femme qui eût beaucoup pensé, beaucoup vu, et qui osât tout dire. » Et, en effet, il s’y dit froidement beaucoup de choses qui rappellent la conversation des dîners de Mlle Quinault. Dans un petit poème, qui est à peu près du même temps, intitulé Les Consolations de la vieillesse, Saint-Lambert décrit en des vers spirituels et assez brillants son bonheur à Eaubonne ou à Sannois, au sein de la nature et de l’amitié, puis il ajoute en terminant que, lors même qu’il y serait seul, il jouirait du moins de la saison nouvelle, du printemps, du soleil :

Et j’y voudrais penser et rire tour à tour
    Entre Montaigne et La Pucelle.

Est-il besoin maintenant de faire sentir les aspects arides qui, indépendamment de ce qui lui faisait faute dans le talent, devaient lui fermer les sources du dehors ? Il ne décrit la nature qu’imparfaitement, avec monotonie, sans aucune de ces images grandes et douces que les anciens ont connues : et comment en serait il autrement, puisque jusqu’en ses heures les plus recueillies et sur son banc de gazon, sous son prunier en fleur, il a d’un côté Montaigne ouvert (je le lui passe, quoique ce ne soit pas le moment), mais de l’autre il a La Pucelle ?

Et comment aurait-il parlé, en même temps que de la nature, de ce qui donne à la vie privée son embellissement et tout son charme, des femmes qu’il aimait, mais qu’au fond il estimait assez peu, dont il décomposait et niait les plus naturelles vertus par la bouche de Ninon, et en faveur de qui, sous le nom de Bernier, et pour tout réparer, il se contentait de dire : « Maintenons dans les deux sexes autant que nous le pourrons ce qui nous reste de l’esprit de chevalerie… » Mais ce reste d’esprit de chevalerie qui, dès lors bien factice et tout à l’écorce, était bon pour entretenir la politesse dans la société, est loin de suffire pour renouveler et pour réjouir sincèrement le fond de l’âme, pour inspirer le respect et l’inviolable tendresse envers une compagne choisie, et pour former au sein de la retraite une image de ce bonheur dont le grand poète Milton a montré l’idéal dans ces divines et pudiques amours d’Adam et Ève aux jours d’Éden. En parlant ainsi, je touche aux vraies sources de cette poésie que Saint-Lambert a manquée17.

Je n’insisterai pas sur lui davantage, et j’atteindrai seulement l’abbé Delille en passant. Celui-ci a certes de la joie, de la vivacité, des saillies à plaisir, et, en fait de philosophie, point de parti pris ; il est resté pour nous, dans certains morceaux, plus agréable que Saint-Lambert. Mais si l’on a dit de celui-ci que dans ses conseils et ses descriptions il s’adressait moins au cultivateur et à l’habitant des campagnes qu’au possesseur de terres, au seigneur chargé de protéger des vassaux, que ne dira-t-on pas de Delille ? C’est proprement le poète visiteur qui passe de jardin en jardin, de volière en volière : tous les beaux lieux à la mode, il les a vus, il les a fêtés, et a payé l’hospitalité d’un jour ou d’une semaine par de jolis vers que la société la plus mondaine applaudissait. Il sait l’Antiquité mieux que Saint-Lambert ; quand il traduit Les Géorgiques de Virgile, au milieu de toutes les inexactitudes essentielles et des infidélités qui en altèrent le caractère et le ton, il a un cours général facile et des portions heureuses. Un jour, la fille du poète Roucher, écrivant à son père alors sous les verrous, relevait avec une sagacité remarquable et un sentiment de préférence filiale bien permis les défauts de la traduction de Delille au début des Géorgiques : « Mais d’un autre côté, répondait à sa fille l’honnête Roucher, tu ne me parais pas rendre toute la justice qui est due à sa grâce, à son harmonie, à ce je ne sais quoi qui plaît, même dans sa manière française, aux amateurs impartiaux de l’Antiquité. » On voit que je tiens à accorder à Delille tout ce qui se peut raisonnablement. Quant aux hautes sources de poésie ou à celles qui naissent secrètement du cœur, sentiments délicats ou croyances supérieures, il ne les a jamais blasphémées ; loin de là, il les a honorées et célébrées à la rencontre, et elles lui ont quelquefois inspiré en retour quelques accents qu’on a retenus : et malgré tout, on sent chez lui un vide à ces endroits essentiels, quelque chose de léger qui voltige de pensée en pensée comme de site en site ; il n’y habite pas. Il a vivement décrit bien des scènes et des jeux d’une journée de château ou de salon ; mais nulle part, si l’on ne se paye pas de rimes sonores, il ne paraît soupçonner le charme intime qui naît des habitudes vertueuses et simples d’une vie privée pratiquée obscurément et aimée, et la fleur inattendue de poésie qui tout d’un coup s’y découvre et la couronne.

Roucher, que j’ai nommé, et qui laissera du moins son nom pour être mort le même jour et sur le même échafaud qu’André Chénier, serait plus fait pour sentir cette sorte de douceur et de charme. Son poème des Mois, qui parut, magnifiquement imprimé, en 1779, sous l’invocation de Turgot et avec la protection de l’école économiste, a quelques bons vers et qui décèlent un instinct de fraîcheur et de nouveauté :

L’onde étincelle et fuit d’une course plus vive,
La pelouse déjà rit au pied des coteaux…

Il manque par malheur d’invention, et n’a pas assez d’art, pas assez de fermeté dans le talent pour se soutenir ; il n’a que de bons commencements, et ses vers retombent vite dans le convenu. La correspondance qu’il entretint avec sa fille et avec quelques amis durant ses dix mois de captivité, tant à Sainte-Pélagie qu’à Saint-Lazare, offre des pages touchantes, des qualités cordiales, un amour franc de la nature et de la famille :

Un botaniste passionné, écrivait-il à sa fille en avril 1794, n’est pas un conspirateur. Que de progrès j’eusse faits, nous eussions faits cette année ! les voies étaient aplanies, nous étions familiarisés avec les premiers éléments ; en un mot, nous étions sortis du chaos des principes, nous n’avions plus qu’à aller devant nous. Mais non, ce printemps sera tout à fait perdu pour moi ; et cependant, à mon âge, un printemps est bien quelque chose !… Tu ne connais pas tous les élans de mon âme vers la liberté depuis le rajeunissement de la nature. J’ai supporté avec le courage d’un stoïcien la captivité pendant les six mois brumeux, neigeux et pluvieux, qui ont passé sur ma tête en prison : ce même courage ne m’a point abandonné, mais à mon insu, et malgré moi, ma pensée me quitte à tout moment ; et, quand je la retrouve, c’est au milieu des jardins et des campagnes dont je ne jouis pas, moi qui m’étais tant promis d’en jouir ; et, pour m’entretenir encore dans cette disposition d’âme, moitié pénible, moitié agréable, le hasard a fait que ce moment de l’année se rencontre avec la traduction de cette partie de L’Été où Thomson, avec un charme inexprimable, une mélancolie philosophique, peint les délices de la promenade…

Il traduisait donc Thomson sous les verrous ; il regrettait de ne pouvoir suivre le cours de botanique et les herborisations de Desfontaines ; il donnait à sa fille, âgée de dix-huit ans, distinguée par l’esprit et le savoir, de bons conseils de tout genre. Son tort, à lui, est plutôt dans son style, dans sa manière de dire ; il est trop imbu des fadeurs sentimentales du siècle ; il a trop de Greuze en lui et sous sa plume, sans la couleur, mais avec le luxe de vertu et de sentimentalité qui s’épanche ; et surtout quand il mêle des vers à sa prose, cela se gâte aussitôt.

Il en est un peu de même de Ducis, qui avait de plus que Roucher l’inspiration présente et le secours des croyances religieuses positives. Ce noble et bon vieillard a écrit dans ses dernières années d’admirables lettres où respire la poésie de la solitude, de la campagne, de la famille regrettée et perdue, de l’amitié toujours accueillie, et de la patrie céleste de plus en plus prochaine et souhaitée ; mais le même homme, qui a sous sa plume en prose des paroles douces et fortes comme le miel des déserts, ne trouve plus dans ses vers de la même date que des couleurs mêlées, inégales, et où le talent se relâche trop dans la bonhomie : ici, c’est l’art et l’originalité de forme qui a manqué.

Cette originalité, jointe aux vertus et aux qualités morales les plus fines qui sont l’âme de cette poésie, se rencontre au plus haut degré en un poète anglais bien connu de nom, mais trop peu lu en France, et dont je voudrais présenter une idée précise et vive, par opposition aux divers noms que je viens de passer en revue. William Cowper est loin d’être parfait sans doute, et il a, lui aussi, ses excès, ses défauts ; il a ses parties pénibles et austères à côté de ses peintures les plus neuves et les plus riantes ; il semble déchiffrer parfois, en contemplant la nature, ce que d’autres après lui y liront avec plus d’ampleur et de facilité : mais ce qu’il possède incontestablement, sans parler de son style réel et hardi dans sa simplicité, c’est le fond même de la poésie qui lui est propre ; il en occupe toutes les sources pures émanées d’Éden, et il pratique tous les sentiers qui peuvent y ramener. En 1782 (et c’est aujourd’hui le seul échantillon que je veuille citer), il publia son premier recueil de poèmes, et il y en avait un intitulé La Retraite, qui terminait le volume. De quelle manière le poète y envisageait-il ce besoin de retraite, de solitude et de campagne qui, à un certain moment, est le vœu de tous, de l’homme d’État, de l’homme de loi, du marchand comme du poète ? Car tous,

attachés qu’ils sont aux affaires et enchaînés à la rame qu’il est donné à si peu de pouvoir quitter, tous, quand déjà le flot de la vie sensiblement se retire et baisse, aspirent à quelque abri aux champs, sous les ombrages, là où, mettant de côté les longues anxiétés, ou ne s’en ressouvenant plus que pour ajouter un embellissement et comme un sourire à ce qui était doux déjà, ils puissent posséder enfin les jouissances qu’ils entrevoient, passer les années du déclin au sein de la quiétude, réparer le restant de leurs jours perdus, et, après avoir vécu dans la bagatelle, mourir en hommes.

Cowper voit dans cette disposition et dans ce vœu universel un cri de la conscience qui, longtemps méconnue, mais non abolie, rappelle toute créature humaine à son origine et à sa fin, et l’avertit de sortir du tourbillon des villes, de cette atmosphère qui débilite et qui enflamme, pour revenir là où il y a des traces encore visibles, des vestiges parlants d’un précédent bonheur, et « où les montagnes, les rivières, les forêts, les champs et les bois, tout rend présent à la pensée le pouvoir et l’amour de Celui qui les a faits. »

Et dans une description minutieuse et vivement distincte, où il entre un peu trop d’anatomie, mais aussi de jolis traits de pinceau, il donne idée de la manière d’interpréter et d’épeler la création, et il montre qu’ainsi étudié, compris et consacré, tout ce qui existe, loin d’être un jeu d’enfant ou un aliment de passion, ne doit plus se considérer que comme une suite d’échelons par où l’âme s’élève et arrive à voir clairement « que la terre est faite pour l’homme, et l’homme lui-même pour Dieu. »

Tout cela est grave et solennel sans doute, il faut s’y accoutumer avec le poète : Cowper, c’est à bien des égards le Milton de la vie privée. Au pied de ces hauteurs qu’il ne craint pas de gravir et de nous faire monter avec lui, les fontaines seront plus jaillissantes, les fraîcheurs plus délicieuses.

Il a, pour peindre les soins et les vaines agitations des hommes, des images dignes de Lucrèce, mais d’un Lucrèce chrétien :

Si nous ouvrons la carte où se déploie le plan étendu du Tout Puissant, nous trouvons une toute petite île, cette vie humaine : l’espace inconnu de l’éternité l’environne et la limite de toutes parts ; la foule empressée explore et fouille chaque crique et chaque rocher du dangereux rivage, y ramasse avec soin tout ce qui lui paraît exceller aux yeux, quelques-uns de brillants cailloux, d’autres des algues et des coquillages ; ainsi chargés, ils rêvent qu’ils sont riches et grands, et le plus heureux est celui qui gémit sous sa charge. Les vagues les surprennent dans leur folie sérieuse, et chaque heure en balaye des multitudes ; ils crient et s’enfoncent ; les survivants s’effarent et pleurent, poursuivent leur jeu et les suivent bientôt à l’abîme. Un petit nombre abandonne la foule, demande les yeux levés la richesse du ciel, et gagne les seuls biens réels, vérité, sagesse, grâce, et une paix pareille à celle de là-haut…

Alors il se met à examiner les différents jeux, ces cailloux de différentes couleurs que s’amusent à ramasser les hommes et qu’ils continuent souvent de rechercher jusque dans la retraite et la solitude : car la plupart ne la désirent que pour s’y plus abandonner à leurs goûts favoris, et pour mieux caresser leur passion secrète. Et l’amoureux, par exemple, Cowper ne croit pas que la solitude lui soit bonne et lui convienne. Écoutons-le dans ce passage délicat et charmant18 :

L’amoureux évite aussi les affaires et les alarmes, tendre adorateur de charmes absents. Les saints n’offrent pas de prières si ferventes, qu’il ne les égale par une dévotion pareille ; c’est la consécration de son cœur, de son âme, de son temps ; chaque pensée qui s’écarte lui semble un crime. Par des soupirs il encense, sa beauté suprême, et, dans son désespoir, verse une triste libation de larmes ; il adore une créature, et, dévot en vain, reçoit en échange de son amour une réponse dédaigneuse. Comme le chèvrefeuille enlace l’arbre qu’il peut atteindre, aune rugueux, frêne à l’écorce unie ou hêtre luisant, enroule autour du tronc ses anneaux en spirale, et suspend aux branches feuillues ses glands dorés, mais il cause un dommage là où il prête une grâce, entravant la croissance par un embrassement trop étroit ; de même l’amour, lorsqu’il s’enlace aux plus fiers esprits, empêche le déploiement de l’âme qu’il subjugue : il adoucit, il est vrai, la démarche de l’amant, le forme au goût de celle qu’il aime, enseigne à ses yeux un langage, embellit son parler, et façonne ses manières ; mais adieu toute promesse de plus heureux fruits ! adieu les desseins virils et les graves poursuites de la science ! Traînant une chaîne qu’il ne peut vouloir rompre, son seul bonheur est de souffrir pour celle qu’il aime ; lui qui pourrait aspirer à la gloire et y atteindre, il n’a plus d’autre but que son sourire : ambitions plus hautes, adieu !

Vous, Tircis, Alexis (ou quel que soit le nom qui puisse le moins offenser une flamme si belle), bien que les sages conseils de l’ami le plus sincère sonnent rudement à des oreilles si délicates, et qu’un amant soit, de toutes les créatures sauvages ou apprivoisées, celle qui endure le moins un contrôle, même le plus doux ; souffrez cependant qu’un poète (la poésie désarme les animaux les plus féroces par ses charmes magiques), souffrez qu’un poète ose, par ses conseils, troubler votre rêverie, et qu’à son tour il vous courtise et vous conquière pour votre propre bien. Les scènes pastorales et les tranquilles retraites, les promenades ombreuses et les sites solitaires, les doux oiseaux s’unissant en concert aux ruisseaux harmonieux, les molles brises, les veilles nocturnes et les rêves de jour sont autant d’enchantements qui, dans un cas comme le vôtre, conspirent contre votre tranquillité, vous amollissent pour faire de vous une proie plus sûre, et entretiennent la flamme qui consume vos forces.

Debout ! — Dieu vous a formé dans un dessein plus sage, non pour porter des chaînes, mais pour subjuguer ; il vous appelle à lutter contre vos ennemis, et tout d’abord vous impose un combat contre vous-même, le plus rude de tous. La femme, ce don qu’il accorda à la terre quand il voulut créer un paradis ici-bas, le bien terrestre le plus riche qui soit sorti de ses mains, la femme mérite d’être aimée, non adorée. Passez donc sans retard à des scènes plus actives, rassemblez les vérités éparses que glane l’étude ; mêlez-vous au monde, mais à ce qu’il a de plus sage ; ne donnez plus tout votre cœur à une idole, votre cœur ne lui appartient pas, il ne vous appartient pas à vous-même…

Il décrit aussi, et pour l’avoir trop cruellement éprouvée, la manie maladive et la mélancolie funeste se cachant dans la solitude et y méritant toutes les tendres sympathies de la pitié ; puis les délices d’une convalescence où l’on jouit avec attendrissement de chaque beauté de la nature comme à un réveil du monde.

L’illusion de l’homme politique qui se dégoûte des affaires et qui croit aimer la retraite, les périodes divers de son accès champêtre sont déduits par Cowper avec une fine ironie. Le marchand qui va à deux pas de la capitale respirer la poussière de la grande route, et qui se croit dans une Tempé ; les belles qui chaque année courent aux eaux, aux bains de mer, et y portent avec elles leur frivole tourbillon, passent et posent devant lui tour à tour. Ainsi il énumère tous les faux motifs, les vains essais de retraite, et montre en quoi ils diffèrent de la véritable, de celle qui profite et qui dure. Il est particulièrement admirable sur les livres qu’il y conseille et qui peuvent être nourrissants. On voit qu’il est en garde contre le xviiie  siècle de la France et qu’il s’en méfie : « Point de ces livres, scandale des tablettes, où d’impudents sensualistes se produisent eux-mêmes » ; point de ces livres non plus où le théâtre offre de trop près le vice qu’il croit guérir ; point de Voltaire, il le dit expressément, en le désignant comme « celui qui a bâti à Dieu une église et qui a raillé son nom. » Dans sa définition de ce qu’il veut qu’on évite et de ce qu’il conseille en fait de lecture, Cowper a des paroles qui sont encore à recueillir aujourd’hui :

Une vie de dérèglement et de mollesse, dit-il, donne à l’âme un moule puéril, et, en le polissant, pervertit le goût. Les habitudes d’attention forte, les têtes qui pensent deviennent plus rares à mesure que la dissipation se répand, jusqu’à ce que les auteurs entendent autour d’eux ce cri général : Amuse-nous, amuse-nous à tout prix, ou nous mourons ! Cette demande hautement répétée d’année en année appauvrit l’invention et rend l’imagination boiteuse. La farce elle-même, tristement à sec, a recours à l’assistance de la musique ; les romans-nouvelles (témoin les revues de chaque mois) mentent à leur nom et n’offrent plus rien de nouveau. L’esprit qui réclame un divertissement nécessaire devrait se tourner vers les écrivains d’une plus solide qualité, dont les traits bien ménagés et le style classique donnent à la vérité un lustre et font sourire la sagesse.

Cette doctrine sévère, qui règle le bon emploi de la retraite, et qui peut étonner au premier abord, produira ensuite, dans le détail, des effets d’une fraîcheur et d’une sensibilité incomparables. Cowper, en terminant ce petit poème, indique tous les plaisirs innocents et encore bien nombreux qu’il permet à son solitaire et à son ami des champs, et il les résume par une image poétique, en disant que ce sont tous ceux « qui ne laissent aucune tache sur l’aile du Temps ». — Nous voilà loin de Saint-Lambert, de ses inspirations et de ses lectures, et c’est précisément cette distance que j’ai voulu faire mesurer aujourd’hui.