(1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre huitième. L’introduction des idées philosophiques et sociales dans la poésie (suite). Victor Hugo »
/ 1816
(1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre huitième. L’introduction des idées philosophiques et sociales dans la poésie (suite). Victor Hugo »

Chapitre huitième

L’introduction des idées philosophiques et sociales dans la poésie (suite).

Victor Hugo

I. L’inconnaissable. — II. Dieu. — III. Finalité et évolution dans la nature. La destinée et l’immortalité. — IV. Religions et religion. — V. Idées morales et sociales. — Rôle social de la grande poésie.

Hugo a-t-il « une philosophie ? » Ce serait assurément beaucoup dire ; mais on peut soutenir qu’il est possible de trouver chez lui une grande richesse d’aperçus philosophiques, moraux, sociaux, et même de formules philosophiques dont il n’a pas toujours lui-même sondé la profondeur. Toutes ses idées gravitent et se rangent spontanément autour d’un certain nombre de centres plus ou moins obscurs. On peut dégager ces centres d’attraction, introduire par là plus de clarté dans ce qui a été conçu suivant la méthode instinctive et confuse du génie. Si nous parvenons à montrer qu’il y a encore beaucoup d’idées chez le poète qui passe aujourd’hui pour n’avoir eu « aucune idée », il s’ensuivra que les idées, surtout avec les progrès de la société moderne, contribuent plus qu’on ne croit à la grande poésie, même à celle qui semble toute d’imagination aux esprits superficiels ; il s’ensuivra enfin que l’introduction des doctrines philosophiques, morales et sociales, dans le domaine de la poésie, est bien un des traits caractéristiques de notre siècle. Avec Hugo, la poésie devient vraiment sociale en ce qu’elle résume et reflète les pensées et sentiments d’une société tout entière, et sur toutes choses. De ce qu’on pourrait ainsi extraire de V. Hugo, une certaine doctrine métaphysique, morale et sociale, il ne s’ensuit point que ce fût « un philosophe » ; mais il nous paraît incontestable que ce n’était pas seulement un imaginatif, comme on le répète sans cesse : c’était un penseur, — à moins qu’on ne veuille faire cette distinction qu’il faisait lui-même entre le penseur et le songeur : « Le premier veut, disait-il, le second subit. » En ce sens, V. Hugo apparaîtra plutôt comme un grand songeur, mais ce genre de songe profond est la caractéristique de la plupart des génies, qui sont emportés par leur pensée plutôt qu’ils ne la maîtrisent ; et si on réfléchit combien, dans le patrimoine d’idées que possède l’humanité, il y en a peu de voulues, combien il y en a de subies, on arrivera à cette conclusion que les hommes qui, comme Hugo, subissent leur pensée, ont parfois, si cette pensée est grande, plus d’importance dans l’histoire que certains autres qui la dirigent trop bien selon les règles d’un bon sens vulgaire. La force apparente de ces derniers ne vient souvent que de la faiblesse même de leur pensée, des voies toutes tracées par la routine où elle s’engage d’elle-même. S’il nous était donné de voir dans la conscience d’autrui, dit. Hugo, « on jugerait bien plus sûrement un homme d’après ce qu’il rêve que d’après ce qu’il pense. Il y a de la volonté dans la pensée, et il n’y en a pas dans le rêve. Le rêve, qui est tout spontané, prend et garde, même dans le gigantesque et l’idéal, la figure de notre esprit… Nos chimères sont ce qui nous ressemble le mieux. Chacun rêve l’inconnu et l’impossible selon sa nature106. » Tous ceux qui se sont trouvés être des prophètes, tous ceux qui ont « deviné l’aurore », ont été des songeurs : « Le point du jour a une grandeur mystérieuse qui se compose d’un reste de rêve et d’un commencement de pensée107. » Toute prévision est ainsi : elle semble s’écarter de la réalité précisément lorsqu’elle l’entrevoit au-delà du présent. Il y a des génies si complexes que chacun peut se retrouver en eux. C’est avec surprise et presque avec une sorte de stupeur que, dans certains vers où vous vous voyez tout d’un coup en présence de vous-même, vous reconnaissez vos sentiments les plus personnels, vos pensées les plus intimes : vous sentez vous échapper la propriété de ce que vous jugiez le plus vôtre. Parfois votre propre accent, cette chose si personnelle, vous est renvoyé comme par un écho ; ou plutôt c’est vous-même qui n’êtes que l’écho : vous avez été deviné, votre vie a été vécue avec des centaines d’autres par le poète. Un grand homme épuise, pour ainsi dire, à l’avance son siècle : ceux qui viendront après lui l’imiteront même sans le connaître, parce qu’il les contenait d’avance et les avait devinés. Sans atteindre complètement à cette universalité, Hugo, dans ses grandes œuvres, s’en rapproche. Il est fâcheux que, chez lui, tout reste si souvent à l’état confus. A force de contempler l’océan, Victor Hugo a fini par lui prendre un peu de la profusion, du tumulte et du pêle-mêle de ses flots. Aux heures d’inspiration, les mots et les vers se pressent, se heurtent, s’amoncellent— une véritable tempête ; — quoi d’étonnant à ce que les limites, le but visé soient parfois dépassés ou même disparaissent au regard ? Les vagues, pour se grossir, se mêlent, et les idées, pour se grandir, débordent l’une sur l’autre. Tous les aspects de l’océan sont d’ailleurs familiers au poète : il est certaines de ses pièces, — et ce ne sont pas les moins exquises, — qui donnent l’impression de l’immobilité miroitante et infinie de l’océan les jours de calme.

I — L’inconnaissable.

Victor Hugo a eu, comme notre société moderne, — j’entends la société pensante, — le sentiment de ce qu’on appelle aujourd’hui l’inconnaissable. Pour lui, l’intelligence trouve à la fois son « éclipse » et sa « preuve » dans le mystère éternel, qu’elle ne peut pénétrer et que cependant elle conçoit.

Le savant dit : Comment ? Le penseur dit : Pourquoi ?
                Passe ta vie
A labourer l’écume et l’onde108.

Nous avons un devoir : « Défendre le mystère contre le miracle, adorer l’incompréhensible, et rejeter l’absurde 109. » C’est donc le mystère universel que Victor Hugo veut représenter sous toutes ses formes, dans l’infiniment petit et dans l’infiniment grand, dans le ciel lumineux et dans le ciel obscur, dans le jour et dans la nuit. Il a senti « l’horreur profonde des choses »,

L’horreur constellée et sereine !
               L’insondable
            Au mur d’airain…
L’obscurité formidable
            Du ciel serein.

Le ciel, dit-il, « est profond comme la mort. »

Tout se creuse sitôt que tu tâches de voir ;
Le ciel est le puits clair, la mort est le puits noir,
Mais la clarté de l’un, même aux yeux de l’apôtre,
N’a pas moins de terreur que la noirceur de l’autre110.

Ailleurs, Hugo compare encore le mystère du monde au mystère du ciel : « D’innombrables piqûres de lumière ne font que rendre plus noire l’obscurité sans fond. » Les scintillations des astres permettent seulement de constater la présence de quelque chose d’inaccessible « dans l’Ignoré ».Ce sont des « jalons dans l’absolu ; ce sont des marques de distance, là où il n’y a plus de distance ». Un point microscopique qui brille, puis un autre, puis un autre, puis un autre, « c’est l’imperceptible », et en même temps « c’est l’énorme ». Cette lumière, en effet, est un foyer, « ce foyer est une étoile, cette étoile est un soleil, ce soleil est un univers, cet univers n’est rien. Tout nombre est zéro devant l’infini. » D’autre part, lorsque « l’imperceptible étale sa grandeur », et se révèle à son tour comme contenant un monde infini, « le sens inverse de l’immensité se manifeste 111 ». De cette contemplation de l’inconnu se dégage, dit Hugo, un phénomène sublime : « le grandissement de l’âme par la stupeur. L’effroi sacré est propre à l’homme ; la bête ignore cette crainte. »

… Après un long acharnement d’étude,

lorsqu’une tête humaine croit enfin s’être remplie de quelques réalités, qu’à grands frais elle croit avoir obtenu un résultat quelconque, elle se sent tout à coup « vidée par quelqu’un d’inconnu » ; à mesure que la science verse en nous quelque vérité nouvelle, le mystère infini « boit la pensée112 ».

« Ce monde est un brouillard, presque un rêve »,
         « Tout est mêlé de tout. »
Création ! figure en deuil ! Isis austère113 !
Enfin te rends-tu compte un peu du vaste rêve
Où ton destin commence, où ton destin s’achève,
Qu’on nomme l’univers, et qui flotte infini114 ?

Mais cette infinité du monde qui nous déborde, qui toutes nos dépasse conceptions, n’est flottante que pour notre imagination ; en réalité, la nécessité universelle se fait sentir à nous comme une pression infinie.

Sur tes religions, dieux, enfers, paradis.
Sur ce que tu bénis, sur ce que tu maudis,
Tu sens la pression du monde formidable115.

Que faut-il donc faire, devant cet inconnaissable qui est précisément le réel ? Faut-il essayer de se le représenter ? Non,

Renonce à fatiguer le réel de tes songes116.

Devant l’ineffable, la pensée comme la parole restera toujours impuissante. Les voix de la nature « ne sont qu’un bégaiement immense »,

L’homme seul peut parler, et l’homme ignore, hélas !

Pourtant, nous sommes tous « agents dans cette œuvre immense » ; mais nous ne pouvons être témoins de l’œuvre même, du fait universel auquel nous contribuons :

L’immensité du fait prodigieux dépasse
L’ombre, le jour, les yeux, les chocs, le temps, l’espace ;
Elle est telle, et le point de départ est si loin,
Que, tous étant agents, personne n’est témoin 117.

Qu’est-ce donc alors que la vie ? — « Un inexprimable effort dans l’inconnu118 ».

D’où viens-tu ? Je ne sais. — Où vas-tu ? Je l’ignore. —
L’homme ainsi parle à l’homme et l’onde au flot sonore.
      Tout va, tout vient, tout meurt, tout fuit.
Nous voyons fuir la flèche et l’ombre est sur la cible ;
L’homme est lancé. Par qui ? vers qui ? — Dans l’invisible.

Les Travailleurs de la mer nous représentent, avec Gilliatt en face de l’Océan, notre pensée en face de l’agitation universelle. Gilliatt avait autour de lui, à perte de vue, « l’immense songe du travail perdu. » Voir « manœuvrer dans l’insondable et dans l’illimité la diffusion des forces », rien n’est plus troublant. On cherche des buts, et on n’en trouve point. L’espace toujours en mouvement, l’eau infatigable, les nuages « qu’on dirait affairés », le « vaste effort obscur », toute cette convulsion est un problème. « Qu’est-ce que ce tremblement perpétuel fait ? que construisent ces rafales ? que bâtissent ces secousses ? Ces chocs, ces sanglots, ces hurlements, qu’est-ce qu’ils créent ? A quoi est occupé ce tumulte ? Le flux et le reflux de ces questions est éternel comme la marée. » Gilliatt, lui, savait ce qu’il faisait ; mais l’agitation de l’étendue l’obsédait confusément de son énigme ! « Quelle terreur pour la pensée, le recommencement perpétuel… toute cette peine pour rien !…119 »

Le monde moral, où l’ordre et le nombre devraient surtout régner, n’est pas moins troublé et obscur que l’autre :

Le mal semble identique au bien dans la pénombre ;
On ne voit que le pied de l’échelle du Nombre,
Et l’on n’ose monter vers l’obscur infini120.

Dans Horror, c’est encore le mystère universel qui fait naître la pensée, l’horreur sacrée :

La chose est pour la chose ici-bas un problème,
L’être pour l’être est sphinx.
L’aube au jour paraît blême ;
      L’éclair est noir pour le rayon.
Dans la création vague et crépusculaire,
Les objets effarés qu’un jour sinistre éclaire
      Sont l’un pour l’autre vision.

Au milieu de toutes ces apparences phénoménales, de toutes ces « visions », il est pourtant des choses qui se dressent au-dessus des autres et qui semblent avoir plus de réalité :

Nous avons dans l’esprit des sommets, nos idées,
Nos rêves, nos vertus, d’escarpements bordées,
      Et nos espoirs construits si tôt.

Mais nos idées, nos vertus, nos rêves et nos espoirs passent comme tout le reste :

Nous sommes ce que l’air chasse au vent de son aile .
Nous sommes les flocons de la neige éternelle
      Dans l’éternelle obscurité.

Ainsi, de toutes parts, la nuit nous enveloppe et telle est l’immensité de l’inconnaissable, qu’elle déborde l’immensité même des espaces, des temps, de l’univers :

      … L’infini semble à peine
Pouvoir contenir l’inconnu.

Toujours la nuit ! jamais l’azur ! jamais l’aurore !
Nous marchons. Nous n’avons point fait un pas encore !
       Nous rêvons ce qu’Adam rêva ;
La création flotte et fuit, des vents battue ;
Nous distinguons dans l’ombre une immense statue,
      Et nous lui disons : « Jéhovah121 ! »

S’il n’y avait dans l’homme qu’un contemplateur, une « raison spéculative », non un être agissant et une « raison pratique », l’homme serait sans doute manichéen. Il ne pourrait que constater l’universelle antithèse du bien et du mal, de la lumière et des ténèbres, sans éprouver ce besoin d’unité qui n’est si impérieux que quand il est moral, que quand il s’agit de l’unité du bien. « Unité du bien » et, en contraste, « ubiquité du mal », voilà ce qui a frappé Victor Hugo ; et c’est ce qui, à chaque instant, dans le domaine de la pensée pure, le fait pencher vers le manichéisme. Comme les anciens, il voit dans la lumière et dans l’ombre le symbole de la grande antithèse cosmique : bien et mal. On se rappelle ces espèces d’oracles philosophiques que contiennent les Contemplations, et tout ce que révèle la voix de l’ombre infinie, c’est-à-dire de l’univers, symboliquement appelée la « bouche d’ombre ».

Un spectre m’attendait dans un grand angle d’ombre,
Et m’a dit :
                     « Le muet habite dans le sombre.
L’infini rêve, avec un visage irrité.
L’homme parle et dispute avec l’obscurité,
Et la larme de l’œil rit du bruit de la bouche.
Tout ce qui vous emporte est rapide et farouche.
Sais-tu pourquoi tu vis ? sais-tu pourquoi tu meurs ?
Les vivants orageux passent dans les rumeurs,
Chiffres tumultueux, flots de l’océan Nombre.
Vous n’avez rien à vous qu’un souffle dans de l’ombre122.

Mais, sur le rapport de l’ombre et de la lumière, Hugo a une vue originale : c’est que, dans notre monde, ce qui l’emporte sur le reste, ce qui semble faire le fond, c’est l’ombre, la nuit, tandis que la lumière et le jour semblent des accidents passagers, bornés à un petit nombre de lieux et de moments. Les astres lumineux ne sont que des points imperceptibles dans une immensité noire ; le jour n’est que le phénomène, exceptionnel dans l’univers, produit par le voisinage d’un astre, d’une « étoile », et qui cesse à une assez faible distance ; entre les astres, dans la grande étendue, règne la nuit. Victor Hugo revient souvent sur cette idée que la nuit, loin d’être un état accidentel et passager dans l’univers, est l’état propre et normal de la création spéciale dont nous faisons partie : « Le jour ; bref dans la durée comme dans l’espace, n’est qu’une proximité d’étoile. » Et cette nuit semée de rares lueurs est le symbole sensible du monde moral :

Les êtres sont épars dans l’indicible horreur.
L’ombre en étouffe plus que le jour n’en anime123.

La nuit, c’est l’ignorance, le mal, la matière, tout ce qui voile Dieu, tout ce qui semble en dehors de Dieu et contre Dieu, tout ce qui en paraît la négation. C’est pourquoi Hugo appelle l’ombre athée ; ce n’est pas pour le plaisir de faire une métaphore inattendue et étonnante qu’il a dit, dans les vers sublimes par où se terminent les Contemplations : « l’immense ombre athée. » Les allusions à cette conception des choses, à la fois imaginative et métaphysique, sont continuelles chez Hugo, mais passent naturellement incomprises pour la plupart des lecteurs. Ainsi, après avoir reproché à l’homme ses négations et ses doutes, Hugo convient que ces négations ont leur raison d’être dans l’ubiquité du mal et de l’ombre :

Après t’avoir montré l’atome (l’homme) outrageant tout,
Il faut bien te montrer la grande ombre debout124.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Comment dire : la vie est cela ; la vertu
Est cela ; le malheur est ceci : — qu’en sais-tu ?
Où sont tes poids ? Comment peser des phénomènes
Dont les deux bouts s’en vont bien loin des mains humaines,
Perdus, l’un dans la nuit, et l’autre dans le jour ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . Voici les astres.
Autour de tes bonheurs, autour de tes désastres,
Autour de tes serments à bras tendus prêtés,
Et de tes jugements et de tes vérités,
Les constellations colossales se lèvent ;
Les dragons sidéraux s’accroupissent et rêvent
Sur toi, muets, fatals, sourds et tu te sens nu
Sous la prunelle d’ombre et sous l’œil inconnu.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
L’univers met sur toi, dans l’espace vermeil,
La nuit, ce va-et-vient mystérieux et sombre
De flambeaux descendant, montant, marchant dans l’ombre 125.

Le prodige de l’univers est pour Hugo un « prodige nocturne infini », parce que la formule vraie du ciel n’est pas pour lui le jour, mais la nuit : la sérénité apparente des deux, c’est au fond la manifestation de l’obscurité sans bornes :

… l’obscurité formidable
Du ciel serein.

Le mal est la nuit qui enveloppe encore le jour, et d’où le grand jour ne sortira qu’à la consommation des siècles. La lumière ne peut, dit Hugo, jaillir sans un froissement et un frottement des êtres les uns contre les autres. Les frottements de la machine, c’est là ce que nous nommons le mal, « démenti latent à l’ordre divin, blasphème implicite du fait rebelle à l’idéal. Le mal complique d’on ne sait quelle tératologie à mille têtes le vaste ensemble cosmique. Le mal est présent à tout pour protester… Le bien a l’unité, le mal a l’ubiquité. » Cette antithèse philosophique ne pouvait manquer d’inspirer à Hugo une série d’antithèses poétiques qui en sont l’expression figurée, depuis la « profondeur morne du gouffre bleu », l’identification du ciel et de l’abîme, jusqu’aux oppositions perpétuelles de l’ombre et de la lumière126.

Une terre au flanc maigre, âpre, avare, inclément, L’ombre est le mal pour l’intelligence, parce que c’est l’impénétrable et l’insondable. Son domaine croît à mesure qu’on descend l’échelle des êtres. Au bas, c’est ce mystère le plus grand de tous : la matière, la « chose »,

Cet océan où l’être insondable repose.

Plus haut, c’est la plante, c’est l’animal, surtout l’animal mauvais et féroce, le monstre. « Il y a des monstres dont l’organisme est une merveille, une perfection en son genre ; et cette perfection a pour but la destruction, elle est comme la perfection du mal même ! L’optimisme perd presque contenance devant certains êtres. Toute bête mauvaise, comme toute intelligence perverse, est sphinx ; sphinx terrible proposant l’énigme terrible, l’énigme du mal. C’est cette perfection du mal qui a fait pencher parfois de grands esprits vers la croyance au dieu double, vers le redoutable bi-frons des manichéens127. » On voit ici formellement exprimée la tentation manichéenne d’Hugo.

Enfin, la plus grande ombre de l’univers, c’est le mal dans l’homme, — et non pas tant la souffrance que la faute ou le crime. Oh ! qu’est-ce donc, se demande Hugo, que ce « grand inconnu » qui fait croître un germe malgré le roc, qui tenant, maniant, mêlant les vents et les ondes,

Pour faire ce qui vit prenant ce qui n’est
Maître des infinis, a tous les superflus,
Et, qui, — puisqu’il permet la faute, la misère,
Le mal, — semble parfois manquer du nécessaire 128 ?

L’être est morne, odieux à sonder, triste à voir.
De là les battements d’ailes du désespoir129.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Oh ! si le mal devait demeurer seul debout,
Si le mensonge immense était le fond de tout,
Tout se révolterait. Oh ! ce n’est plus un temple
Qu’aurait sous les yeux l’homme eu ce ciel qu’il contemple.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
De tout ce qui paraît, disparaît, reparaît,
Une accusation lugubre sortirait130.

Mais, comme tous les critiques l’ont remarqué, l’optimisme finit toujours par l’emporter chez Hugo, — et aussi d’ailleurs chez les manichéens eux-mêmes, qui aboutissaient à une absorption finale des ténèbres dans la lumière.

    Le cheval doit être manichéen :
Arima ne lui fait du mal, Ormus du bien ;
Tout le jour, sous le fouet
il est comme une cible ;
Il sent derrière lui l’affreux maître invisible,
Le démon inconnu qui l’accable de coups ;
Le soir, il voit un être empressé, bon et doux,
Qui lui donne à manger et qui lui donne à boire,
Met de la paille fraîche en sa litière noire,
Et tâche d’effacer le mal par le calmant,
Et le rude travail par le repos clément ;
Quelqu’un le persécute, hélas ! mais quelqu’un l’aime.
Et le cheval se dit : « Ils sont deux. » — C’est le même131.

Et dans les Contemplations :

L’immensité dit : « Mort ! » L’éternité dit : « Nuit ! »
…………………………………………….
Tout semble le chevet d’un immense mourant ;
Tout est l’ombre ; pareille au reflet d’une lampe,
Au fond, une lueur imperceptible rampe ;
C’est à peine un coin blanc, pas même une rougeur.
Un seul homme debout, qu’ils nomment le songeur,
Regarde la clarté du haut de la colline :
Et tout, hormis le coq à la voix sibylline,
Raille et nie ; et passants confus, marcheurs nombreux,
Toute la foule éclate en rires ténébreux
Quand ce vivant, qui n’a d’autre signe lui-même
Parmi tous ces fronts noirs que d’être le front blême,
Dit en montrant ce point vague et lointain qui luit :
« Cette blancheur est plus que toute cette nuit132 ! »

L’optimisme d’Hugo tient en partie à la tendance objective de son génie, que l’on a mainte fois signalée. Le problème du mal ne se pose pas simplement pour lui à un point de vue personnel. La puissance même de son imagination le projette toujours hors de lui, dans le monde entier, et il en résulte une conséquence qu’on n’a pas assez remarquée : c’est que, par cela même qu’il est plus imaginatif, plus objectif, il est aussi au fond plus métaphysicien. Son sentiment du mal, au lieu de rester une douleur individuelle, s’élargit, se socialise en quelque sorte, et s’égale même à l’univers, « au prodige nocturne universel », à la nuit sans limites que nous appelons le monde. Par cela même aussi ce sentiment, sans perdre de sa profondeur, a quelque chose de plus intellectuel, de moins nerveux, finalement de plus calme. Ce n’est plus une sorte de fièvre de douleur, un vertige de désespoir ; c’est la vision illimitée d’un horizon noir où notre moi n’est qu’un point, d’un abîme où nous sommes engloutis. La mort, la douleur, le vice, le mal, la bestialité, la matière, la « grande ombre » sans bornes, « l’ombre athée », tout cela ne parle plus aux nerfs, mais à la pensée, qui cherche à pénétrer l’abîme et qui n’en a plus peur. Au pessimisme maladif de la personne blessée succède la sérénité des idées impersonnelles qui embrassent l’infini. Le vertige, ce trouble des nerfs, ne saisit et ne précipite que ceux qui avaient encore les pieds sur la terre : les voyageurs de l’espace, les aéronautes, qui vivent pour ainsi dire au milieu même de l’abîme, n’en ont plus peur ; ils regardent à des profondeurs énormes, et ils les sondent sans que leur œil se trouble.

Hugo avait une puissance d’esprit et de volonté trop forte pour en rester au pessimisme ; il n’avait pas non plus un désintéressement intellectuel assez grand pour rester dans le doute : il eut la foi.

II — Dieu.

Renan a dit de V. Hugo : « Est-il spiritualiste ? est-il matérialiste ? on l’ignore. D’un côté il ne sait ce que c’est que l’abstraction… Sur les âmes, il a les idées de Tertullien. Il croit les voir, les toucher. Son immortalité n’est que l’immortalité de la tête. Il est avec cela hautement idéaliste. L’idée, pour lui, pénètre la matière et en constitue la raison d’être… Son Dieu est l’abîme des gnostiques. » Cette interprétation ne fait pas honneur à l’exégèse de Renan. Jamais Hugo ne fut matérialiste. Le panthéisme même n’est chez lui qu’une expression de la Nature, qui n’exclut pas le moi de Dieu. Au reste, un poète qui peint la Nature et l’anime est toujours plus ou moins panthéiste. Le dieu de Victor Hugo n’est « l’abîme des gnostiques » qu’en tant qu’il est inconnaissable ; mais, en réalité, il est le Dieu de la conscience, le Dieu bon et juste. L’immortalité, pour Hugo, n’est pas uniquement celle de la « tête » ; c’est au contraire, nous le verrons plus loin, celle du cœur et de l’amour.

Sans doute on peut appliquer à Hugo ce qu’il a dit lui-même d’un de ses héros : il n’a pas étudié Dieu, il s’en est « ébloui ». (Les Misérables.) Malgré cela, il y a chez lui des théories métaphysiques, — confuses, obscures, nuageuses, — mais enfin des théories. Le visionnaire, a-t-il dit, est parfois obscurci par sa propre vision, mais « c’est la fumée du buisson ardent ». D’abord, selon Hugo, le matérialisme se fond nécessairement en un conceptualisme, qui lui-même se change en idéalisme. « La négation de l’infini mène droit au nihilisme » : tout devient alors « une conception de l’esprit »… « Seulement, tout ce que le nihilisme a nié, il l’admet en bloc, rien qu’en prononçant ce mot : Esprit133. » Si l’esprit est la réalité fondamentale, l’idéal qui fait la vie même de l’esprit doit être plus vrai que le réel : il doit être la seule existence digne de ce nom. On pourrait renverser l’ordre d’affirmation : l’idéal avant le réel. Le vieux conventionnel, dans les Misérables, vient d’emporter l’un après l’autre tous les retranchements intérieurs de l’évêque. Il en restait un pourtant, et dans les paroles de monseigneur Bienvenu reparaît presque toute la rudesse du commencement : — « Le progrès, dit-il, doit croire en Dieu. Le bien ne peut pas avoir de serviteur impie. C’est un mauvais conducteur du genre humain que celui qui est athée. » Le vieux représentant du peuple ne répondit pas. « Il eut un tremblement. Il regarda le ciel, et une larme germa lentement dans ce regard. Quand la paupière fut pleine, la larme coula le long de sa joue livide, et il dit presque en bégayant, bas et se parlant à lui-même, l’œil perdu dans les profondeurs : — Ô toi ! ô idéal ! toi seul existes ! »

Mais l’idéal infini que l’homme conçoit a-t-il une existence réelle, en dehors de notre esprit ? A-t-il même, contrairement au système de Strauss et de Vacherot, une personnalité ? Victor Hugo tente de le prouver par un argument qui est une variété intéressante de l’argument de saint Anselme. Selon Hugo, la personnalité est la condition même d’une infinité réelle. « Si l’infini n’avait pas de moi, le moi serait sa borne. » C’est-à-dire que la conscience humaine, se concevant sans être conçue par l’être infini, le limiterait ; de plus, la volonté humaine pourrait, en niant l’idéal, lui enlever quelque chose de sa réalité au moins pour elle, le chasser d’elle-même. « Il ne serait donc pas infini ; en d’autres termes, il ne serait pas. Il est, donc il a un moi. Ce Moi de l’infini, c’est Dieu. »

Si Dieu, selon Hugo, est personnel, il n’en demeure pas moins immanent à l’univers : il est le Moi de l’univers. C’est la conciliation du panthéisme et du théisme. « Y a-t-il un infini hors de nous ? Cet infini est-il un, immanent, permanent ? nécessairement substantiel, puisqu’il est infini, et que, si la matière lui manquait, il serait borné là ; nécessairement intelligent, puisqu’il est infini, et que, si l’intelligence lui manquait, il serait fini là ? Cet infini éveille-t-il en nous l’idée d’essence, tandis que nous ne pouvons nous attribuer à nous-mêmes que l’idée d’existence ? En d’autres termes, n’est-il pas l’absolu dont nous sommes le relatif ? » — Ainsi Hugo renverse la hiérarchie des idées dans le spinozisme. Au lieu de dire : — Dieu est l’existence, la substance, dont les êtres expriment l’essence et sont les formes, — il dit : — Dieu est l’essence, l’essentiel, le formel, et nous ne pouvons nous attribuer à nous-mêmes que l’existence brute. Le fait d’exister est moins important que la manière d’être. L’absolu véritable est donc dans l’ordre de la qualité, non dans celui de l’existence. Toutes ces idées confuses hantent l’esprit de Victor Hugo. Et il ajoute : — « En même temps qu’il y a un infini hors de nous, n’y a-t-il pas un infini en nous ? Ces deux infinis (quel pluriel effrayant !) ne se superposent-ils pas l’un à l’autre ? Le second infini n’est-il pas pour ainsi dire sous-jacent au premier ? n’en est-il pas le miroir, le reflet, l’écho, abîme concentrique à un autre abîme ? » Le grand infini est-il « intelligent, lui aussi ? Pense-t-il ? Aime-t-il ? sent-il ? Si les deux infinis sont intelligents, chacun d’eux a un principe voulant, et il y a un moi dans l’infini d’en haut comme il y a un moi dans l’infini d’en bas. Le moi d’en bas, c’est l’âme ; le moi d’en haut, c’est Dieu134. »

Hugo arrive à la même conclusion quand il critique la philosophie de la volonté : — « Une école métaphysique du Nord a cru, dit-il, faire une révolution dans l’entendement humain en remplaçant le mot Force par le mot Volonté. Dire : la plante veut ; au lieu de : la plante croît ; cela serait fécond en effet, si l’on ajoutait : l’univers veut. Pourquoi ? C’est qu’il en sortirait ceci : la plante veut, donc elle a un moi ; l’univers veut, donc il a un Dieu. » Quant à Hugo, au rebours de cette nouvelle école allemande, il ne rejette rien a priori, mais il lui semble qu’« une volonté dans la plante » doit faire « admettre une volonté dans l’univers135 ». Il y a certainement dans toutes ces intuitions et rêveries de poète de quoi faire penser. Hugo n’en est plus, comme Lamartine, à répéter purement et simplement le Vicaire Savoyard ou le catéchisme.

Outre l’existence du moi conscient, volontaire, qui lui paraît impliquer un grand moi, une grande conscience, une volonté universelle, Hugo trouve encore dans le inonde la beauté, qui lui paraît la forme visible et la révélation du divin.

                             J’affirme celui
Qui donne la beauté pour forme à l’absolu136.

Dans Ibo, la beauté est appelée sainte, et elle est rapprochée de l’Idéal et de la Foi. Enfin, comme Aristote, Hugo identifie la beauté, l’harmonie éternelle des choses, avec une volonté élémentaire du bien répandue en tout.

Mais la vraie preuve de Dieu, pour Hugo, c’est la conscience morale. Kantien sans le savoir, il admet en philosophie la souveraineté de la raison pratique. La philosophie, selon lui, est essentiellement énergie et volonté du bien. « Voir et montrer, cela même ne suffit pas. La philosophie doit être une énergie ; elle doit avoir pour effort et pour effet d’améliorer l’homme… Faire fraterniser chez les hommes la conscience et la science, les rendre justes par cette confrontation mystérieuse, telle est la fonction de la philosophie réelle. La morale est un épanouissement de vérités. Contempler mène à agir. L’absolu doit être pratique. Il faut que l’idéal soit respirable… C’est l’idéal qui a le droit de dire : Prenez, ceci est ma chair, ceci est mon sang. La sagesse estime communion sacrée137. » La philosophie n’est donc pas une simple curiosité spéculative tournée vers l’inconnaissable : elle doit se le représenter pratiquement sous la forme de la moralité. « La philosophie ne doit pas être un encorbellement bâti sur le mystère : pour le regarder à son aise, sans autre résultat que d’être commode à la curiosité138. »

Cependant, dira-t-on, le monde semble ignorer absolument nos idées morales : « La vertu n’amène pas le bonheur, le crime n’amène pas le malheur : la conscience a une logique, le sort en a une autre ; nulle coïncidence. Rien ne peut être prévu. Nous vivons pêle-mêle et coup sur coup. La conscience est la ligne droite, la vie est le tourbillon139. » — Hugo répond qu’il faut obstinément s’en tenir à la ligne droite, et, pour le reste, attendre l’avenir.

Tu dis : — Je vois le mal et je veux le remède.
Je cherche le levier et je suis Archimède. —
Le remède est ceci : Fais le bien. Le levier,
Le voici : Tout aimer et ne rien envier.
Homme, veux-tu trouver le vrai ? Cherche le juste140.

Notre incertitude spéculative, pour Hugo comme pour Kant, est la condition même de notre liberté morale :

Où serait le mérite à retrouver sa route.
Si l’homme, voyant clair, roi de sa volonté,
Avait la certitude, ayant la liberté ?…
Le doute le fait libre, et la liberté grand141.

Les disciples de Kant n’ont pas manqué de faire observer que Victor Hugo pose le problème exactement à leur manière. La science ne peut nous apprendre d’une façon certaine si le fond des choses est le bien, si l’espérance a raison ou tort ; d’autre part, notre conscience nous commande de tendre au bien et d’espérer : de là la nécessité d’un libre « choix » entre deux thèses spéculativement incertaines. Hugo, dans l’obscurité de la nature, prend parti pour la clarté de la conscience et pour la chaleur de l’amour :

Je suis celui que toute l’ombre
Couvre sans éteindre son cœur142.

L’immensité, c’est là le seul asile sûr.
Je crois être banni si je n’ai tout l’azur143.

Erreur peut-être ! — Soit, répond Hugo : — « Prendre pour devoir une erreur sévère, cela a sa grandeur144. » Mais, selon lui, c’est le devoir qui, loin d’être l’erreur, est la révélation même du vrai :

Regarde en toi ce ciel profond qu’on nomme l’âme :
Dans ce gouffre, au zénith, resplendit une flamme ;
Un centre de lumière inaccessible est là.
……………………………………………………………
Cette clarté toujours jeune, toujours propice,

Jamais ne s’interrompt et ne pâlit jamais ;
Elle sort des noirceurs, elle éclate aux sommets ;
La haine est de la nuit, l’ombre est de la colère ;
Elle fait cette chose inouïe, elle éclaire.

L’idée du bien est donc la lumière sacrée du monde :

Tout la possède, et rien ne pourrait la saisir ;
Elle s’offre immobile à l’éternel désir,
Et toujours se refuse et sans cesse se donne145.

L’affirmation de Dieu n’est, en définitive, que le cri de la conscience morale :

Il est ! il est ! Regarde, âme. Il a son solstice,
La conscience ; il a son axe, la justice146.

Au lieu de chercher raisonnements sur raisonnements et de bâtir systèmes sur systèmes,

Il faudrait s’écrier : J’aime, je veux, je crois147 !
Ce Dieu, je le redis, a souvent dans les âges
Subi le hochement de tête des vieux sages ;
……………………………………………………
Soit. Mais j’ai foi. La foi, c’est la lumière haute.
Ma conscience en moi, c’est Dieu que j’ai pour hôte.
Je puis, par un faux cercle, avec un faux compas,
Le mettre hors du ciel, mais hors de moi, non pas.
Si j’écoute mon cœur, j’entends un dialogue.
Nous sommes deux au fond de mon esprit, lui, moi.

Comme pour Kant, le devoir est pour Hugo une sorte de dette contractée par Dieu envers l’homme :

En faisant ton devoir, tu fais à Dieu sa dette148.

La nature s’engage envers la destinée ;
L’aube est une parole éternelle donnée.
…………………………………………………………
Marche au vrai. Le réel, c’est le juste

Selon Hugo, il n’y a en nous qu’une chose, une seule, qui puisse être complète, absolue à sa manière, inconditionnelle et adéquate : c’est l’idée du devoir, avec cette volonté de la réaliser qui est la justice :

J’ai rempli mon devoir, c’est bien, je souffre heureux
Car toute la justice est en moi, grain de sable.
Quand on fait ce qu’on peut, on rend Dieu responsable ;
Et je vais devant moi, sachant que rien ne ment,
Sûr de l’honnêteté du profond firmament !
Et je crie : Espérez ! à quiconque aime et pense149.

Et ailleurs :

Etre juste, au hasard, dût-on être martyr,
Et laisser hors de soi la justice sortir,
C’est le rayonnement véritable de l’homme150.

Ce rayonnement éclaire à son tour la nature entière, lui donne un sens, un but, la rend belle et bonne, à la fois intelligible et aimable :

                … Comprendre, c’est aimer.
Les plaines où le ciel aide l’herbe à germer,
L’eau, les prés, sont autant de phrases où le sage
Voit serpenter des sens qu’il saisit au passage.
………………………………………
Bien lire l’univers, c’est bien lire la vie.
Le monde est l’œuvre où rien ne ment et ne dévie,
Et dont les mots sacrés répandent de l’encens.
L’homme injuste est celui qui fait des contresens.

Pour l’homme de bien, au contraire, tout s’explique ou paraît explicable, tout reflète l’infinie vérité :

L’éternel est écrit dans ce qui dure peu ;
Toute l’immensité, sombre, bleue, étoilée,
Traverse l’humble fleur, du penseur contemplée ;
On voit les champs, mais c’est de Dieu qu’on s’éblouit ;
Le lis que tu comprends en toi s’épanouit ;
Les roses que tu lis s’ajoutent à ton âme.

Les apparents désordres de la nature et ceux de l’humanité ne sont que des occasions de courage et de lutte pour l’homme, du devoir, des symboles de notre destinée, telle qu’un Corneille l’a conçue : …

                              … Quand la tempête gronde,
Mes amis je me sens une foi plus profonde ;
Je sens dans l’ouragan le devoir rayonner,
Et l’affirmation du vrai s’enraciner.
Car le péril croissant n’est pour l’âme autre chose
Qu’une raison de croître eu courage, et la cause
S’embellit, et le droit s’affermit en souffrant,

Et l’on semble plus juste alors qu’on est plus grand151.

L’homme, parfois, voudrait faire intervenir directement l’éternelle justice au milieu de nos injustices ; il oublie que c’est à nous, à nous seuls, de réaliser le juste par nos propres forces :

Certes, je suis courbé sous l’infini profond ;
Mais le ciel ne fait pas ce que les hommes font ;
Chacun a son devoir et chacun a sa tâche ;
Je sais aussi cela. Quand le destin est lâche,
C’est à nous de lui faire obstacle rudement,
Sans aller déranger l’éclair du firmament152.

La continuelle présence morale de Dieu à l’âme est exprimée dans les Misérables par une grande image. Jean Valjean fuit dans la nuit devant les policiers ; il donne la main à la petite Cosette : « Il lui semblait qu’il tenait, lui aussi, quelqu’un de plus grand que lui par la main : il croyait sentir un être qui le menait, invisible. » Dans une autre page, il s’agit de la lutte de Jean Valjean contre lui-même lorsqu’il ne sait encore s’il ira ou non se livrer à la justice : « Il se parlait ainsi dans les profondeurs de sa conscience, penché sur ce qu’on pourrait appeler son propre abîme… On n’empêche pas plus la pensée de revenir à une idée que la mer de revenir à un rivage… Dieu soulève l’âme comme l’Océan. »

Enfin tout le monde a présente à l’esprit la pièce célèbre sur l’œil de Dieu dans la conscience :

On fit donc une fosse, et Caïn dit : « C’est bien ! »
Puis il descendit seul sous cette voûte sombre ;
Quand il se fut assis sur sa chaise dans l’ombre
Et qu’on eut sur son front fermé
L’œil était dans la tombe et souterrain, regardait Caïn.

Mais si Dieu est, par rapport à nous, la justice, c’est qu’il est en lui-même l’amour. Il n’est pas seulement, selon Hugo, une « âme du monde », un principe de vie animant un grand corps ; il est le cœur du monde :

Oh ! l’essence de Dieu, c’est d’aimer. L’homme croit
Que Dieu n’est comme lui qu’une âme, et qu’il s’isole
De l’univers, poussière immense qui s’envole ;
………………………
Je le sais, Dieu n’est pas une âme, c’est un cœur.
Dieu, centre aimant du monde, à ses fibres divines
Rattache tous les fils de toutes les racines,
Et sa tendresse égale un ver au séraphin ;
Et c’est l’étonnement des espaces sans fin
Que ce cœur, blasphémé sur terre par les
Ait autant de prêtres, rayons que l’univers a d’êtres.
Pour lui, créer, penser, méditer, animer,
Semer, détruire, faire, être, voir, c’est aimer153.

Dans les Misérables, on trouve une pensée dont la concision rappelle l’énergie et la profondeur des maximes orientales : « S’il n’y avait pas quelqu’un qui aime, le soleil s’éteindrait 154. »

Même idée dans l’Année terrible :

Au-dessus de la haine immense, quelqu’un aime.

III — Finalité et évolution universelle. L’immortalité.

Hugo admet en toutes choses ce que les philosophes appellent une finalité immanente, c’est-à-dire un désir, une aspiration interne, dont l’évolution mécanique des choses n’est que le côté extérieur. « Une formation sacrée accomplit ses phases, dit-il155. » « On ne peut pas plus circonscrire la cause que limiter l’effet… Toutes les décompositions de forces aboutissent à l’unité. Tout travaille à tout… Qui donc connaît les flux et les reflux réciproques de l’infiniment grand et de l’infiniment petit156 ? »

Dans l’Année terrible, il insiste sur la fonction dévolue à chaque partie dans le tout :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . La surface est le vaste repos ;
En dessous tout s’efforce, en dessus tout sommeille ;
On dirait que l’obscure immensité vermeille
Qui balance la mer pour bercer l’alcyon,
Et que nous appelons Vie et Création,
Charmante, fait semblant de dormir, et caresse
L’universel travail avec de la paresse.

Pour Hugo, l’« évolution sainte de la vie est progrès. » Ce monde, cette création où Dieu semble englouti sous le chaos des forces,

C’est du mal qui travaille et du bien qui se fait.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La raison n’a raison qu’après avoir eu tort.
Les philosophes, pleins de crainte ou d’espérance,
Songent et n’ont entre eux pas d’autre différence,
En révélant l’Eden, et même en le prouvant,
Que le voir en arrière ou le voir en avant.
Les sages du passé disent : — L’homme recule ;
Il sort de la lumière, il entre au crépuscule…
Ils disent : bien et mal.
Nous disons : mal et bien. Mal et bien, est-ce là le mot ?
le chiffre unique ? Le dogme ? est-ce d’Isis la dernière tunique ?
Mal et bien, est-ce là toute la loi ! — La loi !
Qui la connaît ? . . . . . . . . . . . . . .
Vous demandez d’un fait : Est-ce toute la loi ?
. . . . . . . . . . . . . . .
Et qui donc ici-bas, qui, maudit ou de béni,
Peut quoi que ce soit, force, âme, esprit, matière,
Dire : — Ce que j’ai là, c’est la loi tout entière ;
Ceci, c’est Dieu complet, avec tous ses rayons157 !

Selon Hugo, il s’opère un « déplacement incessant et démesuré des mondes ;  » l’homme participe à ce mouvement de translation, « et la quantité d’oscillation qu’il subit, il l’appelle la destinée ». Où commence la destinée ? Où finit la nature ? Quelle différence y a-t-il « entre un événement et une saison, entre un chagrin et une pluie, entre une vertu et une étoile ? Une heure, n’est-ce pas une onde ? » Les mondes en mouvement continuent, sans répondre à l’homme, leur révolution impassible. « Le ciel étoile est une vision de roues, de balanciers et de contrepoids… On se voit dans l’engrenage, on est partie intégrante d’un Tout ignoré, on sent l’inconnu qu’on a en soi fraterniser mystérieusement avec un inconnu qu’on a hors de soi. Ceci est l’annonce sublime de la mort 158. Quelle angoisse, et en même temps quel ravissement ! Adhérer à l’infini, être amené par cette adhérence à s’attribuer à soi-même une immortalité nécessaire, qui sait ? une éternité possible159 ; sentir dans le prodigieux flot de ce déluge de vie universelle l’opiniâtreté insubmersible du moi ! regarder les astres et dire : je suis une âme comme vous ! regarder l’obscurité et dire : je suis un abîme comme toi160 ! »

A en croire Victor Hugo, le moi est en dehors de la dissolution : « Dans les vastes échanges cosmiques, la vie universelle va et vient en quantité inconnue, oscillant et serpentant, faisant de la lumière une force et de la pensée un élément, disséminée et indivisible, dissolvant tout, excepté ce point géométrique, le moi161. » L’immortalité est donc individuelle et personnelle. Elle porte sur le véritable objet de l’amour, sur le vrai moi, qui est seul le « définitif ». — « La destinée, la vraie, commence pour l’homme à la première marche du tombeau. » Alors il lui apparaît quelque chose, et il commence à distinguer le définitif. — « Le définitif, songez à ce mot. Les vivants voient l’infini ; le définitif ne se laisse voir qu’aux morts162. » Cette distinction rappelle ἅπειρον et le πἐρας des anciens. « Malheur, hélas ! à qui n’aura aimé que des corps, des formes, des apparences ! La mort lui ôtera tout. Tâchez d’aimer des âmes, vous les retrouverez. » Jamais Hugo n’abandonne cet espoir-là. Il admet comme certaine au fond de l’univers une sorte de paternité, de bonté épandue, et s’écrierait volontiers, avec la foi absolue et naïve de l’évêque Myriel parlant à celui qui va mourir sur l’échafaud : — Entrez dans la vie, le Père est là163 !

Non ! je ne donne pas à la mort ceux que j’aime !
Je les garde, je veux le firmament pour eux,
Pour moi, pour tous ; et l’aube attend les ténébreux :
L’amour, en nous, passants qu’un rayon lointain dore,
Est le commencement auguste de l’aurore ;
Mon cœur, s’il n’a ce jour divin, se sent banni,
Et, pour avoir le temps d’aimer, veut l’infini :
Car la vie est passée avant qu’on ait pu vivre.

Ce n’est donc point une immortalité proprement métaphysique, encore moins une indestructibilité toute physique que rêve Hugo ; c’est une immortalité morale, qui consisterait à aimer toujours et à être aimé :

Les âmes vont s’aimer au-dessus de la mort.

Il nous raconte quelque part qu’il a vu en rêve un « ange blanc » passant sur sa tête et qui venait « prendre son âme » :

« Es-tu la mort, lui dis-je, ou bien es-tu la vie ? »
Et la nuit augmentait sur mon âme ravie,
Et l’ange devint noir, et dit : « Je suis l’amour. »
Mais son front sombre était plus charmant que le jour,
Et je voyais, dans l’ombre où brillaient ses prunelles,
Les astres à travers les plumes de ses ailes164.

Au-delà de la mort, la vie morale continuera avec ses devoirs, avec son progrès indéfini :

On entre plus heureux dans un devoir plus grand…
Ce n’est pas pour dormir qu’on meurt ; non, c’est pour faire
De plus haut ce que fait en bas notre humble sphère,
C’est pour le faire mieux, c’est pour le faire bien165.

Comme Lamartine dans Jocelyn, Hugo raconte à son tour, en symboles et en mythes, la destinée humaine, — ou plutôt la destinée universelle. Sa doctrine est empreinte de ce pythagorisme qui a laissé tant de traces dans sa poésie. Il appelle l’homme quelque part : tête auguste du nombre ; et nous avons vu que les images tirées du nombre sont chez lui fréquentes. En outre, il emprunte à Pythagore et à Platon leurs idées orientales. Ce que dit la bouche d’ombre est un mythe analogue à celui d’Er l’Arménien dans la République. La théorie hindoue de la sanction inhérente aux actions mêmes y est admirablement exprimée, et dans toute sa profondeur. Déjà Lamartine avait représenté l’âme montant et descendant par le poids de sa nature ; Hugo ne prend plus cette théorie dans le sens chrétien, mais dans le sens indien. Le monde entier est le lieu de la sanction, le monde-châtiment, domaine de la chute des âmes, où chaque être occupe la place que lui assigne son propre poids, plus haut ou plus bas, comme un corps plongé dans un fluide monte ou descend selon qu’il renferme plus de matière. Cette grande idée métaphysique et morale prend même chez Hugo la forme mythique qu’elle avait prise dans l’Inde : celle de la renaissance et de la métempsycose. Comme il s’agit d’un poète, nous ne pouvons savoir avec précision si cette idée était pour lui un simple symbole. Cependant, ce caractère symbolique peut s’inférer de la doctrine soutenue par Hugo que tout vit, même les choses, et que les animaux sont les « ombres vivantes » de nos vertus et de nos vices. Selon Hugo un mystère réside, muet, dans ce que nous appelons la chose, la chose matérielle, sans vie apparente, où « repose l’être insondable » :

Tout vit-il ? quelque chose, ô nuit, est-ce quelqu’un166 ?
Une fleur souffre-t-elle, un rocher pense-t-il ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Vivants, distinguons-nous une chose d’un être167 ?
Un autre mystère est dans l’animal :
Mettre un pied sur un ver est une question :
Ce ver ne tient-il pas à Dieu168 ?

Chacun des individus de l’espèce humaine correspond, selon Hugo, à quelqu’une des espèces de la création animale : « tous les animaux sont dans l’homme et chacun d’eux est dans un homme. Quelquefois même plusieurs d’entre eux à la fois. Les animaux ne sont autre chose que les figures de nos vertus et de nos vices, errantes devant nos yeux, les fantômes visibles de nos âmes. » Ce sont donc des « ombres » plutôt que de pleines réalités. D’ailleurs « le moi visible (de l’homme) n’autorise en aucune façon le penseur à nier le moi latent (chez l’animal)169. » Cette vue platonicienne sur les animaux, ombres de nos vertus et de nos vices, prouve que le mythe renouvelé de l’antique Orient sur la chute des âmes et leurs transfigurations a pour Hugo une valeur en partie symbolique.

Sache que tout connaît sa loi, son but, sa route,
Que, de l’astre au ciron, l’immensité s’écoute ;
Que tout a conscience en la création ;
Et l’oreille pourrait avoir sa vision,
Car les choses et l’être ont un grand dialogue.
Tout parle ; l’air qui passe et l’alcyon qui vogue,
Le brin d’herbe, la fleur, le germe, l’élément.
T’imaginais-tu donc l’univers autrement ?
Crois-tu que Dieu, par qui la forme sort du nombre,
Aurait fait à jamais sonner la forêt sombre,
L’orage, le torrent roulant de noirs limons,
Le rocher dans les flots, la bête dans les monts,
La mouche, le buisson, la ronce où croit la mûre,
Et qu’il n’aurait rien mis dans l’éternel murmure ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Non, tout est une voix et tout est un parfum ;
Tout dit dans l’infini quelque chose à quelqu’un :
Une pensée emplit le tumulte superbe
Dieu n’a pas fait un bruit sans y mêler le Verbe.
Tout comme toi gémit, ou chante comme moi,
Tout parle. Et maintenant, homme, sais-tu pourquoi
Tout parle ? Ecoute bien, c’est que vent, onde, flammes,
Arbres, roseaux, rochers, tout est ! tout est plein d’âmes.

Voici maintenant revenir l’opposition de la lumière et de l’ombre, et la doctrine persane selon laquelle l’ombre n’est qu’une dégradation de la lumière :

Ne réfléchis-tu pas, lorsque tu vois ton ombre ?
Cette forme de toi, rampante, horrible, sombre,
Qui, liée à tes pas comme un spectre vivant,
Va tantôt en arrière et tantôt en avant ;
Qui se mêle à la nuit, sa grande sœur
Et funeste, qui contre le jour, noire et dure, proteste,
D’où vient-elle ?
De toi, de ta chair, du limon
Dont l’esprit se revêt en devenant démon ;
De ce corps qui, créé par la faute première,
Ayant rejeté Dieu, résiste à la lumière ;
De ta matière, hélas ! de ton iniquité.
Cette ombre dit : « Je suis l’être d’infirmité ;
Je suis tombé déjà ; je puis tomber encore. »
L’ange laisse passer à travers lui l’aurore ;
Nul simulacre obscur ne suit l’être normal ;
Homme, tout ce qui fait de l’ombre a fait le mal.

La peinture qui suit est un nouveau mélange d’idées et de symboles orientaux :

                                   Et d’abord, sache
Que le monde où tu vis est un monde effrayant
Devant qui le songeur, sous l’infini ployant,
Lève les bras au ciel et recule terrible.
Ton soleil est lugubre et ta terre est horrible.
Vous habitez le seuil du monde châtiment.
Mais vous n’êtes pas hors de Dieu complètement ;
Dieu, soleil dans l’azur, dans la cendre étincelle,
N’est hors de rien, étant la fin universelle.

On remarquera cette conception aristotélique de Dieu présent à tout comme fin plutôt encore que comme cause.

L’éclair est son regard, autant que le rayon ;
Et tout, même le mal, est la création,
Car le dedans du masque est encor la figure.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
A la fatalité, loi du monstre captif,
Succède le devoir, fatalité de l’homme,
Ainsi de toutes parts l’épreuve se consomme,
Dans le monstre passif, dans l’homme intelligent,
La nécessité morne en devoir se changeant,
Et même remontant à sa beauté première,
Va de l’ombre fatale à la libre lumière.

La suite exprime la plus haute idée de la sanction que l’on se soit faite, celle des Indiens, qui croient que l’être monte ou descend sur l’échelle universelle par son propre poids, que la vertu ou le vice renferment ainsi eux-mêmes leur récompense ou leur châtiment :

L’être créé se meut dans la lumière immense.
Libre, il sait où le bien cesse, où le mal commence ;
Il a ses actions pour juges.
                 Il suffit
Qu’il soit méchant ou bon ; tout est dit. Ce qu’on fit,
Crime est notre geôlier, ou vertu nous délivre.
L’être ouvre à son insu, de lui-même, le livre ;
Sa conscience calme y marque avec le doigt
Ce que l’ombre lui garde ou ce que Dieu lui doit.
On agit, et l’on gagne ou l’on perd à mesure.
On peut être étincelle ou bien éclaboussure.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
On s’alourdit, immonde, au poids croissant du mal ;
Dans la vie infinie on monte et l’on s’élance,
Ou l’on tombe : et tout être est sa propre balance.
Dieu ne nous juge point. Vivant tous à la fois.
Nous pensons, et chacun descend selon son poids.
Toute faute qu’on fait est un cachot qu’on s’ouvre.
Les mauvais, ignorant quel mystère les couvre,
Les êtres de fureur, de sang, de trahison,
Avec leurs actions bâtissent leur prison ;
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
L’homme marche sans voir ce qu’il fait dans l’abîme.
L’assassin pâlirait s’il voyait sa victime :
C’est lui !

Ces vers sont, à notre avis, le modèle de la poésie philosophique. Exacte en ses formules et cependant colorée, ce n’est plus une traduction, c’est une incarnation d’idées, où la vie vient du dedans pour éclater au dehors. Le dernier mot d’Hugo sur la destinée est celui de Platon dans la République : ϴεὸς ἀναίτιος.

    Grand Dieu ! nul homme au monde
N’a droit, en choisissant sa route, en y marchant,
De dire que c’est toi qui l’as rendu méchant ;
Car le méchant, Seigneur, ne t’est pas nécessaire170.

IV — Religion.

I. — Dans son poème intitulé Religions et religion, Hugo expose d’abord éloquemment les objections faites à Dieu par la « philosophie de la négation » :

— « Le monde, quel qu’il soit, c’est ce qui dans l’abîme
N’a pas dû commencer et ne doit pas finir.
Quelle prétention as-tu d’appartenir
A l’unité suprême et d’en faire partie,
Toi, fuite ! toi monade en naissant engloutie,
Qui jettes sur le gouffre un regard insensé,
Et qui meurs quand le cri de ta vie est poussé !
…………………………………………
Tu veux un Dieu, toi l’homme, afin d’en être !
Si tu veux l’infini, c’est pour y reparaître.
L’homme éternel, voilà ce que l’homme comprend.

Dieu n’est pas ; nie et dors. Tu n’es pas responsable ;
Ris de l’inaccessible, étant l’insaisissable171. »

Puis Hugo répond en énumérant les conséquences morales qu’on peut tirer, à l’en croire, du système matérialiste :

Pour tout dogme : « Il n’est point de vertus ni de vices ;
 » Sois tigre, si tu peux. Pourvu que tu jouisses,
 » Vis n’importe comment pour finir n’importe où ; — »
…………………………………………
Qu’il ne soit nulle part d’idéal, ni de loi ;
Que tout soit sans réponse et demande pourquoi172 !
…………………………………………

Hugo préférerait la religion traditionnelle elle-même à tout système qui bannit ainsi du monde l’élément moral. Mais ce ne sont pas les religions, selon lui, ni leurs prêtres qu’il faut consulter ; car on ne peut donner une forme à l’absolu. Toute religion est « un avortement du rêve humain » devant l’être et « devant le firmament ». Le dogme, quel qu’il soit, juif ou grec, rapetisse à sa taille le vrai et l’idéal, la lumière et l’azur : « il coupe l’absolu sur sa brièveté. »

Tous les cultes ne sont, à Memphis comme à Rome,
Que des réductions de l’éternel sur l’homme 173.

Et pourtant il faut une croyance à l’humanité,

Il faut à l’homme, en sa chaumière
    Des vents battu,
Une loi qui soit sa lumière
    Et sa vertu ;

Mais une croyance n’est pas un dogme :

Un dogme est l’oiseleur, guettant dans la forêt,
Qui, parce qu’il a pris un passereau, croirait
Avoir tous les oiseaux du ciel bleu dans sa cage174.

Par cela même que le dogme est arrêté, immuable, mort, il est une injure à Dieu et un réel blasphème :

Pas de religion qui ne blasphème un peu175.

Au-dessus des prêtres et des mythologues, Hugo place les ascètes, qui, perdus dans la contemplation de l’invisible, se sont mis directement en face de l’énigme sacrée du monde. Ce sont les vrais prédécesseurs des philosophes :

As-tu vu méditer les ascètes terribles ?
Ils ont tout rejeté, talmuds, korans et bibles.
Ils n’acceptent aucun des védas, comprenant
Que le vrai livre s’ouvre au fond du ciel tonnant,
Et que c’est dans l’azur plein d’astres que flamboie
Le texte éblouissant d’épouvante ou de joie.
L’aigle leur dit un mot à l’oreille en passant :
Ils font signe parfois à l’éclair qui descend ;
Ils rêvent, fixes, noirs, guettant l’inaccessible,
L’œil plein de la lueur de l’étoile invisible176.

Enfin, au-dessus des prêtres et des ascètes est le philosophe, qui trouve dans sa conscience même et l’idée de Dieu et la loi divine.

Il est ! Mais nul cri d’homme Ou d’ange, nul
Nul effroi, amour, nulle bouche, humble, tendre ou superbe,
Ne peut balbutier distinctement ce verbe !
Il est ! il est ! il est ! il est éperdument…
…………………………………………
Tout est le chiffre, il est la somme,
Plénitude pour lui, c’est l’infini pour l’homme.
…………………………………………
Contente-toi de dire : — il est, puisque la femme
Berce l’enfant avec un chant mystérieux ;
Il est, puisque l’esprit frissonne, curieux ;
Il est, puisque je vais le front haut ; puisqu’un maître
Qui n’est pas lui m’indigne, et n’a pas le droit d’être
…………………………………………
Puisque l’âme me sert quand l’appétit me nuit,
Puisqu’il faut un grand jour sur ma profonde nuit 177.

On se rappelle l’éloquente apostrophe au prêtre dans l’Année terrible :

Mais, s’il s’agit de l’être absolu qui condense
Là-haut tout l’idéal dans toute l’évidence,
Par qui, manifestant l’unité de la loi,
L’univers peut,, ainsi que l’homme, dire : Moi ;
De l’être dont je sens l’âme au fond de mon âme,
…………………………………………
S’il s’agit du prodige immanent qu’on sent vivre
Plus que nous ne vivons, et dont notre âme est ivre
Toutes les fois qu’elle est sublime.
…………………………………………
S’il s’agit du principe éternel, simple, immense,
Qui pense puisqu’il est, qui de tout est le lieu,
Et que, faute d’un nom plus grand, j’appelle Dieu,
Alors tout change, alors nos esprits se retournent,
…………………………………………
Et c’est moi le croyant, prêtre, et c’est toi l’athée178.

Hugo s’en tient donc à la philosophie, mais à une philosophie qui n’exclut ni l’adoration, ni l’amour, ni même la prière. La force principale de l’homme, dit-il, c’est l’amour : « Nous ne comprenons ni l’homme comme point de départ, ni le progrès comme but, sans ces deux forces qui sont les deux moteurs : croire et aimer179. »

Et ailleurs : Adorer, c’est aimer en admirant. Ô cimes !
Que le soleil est beau sur les sommets sublimes180.

L’homme est un point qui vole avec deux grandes ailes,
Dont l’une est la pensée et dont l’autre est l’amour.

La foi même provient de l’amour, et c’est pour cela que la vraie et fibre foi est nécessaire à l’homme. « L’homme vit d’affirmation plus encore que de pain. » Mais la foi n’en reste pas moins toujours au second rang, après l’amour, après la volonté aimante. Aimer, c’est vouloir, et vouloir est l’essentiel : « Croire n’est que la deuxième puissance ; vouloir est la première. Les montagnes proverbiales que la foi transporte ne sont rien à côté de ce que fait la volonté181. »

Ô possibles qui sont pour nous les impossibles182
Je forcerai bien Dieu d’éclore
A force de joie et d’amour !

« L’âme qui aime et qui souffre est à l’état sublime 183. » Aimer, voilà le vrai lien des êtres, voilà ce qui change le monde en une société infinie :

Nul être, âme ou soleil, ne sera solitaire.

Aimer, « voilà la seule chose qui puisse occuper et remplir l’éternité184. » La prière, c’est l’élan de l’amour et en même temps de la pensée vers un mystère qui est conçu comme le mystère même du bien final : « Etre impuissant, c’est une force. En présence de nos deux grandes cécités, la destinée et la nature, c’est dans son impuissance que l’homme a trouvé le point d’appui, la prière… La prière, énorme force propre à l’âme, est de même espèce que le mystère185. »

Dans une de ses visions, Hugo personnifie l’ange de la prière :

C’était un front de vierge avec des mains d’enfant ;
Il ressemblait au lis que la blancheur défend ;
Ses mains en se joignant faisaient de la lumière.
Il me montra l’abîme où va toute poussière,
Si profond, que jamais un écho n’y répond ;
Et me dit : « Si tu veux, je bâtirai le pont. »
Vers ce pâle inconnu je levai ma paupière.
« Quel est ton nom ? » lui dis-je. Il me dit : « La prière186. »

Il y a, selon Hugo, « le labeur visible et le labeur invisible » ; penser, c’est agir : — « Les bras croisés travaillent, les mains jointes font. Le regard au ciel est une œuvre. Les esprits irréfléchis et rapides disent : — A quoi bon ces figures immobiles du côté du mystère ? à quoi servent-elles ? qu’est-ce qu’elles font ? — Hélas ! en présence de l’obscurité qui nous environne et qui nous attend, ne sachant pas ce que la dispersion immense fera de nous, nous répondons : Il n’y a pas d’œuvre plus sublime peut-être que celle que font ces âmes. Et nous ajoutons : il n’y a peut-être pas de travail plus utile. Pour nous, toute la question est dans la quantité de pensée qui se mêle à la prière. Nous sommes de ceux qui croient à la misère des oraisons et à la sublimité de la prière187. »

On connaît les paroles d’adoration que Victor Hugo lui-même a prononcées dans le livre consacré à sa fille :

Je viens à vous, Seigneur, père auquel il faut croire ;
    Je vous porte, apaisé,
Les débris de ce cœur tout plein de votre gloire,
    Que vous avez brisé.

Je viens à vous, Seigneur, confessant que vous êtes
Bon, clément, indulgent et doux, ô Dieu vivant !
Je conviens que vous seul savez ce que vous faites,
Et que l’homme n’est rien qu’un jonc qui tremble au vent.

Je ne résiste plus à tout ce qui m’arrive
    Par votre volonté.
L’âme de deuil en deuil, l’homme de rive en rive
    Roule à l’éternité…

Dès qu’il possède un bien, le sort le lui retire ;
Rien ne lui fut donné dans ses rapides jours,
Pour qu’il s’en puisse faire une demeure, et dire :
C’est ici ma maison, mon champ et mes amours !

Il doit voir peu de temps tout ce que ses yeux voient ;
    Il vieillit sans soutiens.
Puisque ces choses sont, c’est qu’il faut qu’elles soient ;
    J’en conviens, j’en conviens !

Dans vos cieux, au-delà de la sphère des nues,
Au fond de cet azur immobile et dormant,
Peut-être faites-vous des choses inconnues,
Où la douleur de l’homme entre comme élément188.

II. — Quand on s’est familiarisé avec les idées philosophiques de Victor Hugo, — ce poète « sans idées », — alors, et alors seulement bien des pièces, dont on ne faisait que sentir vaguement la beauté ou la sublimité, prennent tout leur sens, produisent la plénitude de leur effet esthétique. Rappelez-vous, par exemple, ces vers célèbres, mais si diversement sentis et appréciés : Ibo.

Dites, pourquoi, dans l’insondable
    Au mur d’airain,
Dans l’obscurité formidable
    Du ciel serein…

Pourquoi, dans ce grand sanctuaire
    Sourd et béni,
Pourquoi, sous l’immense suaire
    De l’infini,

Enfouir vos lois éternelles
    Et vos clartés ?
Vous savez bien que j’ai des ailes,
    Ô vérités !

Dès ces premiers vers le simple critique littéraire, tout en admirant le mouvement de l’ode, murmurera peut-être : « grandes épithètes, images obscures et incohérentes ;  » mais le philosophe, lui, retrouve toute une doctrine sous chaque mot : « l’insondable au mur d’airain », c’est l’inconnaissable de la métaphysique, qui ferme et mure pour l’intelligence le mystère du monde ; « l’obscurité formidable du ciel serein », c’est une allusion à la doctrine propre du poète sur le jour et la nuit, le jour étant aussi obscur en soi que la nuit même. Sous les clartés du dehors, ce que le poète veut découvrir, ce sont les clartés de l’intelligence, les vérités, que le monde physique, au moment même où il semble les faire éclater aux yeux, enfouit et dérobe. Ce ciel infini, embrasé de lumière, c’est pour l’esprit la nuit même. Ce tabernacle du firmament, c’est le suaire sous lequel l’âme cherche en vain à découvrir non plus les lois physiques et mathématiques, mais les vraies lois du monde moral, qui semblent ensevelies dans la mort.

Pourquoi vous cachez-vous dans l’ombre
    Qui nous confond ?
Pourquoi fuyez-vous l’homme sombre
    Au vol profond ?

On sait que l’ombre, pour Hugo, c’est toujours la matière, sphère du mal, devant laquelle la pensée de l’homme se fait « sombre » elle-même. Mais la pensée a des ailes, des ailes « au vol profond », et elle s’élancera à la conquête du ciel. Toutes les Vérités, comme autant de constellations du firmament moral, vont lui apparaître l’une après l’autre ; toutes les divinités de l’âme vont surgir, chacune avec son « attribut », et les ailes du poète nous transportent dans cet Olympe nouveau.

Que le mal détruise ou bâtisse,
    Rampe ou soit roi,
Tu sais bien que j’irai, Justice,
    J’irai vers toi !

Beauté sainte, Idéal qui germes
Chez les souffrants,
Toi par qui les esprits sont fermes,
Et les cœurs grands,

Vous le savez, vous que j’adore,
    Amour, Raison.
Qui vous levez comme l’aurore
Sur l’horizon,

Foi ceinte d’un cercle d’étoiles,
    Droit, bien de tous.
J’irai. Liberté qui te voiles,
    J’irai vers vous.

Un critique distingué189 a dit au sujet de ces strophes : « Voilà qui est bien, mais il faudrait définir un peu tout cela d’une indication rapide au moins, parce que ce sont choses qui ne vont point de soi ensemble, et que les hommes ont opposé quelquefois la raison à la foi, le droit à l’idéal, la beauté à la raison et la justice à l’amour. » Ainsi vous demandez au poète des définitions philosophiques, une dissertation en vers, et vous ne voyez pas que Victor Hugo a réellement défini comme il le devait, « d’une indication rapide », chacune des vérités du monde moral : — la beauté est sainte, parce qu’elle est, comme : il l’a dit ailleurs, la « forme que Dieu donne à l’absolu » ; l’idéal qui germe chez les souffrants, parce que c’est la douleur même qui nous fait concevoir et entrevoir à travers nos larmes, par-delà ce mondevisible, un monde invisible et meilleur ; et non seulement elle nous le fait concevoir, mais elle le fait germer en nous et éclore. L’idéal rend « les esprits fermes », parce qu’il leur montre un but et leur donne une loi ; il rend « les cœurs grands » parce qu’il leur communique la force de l’espérance. Nous doutons qu’une définition métaphysique valût cette condensation poétique d’idées et de sentiments ? De ce monde où l’on souffre le poète relève nos yeux vers le ciel, et il nous y montre la Foi, ceinte d’un cercle d’étoiles. Puis, c’est le Droit, défini philosophiquement en trois mots : « bien de tous ;  » enfin la dernière divinité, celle qui se voile, celle qui est si loin de régner parmi les hommes, surtout à l’époque où le poète écrivait ses Contemplations, — c’est la Liberté. Mais en vain l’étoile se dérobe derrière le nuage, le poète ira vers elle :

Vous avez beau, sans fin, sans borne,
    Lueurs de Dieu,
Habiter la profondeur morne
Du gouffre bleu,

Ame à l’abîme habituée
    Dès le berceau,
Je n’ai pas peur de la nuée,
    Je suis oiseau.

Je suis oiseau comme cet être
    Qu’Amos rêvait,
Que saint Marc voyait apparaître
    A son chevet,

Qui mêlait sur sa tête fière
    Dans les rayons,
L’aile de l’aigle à la crinière
    Des grands lions.

Cet oiseau symbolique ne désigne plus seulement la pensée individuelle du poète ; il représente la pensée humaine ou plutôt l’esprit, qui fait de tout homme un voyant capable de deviner l’énigme et de dire : la vraie loi, la vraie clarté du monde, c’est la justice.

Les lois de nos destins sur terre,
    Dieu les écrit ;
Et si ces lois sont le mystère,
    Je suis l’esprit.

J’ai des ailes, j’aspire au faite,
    Mon vol est sûr ;
J’ai des ailes pour la
    Et tempête pour l’azur ;

Je gravis les marches sans nombre,
    Je veux savoir ;
Quand la science serait sombre
    Comme le soir !

La pure science en effet, alors qu’elle paraissait éclairer les choses, n’a fait que les assombrir pour les yeux de l’âme ; et cependant elle est le premier et nécessaire degré de toute ascension vers l’infini :

Vous savez bien que l’âme affronte
    Ce noir degré.
Et que, si haut qu’il faut qu’on monte,
    Je monterai.

Vous savez bien que l’âme est forte
    Et ne craint rien
Quand le souffle de Dieu l’emporte !
    Vous savez bien

Que j’irai jusqu’aux bleus pilastres ;
    Et que mon pas,
Sur l’échelle qui monte aux astres,
    Ne tremble pas !

On se sent entraîné comme malgré soi dans les espaces par l’oiseau d’Amos et de saint Marc. C’est à la fois l’emportement et la sûreté du vol. La forme même de la strophe exprime les deux choses : quand un premier vers vous a soulevé comme dans un enlèvement aérien, le second, plus court, vous donne le sentiment d’un but touché. Puis le vol reprend, reprend sans cesse, et il semble qu’il ne s’arrêtera jamais : chaque vers a la rapidité d’un coup d’aile, l’éblouissement d’une vision.

Les préjugés et la réaction contre Hugo sont aujourd’hui une mode si tyrannique pour les littérateurs, que des esprits à portée philosophique et au courant des systèmes, comme MM. Brunetière et Scherer, ou M. Faguet, ou M. Hennequin, prévenus contre le poète, persuadés d’avance qu’il doit divaguer des qu’il ouvre la bouche, ne veulent plus même essayer de comprendre ce qu’il dit de profond190. Toute idée d’Hugo doit être un lieu commun, c’est chose arrêtée d’avance. En revanche, quand le lieu commun vient de Lamartine, on ne lui fait plus aucun reproche, et même on s’efforce d’y voir des profondeurs. Un homme d’esprit s’est amusé à résumer comme il suit les pièces d’Hugo : — « On s’amuse et la mort arrive (Noces et festins) ; Nous allons tous à la tombe (Soirée en mer) ; Il faut être charitable pour gagner le ciel (Pour les pauvres) ; Le bonheur pour les jeunes filles est dans la vertu (Regard jeté dans une mansarde) ; L’amour n’a qu’un temps, mais on s’en souvient toujours avec plaisir (Tristesse d’Olympio), etc.191. » On pourrait ainsi parodier et ramener à de pures banalités bien des pages célèbres non seulement de Bossuet, qui a en effet la sublime éloquence du lieu commun, mais de Pascal et de maint philosophe. — L’infiniment petit n’est pas moins insondable que l’infiniment grand (le Double Infini) ; L’homme est faible par le corps, mais puissant par la pensée (le Roseau pensant) ; Si la pensée est plus grande que la matière, l’amour est plus grand encore que la pensée (les Trois Ordres), etc. Même pour Descartes : — Il est difficile de douter de sa propre existence (cogito, ergo sum) ; Où aurions-nous pu prendre l’idée d’un être parfait s’il n’y avait en nous qu’imperfection ? — Spinoza : Dieu est partout, Dieu est en tout, — et ainsi de suite. Si la Tristesse d’Olympio se résume en cette vérité de la Palisse : « L’amour n’a qu’un temps, mais on s’en souvient toujours avec plaisir ;  » on peut résulter de même le Lac de Lamartine : « Plaisir d’amour ne dure qu’un moment, chagrin d’amour dure toute la vie. » — Même le Moïse de Vigny : « Ni l’or ni la grandeur ne nous rendent heureux. » Le Mont des Oliviers de Vigny, comme le Désespoir de Lamartine : Le mal et la douleur ne sont pas faciles à concilier avec la divine Providence. Et Byron : « Tout n’est pas pour le mieux dans le meilleur des mondes. » — Même les poèmes des philosophes conscients et raisonnés, comme Sully-Prudhomme : — L’homme ne peut se résoudre à ne pas espérer (les Danaïdes) ; Les âmes délicates sont faciles à froisser (le Vase brisé) ; On serait heureux de retrouver dans une autre vie ceux qu’on a perdus (les Yeux) ; Les hommes travaillent l’un pour l’autre : il se faut entr’aider, c’est la loi de nature (le Rêvé) ; Les aéronautes sont des hommes courageux, qui se munissent de baromètres et qui font à leurs dépens des expériences de physique (le Zénith)192. — C’est un lieu commun aussi que de vivre, d’être homme : tous nous faisons tour à tour les mêmes réflexions ; cependant, pour chacun de nous, elles sont neuves, imprévues. Nos souffrances ne sont point émoussées par ce fait qu’elles ont été les souffrances de ceux qui ont vécu avant nous ; par contre, pas une de nos joies ne sera déflorée par les joies toutes pareilles de nos pères endormis. Que la vie soit une, se répète indéfiniment, voilà un lieu commun aussi vieux que la vie même. Seulement, à cette vie immuable, à ses bonheurs et à ses tristesses nous apportons, pour les faire nôtres, cette nuance indéfinissable qui est la personnalité. Le poète est celui en qui s’accuse cette façon toute particulière de sentir, et qui se trouve prêter ainsi aux lieux communs, à l’éternelle vie, la fraîcheur et la nouveauté de ce qui passe. Tout, dans la poésie, est donc lieu commun ou tout est original selon la façon dont on l’interprète. Les grandes idées morales et philosophiques ont beau se transformer sans cesse, après chacune de leurs métamorphoses ou les retrouve toujours les mêmes en leur fond, mais avec quelque charme subtil de plus : elles sont comme cette belle de la légende métamorphosée en jasmin, qui, reprenant sa forme première, conserva pourtant le parfum de la fleur. Les descriptions mêmes de la nature, dans Hugo, ont été accusées de lieu commun. A en croire M. Brunetière, Victor Hugo, fils d’un soldat,

Jeté comme la graine au gré de l’air qui vole,

traîné de ville en ville dans les bagages de son père, a pu chanter indifféremment ses « Espagnes », ou plus tard la maison de la rue des Feuillantines ; il n’a pas eu de « patrie locale, et à peine un foyer domestique. » Hugo n’a vu la Nature « qu’avec les yeux du corps, en touriste ou en passant ; l’on peut, même douter s’il l’a comprise et aimée, autrement qu’en artiste. » Lamartine, au contraire, « l’a vue avec les yeux, de l’âme, l’a aimée jusqu’à s’y confondre, quelquefois même jusqu’à s’y perdre, et l’a aimée tout entière. » Lamartine est donc chez nous « le poète de la nature, le seul peut-être que nous ayons, en tout cas le plus grand, et il l’est pour n’avoir pas appris à décrire la nature, mais pour avoir commencé par la sentir. » — Ainsi Hugo, n’ayant pas été élevé dans une maison de campagne, n’a pas dû sentir la nature ! A Jersey, par exemple, où ce touriste est resté dix-sept ans il n’a pas senti la sublimité de l’océan ; et il ne l’a pas rendue, ni dans les Contemplations, ni dans les Travailleurs de la mer. Enfin, lui qui a tout représenté de la nature, il n’a pas été un « poète de la nature ». Même partialité quand il s’agit d’apprécier la vérité des sentiments affectueux chez Lamartine et chez Hugo. « Car, dit encore M. Brunetière, il y a de la rhétorique dans la Tristesse d’Olympio : il y a de la littérature jusque dans le Souvenir de Musset : — deux vers de Dante, quatre lignes de Diderot, une invocation à Shakespeare ; — mais il n’y a pas trace de littérature dans le Lac, pas ombre seulement de rhétorique, et c’est ce qui en fait la suprême beauté. » Pas trace de littérature ni ombre de rhétorique dans :

        Et la voix qui m’est chère
        Laissa tomber ces mots :

Ô temps, suspends ton vol, et vous, heures rapides,
    Suspendez votre cours !

Les apostrophes au lac : — « Regarde », « t’en souvient-il ? », la prosopopée au Temps, — le « rivage charmé », le « flot attentif », « gardez, belle Nature, au moins le souvenir » ; — tout cela n’est pas de la littérature, et même de la littérature usée ? La pensée du Lac est la pensée épicurienne d’Horace sur la fuite des jours : « Hâtons-nous, jouissons », qui est assez mal fondue avec l’idée de l’océan des âges, et avec le sentiment moderne de l’amour. Quand un critique est si sévère pour l’un, comment est-il si indulgent pour l’autre ? Soyons plutôt sympathique à tous. « Jusque dans les belles pièces des Contemplations que Victor Hugoa consacrées à la mémoire de sa fille, on sent, ajoute M. Brunetière, l’arrangement et l’apprêt :

Maintenant que je puis, assis au bord des ondes,
Emu par ce tranquille et profond horizon,
Examiner en moi les vérités profondes,
Et regarder les fleurs qui sont dans le gazon. »

Quel apprêt y a-t-il dans l’expression de cette vérité que, tout d’abord, une grande douleur ne peut rien voir en dehors d’elle, rien penser de ce qui n’est pas elle, rien regarder de la nature, de cette nature souriante qui lui semble une ironie ? Quand la douleur se calme, alors, et alors seulement on peut examiner en soi « les vérités profondes », on peut regarder hors de soi « les fleurs du gazon » ; — et cela, sans songer à la tombe, elle aussi recouverte de fleurs, sans détourner avec horreur ses yeux de ce printemps lumineux du dehors qui fait contraste avec l’hiver du dedans.

La diversité de jugements portés sur Hugo tient en grande partie à la diversité et à la complexité de l’œuvre du poète. Pour comprendre Musset, il suffit presque d’avoir aimé ; pour comprendre Lamartine, il suffit, bien souvent, d’avoir rêvé au clair de lune, tantôt avec douceur, tantôt avec tristesse. C’est une chose autrement complexe que de pénétrer le génie d’Hugo. Pour saisir sa richesse de coloris, il faudra pouvoir sentir Chateaubriand, Flaubert ; pour comprendre la sonorité de son langage, il faudra apprécier les artistes de mots comme ce même Flaubert, Théophile Gautier, nos Parnassiens ; seulement, sous les mots, il y a très souvent des idées élevées et profondes, tandis que sous les vers ciselés des Parnassiens, il n’y a rien. Pour saisir enfin toute la force de certaines formules, ce n’est pas trop d’être quelque peu philosophe. Il y a sans doute bien des artifices de composition dans ses romans et ses drames ; pourtant, dans les scènes particulières, dans les épisodes détachés de l’ensemble factice, il possède un sens du réel et arrive à une puissance lyrique dans la reproduction exacte de la vie que Zola, dans ses bonnes pages, a seul atteinte. Les admirateurs de Zola pourraient même, dans ces moments-là, comprendre Victor Hugo, si, à côté du il réaliste, n’y avait en lui un idéaliste aussi ailé que l’Ariel de Renan. D’autre part, il faudrait des écrivains accoutumés à l’analyse des Stendhal et des Balzac, pour saisir la finesse ou la profondeur de certaines observations psychologiques répandues en masse dans l’œuvre de V. Hugo et telles que celle-ci : « Comme le souvenir est voisin du remords193 ! » Jusque dans celles de leurs œuvres où ils paraissent le plus abstraits d’eux-mêmes, les auteurs restent tout enveloppés de leur personnalité, dont la force a précisément fait leur génie. Cette personnalité peut ne s’affirmer nulle part, elle s’échappe de partout ; subtile comme une atmosphère, elle se dégage des moindres pensées, de l’arrangement et du choix même des mots. De là, chez le lecteur, ces antipathies ou ces sympathies qui ne se formulent pas toujours, mais qui n’en sont pour cela que plus fortes ; de là, parfois, ce mauvais vouloir apparent de toute une génération pour un poète, quelque grand qu’il soit d’ailleurs, au moment où il cesse de représenter exactement l’état intellectuel et moral d’une époque. Nous sommes trop près des romantiques pour ne pas nous répandre en protestations contre leurs défauts, d’autant plus grands à nos yeux que nous craignons presque d’y tomber encore ; notre esprit est en réaction trop directe avec le leur pour que nous puissions clairement démêler le vrai du factice dans l’art romantique, pas plus d’ailleurs que nous ne saurions apprécier dans une exacte mesure les exagérations de l’art contemporain. Ce qu’on pourrait appeler le dogmatisme optimiste de Victor Hugo est en opposition trop marquée avec le dogmatisme pessimiste de nos poètes pour qu’une conciliation puisse s’opérer dans la plupart des esprits : on ne veut ni comprendre, ni jeter de pont entre l’uneet l’autre rive d’un même courant, entre deux conceptions différentes de l’esprit humain au sujet du monde. Cette sérénité de Victor Hugo reparaissant toujours après tous les orages, comme la cime d’un mont se dégage sans cesse des nuages amoncelés, nous étonne un peu, nous glace presque : pour les générations, comme pour les hommes, il est des heures où le calme de l’immuable nature n’apaise pas, où la pensée assez maîtresse d’elle-même pour monter toujours vers les régions immobiles du grand ciel semble aussi loin de nous que la Nature, que le ciel lui-même, et nous restons indifférents, hostiles quelquefois. Ces impressions ne durent pas ; un beau vers aussi bien qu’un beau paysage ne reste pas longtemps incompris.

V — Idées morales et sociales.

I. — Pour apprécier, par l’exemple d’un grand poète, l’influence morale et sociale que peut exercer la poésie, il nous reste à marquer en quelques traits la façon dont Hugo lui-même comprit sa « mission ». Et d’abord, on peut dire du cœur du poète ce que Mlle Baptistine disait de la maison de Mgr Myriel, ouverte à tous : « Le diable peut y passer, mais le bon Dieu l’habite. » On serait un peu surpris de voir appliquer à l’auteur d’Othello et de Macbeth l’épithète de bon ; de même on ne peut dire que Gœthe, avec son intelligence scientifique et sereine, soit bon, ni Balzac, avec sa psychologie un peu sombre et prévenue : ce sont des observateurs, des artistes qui représentent avec exactitude, quelquefois avec dégoût, la comédie humaine ; ils savent exciter la pitié pour tel ou tel personnage donné, mais ce n’est point ce sentiment large et paternel, cette pitié profonde pour toute misère humaine qui finit par dominer l’œuvre de Victor Hugo. Cette bonté de cœur ne s’est point fait jour tout de suite ; le tempérament premier de Victor Hugo était violent et passionné ; ses toutes premières œuvres ne peignent que lutte, coups d’épée, chocs de toutes sortes, y compris les chocs des rimes et des couleurs. Dans les Orientales, il se montre généreux, — la poésie ne va pas sans la générosité du cœur ; — mais c’est une générosité batailleuse et un peu farouche ; la violence reste le caractère dominant du poète, puisqu’il aura assez de colère pour remplir l’interminable livre des Châtiments. Ce n’est que dans l’exil, la solitude, le malheur (il perdit sa fille) que se dégagent cette bonté qui s’étend à toute chose, cette douceur où tout s’éteint :

C’est une bienveillance universelle et douce,
Qui dore comme une aube et d’avance attendrit
Le vers qu’à moitié fait j’emporte en mon esprit,
Pour l’achever aux champs avec l’odeur des plaines,
Et l’ombre du nuage et le bruit des fontaines194 !

On peut appliquer à Hugo ce qu’il dit d’un de ses personnages : « La mansuétude universelle était moins chez lui un instinct de nature que le résultat d’une grande conviction filtrée dans son cœur à travers la vie et lentement tombée en lui pensée à pensée. » — « Il est de ces âmes, a-t-il dit encore, où la pensée est si grande qu’elle ne peut plus être que douce195. » Il est « de ces êtres bienveillants qui progressent en sens inverse de l’humanité vulgaire, que l’illusion fait sages et que l’expérience fait enthousiastes196. » C’est ainsi, et dans son progrès, qu’il faut voir V. Hugo pour le juger. Cette bienveillance finale est le fond de sa morale même, de sa morale sociale, qui pourrait se résumer en cette formule : identité de la fraternité et de la justice.

Et la fraternité, c’est la grande justice197.
Béni soit qui me hait, et béni soit qui m’aime,
…………………………………………
Etre absous, pardonné, plaint, aimé, c’est mon droit
Tu me crois la Pitié : fils, je suis la Justice.
Oh ! plaindre, c’est déjà comprendre
La grande vérité sort de la grande excuse…
Dès que, s’examinant soi-même, on se résout
A chercher le coté pardonnable de tout, …
Le réel se dévoile, on sent dans sa poitrine
Un cœur nouveau qui s’ouvre et qui s’épanouit.

Dieu nous éclaire, à chacun de nos pas,
Sur ce qu’il est et sur ce que nous sommes ;
        Une loi sort des choses d’ici-bas,
                 Et des hommes ;

Cette loi sainte, il faut s’y conformer,
Et la voici, toute âme y peut atteindre ;
Ne rien haïr, mon enfant, tout aimer,
                 Ou tout plaindre198 !

La pitié suprême, qui est en même temps la suprême justice, c’est le pardon universel, c’est l’amour s’étendant à tous les misérables, malheureux ou méchants. Cette pitié, l’homme n’a pu la mettre ni dans ses lois, ni dans ses institutions sociales : c’est ce qui fait l’injustice fondamentale de notre justice.

Ce juge, — ce marchand, — fâché de perdre une heure.
Jette un regard distrait sur cet homme qui pleure,
L’envoie au bagne et part pour sa maison des champs.
Tous s’en vont en disant : « C’est bien ! » bons et méchants ;
Et rien ne reste là qu’un Christ pensif et pâle,
Levant les bras au ciel dans le fond de la salle.

Humanité, selon Hugo, c’est identité. « Tous les hommes sont la même argile. Nulle différence, ici-bas du moins, dans la prédestination199. » Hugo revient plus d’une fois sur cette identité profonde des hommes, qui, pour lui comme pour Schopenhauer, est l’origine métaphysique de la pitié et de la fraternité. « Nul de nous n’a l’honneur d’avoir une vie qui soit à lui. Ma vie est la vôtre, votre vie est la mienne, vous vivez ce que je vis ; la destinée est une… Hélas ! quand je parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas ? Ah ! insensé, qui crois que je ne suis pas toi 200 ! » — Si les hommes sont semblables dans leur humaine essence, « d’où vient donc le deuil, d’où sort le vice ? » — « De l’ignorance », répond Hugo. C’est « l’exiguïté d’intelligence » qui rend mauvais, car

. . . . . . la bonté n’étant rien que grandeur,
Toute méchanceté s’explique en petitesse201.

Il y a un point « où les infortunés et les infâmes se mêlent et se confondent dans un seul mot, mot fatal, les misérables202… » Il faut toujours « voir le chemin par où la faute a passé ». D’ailleurs, « toute chute est une chute sur les genoux, qui peut s’achever en prière203. » Ne maudissons donc personne : « La malédiction » n’est qu’une forme de la « haine ». C’est la haine qui « punit », et qui « damne », qui emploie à maudire la bouche même des poètes et des sages, et qui, si elle pouvait

Prendre à Saturne en feu son cercle sidéral

n’en ferait que l’anneau d’une chaîne. Mais la haine, à son tour, se résout en souffrance : « Je souffre, je juge. » « Le grand sanglot tragique de l’histoire », qui aboutit à l’indignation, devrait plus logiquement aboutir à la pitié, à la pitié non seulement pour le mal, mais pour le méchant, à la « pitié suprême. »

Hugo dit quelque part :

Je sauverais Judas si j’étais Jésus-Christ ;

et ce sera en effet le dernier résultat de la bonté triomphante dans l’univers, de la bonté embrassant à la fin les méchants eux-mêmes :

On leur tendra les bras de la haute demeure,
Et Jésus, se penchant sur Bélial qui pleure,
             Lui dira : « C’est donc toi ! »
…………………………………………
Les douleurs finiront dans toute l’ombre : un ange
Criera : « Commencement204 ! »

Les Contemplations se terminent dans l’hymne de pardon et d’apaisement le plus sublime que notre poésie ait jamais chanté :

Paix à l’ombre ! dormez ! dormez ! dormez ! dormez !
Etres, groupes confus lentement transformés !
Dormez, les champs ! dormez, les fleurs ! dormez, les tombes !
Toits, murs, seuils des maisons, pierres des catacombes,
Feuilles au fond des bois, plumes au fond des nids,
Donnez ! dormez, brins d’herbe, et dormez, infinis !
Calmez-vous, forêt, chêne, érable, frêne, yeuse !
Silence sur la grande horreur religieuse,
Sur l’Océan qui lutte et qui ronge son mors,
Et sur l’apaisement insondable des morts !
Paix à l’obscurité muette et redoutée !
Paix au doute effrayant, à l’immense ombre athée,
A toi, nature, cercle et centre, âme et milieu.
Fourmillement de tout, solitude de Dieu !
Ô générations aux brumeuses haleines,
Reposez-vous ! pas noirs qui marchez dans les plaines !
Dormez, vous qui saignez : dormez, vous qui pleurez !
Douleurs, douleurs, douleurs, fermez vos yeux sacrés !
Tout est religion et rien n’est imposture.
Que sur toute existence et toute créature,
Vivant du souffle, humain ou du souffle animal,
Debout au seuil du bien, croulante au bord du mal,
Tendre ou farouche, immonde ou splendide, humble ou grande,
La vaste paix des cieux de toutes parts descende !
Que les enfers dormants rêvent des paradis205.

II. — Hugo n’a rien du scepticisme politique de Beyle, pas plus que de son indépendance à l’égard de toute foi religieuse. Il n’a pas non plus le sentiment aristocratique et un peu dédaigneux de Balzac. En politique comme en métaphysique, c’est un croyant, un enthousiaste, ainsi que les Lamennais, les Michelet, les Carlyle, les Parker, les Emerson. Il est à remarquer que les écrivains sceptiques, comme Voltaire, Stendhal, Mérimée, au style froid, clair, sarcastique, vieillissent moins que les autres. Celui qui affirme un peu trop est sûr que sa foi sera trouvée naïve par ceux qui viendront après lui ; sur certains points, inévitablement, il les choquera ou les fera sourire. Celui qui raille, au contraire, sera compris de tous ; en revanche, il sera peu aimé, car il n’aura fait naître aucune émotion profonde : s’il plaît à l’esprit, il le paiera en devenant incapable de prendre les cœurs. Hugo eut une foi profonde dans la réalité du progrès social :

Quoi ! ce n’est pas réel parce que c’est lointain !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Nous l’aurons. Nous l’avons ! car c’est déjà l’avoir,
C’est déjà le tenir presque, que de le voir206.

On se rappelle encore les vers d’Ibo.

Déjà l’amour, dans l’ère obscure
    Qui va finir
Dessine la vague figure
    De l’avenir.

Le symbole devenu classique du « semeur », s’agrandissant, finit par embrasser l’humanité et le monde :

Il marche dans la plaine immense,
Va, vient, lance la graine au loin,
Rouvre sa main et recommence ;
Et je médite, obscur témoin,
Pendant que, déployant ses voiles,
L’ombre, où se mêle une rumeur,
Semble élargir jusqu’aux étoiles
Le geste auguste du semeur.

Hugo eut une confiance excessive et enfantine dans la force du peuple pour réaliser le progrès social ; il eut pour le peuple, comme Michelet, une pitié immense, et la pitié, de même que l’amour dont elle est faite, aveugle parfois. Pour comprendre certaines de ces naïvetés généreuses, il faut pouvoir comprendre l’étrange baiser mystique posé sur les pieds d’une prostituée par tel personnage d’un grand romancier russe contemporain. S’il est des naïvetés qui font sourire, il en est qui peuvent aussi faire pleurer. L’enthousiasme est une chose sans prix, et si, dans tout enthousiasme humain, il y a toujours une part destinée à se flétrir, il y a aussi, plus qu’en tout le reste, une part de force vive impérissable : ce qui est chaud reste toujours jeune, et, quoique la flamme vacille, nul objet au monde ne vaut une flamme.

Hugo affirme avec Spencer que « l’éclosion future du bien-être universel est un phénomène divinement fatal », et il s’imagine, en poète, que « cette éclosion est prochaine207 » ! « Je suis de ceux qui pensent et espèrent qu’on peut supprimer la misère », disait-il à l’Assemblée législative. « Amoindrir le poids du fardeau individuel en accroissant la notion du but universel, limiter la pauvreté sans limiter la richesse, … en un mot, faire dégager à l’appareil social, au profit de ceux qui souffrent et de ceux qui ignorent, plus de clarté et plus de bien-être, c’est là la première des obligations fraternelles, c’est là la première des nécessités politiques208. » Il faut pour cela, selon lui, « 1° démocratiser la propriété, non en l’abolissant, mais en l’universalisant, de façon que tout citoyen sans exception soit propriétaire ; 2° mêler l’enseignement gratuit et obligatoire à la croissance de l’enfance et faire de la science la base de la virilité, développer les intelligences tout en occupant les bras209 ». Mais, pour réaliser cet idéal, Hugo n’a foi ni dans le communisme, ni dans le nihilisme contemporain, dont il avait mis, dès 1862, une formule frappante dans la bouche du bandit Thénardier : « L’on devrait prendre la société par les quatre coins de la nappe et tout jeter en l’air ! tout se casserait, c’est possible, mais au moins personne n’aurait rien, ce serait cela de gagné210. » Le communisme et la loi agraire croient résoudre le problème de la distribution des richesses : — « Ils se trompent, dit Hugo, leur répartition tue la production. Le partage égal abolit l’émulation, et par conséquent le travail. C’est une répartition faite par le boucher, qui tue ce qu’il partage211. » Hugo admet d’ailleurs une sorte de droit moral au travail : « Le travail ne peut être une loi sans être un droit212. » C’est-à-dire que la loi sociale, « restreignant l’activité de chacun par le respect du droit d’autrui et lui permettant de se développer non dans le sens de la déprédation, mais uniquement dans le sens du travail personnel, admet implicitement l’universelle possibilité de ce travail ; le devoir de justice suppose ainsi le pouvoir de travailler ». Mais, tout en s’imaginant que la société future reconnaîtra, sous une forme ou sous une autre, le droit au travail, Hugo avoue que cette réforme est une des « dernières et des plus délicates à entreprendre. » — Ajoutons que le manque de travail, loin d’être le facteur essentiel de la misère, n’y entre que comme un élément minime, un dixième environ ; parmi les assistés de tous pays, dix pour cent seulement le sont pour cause de chômage. Il est probable que le meilleur moyen de rendre le travail possible pour tous, c’est « de le rendre partout libre » ; l’initiative individuelle et la charité privée feront le reste213.

Les œuvres inédites de Victor Hugo contiennent des pages dignes de Montesquieu sur les effets sociaux du luxe et sur le peuple : « Le luxe est un besoin des grands Etats et des grandes civilisations ; cependant il y a des heures où il ne faut pas que le peuple le voie… Quand on montre le luxe au peuple dans des jours de disette et de détresse, son esprit, qui est un esprit d’enfant, franchit tout de suite une foule de degrés ; il ne se dit pas que ce luxe le fait vivre, que ce luxe lui est utile, que ce luxe lui est nécessaire ; il se dit qu’il souffre et que voilà des gens qui jouissent ; il se demande pourquoi tout cela n’est pas à lui, il examine toutes ces choses, non avec sa pauvreté qui a besoin de travail et par conséquent besoin des riches, mais avec son envie. Ne croyez pas qu’il conclura de là : — Eh bien ! cela va me donner des semaines de salaires et de bonnes journées. — Non, il veut, lui aussi, non le travail, non le salaire, mais du loisir, du plaisir, des voitures, des chevaux, des laquais, des duchesses. Ce n’est pas du pain qu’il veut, c’est du luxe. Il étend la main en frémissant vers toutes ces réalités resplendissantes qui ne seraient plus que des ombres s’il y touchait. Le jour où la misère de tous saisit la richesse de quelques-uns, la nuit se fait, il n’y a plus rien, rien pour personne. Ceci est plein de péril. Quand la foule regarde les riches avec ces yeux-là, ce ne sont pas des pensées qu’il y a dans tous les cerveaux, ce sont des événements. » Victor Hugo, ici, a le courage de regarder le péril en face : « Les riches, écrit-il, sont en question dans ce siècle comme les nobles au siècle dernier. » Et il a aussi le courage de montrer la vanité des revendications dont il parle : ce n’est pas la pauvreté, c’est « l’envie » qui les dicte, et c’est à la richesse que la pauvreté s’en prend, sans se douter que, la richesse supprimée, « il n’y a plus rien pour personne214. »

En 1830, il avait eu une idée fort juste sur la nécessité d’instruire le peuple avant de lui donner le droit de suffrage. « Les droits politiques doivent, évidemment aussi, sommeiller dans l’individu, jusqu’à ce que l’individu sache clairement ce que c’est que des droits politiques, ce que cela signifie, et ce que l’on en fait. Pour exercer, il faut comprendre. En bonne logique, l’intelligence de la chose doit toujours précéder l’action sur la chose. » Et il ajoutait : — « Il faut donc, on ne saurait trop insister sur ce point (en 1830), éclairer le peuple pour pouvoir le constituer un jour. Et c’est un devoir sacré pour les gouvernements de se hâter de répandre la lumière dans ces masses obscures où le droit définitif repose. Tout tuteur honnête presse l’émancipation de son pupille… La Chambre… doit être le dernier échelon d’une échelle dont le premier échelon est une école. » Il s’imagine que toute brutalité « se fond au feu doux des bonnes lectures Humaniores litterae « quotidiennes. » Il faut faire faire au peuple ses hu-manités. Ne demandez pas de droits pour le peuple tant que le peuple demandera des têtes215. »

Après les événements de l’année terrible, il exprime de nouveau éloquemment le droit de l’individu devant les masses :

                 Le droit est au-dessus de tout ;
         . . . . . . . . Tous ne peuvent rien distraire
Ni rien aliéner de l’avenir commun. . . .
Le peuple souverain de lui-même, et chacun
Son propre roi ! . . .
Quoi ! L’homme que voilà qui passe, aurait mon âme !
Honte ! il pourrait demain, par un vote hébété,
Prendre, prostituer, vendre ma liberté !
Jamais . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Qui donc s’est figuré que le premier venu
Avait droit sur mon droit ! qu’il fallait que je
Sa bassesse prisse pour joug, pour règle son caprice !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Que je fusse forcé de me faire chaînon
Parce qu’il plaît à tous de se changer en chaîne !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Car la science en l’homme arrive la première,
Puis vient la liberté216.

D’ailleurs, tout en protestant ainsi au nom du droit, il n’en pardonne pas moins toujours au nom de la pitié :

Mais quoi, reproche-t-on à la mer qui s’écroule
L’onde, et ses millions de têtes à la foule ?
Que sert de chicaner ses erreurs, son chemin,
Ses retours en arrière, à ce nuage humain,
A ce grand tourbillon des vivants, incapable,
Hélas ! d’être innocent comme d’être coupable ?
A quoi bon ? Quoique vague, obscur, sans point d’appui,
Il est utile. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . tout germe et rien ne meurt…
Dans les chutes du droit rien n’est désespéré217.

Après avoir montré comment

Le peuple parfois devient impopulaire,

Il ajoute ce vers admirable :

Personne n’est méchant, et que de mal on fait !

Pour lui, le remède aux révolutions n’est pas la sévérité de la répression, mais la fraternité en haut et l’instruction en bas. . . .

. . . . . . . . Sans compter que toutes ces vengeances,
C’est l’avenir qu’on rend d’avance furieux !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Flux, reflux. La souffrance et la haine sont sœurs.
Les opprimés refont plus tard des oppresseurs218.

Malheureusement, « il y a toujours plus de misère en bas que de fraternité en haut219. »

Que leur font nos pitiés tardives ? Oh ! quelle ombre !
Que fûmes-nous pour eux avant cette heure sombre ?
Avons-nous protégé ces femmes ? Avons-nous
Pris ces enfants tremblants et nus sur nos genoux ?
L’un sait-il travailler et l’autre sait-il lire ?
L’ignorance finit par être le délire ;
Les avons-nous instruits, aimés, guidés enfin,
Et n’ont-ils pas eu froid ? et n’ont-ils pas eu faim220 ?

Pex urbis, s’écrie Cicéron en parlant du peuple ; mob, ajoute Burke indigné ! Hugo leur répond : — « Tourbe, multitude, populace ; ces mots-là sont vite dits. Mais soit. Qu’importe ? qu’est-ce que cela me fait qu’ils aillent pieds nus ? Ils ne savent pas lire ; les abandonnerez-vous pour cela ? leur ferez-vous de leur détresse une malédiction ? la lumière ne peut-elle pénétrer ces masses ? Revenons à ce cri : Lumière ! et obstinons-nous-y ! Lumière ! lumière… Ces pieds nus, ces bras nus, ces haillons, ces ignorances, ces abjections, ces ténèbres peuvent être employés à la conquête de l’idéal… Ce vil sable que vous foulez aux pieds, qu’on le jette dans la fournaise, qu’il y fonde et qu’il y bouillonne, il deviendra cristal splendide ; et c’est grâce à lui que Galilée et Newton découvriront les astres. » Hugo conclut que « les deux premiers fonctionnaires de l’Etat, c’est la nourrice et le maître d’école221. » Il se persuade que « l’éducation sociale bien faite peut toujours tirer d’une âme, quelle qu’elle soit, l’utilité contient qu’elle222 ». Un jour, dit-il en parlant d’un de ses héros, « il voyait des gens du pays très occupés à arracher des orties ; il regarda ce tas de plantes déracinées et déjà desséchées, et dit : — C’est mort. Cela serait pourtant bon si l’on savait s’en servir. Quand l’ortie est jeune, la feuille est un légume excellent ; quand elle vieillit, elle a des filaments et des fibres comme le chanvre et le lin. La toile d’ortie vaut la toile de chanvre… C’est du reste un excellent foin qu’on faucher peut deux fois. Et que faut-il à l’ortie ? Peu de terre, nul soin, nulle culture… Avec quelque peine qu’on prendrait, l’ortie serait utile ; on la néglige, elle devient nuisible. Alors on la tue. Que d’hommes ressemblent à l’ortie ! — Il ajouta après un silence : Mes amis, retenez ceci, il n’y a ni mauvaises herbes, ni mauvais hommes. Il n’y a que de mauvais cultivateurs223. »

Malgré son esprit chimérique, Hugo a sur l’histoire quelques vues justes : « Les historiens qui n’écrivent que pour briller, dit-il, veulent voir partout des crimes et du génie ; il leur faut des géants, mais leurs géants sont comme les girafes, grands par devant et petits par derrière. En général, c’est une occupation amusante de rechercher les véritables causes des événements ; on est tout étonné en voyant la source du fleuve ; je me souviens encore de la joie que j’éprouvai, dans mon enfance, en enjambant le Rhône… — Ce qui me dégoûte, disait une femme, c’est que ce que je vois sera un jour de l’histoire. — Eh ! bien, ce qui dégoûtait cette femme est aujourd’hui de l’histoire, et cette histoire-là en vaut bien une autre. Qu’en conclure ? Que les objets grandissent dans les imaginations des hommes comme les rochers dans les brouillards, à mesure qu’ils s’éloignent224. » Napoléon d’une part, la Révolution de l’autre, étaient deux types épiques, l’un individuel, l’autre collectif, qui devaient s’imposer naturellement à l’imagination d’un poète, mais ces deux types grandirent dans son cerveau, à mesure que son génie même grandissait ; et cette sorte de croissance invincible a fini par produire des images gigantesques et déformées, en dehors de toute réalité. Voyez, par exemple, le cri de Vive l’Empereur poussé dans les Misérables à la face du ciel étoile, et certaines pages de Quatre-vingt-treize sur la Révolution. — « Il y a, disait Hippocrate, l’inconnu, le mystérieux, le divin des maladies, quid divinum. » Ce qu’il disait des maladies. Hugo le dit des révolutions225. Il eut le tort de partager ce que la critique anglaise a appelé la vue mystique et surnaturelle de la Révolution française. Comme Michelet, il était porté à adorer le peuple ; mais adorer n’est pas flatter, et on ne peut confondre un rêveur avec un courtisan vulgaire226. Hugo dit d’un de ses héros, M. Mabeuf, que ses habitudes d’esprit avaient le va-et-vient d’une pendule. Une fois monté par une illusion, il allait très longtemps, même quand l’illusion avait disparu. « Une horloge ne s’arrête pas court au moment précis où on en perd la clef. » Le peuple est tout à fait comparable à M. Mabeuf, et Hugo lui-même au peuple : ni les uns ni les autres n’ont su arrêter à temps leurs illusions. Pourtant, chose remarquable, ce partisan idolâtre de la Révolution n’a jamais été en fait un révolutionnaire. « Supprimer est mauvais, dit-il. Il faut réformer et transformer227. » « N’apportons point la flamme là où la lumière suffit. » « Il faut que le bien soit innocent228. »

Une minute peut blesser un siècle, hélas229 !

Selon Hugo, dans notre société, c’est la femme et l’enfant qui souffrent le plus. — « Qui n’a vu que la misère de l’homme n’a rien vu, il faut voir la misère de la femme ; qui n’a vu que la misère de la femme n’a rien vu, il faut voir la misère de l’enfant. » On dit que l’esclavage a disparu de la civilisation européenne ; c’est une erreur, répond Hugo : il existe toujours ; « mais il ne pèse plus que sur la femme, et il s’appelle prostitution. » Qui a vu les bas-reliefs de Reims se souvient du gonflement de la lèvre inférieure des vierges sages regardant les vierges folles. « Cet antique mépris des vestales pour les ambubaïes, dit Hugo, est un des plus profonds instincts de la dignité féminine230… » Quand il parle de la hardie fille des rues, Eponine : « Sous cette hardiesse, dit-il, perçait je ne sais quoi de contraint, d’inquiet et d’humilié. L’effronterie est une honte231 ».

A peu d’exceptions près, toutes les héroïnes de V. Hugo sont peintes dans ces quelques lignes : « Elle avait dans toute sa personne la bonté et la douceur… pour travail de se laisser vivre, pour talent quelques chansons, pour science la beauté, pour esprit l’innocence, pour cœur l’ignorance… Il l’avait élevée plutôt à être fleur qu’à être femme232. » Hugo a d’ailleurs compris et admirablement exprimé une des fonctions de la femme : « Ici-bas, le joli, c’est le nécessaire. Il y a sur la terre peu de fonctions aussi importantes que celle-ci : être charmant… Avoir un sourire qui, on ne sait comment, diminue le poids de la chaîne énorme traînée en commun par tous les vivants, que voulez-vous que je vous dise, c’est divin. » Il a aussi des peintures admirables du dévouement féminin, du dévouement de chaque jour :

« Etre aveugle et être aimé, c’est en effet, sur cette terre, où rien n’est complet, une des formes les plus étrangement exquises du bonheur. Avoir continuellement à ses côtés une femme, une fille, une sœur, un être charmant, qui est là parce qu’elle ne peut se passer de vous, se savoir indispensable à qui nous est nécessaire, pouvoir incessamment mesurer son affection à la quantité de présence qu’elle nous donne et se dire : — puisqu’elle me consacre tout son temps, c’est que j’ai tout son cœur — voir la pensée à défaut de la figure, constater la fidélité d’un être dans l’éclipsé monde, percevoir le frôlement d’une robe comme un bruit d’ailes, l’entendre aller et venir, sortir, rentrer, parler, chanter ; et songer qu’on est le centre de ces pas, de cette parole, de ce chant ; manifester à chaque minute sa propre attraction, se sentir d’autant plus puissant qu’on est plus infirme… peu de félicités égalent celle-là. Le suprême bonheur de la vie, c’est la conviction qu’on est aimé malgré soi-même ; cette conviction, l’aveugle l’a… Ce n’est point perdre la lumière qu’avoir l’amour. Et quel amour ! un amour entièrement fait de vertu. Il n’y a point de cécité où il y a certitude. L’âme à tâtons cherche l’âme, et la trouve. Et cette âme trouvée et prouvée est une femme.Une main vous

soutient, c’est la sienne ; une bouche effleure votre front, c’est sa bouche ; vous entendez une respiration tout près de vous, c’est elle. Tout avoir d’elle, depuis son culte jusqu’à sa pitié, n’être jamais quitté, avoir cette douce faiblesse qui vous secourt, s’appuyer sur ce roseau inébranlable, toucher de ses mains la Providence et pouvoir la prendre dans ses bras Dieu palpable, quel ravissement !… Et mille petits soins. Des riens qui sont énormes dans ce vide. Les plus ineffables accents de la voix féminine employés à vous bercer, et suppléant pour vous à l’univers évanoui. On est caressé avec de l’âme. On ne voit rien, mais on se sent adoré233

Plus d’une observation fine se mêle à tant de divagations qu’on lui a mainte fois reprochées : « Le premier symptôme de l’amour vrai chez un jeune homme, c’est la timidité ; chez une jeune fille, c’est la hardiesse. » Une vieille fille, selon lui, peut bien réaliser l’idéal de ce qu’exprime le mot respectable ; « mais il semble qu’il soit nécessaire qu’une femme soit mère pour être vénérable234. »

V. Hugo a été un des premiers à attirer l’attention sur les vices de notre régime pénitentiaire actuel et à montrer que les prisons, telles qu’elles sont actuellement organisées, constituent de vraies écoles de crime. « Quel nom les malfaiteurs donnent-ils à la prison ? le collège. Tout un système pénitentiaire peut sortir de ce mot235. » C’est un homme à la mer ! Le navire ne s’arrête pas, ce navire-là a une route qu’il est forcé de continuer ; il passe. L’homme disparaît, puis reparaît, il plonge et remonte à la surface ; sa misérable tête n’est plus qu’un point dans l’énormité des vagues. Il jette des cris désespérés dans les profondeurs. « Quel spectre que cette voile qui s’en va ! Il la regardé… Elle s’éloigne, elle blêmit, elle décroît. Il était là tout à l’heure, il était de l’équipage, il allait et venait sur le pont avec les autres… Maintenant, que s’est-il donc passé ? il a glissé, il est tombé, c’est fini… Ô marche implacable des sociétés humaines ! Pertes d’hommes et d’âmes chemin faisant ! Océan où tombe tout ce laisse tomber que la loi !… Ô mort morale !… » Victor Hugo ne veut point consentir à cette mort, à cette sorte de damnation sociale. Il ne concède pas à la loi humaine « je ne sais quel pouvoir de faire ou, si l’on veut, de constater des démons ». On a comparé Hugo à une force de la nature, en raison de sa puissance d’imagination ; mais c’était plutôt encore une force de l’humanité. S’il avait pu avoir, sans préjudice pour son imagination même, une plus complète éducation scientifique et plus de raison politique, il eût réalisé le type de la plus haute poésie : celle où toutes les idées métaphysiques, religieuses, morales et sociales, prennent vie et se meuvent sous les yeux, parlent tout ensemble à l’oreille et au cœur. La mission sociale de la poésie est à ce prix. Les qualités et les défauts de Victor Hugo en sont, selon nous, une démonstration éclatante. Sans chercher un but extérieur à elle, sans prétendre à l’utilité proprement dite, la grande poésie ne saurait pourtant être indifférente au fond des idées et des sentiments, elle ne saurait être une forme pure : elle doit être l’indivisible union du fond et de la forme dans une beauté qui est en même temps vérité. Quand elle y atteint, elle a atteint par cela même sa mission morale et sociale : elle est devenue une des plus hautes manifestations de la sociabilité dans le monde spirituel et une des principales forces qui assurent le progrès humain. Le vrai poète, a dit Ronsard, doit être « épris d’avenir ». Il est des génies qui nous arrêtent au passage, parce qu’ils résument les temps, parce qu’ils ont même des paroles d’éternité : Ad quem ibimus ? disait Jean à Jésus, verba vitae aeternae habes.