(1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « Victor Hugo »
/ 1816
(1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « Victor Hugo »

Victor Hugo46

I

L’Homme qui rit 47, de Victor Hugo… L’homme qui rit, c’est nous ! Nous n’en sommes, il est vrai, qu’aux premières attitudes, car ce livre vient de paraître, ou plutôt seulement le premier volume de ce livre ; mais ce sont déjà des attitudes de dévots devant la sainte hostie, et qui se préparent à communier. Dans quelques jours, nous aurons le grand jeu des extases, des ravissements et des visions en Dieu. Aujourd’hui, nous nous embrasons l’âme par des citations… Nous n’en sommes encore qu’à la période des citations ; c’est le vers de Gilbert :

On répète déjà les vers qu’il fait encore !

Les dames conférencières en font dans leurs conférences (une puissance maintenant, les dames conférencières !), et les journaux les répètent avec tous les prosternements obligés, en tête et en queue. Certainement nous le connaissons, ce petit impudent système des citations réclamatoires ; mais la servilité, qui, croyez-le bien ! est le fond de ce pays démocratique, les a enjolivées d’un bien charmant détail, inventé en l’honneur du Grand Lama qu’elle adore… et de ses produits. Qui ne le sait ? c’est un usage de tous les temps dans les journaux que, quand on y introduit des citations de quelque auteur, ces citations sont imprimées en petit texte, ou du moins en caractères plus fins que l’article du critique qui veut bien les faire. Mais quand il s’agit d’Hugo, toutes les coutumes sont renversées. Comment ! c’est le critique qui doit rentrer dans le petit texte ! Devant Victor Hugo, ventre à terre ne serait pas encore trop bas. Et voilà ce qui a eu lieu, en effet. On n’a laissé à la Critique que son bout de petit texte, que son bout de tapis ou de paillasson sur lequel elle n’a encore bien juste que la place de s’agenouiller entre deux fastueuses citations du grand homme en grands caractères. Mais que sa fierté — si elle en a une ! — n’en soit pas blessée. Lorsque viendra le tour des articles qui vont arriver, on lui donnera toute la place qu’il faut pour suffisamment se vautrer.

II

Avant ce temps-là, nous voudrions pourtant risquer notre mot sur ce premier volume dont on nous inonde. Et, de fait, cette critique ne saurait aujourd’hui aller bien à fond, comme elle ira peut-être, puisque nous n’avons que le premier volume d’un ouvrage qui en a plusieurs. La composition intégrale de l’Homme qui rit, son intérêt continûment passionné, les caractères qui doivent s’y développer, y grandir et y tomber avec l’action même, le pathétique final, tout, oui ! à peu près tout nous manque, dans ce premier volume, de ce qui peut être plus tard. Et il n’y a probablement au monde que Victor Hugo qui puisse se permettre la haute impertinence de jeter au nez du public le premier tome d’un ouvrage qui doit en avoir encore trois ! Il n’y a que Victor Hugo et son libraire qui puissent avoir l’aplomb de nous dire : « Tenez ! Buvez à petits coups. Ceci est suffisant d’abord… Dans l’hostie, toute miette est Dieu. Dans ceci, toute miette est du génie. On vous dose prudemment la lecture, pour que vous ne mouriez pas tout d’un coup de plaisir et d’admiration, et que vous mouriez un peu, en attendant, de curiosité… ce qui est notre affaire ». Et voilà comme ils parlent, sans avoir l’air de parler, ces messieurs ! Certes ! je ne sais pas si, dans la partie de l’ouvrage qui m’est inconnue et qui est encore à venir, il y a de quoi nous faire mourir d’admiration et de plaisir ; mais ce que je sais, c’est que je viens de lire le premier volume, sur lequel ils avaient compté pour allumer la curiosité comme un incendie, et que je n’en brûle ni n’en meurs… de curiosité. On pourrait même supprimer, si on voulait, sans que je les lusse, les volumes inconnus de l’ouvrage… que, franchement, je n’en mourrais pas !

Car tout ce qu’il y a là-dedans, je le saisi Tout ce qu’il y a là-dedans est déjà vieux sous la plume de l’homme qui l’écrit ! et qui n’écrira plus jamais que ces sortes de choses, parce que le temps et surtout l’orgueil ont solidifié son génie au point qu’il lui serait impossible, quand même il le voudrait, de seulement le modifier. Dès les premières pages jusqu’aux dernières de ce premier volume de l’Homme qui rit, j’ai reconnu le Victor Hugo des Misérables, et surtout des Travailleurs de la Mer. Les Travailleurs de la Mer ont marqué dans le génie de Victor Hugo non pas les qualités, mais les défauts de sa manière, et c’est des Travailleurs de la Mer que ressort son livre d’aujourd’hui. La conception de l’Homme qui rit, que j’ignore, mais qu’il n’est pas si difficile de deviner, est peut-être différente ; mais les mêmes manières ou les mêmes absences d’art s’y retrouvent. Jamais Victor Hugo n’a su construire un livre cohérent et équilibré. Lui, l’architecte amoureux de l’architecture, mais que l’architecture n’aime pas, n’a jamais compris l’harmonie qu’en vers, — et encore pas toujours ! — mais, dans ces derniers temps, la notion de l’harmonie dans les choses de la pensée, dans les masses d’un livre, roman ou drame, dans la distribution des faits ou des effets, est absolument tombée de son cerveau, et si je parlais comme lui je dirais qu’elle y a laissé un trou énorme. Dans le premier volume de l’Homme qui rit, comme dans les Travailleurs de la Mer, il ne bâtit pas : il plaque. Faiseur par pièces et par morceaux, il coupe le fil à son récit et à ses personnages avec des dissertations abominables, dans lesquelles se débattent, comme dans un chaos, les prétentions d’un Trissotin colossal. Il y a du Scaliger dans Hugo, mais du Scaliger équivoque ; car je doute fort de la sûreté et de la pureté des bizarres connaissances qu’il étale, et qu’il a ramassées dans des livres oubliés, ténébreux et suspects. C’est aussi lui le pédant de l’Abîme, comme il le dit d’un des personnages de son Homme qui rit, et plus il va, plus l’abîme se creuse et plus se gonfle le pédant. La dissertation, déjà insupportablement fréquente dans les Travailleurs de la Mer, a pris de bien autres proportions dans le volume actuel. Depuis l’histoire des Comprachicos jusqu’aux histoires des cyclones, des écueils, de la mer et du mécanisme des vaisseaux, tout ce qui devrait être fondu, en supposant que ce soient là des connaissances précises, dans le récit et dans le drame, est détaché en dissertations qui vont toutes seules, oubliant le roman, et pendant des temps infinis. Délabrement déjà entrevu d’un talent qui n’avait pas assurément l’organisation dans la force, mais qui n’en a pas moins, quelquefois, une force admirable par éclairs ! N’est-ce donc pas plus étonnant et plus triste que la syrène finissant en phoque, de voir le grand Hugo — je le dis sans raillerie, et même au contraire avec un respect douloureux ! — écrivant un livre tardif où je n’aperçois, au bout de quatre cents pages, poindre ni caractère original, ni beauté d’âme, ni intérêt profond de trame humaine, se livrer à des besognes inférieures de pédant et de faiseur de dictionnaire, et atteler son vigoureux génie au haquet des plus lourdes dissertations ?

Et si c’était tout ! mais ce n’est pas tout. La syrène a deux queues, comme le célèbre veau avait deux têtes. Après le dissertateur qui envahit Hugo et l’empâte d’une obésité pédantesque, il y a le descripteur menu qui coupe dans cette obésité. Grotesque opposition et lamentable métamorphose ! Le peintre ardent des Orientales, le magnifique et le puissant de la Légende des Siècles, qui faisait ruisseler la couleur par si larges touches, n’a plus maintenant, pour peindre ce qu’il voit ou ce qu’il veut montrer, qu’un hachis de hachures pointues… Voyez son pendu, dans ce premier volume de l’Homme qui rit, cette description qui dure le temps d’une dissertation, et qui n’est, après tout, qu’un cul-de-lampe extravasé, malgré sa visée d’être un tableau net et terrible ! Cette charognade à la Baudelaire, que Baudelaire aurait faite plus courte, cette charognade, calquée à la vitre de la plus immonde réalité et avec des détails qu’un grand peintre aurait oubliés dans l’intérêt de sa peinture, voilà donc tout ce que peut nous donner à présent un homme qui se croit plus qu’un Michel-Ange et qui n’est pas même un Goya ! Victor Hugo s’est mis à pointiller les choses les plus vastes : la mer, les espaces, le Léviathan, les montagnes, comme le pendu de son livre, dont il fait voir, par un enragement de description mêlé à une étourderie supérieure, jusqu’aux poils de barbe, du haut de sa potence et dans la plus épouvantable nuit. Entassement puéril des plus petites chiures de mouches (qu’on me passe le mot parce qu’il est exact !) qu’il y ait dans la création ! Victor Hugo en est arrivé à ponctuer tout, dans un style ponctué comme cette phrase : « Il se hâtait machinalement (un point). Parce qu’il voyait les autres se hâter (un autre point). Quoi ? Que comprenait-il ? L’ombre. » Un jour, il écrira le mot : « Je », puis il mettra un point, et on criera à la pensée ! Style en écailles d’huîtres, disait le vieux Mirabeau du sien. Style en têtes de clous, pourrait-on dire du style que se fait présentement Hugo ; seulement, ces têtes de clous sont parfois grosses comme des loupes, car le mot est souvent ballonné dans la phrase maigre. Poitrine taillée pour les plus longs souffles, et qui semble asthmatique dans l’alinéa-Girardin ! Tel le changement, tel le dernier pas d’Hugo dans ce premier volume de l’Homme qui rit.

Certes ! je ne lui demandais pas l’impossible. Je sais qu’on n’arrache point sa vieille peau. J’avais affaire à Victor Hugo le poète romantique, le matérialiste profond, même quand il touche aux choses morales et aux sentiments les plus éthérés ; tellement matérialiste que nous avons été tous pris, comme des imbécilles, au titre de son livre de l’Homme qui rit. Nous avons cru à quelque philosophe ou à quelque bouffon de génie fouaillant le monde avec son rire, et nous nous disions : Comment s’y prendra-t-il pour être gai, cet homme le moins gai de France ?… Cet homme bouffi, qui a toujours les joues enflées comme un sonneur de trompe, comment pourra-t-il se dégonfler et avoir la grâce d’un rire franc ?… Et pas du tout ! C’est nous qui nous trompions. Il s’agissait d’un monstre fait à la main, d’une grimace fixée, d’un homme défiguré, qui, malgré lui, rit à poste fixe. — Nous ne demandions pas non plus à Victor Hugo des idées et des sentiments autres que ceux-là qu’il exprime, qu’il est obligé d’exprimer. Il commence son livre par un coup de pied dans le ventre du xviie  siècle, qu’il appelle un siècle byzantin, puis au pape, « qui a besoin — dit-il — de monstres pour faire ses prières ». Ces choses devaient venir, et bien d’autres encore, qui viendront dans les volumes à venir, sur Jacques II probablement, sur l’aristocratie anglaise, sur le catholicisme. Le Nabuchodonosor de la Poésie romantique, qui, en punition de son orgueil, broute l’herbe de la démocratie, mourra sans doute en la broutant. Mais nous pensions que, dans la forme au moins, ce poète exagéré, mais grand, ce Gongora, mais ce Gongora de génie, resterait jusqu’à sa dernière heure le maître Victor Hugo d’autrefois, et ne réaliserait jamais cette combinaison stupéfiante que voici : un dissertateur de la Revue des Deux-Mondes et un descripteur du Petit Journal.

Quelque chose comme… Buloz-Trimm !

III

Disons maintenant notre dernier mot sur l’Homme qui rit, dont tous les volumes ont paru, et presque disparu… du moins de la préoccupation publique. Plus tard, il ne serait plus temps. L’Homme qui rit aurait rejoint le Shakespeare de Victor Hugo dans ce néant de l’oubli où il a le mieux et le plus vite sombré de tous les ouvrages de cet homme sonore, qui, même quand il le voudrait, ne pourrait pas faire silencieusement une bêtise.

IV

Le Shakespeare, il est vrai, n’était que de la critique, et l’on sait combien peu Victor Hugo est organisé pour en faire… La fameuse préface du Cromwell n’était point de la critique ; c’était une proclamation romantique, inspirée par les guerres du temps. La raison, la lucidité, la profondeur, le sang-froid, le désintéressement de soi-même, la possession réfléchie de sa pensée, ont été trop radicalement refusées à Victor Hugo pour qu’il puisse faire jamais de la critique. Il trouble trop toute chose de sa personnalité… Même dans ce clair et immense miroir de Shakespeare, il a fait tomber l’ombre d’un insupportable Narcisse qui voulait s’y voir… Mais l’Homme qui rit est un roman. Et un roman, c’est aussi un drame, c’est une œuvre de création et d’imagination poétiques, c’est-à-dire un livre dans les puissances intellectuelles de Victor Hugo. Et pourtant ce livre, attendu comme tout ce que fait encore son auteur, n’a pas produit l’effet que devaient certainement espérer son orgueil et le fanatisme de ses amis.

Tout le monde a été surpris, — et moi-même. Quand le premier volume de cet Homme qui rit a paru, j’ai dit combien je m’attendais à un de ces succès arrangés, préparés, organisés par les assassins de ce Vieux de la Montagne, qui essaient de venger leur grand bonhomme comme si on l’avait insulté quand on ose le regarder d’un œil ferme et qui ne tremble pas. Je croyais véritablement que l’esprit de parti, la badauderie et la bassesse devant toute puissance reconnue, ces trois choses malheureusement françaises, tambourineraient, une fois de plus, avec fureur, la gloire et le génie du grand poète dont on dit : le Poète, comme on dit : le Pape. Eh bien, il faut le reconnaître, je me trompais !… L’Homme qui rit n’a point eu l’accueil que je prévoyais. Malgré le désir très marqué, quand elle parut, de se jeter à genoux devant cette œuvre inconnue et nouvelle, on est resté debout, et même assis… Il a manqué bien des tambours dans cette batterie aux champs… Il est vrai que l’Empereur n’était pas sorti ! Les adorateurs des Misérables ont relevé leurs nez prosternés, et, en se levant, devenus narquois. Les attardés et les vues faibles, qui n’avaient pas vu que depuis longtemps le talent de l’homme s’en allait, — avec de grands airs, des gonflements, des ballonnements, des roues de paon, mais n’en fichait pas moins le camp tout de même, — ont commencé de le voir, et, mieux ! d’en convenir… Ils ont bien tardé, mais enfin ils y arrivent et vont y être. Une fois bien établis dans l’opinion que Victor Hugo est fini, ils n’en bougeront pas. Les Travailleurs de la Mer, — si l’on peut comparer les petites choses littéraires aux grandes choses militaires, — les Travailleurs de la Mer, pour Hugo, c’est Leipsick. Mais l’Homme qui rit, c’est Waterloo. Il n’y a plus que les amis et les enfants qui puissent battre encore le rappel autour du grand homme défait, diminué, et qu’on abandonne ; mais ce serait la générale qu’il faudrait battre, car génie, gloire, popularité (popularité surtout), tout, pour le moment, dans Hugo, est terriblement en danger !

V

Cependant il pourrait être grand, malgré tout cela. Son livre pourrait être bon. Il est des infortunes qui sont plus belles que des victoires. Intellectuellement, ce qui est très fort a chance de n’être pas, du moins immédiatement, compris. Or, voilà la question : Ce livre d’Hugo mérite-t-il le sort qu’on lui fait ?… J’ai dit sur le premier volume ce que j’en pouvais dire. Je n’en pouvais juger que l’accent, le style, la manière… Accent, style, manière connus, antithétiques, défectueux souvent, mais aujourd’hui décadents, dégradés, dépravés, et d’une dépravation systématique et volontaire après laquelle le talent cesserait absolument d’exister… Il reste à examiner la composition de l’Homme qui rit, les caractères, l’action, l’intérêt, les entrailles mêmes du livre, et à conclure que le destin qu’il a est mérité.

En effet, de composition quelconque, il n’y en a pas plus dans les trois volumes qui le suivent que dans le premier… Le premier — vous l’avez vu — était un récit de journal, de faits-Paris quelconques, racontés avec la platitude ordinaire aux faits-Paris, et coupé odieusement, et sans cesse, par des dissertations de revue. Les trois volumes que voici continuent cette sublime combinaison. Si vous preniez le récit qui est le fond du livre, à part de ces nauséabondes dissertations qui ne peuvent agir que sur des Bélises et des Philamintes :

… Du grec ! ô ciel ! Il sait du grec, ma sœur !

vous n’auriez pas, certainement, quatre-vingts pages de l’histoire en quatre volumes de l’Homme qui rit. Quatre-vingts pages (et même moins) peuvent être un chef-d’œuvre, mais c’est à la condition première de se tenir et de se suivre, et dans l’Homme qui rit rien ne se suit ni ne se tient. Plaqué et saccades ! Saccades et plaqué ! De personnages réels, historiques ou humains, exceptionnels, mais vivants, car l’exception elle-même doit vivre, vous n’en trouverez pas plus ici que de composition. L’Homme qui rit n’est qu’une épouvantable grimace, avec rien derrière que Victor Hugo. Le philosophe Ursus n’est qu’une silhouette falotte, avec rien derrière que Victor Hugo. Diva, l’aveugle, qu’un profil fuyant au fusain, avec rien derrière que Victor Hugo. La Josiane, cette grande coquine à imagination phosphorescente et pourrie, n’est qu’une saloperie à froid tout simplement impossible, avec rien derrière que Victor Hugo. Si le chien-loup Homo aboyait, ce qui aboierait en lui serait encore Hugo. Hugo dans toutes ces créatures, Hugo partout et toujours Hugo ! C’est trop d’Hugo, n’est-il pas vrai ? Mais c’est que, pour lui, tout ce qui n’est pas lui n’est pas… Victor Hugo, cet artiste en mots, cet homme-dictionnaire, n’a de comparable à son vide que son orgueil. Il n’y a que son orgueil, il n’y a que le sentiment de son moi qui puisse maintenant combler le vide de sa pensée.

Ce poète, qui ne fut jamais qu’un lyrique, c’est-à-dire un égoïsme chantant, et qui s’est donné, et que les imbécilles ont pris, pour un poète dramatique, dont la première qualité obligatoire est d’être impersonnel, a, dans ses drames, poussé le monologue jusqu’aux dernières limites de l’abus. Charles-Quint y met des centaines de vers à s’éteindre le cœur ! Mais que sont les plus longs monologues de ses drames en comparaison des dix et vingt pages que vomissent, les uns après les autres, tous les personnages de l’Homme qui rit, dans leurs plus simples conversations ?… Quoi ! ils ont le temps et la patience de s’écouter, ces passionnés, au lieu d’agir, et ils ne songent pas à s’interrompre une seule fois ! C’est qu’Hugo ne s’ennuie jamais quand il s’entend parler, et que c’est lui — et lui seul ! — qui parle à travers toutes ces marionnettes de carton.

Aussi, de cet égotisme effrayant, s’il ne finissait par être écœurant, il résulte, et il doit nécessairement résulter, que l’action et l’intérêt du livre sont parfaitement nuls. L’action, d’ailleurs, n’est qu’une piètre antithèse. Faire d’un grand seigneur un enfant volé qu’on a mutilé, et du bateleur mutilé un pair d’Angleterre, qui laisse là la pairie pour retourner à sa boite roulante de bateleur, telle est cette action, qui sautille, commune et capricante, par-dessus les dissertations et à travers toutes les impossibilités d’un conte de fée sans fée ; car on sait où l’on est dans la Belle au bois dormant de Perrault : on sait qu’on est dans le monde surnaturel de la féerie ; mais, dans l’Homme qui rit, on ne sait plus où l’on se trouve. L’auteur nous dit : en Angleterre. Mais quand, en Angleterre, au commencement du xviiie  siècle, ce temps que nous touchons presque avec la main, il n’y a pas dans le palais d’un pair tout-puissant un seul domestique qui vienne quand il sonne comme un enragé, quand il se perd à travers les labyrinthes des salles et des salons de son palais absolument vide et où tout le monde doit dormir sans doute encore plus fort que dans la Belle au bois dormant, et que cette longue course à travers ces salles, comme à travers une lande ou une forêt, est inventée seulement pour nous ménager la surprise, au bout, de la baignoire et de la nudité de la duchesse Josiane, voilà qui doit détruire tout intérêt — même le grossier qu’on voudrait faire naître ! — par l’impossible. Et l’impossible n’est pas uniquement dans cet endroit du livre. Comme Hugo, il est partout… Il est précisément dans cette scène, la plus préparée, la plus travaillée et la plus indécente du livre, cette scène du viol (presque) de Gwynplaine (l’Homme qui rit) par cette duchesse Josiane, que l’auteur, l’ennemi des duchesses, a bâtie à la chaux et au sable de la plus audacieuse corruption. Cette scène, que j’accepterais sans bégueulerie si elle était passée aux flammes de la passion, purificatrices comme le feu, mais que j’accuse de la plus dégoûtante indécence, est surtout impossible par la raison que toute femme assez affolée pour, comme la femme de Putiphar, déchirer le manteau d’un homme, oublie tout, quand la terrible furie de ses sens l’emporte, ne songe point à parler alors, comme un vieux et froid faiseur d’éroticum, d’Amphitrite qui s’est livrée au cyclope, d’Urgèle qui s’est livrée à Bugryx, de Rhodope qui a aimé Phtah (l’homme à la tête de crocodile), de Penthésilée, d’Anne d’Autriche, de madame de Chevreuse, de madame de Longueville, et ne se livre pas, en ce moment décisif et décidé, au plaisir érudit de faire, qu’on me passe le mot ! tout un cours de catins. Il y a là, dans cette blanche peau de la duchesse Josiane, bourrée à froid de cantharides, un affreux pédant qui s’appelle Victor Hugo, et qui, de cette femme, rend tout à coup grotesque la tragique monstruosité ! L’impossible est aussi dans Gwynplaine, dans cet homme qui ne rit que parce qu’on lui a taillé au couteau un rire dans la face, et qui, dit l’auteur, faisait contagieusement rire, à se tordre, les foules rassemblées, dès l’instant seul qu’il se montrait. De toutes les sensations, en effet, que devait donner cet homme hideux, à la bouche fendue jusqu’aux oreilles et aux lèvres coupées sur les dents, ce n’était pas la sensation du rire, du rire communicatif et joyeux. Ceci n’est pas plus vrai que tout le reste ! C’était l’horreur, c’était l’épouvante, c’était le dégoût. Ce n’était pas, ce ne pouvait pas être le rire, et si, par une hypothèse que je n’accorde pas, cette douloureuse et cruelle hideur avait pu produire l’irrésistible rire, ce n’est pas du rire que peut naître jamais l’amour ni même le désir, et Josiane, sérieuse comme la passion et comme le vice, n’aurait jamais aimé Gwynplaine. Ainsi, encore là l’impossible ! et un impossible bien autrement compromettant que le simple impossible de l’événement, des circonstances, de la mise en scène, dont un habile homme ne se joue guères ; mais l’impossible de la nature humaine, la méconnaissance absolue des lois qui la régissent et dont, sous peine de faux et d’absurde, il est défendu — à n’importe qui ! — de se jouer.

Victor Hugo, qui se croit tout permis, a osé s’en jouer, lui ! et à ce jeu, d’ailleurs facile, il a gagné de faire un livre toujours ennuyeux quand il n’est pas impatientant et incompréhensible. Et ceci, comme on voit, c’est ce que j’ai appelé « les entrailles même du livre ». C’est dans les entrailles que nous sommes ! Je pourrais, comme d’autres l’ont fait, me livrer à des critiques de détail, parler, moi aussi, de « la colonne vertébrale de la rêverie », citer, à mon tour, des phrases inouïes de préciosité insensée ; car Hugo a l’éléphantiasis de la préciosité, et produisant bien autrement le rire que l’Homme qui rit, et bien plus à coup sûr ! Je pourrais, comme on dit, chercher la petite bête dans un livre qui en est plein, de petites bêtes… Mais je dédaigne cette manière taquine de critiquer un homme, et je la laisse à mes pieds, par respect pour l’ancien talent d’Hugo. Je le traite en artiste fort, en homme qui doit savoir la nature humaine et la faire vibrer à commandement quand il lui plaît ; mais qui, malheureusement, n’a montré dans son Homme qui rit ni art, ni âme, ni nature humaine ! Barbouillade et amphigouri, éclairés peut-être ici et là de cinq à six pages gracieuses ou éclatantes (tout au plus !), l’Homme qui rit — il coûte de le dire ! — pourrait déshonorer intellectuellement la vieillesse d’un homme qui n’a pas su se taire à temps, par pudeur pour des facultés faiblissantes…

Voilà pour l’esprit ! Mais quant à la moralité de ce livre, dans lequel tout ce que le monde respecte à juste titre : les grandeurs sociales, les pouvoirs, les royautés, les aristocraties, les religions, les législations sévères, tout ce qui fut l’honneur de l’Histoire, est insulté, — systématiquement et résolument insulté, — je n’hésiterai point à dire qu’elle est basse. Victor Hugo fait avec sa plume comme Tarquin avec sa baguette ; mais les pavots qu’il coupe sont tous plus grands que lui, et voilà pourquoi il les coupe ! Les sentiments de l’envieux social, les flatteries aux peuples et même aux canailles, — cette aristocratie renversée des peuples, — par ce flatteur de tous les gouvernements, les uns après les autres, et à qui il ne restait plus qu’à flatter cela aussi pour être complet, circulent et respirent dans toutes les pages de ce roman, qui n’est peut-être qu’un prétexte à déclamations pourpensées au lieu d’être un livre d’imagination de bonne foi… Ah ! les hommes de génie sont de grands ingénus, mais quel est l’homme parmi les amis d’Hugo, et les plus grisés par l’opium qu’il leur verse, quel est l’homme qui pourrait croire ingénument à l’ingénuité d’Hugo ?… Qui pourrait croire à son ingénuité, même comme artiste ?… Hugo n’est et n’a jamais été qu’en grand Retors. Tout est rétorsion en lui, violente, réfléchie, volontaire, et cette rétorsion a quelquefois été puissante. Elle produisait de grands effets, dont les imaginations plus naïves que la sienne ont été dupes longtemps. Mais l’Homme qui rit sera l’homme qui dessille les yeux ! Ce crachat guérira les aveugles Victor Hugo, l’heureux joueur à la renommée qui faisait martingale depuis vingt ans, vient de perdre la dernière partie…

Il s’appelait Victor, — et ce nom lui allait bien ! Désormais, on l’appellera Victus.

VI

Dans un article d’examen sur la Lucrèce Borgia d’Hugo, qui n’a inspiré le premier jour que de la curiorité, sans enthousiasme, et le lendemain que les grandes phrases d’une critique sans indépendance, nous avons touché cette question des Borgia, qui n’est plus à présent qu’une mystification de l’Histoire. Mais nous ne nous doutions pas qu’aux travaux historiques et critiques signalés par nous en passant, contre la grosse balourdise des crimes des Borgia, il allait s’en ajouter un autre, définitif, sur le chef de la hideuse famille, sur le serpent générateur de toute cette nichée de serpents…

Nous ne nous doutions pas qu’un livre sur Alexandre VI48 achèverait d’un dernier coup le monstre postiche devant lequel les imbécilles et les hypocrites vertueux se sont indignés ou ont tremblé depuis trois siècles avec une émotion si comédienne ou si dupe, et qu’il serait solennellement envoyé à Victor Hugo pour refaire son éducation sur cette question des Borgia, et lui montrer qu’il est plus honteux pour le génie que pour personne d’être, à ce point-là, mystifié.

VII

Car il a été mystifié. Victor Hugo, poète et non pas critique, quoiqu’il ait voulu faire de la critique en ces derniers temps, ne s’est nullement inquiété de savoir si les Borgia étaient réellement bien les scélérats dans lesquels on les avait costumés. La probité d’Hugo ne s’est nullement inquiétée de cela. Poète, et poète dramatique, il a le sentiment de l’Histoire à peu près autant que son vieux complice, Alexandre Dumas, qui, lui aussi, s’est enfoncé jusqu’aux oreilles dans les Borgia, et s’est occupé de leurs crimes, non pour la scène, mais pour l’enseignement. Délicieux professeur ! Il y a un oiseau qui s’appelle l’engoulevent, qui vole le bec ouvert et avale le vent, symbole des badauds, et que Victor Hugo pourrait prendre pour ses armes. Mais l’engoulevent n’est qu’une grive en comparaison du poète dramatique qui avale, lui, des choses bien plus difficiles à avaler que le vent, quand ces choses peuvent se réduire en drame, en effets à produire, en applaudissements… Or, la Lucrèce Borgia d’Hugo est une de ces choses-là… Lucrèce Borgia avait été, comme son père Alexandre VI, arrangée de longue main, pour le scandale et pour l’horreur, par des drôles, ennemis de la Papauté, qui trouvaient joli de faire la Renaissance des crimes de l’Antiquité en même temps que la Renaissance littéraire ; et l’engoulevent dramatique avala cette Lucrèce comme Gargantua avala ses six pèlerins en salade, et nous la rendit, cette Lucrèce, en cette chose qu’on joue pour apprendre au peuple la véritable histoire. Il y avait pourtant un chef-d’œuvre qui aurait dû mettre la main sur l’épaule d’Hugo et l’avertir. C’était la dissertation de Roscoe.

La dissertation de Roscoe sur Lucrèce Borgia est le meilleur soufflet que des joues protestantes aient reçu de mains protestantes.

Mais la Lucrèce de Roscoe, qui est la vraie Lucrèce, n’avait pas le fumet dramatique de l’autre Lucrèce, la Lucrèce de la calomnie ; et ce qu’il fallait au poète dramatique, c’était une Lucrèce faisandée, — une Lucrèce qui eût du fumet… Lut-il Roscoe ? Ne le lut-il pas ?… Qu’importe ! la question n’était pas là pour lui… Rien de la vérité ne pourrait arrêter un homme qui a dans le ventre la fringale de l’applaudissement, la fureur dramatique… Ah ! le cabotinisme de l’acteur remonte jusqu’au poète ! et voilà même pourquoi l’art dramatique est, au fond, un art si inférieur, malgré l’éclat qu’il jette. Il y a plus ou moins, dans tout poète dramatique, je ne dis pas un cabotin, mais je ne sais quoi de cabotin qui préfère l’applaudissement à la vérité.

Et c’est là-dessus qu’il faut insister. Quand Victor Hugo fit sa Lucrèce Borgia, il n’était, pas le Victor Hugo d’aujourd’hui. Il n’en était alors qu’à son avatar Louis-Philippe, lui qui ne croit pas pour des prunes à la métempsycose ; car il s’est métempsycosé avec tous les régimes : restauration, monarchie de juillet, république, empire, re-république ! Pythagore n’était qu’un cul-de-jatte immobile, comparé à Victor Hugo ! En ce moment, dit-on, il pond et couve un Torquemada, qui ne sera certainement pas plus vrai que Lucrèce, ce Torquemada de son dernier avatar, de l’avatar de la république démocratique et de l’enragement contre l’Église. Je devine sans peine tout ce qu’il sera.

Mais, du temps de Lucrèce Borgia et de Louis-Philippe, nulle raison que la démangeaison seule de l’applaudissement, nulle autre que la mendicité dramatique, pour dauber, comme l’a fait Victor Hugo, dans la Lucrèce de Burchard, de Guichardin, de Sannazar et de Gordon ! En vain, en regard d’écrivains si suspects, un grand poète, qui ne s’était jamais avili, celui-là, avait-il chanté les vertus de Lucrèce. Le poète

Hugo ne tint aucun compte des paroles de ce poète qui s’appelait l’Arioste. Il aima mieux croire des polissons. L’histoire des Borgia n’est, en effet, comme elle a été inventée, racontée et admise par des imaginations corrompues, qu’une immonde et scélérate polissonnerie, et les polissons et les polissonneries sont plus dramatiques que la vertu, la dignité, les attitudes patriciennes, l’immobilité majestueuse des caractères qu’on retrouve toujours à la même place, aujourd’hui comme hier et comme demain ! Victor Hugo moula donc sa Lucrèce en pleine fange, — en pleine fange qu’il n’avait pas faite, en cela au-dessous du maçon qui fait le mortier dont il se sert. Pour lui, dans son drame de Lucrèce Borgia, il ne s’agissait que de Lucrèce ; mais par Lucrèce il atteignait à Alexandre VI, qui n’était encore, dans ce temps-là, qu’Alexandre VI pour Hugo, mais qui présentement serait pour Hugo, dans son avatar actuel, quelque chose de bien pis, s’il avait à en parler, qu’Alexandre VI, car ce serait le pape, et il fut seulement pour Alexandre VI ce qu’il avait été pour Lucrèce. Il dut éclabousser le père avec la fille, et il l’éclaboussa ; mais croyez bien que s’il recommençait son drame, il ferait mieux que de l’éclabousser ! Croyez bien qu’au terme où en est descendu Victor Hugo, même le livre que voici, tout concluant qu’il puisse être, ne lui ôterait pas la boue de la main !

VIII

C’est un livre érudit et discuté, — un livre hardi, même contre les catholiques, qui, eux aussi, ont été dupes, quand ils n’ont pas été très lâches, dans cette question d’Alexandre VI. Aujourd’hui, en ce moment encore, un journal, le Correspondant, qu’on pourrait appeler à plus juste titre « le Trembleur », et qui s’imagine que la vérité a, comme lui, peur de quelque chose, trouvait imprudent — et l’exprimait — de toucher à ce sujet fétide d’Alexandre VI, fût-ce pour l’assainir, fût-ce pour éponger la mémoire de ce pontife des souillures qu’on a fait ruisseler sur elle ! Une telle opinion, si elle était respectée et pouvait triompher, ne serait, du reste, que la confirmation volontaire et éternisée de l’immense faute commise par un clergé qui avait des ordres savants à son service, et même des hommes de génie, et qui n’a jamais songé à répondre péremptoirement et carrément, une fois pour toutes, aux effroyables calomnies qui n’entamaient pas que la personnalité d’un seul pape, mais, aux yeux du monde, jusqu’à la papauté elle-même !

Courbé, aplati, stupéfié sous l’ascendant de ces calomnies, le clergé, il faut bien le dire, a laissé imbécillement établir aux ennemis de l’Église — car ils l’ont établi — qu’Alexandre VI était la Trinité de l’inceste, de la fornication et de l’empoisonnement sur le trône pontifical de saint Pierre, et, chose inouïe et particulièrement lamentable ‘ il a fallu attendre jusqu’à ces derniers temps pour qu’un protestant — Roscoe — eût un doute sur ces monstruosités fabuleuses, pour que le doux Audin, qui n’était pas un prêtre, mais un laïque, s’inscrivît hardiment en faux contre elles, et pour que Rohrbacher, qui n’y croyait pas et qui les discuta en passant, avec une force de bon sens herculéenne, dans sa grande Histoire de l’Église, écrivît ce mot, qui sent la vieille épouvante, incorrigible, du prêtre : « Il faudrait, pour bien faire, qu’un protestant honnête homme allât jusqu’au fond de cette question d’Alexandre VI », — comme si ce n’était pas plutôt à un prêtre catholique que l’honneur d’un pareil sujet incombait !

Heureusement que ce prêtre est venu ! Heureusement que cette faiblesse sacerdotale et séculaire va prendre fin dans le courage d’un prêtre arrivé tard, mais arrivé, et qui s’est dévoué à démolir et à ruiner la calomnie et le scandale érigés, au sein de l’Église, par des mains hostiles à l’Église, comme deux tours d’ignominie sous lesquelles on croyait l’écraser ! Seulement, tout en se dévouant à cette tâche, tout en étant sûr de son courage, tout en étant certain des faits qu’il oppose à la calomnie, ce prêtre ne peut se défendre d’une impression de terreur encore tout en renversant l’odieux colosse, tant ç’a été longtemps une opiniâtre tradition de lâcheté et de bêtise que l’idée qu’il ne fallait pas y toucher !

Mais, grâce à Dieu ! il y a touché, et il l’a renversé, dans ce livre que nous annonçons, le colosse du faux Alexandre VI qui pendant si longtemps nous a caché le vrai, de cet Alexandre VI qui ne fut, comme on l’a dit, ni un Sardanapale ni un Tibère, mais auquel on a fait des vices surhumains pour cacher des vertus seulement humaines, comme on fait le masque plus grand que la figure pour mieux la cacher ! Il l’a renversé dans ce livre inachevé, qui n’est que le premier volume d’un ouvrage qui en aura deux. Faute de tactique, peut-être, que ce temps d’arrêt dans la publication, car on ne coupe pas en deux ses boulets, et c’était un boulet à tout emporter et à nettoyer profondément la place qu’un Alexandre VI réhabilité devait être ! Faute cependant moins grande qu’elle ne paraît. Nous n’avons en ce volume que Rodrigue Borgia, mais nous avons aussi le grand seigneur, l’officier, l’homme marié, le cardinal, le prêtre et le légat que fut Borgia avant de monter à la papauté ; et ce Borgia-là est tellement tiré au clair par l’historien et mis dans un jour si lucide, sa vie est tellement dardée de pointes de lumière, cette vie qui dura soixante ans avant son élection et entre laquelle et nous se sont glissés ou étalés tant de mensonges, que le pape qui sort de ce Borgia on est déjà sûr, avant qu il en soit sorti, de son innocence, et que la preuve qu’on voulait faire on la fait toute, seulement avec sa moitié !

IX

Tel est le premier volume. Borgia, en attendant le pape, en sort complètement justifié. Or, Borgia, — qui l’ignore ? — pour qu’on crût à la culpabilité du Nabuchodonosor qui devait précéder dans la haine du monde sa Babylone écarlate, a été enveloppé dans des calomnies égales à celles dans lesquelles on a enveloppé le pontife, et ces calomnies, il fallait les détruire aussi bien que les autres. L’historien que voici est revenu, lorsque les faits lui ont manqué, aux considérations du bon sens, à l’argumentation, à la force de l’induction ou à celle des choses déduites ; mais il est d’abord et surtout entré dans les faits, jusqu’à ce que les faits manquassent non pas sous sa main, mais sous toute main.

Il les a épuisés. Ces faits : la naissance de Borgia, de vieille race royale aragonaise et dont l’élévation ecclésiastique vint de ce qu’il était le neveu du vaillant pape Calixte III ; ses premières fonctions, qui furent militaires ; son mariage avec Julia Farnèse, qui mourut après quelques années ; la légitimité, contestée et prouvée incontestable, de ses enfants ; le rétablissement dans son titre pur de belle-mère de celle-là que les historiens ont appelée, sans le comprendre, du nom familier et intime de Vanozza, et dont ils ont fait la maîtresse d’Alexandre VI jusque dans ses dernières années parce que cette belle-mère, gendre respectueux, il n’avait jamais cessé de la visiter ; les longues années sous plusieurs papes qui le conservèrent chancelier de l’Église, le firent évêque et l’envoyèrent, comme légat, en Aragon, représenter le Saint-Siège ; ses mœurs si accusées, mais garanties par la considération des papes — presque tous des grands hommes — sous lesquels il vécut, et par sa popularité dans le collège des Cardinaux, où jamais une voix ne s’éleva contre lui, mais où toutes, moins deux, s’élevèrent pour lui quand il fut nommé pape : tous ces faits sont racontés ici avec un détail dans lequel nous ne pouvons entrer, mais qui confond, par sa netteté et par son poids, quand on songe à tout ce qu’on a fait de cette simple et imposante histoire !

Il résulte du récit, discuté à mesure qu’il se développe, du nouvel historien d’Alexandre, que pendant toute sa vie de cardinal ce singulier Héliogabale ne commit qu’une seule faute, dont le reprit paternellement Pie II (le grand Piccolomini), et cette faute énorme fut d’être demeuré un peu trop longtemps à un bal où des femmes dansaient sans leurs maris. Hors cette légèreté d’un instant, cet oubli de la sévérité de son état, expliqué peut-être par les anciennes habitudes militaires et d’homme du monde, le cardinal Rodrigue Borgia reste, dans l’histoire du R. P. Ollivier, absolument irréprochable… S’il ne fut pas un saint dans le sens rigoureux et glorieux du mot, il fut, au moins, un prêtre exemplaire, au niveau des plus hauts devoirs par le caractère et par les facultés, et tellement le contraire, en tout, de ce qu’on sait, que pour ne pas rester hébété devant ce phénomène il faut revenir au mot fameux de de Maistre : que depuis plus de deux cents ans c’est une conspiration organisée contre la vérité que l’Histoire !

Les premiers conspirateurs contre celle d’Alexandre VI sont, aux yeux de son nouvel historien, les mêmes qu’aux yeux d’Audin et de Rohrbacher… Ce sont Burchard, le valet déshonoré et cassé aux gages, et Guichardin, que le sceptique Montaigne ne craint pas de traiter d’esprit pervers ; Burchard surtout, « ce Procope menteur d’antichambre, avec lequel, si ses contes étaient vrais, le profond politique Alexandre VI, ce grand discret, ne serait plus qu’un idiot ! » dit Audin. Mais Burchard et Guichardin ne sont plus les seuls. Ils ont fait souche. D’autres qui vinrent après eux se servirent du Diarium de Burchard et de celui d’Infessura, un anecdotier et un chroniqueur du même genre, et les altérèrent et les corrompirent…

Ce fut encore l’anonyme de la Vie de Rodrigue Borgia, plus mauvais pour les choses scandaleuses que le Diarium de Burchard, et qu’un ami du protestant Gordon copia. Ce furent à leur tour les poètes du temps, comme Sannazar et Pontano, les Épigrammatistes et les Renaissants qui imitaient l’ordure antique, les Suétoniens qui voyaient partout des Césars et des vices à la façon romaine, et tous ces ennemis de l’Église qui n’attendaient que Luther pour se faire protestants. Enfin ce fut Leibnitz lui-même, protestant aussi, qui, malgré sa haute probité, ayant mis la main sur le Diarium de Burchard reconnut qu’il fourmillait de fautes, et néanmoins le publia ! Et cette conspiration contre la vérité et contre l’histoire, qui va de Burchard à Leibnitz, a encore passé par Bayle et par Voltaire, qui, un jour de bon sens, en a ri, pour arriver enfin à Victor Hugo, qui n’a pas le bon sens de Voltaire, — et qui n’en rira pas !

Ira-t-elle plus loin ?… Je n’en doute pas. Mais seulement elle n’ira pas sans honte après cette histoire d’Alexandre VI qui, sans colère, l’a démasquée. Elle ira, maintenant, si elle le veut, le visage nu. Elle ne pourra tromper personne. Le moine déterminé qui a entrepris la réhabilitation d’Alexandre VI ne s’arrêtera pas. Il a commencé par innocenter l’homme dans le Borgia avant d’être pape, et cet homme-là était plus difficile à reconstituer que ne sera le pontife, vu à la lueur éternelle et pure, pour ceux qui osent le regarder, d’un irréprochable bullaire. À tout seigneur tout honneur, même dans l’erreur ! Cette première partie de cette histoire, je l’ai dit, a été envoyée à Hugo pour qu’il pût s’en servir, s’il en fait une, dans sa préface future de Lucrèce Borgia. Mais Victor Hugo, qui doit tenir à son scélérat d’Alexandre VI et à toutes ses petites exploitations dramatiques, Hugo y répondra-t-il ?…

X

Malgré son grand nom révolutionnaire, le nouveau roman de Victor Hugo, qui vient d’éclater comme le dernier coup d’un fusil qui crève, ne fait déjà plus de bruit. Quand on se rappelle la tempête d’éloges ou de blâmes que soulevèrent les Misérables, on trouve bien froid et même indifférent l’accueil fait au livre d’un homme qui, de toutes ses puissances à peu près perdues, n’avait jusqu’ici gardé intégrale que celle de passionner l’opinion. C’est presque un enterrement… civil, non ! mais incivil plutôt. La Critique est-elle donc ennuyée à la fin d’entendre appeler depuis si longtemps Victor Hugo « le grand homme ?… » Est-elle blasée sur son génie ?… Est-elle indigérée de ses œuvres ?… Sent-elle que le nombre de ses œuvres toujours s’accroissant, et l’auteur ne changeant pas sa manière et ne se renouvelant jamais, car les hommes d’un grand génie ont parfois de ces avatars sublimes, elle — la Critique — ne se renouvellerait pas non plus en en parlant ?… Autrement dit, prévoit-elle que les redites de l’auteur lui imposeraient des redites à elle-même ? Perspective désagréable pour qui tient à intéresser.

Songez donc ! Lorsque, depuis les Contemplations, par exemple, jusqu’à ce Quatre-vingt-treize 49, on a examiné, analysé, jaugé, jugé, caractérisé tous les livres qui ont paru de cet infatigable travailleur de la mer… littéraire, comment s’y prendre pour être neuf, quand il ne l’est plus, et pour ne point rabâcher, quand il rabâche ?… Il est excessivement difficile de parler maintenant avec agrément de Victor Hugo. Il n’a certainement pas percé la langue de la Critique avec un poinçon d’or, comme la Fulvie d’Antoine perça la langue de Cicéron, mais il l’a fatiguée. Or, si c’est beau de lasser la langue de la Renommée, lasser celle de la Critique est un peu moins beau.

Et cependant, voyez l’inadvertance ! Si Hugo est toujours, littérairement, Hugo, dans son Quatre-vingt-treize, — et c’est ce que l’on peut en dire de pis, — il n’est pas moins vrai qu’à part sa manière si connue, qualités et défauts éternels, il nous donne le spectacle de quelque chose de très inattendu et qui a le droit de nous étonner. Sans doute, je savais bien que si Victor Hugo, l’Olympien du Romantisme, ne bouge pas dans l’Empyrée de son génie, il n’a pas tout à fait la même immobilité de dieu dans ses opinions, et que la statue de Memnon, à la bouche pleine de soleil et à laquelle il s’est comparé autrefois :

Napoléon ! soleil dont je suis le Memnon !

n’a pas toujours eu le même soleil dans la bouche : qu’avant Napoléon il y avait eu le soleil de la vieille monarchie française et de sa restauration, qui ne dura qu’une aurore ; et après le soleil de Napoléon, qui l’a toute remplie, celui de la révolution, après lequel il ne pouvait plus guères sortir que la flamme révolutionnaire de cette bouche rotonde et profonde. Du moins, je le croyais, et je me trompais, à ce qu’il paraît ; mais je ne suis pas humilié de mon erreur. Par un revirement dont Dieu et Hugo ont seuls le secret, le soleil de la monarchie, qui ne lui semblait plus qu’un soleil de petite Provence, bon seulement pour réchauffer de pauvres vieux, est revenu jouer autour des lèvres sonores du Memnon de tous les soleils, et il leur a redonné une harmonie qui, ma foi ! pourquoi ne pas le dire ?… a trouvé de l’écho dans nos cœurs. Oui ! voilà la grande et la seule nouveauté de ce livre. L’inspiration du romancier (stupete, gentes !) dans Quatre-vingt-treize est plus monarchique que révolutionnaire, et l’on dirait, si on ne connaissait pas la versatilité de l’âme des poètes, que c’est là une espèce d’amende honorable faite, par un républicain dégoûté de ses républiques, aux pieds encore absents d’une monarchie qu’il sent venir !

XI

Et, en effet, il s’agit de Quatre-vingt-treize, n’est-ce pas ? et, chose particulière, il n’y a pas, dans ce Quatre-vingt-treize, le grand événement de Quatre-vingt-treize, celui-là qui data la révolution française : la mort du roi, ce crime sans pareil dans les annales de la France, et qui décapita la France ! ce crime incomparable dans les annales du monde, parce qu’il tua à travers un homme le principe qui fait vivre les nations, — le principe d’autorité !… On n’en parle que pour mémoire. On en dit deux mots en passant, et c’est tout. Et quels mots ! deux mots puérils, et traînés partout, sur la veste blanche du roi et la couleur du fiacre qui le porta à l’échafaud. C’est que, au fond, le Quatre vingt-treize de la Révolution et de la Convention est bien moins la visée du livre de Victor Hugo que le Quatre-vingt-treize de la Vendée et de la Chouannerie, placées toutes deux sous ce titre charlatanesque de Quatre-vingt-treize tout court, par un auteur qui n’ose pas rompre, du premier coup, avec les siens !… Ah ! la Révolution ne sera pas contente ! Si son Tigre de Nubie n’est pas mort, il est bien malade.

Si son poète n’est pas entièrement passé à l’ennemi, il est à califourchon sur la palissade des deux camps. Elle le voit peut-être, mais elle ne le dit pas. Encore discrète ! Au peu de bruit que fait actuellement dans le camp révolutionnaire ce livre, dont le titre seul était une cloche qu’on agitait, même avant qu’il parût, ou peut croire que la Révolution y met du stoïcisme et qu’elle garde silencieusement dans ses entrailles le petit renard que Victor Hugo vient d’y introduire. Mais, allez ! elle ne l’y gardera pas longtemps sans crier. Le jour n’est probablement pas éloigné où elle criera furieusement, de ses mille voix : « La grande trahison du vicomte Hugo ! » comme, à une autre époque, elle criait, dans ses journaux et dans les rues : « La grande trahison du comte de Mirabeau ! »

Car elle est toujours la même, la Révolution ! On la trahit toujours ! Et c’est la trahir, pour parler comme elle, que d’admirer ses ennemis, fussent-ils admirables cent fois ! C’est la trahir que d’inspirer, comme vient de le faire Hugo, de l’intérêt et de l’admiration pour ces choses scélérates et ces hommes scélérats, les hommes et les choses de la monarchie ! que de faire parler et agir avec toutes les raisons et toutes les noblesses les soldats de cette Royauté détestée, que Victor Hugo ne déteste peut-être plus… et les soutiens de cette religion bête qu’un homme d’autant de génie que lui, parbleu ! ne pratique pas, mais contre laquelle, du moins, il ne vomit plus ici le flot d’impiétés ordinaire… En ce roman de Quatre-vingt-treize, le royalisme de ses premières années, qui repousse dans Hugo, a porté bonheur à son talent. On peut se demander ce que serait le livre sans ce royalisme-là… Tout ce qui est royaliste y est sublime de langage et de conduite. Tout ce qui s’y trouve de révolutionnaire y est faux, déclamatoire, insignifiant et nul. Tout ce qui retentit le plus de beauté et de vérité historique dans ce roman, qui a la prétention aussi d’être une histoire, et où la donnée romanesque, la donnée d’invention, est d’une misère à faire pitié, c’est la monarchie, les idées et les plans de la monarchie, l’héroïsme de la monarchie. Le vrai héros de Quatre-vingt-treize, c’est Lantenac, c’est le marquis, c’est l’émigré ! Et ce n’est pas seulement un héros dans le sens le plus fier et le plus idéal du mot, mais c’est de plus l’homme d’État qui voit le mieux dans les nécessités du temps, et qui a raison — absolument raison ! — dans tout ce qu’il fait comme dans tout ce qu’il pense. C’est l’homme fort du livre, le mâle, le lion, auquel Hugo ne peut pas donner plus de génie qu’il n’en a, lui, Hugo, mais auquel il en a donné autant qu’il pouvait en donner. Lantenac, c’est Hugo lui-même. Si Hugo avait été jeune, Lantenac n’aurait pas été vieux. Devant Lantenac, l’émigré et le marquis, que sont tous les révolutionnaires qu’il a contre lui, devant lui, autour de lui, dans toute la durée du roman ! Ce qu’ils sont ? des pygmées, même Robespierre, même Danton, même

Marat, qu’il nous fait voir une fois seulement dans une conversation qui les rapetisse en les gonflant (manière de rapetisser de Victor Hugo), et les rend grotesques, ces hommes terribles, ces dieux tonitruants de la Révolution, qui ne sont plus là que les marionnettes sanglantes de leurs ridicules vanités ! Évidemment ils sont sacrifiés au royaliste Lantenac, et le livre semble une Légende des Siècles de plus, — la légende du dernier siècle de l’antique et grande Monarchie française, — qu’Hugo l’ait voulu ou ne l’ait pas voulu ! S’il l’a voulu, c’est bien ; c’est une rentrée chez nous à mots couverts et que nous aimons à découvrir. Nous ne sommes point pour l’impénitence finale. S’il ne l’a pas voulu, c’est mieux. La Vérité a pris le poète par les cheveux et l’a violenté. Elle a été plus forte que Samson, et Dieu, qui, en somme, est le vrai Roi qui s’amuse, Dieu s’est amusé.

XII

Eh bien, et nous aussi !… Il n’y a rien de plus amusant pour nous que la déconvenue d’un parti qui comptait sur une apothéose des siens, et qui trouve, à la place, l’apothéose de ses adversaires ! Mais quant au livre même, ce n’est pas amusant qu’il faut écrire. C’est un mot plus grave. Le livre est intéressant en beaucoup d’endroits, et d’un intérêt souvent très pathétique et très profond. Seulement, il l’est — ne nous y trompons pas ! — par le fait de son sujet et indépendamment de la valeur de l’homme qui l’a écrit. Quoique le sujet du livre en question protège, exalte et grandisse à plus d’une place, comme je l’ai dit déjà, le talent de Victor Hugo, le sujet n’en reste pas moins très au-dessus de son génie, et la preuve, c’est que Victor Hugo l’affaiblit, toujours et partout, quand il y mêle ses inventions.

Et c’est ici que revient la question littéraire, l’inexilable question littéraire, qui va nous obliger à nous répéter, puisque Victor Hugo se répète. Si supérieur que soit le roman de Quatre-vingt-treize, qui n’a que le silence, à ce roman des Misérables, qui eut le bruit, à ce livre d’un sujet qui était, celui-là ! une mauvaise action, à effet pervertissant, tout à la fois monstrueux et vulgaire, et qui emporta tous les niais de France dans un transport d’enthousiasme un peu refroidi depuis que les Misérables ont fait la Commune comme Hugo avait fait les Misérables, il y a cependant, il faut le reconnaître, dans le Quatre-vingt-treize d’aujourd’hui, tous les défauts et tous les vices de composition et de langage que nous avons reprochés aux Misérables, quand ils vinrent dépraver l’opinion et la littérature. Victor Hugo ne se corrige point. Il est au-dessus de toutes les corrections, même des siennes. On cite de lui un mot, que j’aime, du reste : « Je ne corrige jamais mes livres qu’en en faisant d’autres », dit-il. Méthode fière ! Mais j’en voudrais mieux voir l’application dans ses œuvres. Elle n’y est point. Littérairement, le Quatre-vingt-treize n’a point corrigé les Misérables… J’y retrouve toutes les fautes immuables de cet homme immuable, même quand il change ses inspirations.

Et, de fait, c’est toujours les mêmes conceptions, informes ou difformes à force de vouloir être grandioses, et la même manière apoplectique ou hémorragique de les exprimer ; c’est toujours le même mélodrame des choses, des hommes et de la langue, le même amour de l’impossible qu’avaient Néron, Caligula et les autres empereurs romains de la décadence, et qu’il a littérairement aussi, Hugo, cet empereur de notre décadence littéraire ! Comme tous les hommes qui peuvent beaucoup, Victor Hugo est fasciné par tout ce qu’il ne peut pas. L’impossible est le gouffre qui l’attire… C’est la force contre laquelle il lutte et qui le brise toujours, et c’est là même le secret et l’explication de tant de choses fausses, disproportionnées, incompréhensibles, qu’on rencontre dans ses écrits. C’est là, par exemple, ce qui lui fait décrire, dans ce livre, avec un détail à empoigner, comme on dit affreusement, l’âme la plus rebelle à le croire, le duel acharné du canonnier et du canon, échappé de son embrasure, roulant, dans l’entrepont, au tangage du navire, et dévastant et brisant tout, comme une féroce bête en fer déchaînée ! La lutte d’un homme nu contre un lion, qui prendrait la gueule du lion dans ses mains désarmées et lui écartèlerait les deux mâchoires, serait plus noble d’ailleurs et plus croyable que ce duel avec ce canon affolé dans sa course tel que Hugo le fait rouler ; mais c’est précisément parce que ce duel est moins croyable qu’il le choisit. Ainsi, encore, dans le même livre, au lieu de faire entendre le tocsin, il le fait voir !! Le faire entendre, c’était tout simple, mais il trouve plus ingénieux, et vraiment cela l’est, mais cela l’est trop, de le montrer à Lantenac, ce tocsin, qui sonne à vingt endroits différents dans le paysage, par l’agitation de la corde de la cloche, se détachant, grêle, sur la lumière, dans la cage à jour des clochers, et cela à des distances où il est encore plus difficile de voir que d’entendre ! Et je pourrais, croyez-le bien ! multiplier les exemples de cette caresse à l’impossible, de cette création à plaisir de la difficulté, pour la vaincre, qui fait ressembler Hugo à un homme qui peindrait un tableau à cloche-pied ou au saltimbanque qui boit et mange la tête en bas et que je trouve en tant de pages de ce livre, où, quand l’héroïsme royaliste tarit ou s’interrompt, il n’y a plus que des complications insensées ou d’immenses ridiculités !

XIII

Ridicule, oui ! Ce n’est pas respectueux, j’en conviens, de le dire d’Hugo ; mais il y force, parce qu’il l’est ! Tomber des scènes les plus impossiblement terribles jusqu’à la découverte du sexe d’un cloporte par trois enfants — un chef-d’œuvre de puérilité ! — donne à l’esprit une secousse qui, du coup, frappe de ridicule ce naturaliste en cloportes ! Rien de changé d’ailleurs ici dans les déportements de l’auteur des Misérables. La puérilité fut toujours un des caractères de sa manière. Quand il veut avoir de la délicatesse ou de la grâce, ce Du Bar tas, qui a lu Gongora, devient sur-le-champ puéril. Enfin, après le ridicule des détails niais et bestiolets, il y a de plus, dans ce Quatre-vingt-treize, l’odieux du pédantisme de l’érudition la plus assommante, la plus vaine et la plus déplacée, et l’odieux aussi de ce matérialisme insupportable, le fond même de la nature, je ne dirai pas philosophique, mais poétique de Victor Hugo, qui ne lui fait pas métamorphoser en or tout ce qu’il touche, comme le roi Midas, mais en matière, — même jusqu’à la langue, qu’il encombre d’images physiques et qui sous cette main épaisse perd de sa transparence, et même encore jusqu’aux sentiments les plus purs et les plus élevés de l’âme, et, par exemple, ici, la maternité !

C’est la maternité, en effet, qui est le sujet du roman que Victor Hugo a inventé pour le mêler à cet autre et beau sujet d’histoire qu’il a si vaillamment abordé dans son Quatre-vingt-treize. L’héroïne romanesque, la maîtresse-pièce du livre, pour les imbécilles qui le liront, c’est madame Fléchard ; le hors-d’œuvre, c’est Lantenac. Seulement, il s’est trouvé que, pour les connaisseurs, le hors-d’œuvre est l’œuvre, et que l’héroïne de la maternité gémissante, errante et idiote, car positivement elle l’est, est bien petite devant Lantenac, ce majestueux, de taille d’Histoire. Quoi qu’il en soit, du reste, la maternité, voilà le sentiment humain, à hauteur des cœurs de la foule, — car les sentiments qui font agir les hommes comme Lantenac ne sont qu’à hauteur de cœur de quelques-uns dans l’humanité, — la maternité, voilà le sentiment dont Victor Hugo, qui, pour le moment, crée des héros vieux et ne met plus d’amour dans ses livres, a voulu tirer des effets dramatiques et touchants… Mais en la peignant avec son matérialisme ordinaire, en l’expliquant avec ce matérialisme qui n’est plus uniquement poétique, mais philosophique par-dessus le marché, cette notion, il l’a déshonorée ! La notion qu’Hugo a de la maternité, et qui n’est pas d’hier dans sa pensée, — car madame Fléchard n’est qu’une variante en écho de la Sachette de Notre-Dame de Paris, — est une notion sans vérité et sans grandeur.

Il l’avoue lui-même, avec une innocence qui ne se doute pas de son cynisme : « Ce qui fait qu’une mère est sublime, — dit-il textuellement, — c’est que c’est une espèce de bête. L’instinct de la mère est divinement animal. La mère n’est plus femme. Elle est femelle. Elle a un flair. Ses enfants sont ses petits. » C’est ainsi qu’Hugo parle dans son Quatre-vingt-treize. C’est de la maternité aussi grossièrement, aussi païennement entendue, que ce poète, qui fut chrétien, qui a été élevé par une mère chrétienne, qui doit avoir, puisqu’il est poète, l’instinct du beau pour vibrer aux grandes et belles choses et à la maternité chrétienne telle qu’on la trouve souvent dans l’Histoire, c’est de cette espèce de maternité physiologique, incomplète et basse, qu’il a cru pouvoir faire sortir une palpitante et idéale tragédie ! Mais la Fléchard, qu’il fait aboyer comme Hécube, qui était une païenne et qui aboya, au dire d’Homère, n’est, à tout prendre, qu’une chienne de maternité.

Certes ! il y a plus beau dans la réalité et dans l’Histoire, et l’aveugle artiste, plus aveugle qu’Homère, ne s’en souvient donc pas ! En fait de mères chrétiennes, on y trouve, par exemple, Blanche de Cas-tille, — une sainte qui n’était pas qu’une femelle, qui avait mieux qu’un flair, et dont le fils, le roi saint Loys, n’était pas un petit !

XIV

Mais ce n’est pas impunément qu’on descend une notion première dans la composition d’un livre ; du même coup ce livre s’en trouve descendu en tous ses détails. Et c’est ce qui est arrivé à celui de Victor Hugo. Raisonnez ! Que peut faire une mère, qui n’est plus qu’une femelle, quand elle a perdu ses enfants, c’est-à-dire ses petits ?… Aboyer et hurler et courir après comme une chienne ; et ce sont les seules choses que fasse la Fléchard dans le roman d’Hugo. Elle n’est pas même, cette mère-là, là Juive errante de la maternité ; car elle pourrait être intelligente alors et éloquente, puisqu’elle serait dans l’humanité, et elle n’y est pas… On la voit donc courir, hagarde, imbécille, folle et enragée, çà et là à travers quelques pages ; car elle ne peut pas en remplir davantage, dans l’économie du roman, de sa personnalité raccourcie et brute, et, comme Hugo n’a pas craint de le dire : de sa divine animalité ! Les animaux parlent peu. Les paroles qu’Hugo met dans sa bouche sont des cris, et encore il y en a trop. Comme les autres personnages des œuvres d’Hugo, qui abusent toujours du monologue et qui parlent comme d’intarissables cataractes, la Fléchard n’est pas même dans sa vérité animale quand elle monologue, et pour ce qu’elle dit, on aimerait mieux qu’elle se tût… Courir après ses enfants, qu’elle retrouve au flair comme la chienne, ne serait pas non plus d’un intérêt bien varié s’il ne s’y mêlait les hasards du chemin, et tout cela serait assez vulgaire si l’homme qui fait ombre sur tout dans le roman, le royaliste, l’émigré, le marquis, Lantenac, ne rapportait pas à la mère ses enfants qu’il a sauvés de l’incendie.

Car voilà toute l’invention d’Hugo ! Une mère perd ses enfants ; elle court après et on les lui rapporte. Voilà toute la donnée, et les combinaisons d’événements qu’il a arrangées autour d’une idée si pauvre ne l’enrichissent pas ; elles manquent toutes de vraisemblance au plus haut degré. Mais qu’importe la vraisemblance à un homme qui agit sur les événements de ses livres comme un escamoteur sur ses muscades ? Victor Hugo se croirait rapetissé et humilié s’il était obligé de respecter les vraisemblances. Au théâtre, il est encore obligé de compter avec elles. Mais dans un roman, il s’en soucie bien ! On n’encage pas les aigles qui ont les ailes si longues. Hugo ne veut voir et faire que des effets ! et il ne les amène pas. Il les plaque dans un livre qui n’a point de transitions, qui va par bonds et par sauts, à la manière des conquérants, selon Bossuet, qui, ce jour-là, se moquait un peu du grand Condé, lequel avait dans son métier plus d’art peut-être qu’Hugo dans le sien. Quand Walter Scott, qui est le Shakespeare du Roman, et quand Balzac, pour lequel je cherche un nom qui puisse dire sa place, plus haute que celle de Walter Scott, nous donnent ces récits qui sont les vraies épopées de ce siècle, ils ne procèdent point par heurts et par tableaux détachés. Ils ne laissent pas tomber leurs effets de la lune, mais ils les amènent par les voies de la génération nécessaire. Ils ne finissent point brusquement un chapitre pour courir à un autre. Ils ne coupent point la trame de leur récit par des dissertations pédantes, et de ce pédantisme insolemment ennuyeux qui fait de Victor Hugo je ne sais quel Vadius colossal… Ils sont déductifs, logiques et vrais. Ils savent la vie et ils la créent. Ils ne mutilent pas la nature humaine. Ils ne découpent pas des silhouettes sans profondeur et sans réalité dans des hommes de l’intensité de Robespierre, de Danton, de Marat. S’ils y avaient touché dans leurs créations, ils auraient pénétré dans leurs âmes et mis leurs âmes dans leur action. Ils n’en auraient pas fait des perroquets ! les perroquets de leur renommée ! S’ils avaient pensé à montrer dans leurs œuvres l’hydre de la Convention française, ils l’auraient ressuscitée dans une de ces journées terribles qui avaient leur monstrueuse beauté, et ils ne se seraient pas contentés de la nomenclature des noms de ses membres, avec des étiquettes tirées des mots qu’ils dirent et dont plus de moitié sont des platitudes et le reste des déclamations !

Et non seulement ils sont vivants, Balzac et Walter Scott, mais ils sont impersonnels, et Hugo est toujours à l’attache de sa propre personnalité, comme la chèvre à son piquet. Quand Walter Scott veut faire un mendiant écossais, par exemple, il fait un mendiant écossais. Mais quand Hugo fait un mendiant breton, ce n’est pas un mendiant breton. En Bretagne, les mendiants ne sont point panthéistes, mais chrétiens ; ils ne s’agenouillent point devant les paysages, mais devant les calvaires. Ils ne sont pas du tout les mendiants de cette drôle de Bretagne, l’imagination d’Hugo !

Oh ! la vérité et la vie ! voilà ce qu’on trouve dans Walter Scott et Balzac, et ce qu’on ne trouve pas dans Hugo. On y trouve qu’il leur est profondément inférieur, lui, cet homme d’une puissance plus verbale que réelle, plus dans les images et dans les mots que dans les choses. Son infériorité continue dans son livre de Quatre-vingt-treize. Je n’ai pas voulu descendre, dans l’examen de ce livre, jusqu’aux chicanes d’une critique de détail avec un homme qui, comme l’auteur, est assez haut placé pour qu’on lui fasse l’honneur d’une critique qui relève plus de la synthèse que de l’analyse. Je laisse à découvrir le sexe des cloportes aux enfants. Mais je n’ai découvert, moi, dans ce nouveau livre, qu’un royaliste de plus, — un fier cloporte, du reste, pour les amis d’Hugo ! Je n’y ai pas découvert un Victor Hugo plus fort et plus vivant que celui que nous connaissions. C’est toujours à peu près le même Vaucanson littéraire, le même fort mécanicien. Son Lantenac, la plus grande figure de son livre parce qu’il ne l’a pas faite, — car Lantenac, c’est Charette, c’est Charette, avec les femmes de moins et les années de plus. — oui ! même son Lantenac a quelque chose d’exsangue et de métallique dans l’héroïsme qui crierait un peu à la manière des ressorts, si Hugo ne l’avait huilé et ouaté avec ces choses charmantes qu’on appelle la légèreté française : la plaisanterie devant la mort, l’élégance, le ton comme il faut de sa classe ! C’est la seule figure qui, si elle n’est pas tout à fait la vie, approche de la vie dans ce livre qu’on dirait sorti des ateliers de Birmingham. Je l’ai dit en commençant, voilà la très grande, mais seule nouveauté de ce roman de Quatre-vingt-treize, qui doit tout à l’ancien régime. Que Victor Hugo ôte son vilain chapeau mou — qui est le bonnet rouge d’aujourd’hui — à l’ancien régime ! Il lui doit de la reconnaissance. Il lui doit son Lantenac, et son Lantenac l’engage.

Nous aurons peut-être un bon Torquemada !