M. Roger de Beauvoir
Colombes et Couleuvres.
I
Lorsque le temps n’est pas aux poètes, il faut sentir qu’on l’est deux fois pour oser faire des vers et les publier. Qui ne se rappelle les feuilles de saule que René, le Rêveur, — le patriarche (déjà) de tous les Rêveurs du xixe siècle, — jetait sur le torrent qui les emportait ?… Eh bien ! il est un torrent plus entraînant et plus turbulent que tous les torrents romantiques, qui tombent des Alpes et qui traversent les œuvres complètes de Chateaubriand : c’est celui de la publicité, tour à tour dévorante et dévorée, de notre temps. M. Roger de Beauvoir vient de l’affronter aujourd’hui, en jetant dans son mouvement impétueux un volume de poésies. Quel sera le sort de ce volume ? Surnagera-t-il ? Sera-t-il emporté ? Nous l’avons lu, nous dirons ce qu’il est ; mais nous n’avons pas beaucoup d’inquiétude. Alors même qu’il disparaîtrait un moment dans les flots d’une époque que nous n’avons pas choisie pour y vivre, dans le gouffre de cette publicité, affairée et positive, dont nous parlions plus haut et où tout s’engloutit, ce serait l’histoire des pièces d’or que le Singe de La Fontaine lançait dans la mer, par la fenêtre. La mer retirée, on les retrouvait, et c’étaient toujours des richesses !
Oui, nous le croyons, tel serait le destin de ce petit livre, si on ne le lisait pas à cette heure et si le succès qu’il mérite n’était retardé par nos prosaïques et vulgaires préoccupations. Les artistes, les rêveurs, les femmes, le retrouveraient et l’embaumeraient dans une gloire affectueuse et discrète, car, le croira-t-on ? le livre de M. de Beauvoir est surtout de la poésie de cœur… Chose étrange ! avec la réputation de l’auteur, ses précédents, sa vie extérieure, son imagination, brillante et bruyante, et toute cette nature alcibiadesque qui est la sienne et qui semble avoir, comme le caméléon amoureux de la Légende, des reflets plus séduisants que des couleurs, on se serait attendu, en pensant à cette plume chaude et passionnée, bien plus à une œuvre d’imagination, de rythme ouvragé, de grande broderie, qu’à un livre de sentiment. On se serait trompé. C’est par les qualités, jusqu’ici les moins soupçonnées, que ces poésies frapperont les esprits amis ou familiers du talent de l’auteur et qui croyaient bien le connaître. Les Colombes et Couleuvres d’aujourd’hui n’ont rien qui rappelle les Poésies de cape et d’épée, ce livre cavalier, fringant, éperonné, qui commença la réputation de M. Roger de Beauvoir, et fit de lui (il était bien jeune alors) un si étincelant capitaine dans le régiment dont lord Byron avait été le colonel. Presque à partir de cette époque, il avait montré ces facultés dangereusement faciles, souples, variées et résonnantes, qui s’attestèrent par des romans, des nouvelles, des pièces de théâtre, des voyages et des conversations pour lesquelles, hélas ! les sténographes ont trop manqué. Mais le poète se taisait en lui ; du moins le public ne l’entendait pas, et il faut bien le dire à M. Roger de Beauvoir, le poète, c’est la meilleure portion de son être ! Avant d’être un homme d’esprit, avant d’être un conteur intéressant, mouvementé, joyeux ou pathétique, avant d’être un auteur de comédie ou de drame, et même avant d’être Alfieri, avant d’être un Dandy en vers, qui met son gant comme lord Byron ou Moore, il était poète sincèrement, primesautièrement poète, en dehors de toute fausse étude et de toute École corruptrice ! et il l’est resté !
Car, nous en sommes à l’heure funèbre des Écoles ; nous en sommes à l’heure de ces essais de galvanisme impuissant qu’on pratique toujours sur les littératures épuisées. Excepté M. de Lamartine, M. de Vigny et cet Hégésippe Moreau, un André Chénier sans archaïsme, le myosotis qui a dit si divinement ne m’oubliez pas ! et qui sera obéi, tous trois personnels et sincères comme tout ce qui s’écoute soi-même, les Poètes de notre temps se classent en Écoles, et, quel que soit leur talent d’ailleurs, ils ne sont, en définitive, que les attachés d’un système — des poètes de parti pris. Tous, ils ne font des vers que pour réaliser ou caresser telle ou telle forme poétique, non pour exprimer des sentiments vrais et se soulager de leurs émotions en les faisant partager.
Ces Poètes, qui, du reste, se nomment eux-mêmes des artistes, et qui ont réellement plus d’art dans leur manière que de génie et d’inspiration, travaillent leur langue comme un sculpteur travaille son vase, comme un peintre lèche son tableau, et nous donnent au xixe siècle une seconde édition affaiblie de la Renaissance qui, elle aussi, avec le large bec, ouvert et niais, d’un Matérialisme affamé, happait la forme et s’imaginait tenir le fond, l’âme et la vie ! Une renaissance de Renaissance, sera-ce donc l’œuvre du xixe siècle ? En vérité, on le croirait quand on lit les poésies du xvie et qu’on les compare aux poésies de notre temps. Choses et hommes, les analogies sautent aux yeux. Nous n’avons pas, il est vrai, parmi nous le génie et la grande figure jupitéréenne de Ronsard, sa dictature indiscutée et funeste, funeste même pour lui, car le faux système a tué sa gloire en l’écrasant dans son œuf d’aigle ; mais, si l’on cherchait bien, on trouverait Desportes, et, en disant cela, nous ne disons de mal de personne… M. Roger de Beauvoir, qui est de ce temps, qui a le malheur peut-être d’être trop littéraire pour un poète, M. Roger de Beauvoir dont la nature ouverte et sympathique s’imprègne des contagions aussi bien que des parfums, a dû porter sur sa pensée l’influence de la littérature générale de l’époque qu’il a trop étreinte avec le feu de son esprit. Et, en effet, éclatante d’abord dans ses Poésies de cape et d’épée, cette influence est visible encore dans ses Colombes et Couleuvres, quoique évidemment bien diminuée. Mais nonobstant, ce qui distingue, ce qui met à part ce dernier livre, c’est la sincérité, c’est la vérité de l’inspiration que l’on trouve au fond. L’hermine, qu’une seule tache fait mourir, a gardé une place blanche, qui témoigne de sa pureté première.
Sous les mille arabesques du style, comme on dit maintenant et dont tant de gens sont capables avec de la bonne volonté, il y a dans le livre de M. de Beauvoir, comme au fond de la volute d’un coquillage, la perle, rayée ou malade, si l’on veut, mais la perle de la poésie, la goutte d’éther ou de lumière qui est peut-être une larme, teintée de rose par le sang de quelque souffrance, et qui est plus pour l’âme humaine que toute cette inerte poésie de camaïeu et de dessus de porte qu’on a déplacée et qu’on donne aujourd’hui pour des vers !
Ainsi, naturel dans l’inspiration, voilà en un temps de décadence comme le nôtre, où l’on a forcé toutes les cordes de la lyre pour leur faire rendre des sons nouveaux et inconnus, le mérite très-net de M. Roger de Beauvoir. Lui, le byronien des anciens jours, n’a gardé de son byronisme que les nuances humaines qui appartiennent à toutes les âmes, car Byron, dont l’admiration a fait une manière, et à qui l’affectation en avait donné une, n’est plus qu’humain dans la partie vraiment supérieure de ses œuvres, dans la partie qui ne croulera pas. Chez l’auteur de Colombes et Couleuvres, cette poésie humaine et vraie, qui prend sa source dans les sentiments éternels et que chaque poète exprime avec une voix différente, a une fraîcheur d’accent que rien n’a flétrie, et à laquelle se joint une morbidesse qui relève encore le charme de cette étrange fraîcheur… Autrefois, sous cette Monarchie qui mettait de la force dans les institutions et de la poésie dans les mœurs, le deuil de la cour était noir et rose. On dirait que ce sont les couleurs du livre de M. de Beauvoir, livre de deuil, puisqu’il reflète une vie, mais qu’une imagination restée virginale, on ne sait trop par quel procédé, éclaire des teintes d’une rose de Bengale immortelle. M. Roger de Beauvoir n’a pas cessé, comme il le dit dans une des strophes qui expriment le mieux la nuance caractéristique de sa manière ;
« … De boire à la coupe roseQue lui tendait le Printemps !
Et, malgré la mélancolie des années, qui met ses safrans sur le front du poète, il y boira toujours, dans cette « coupe rose », même les neiges de la vieillesse que l’Imagination saura bien changer en sorbets. On dirait qu’il le pressent en finissant la strophe :
« Voici les heures moroses !Chère âme je vous attends.La jeunesse est épuisée ;La mort vient d’un pas vainqueur.Qu’importe ! j’ai la roséeDe vos larmes sur mon cœur ! »
Assurément, quand de pareils vers, purs, légers et tremblants comme les larmes mêmes dont ils parlent, ont pu tomber, comme une protestation de toutes les puretés du cœur, des lèvres du convive de la Maison d’Or, on peut dire qu’il aura toujours « de cette rosée » dans le talent, car il ne l’aurait plus, s’il avait pu la perdre et si les mauvaises ardeurs de la vie avaient pu jamais la sécher !
Après cela, on comprendra sans doute le genre de génie qui sourit dans le livre, tout à la fois riant et mélancolique, que M. Roger de Beauvoir vient de publier. On comprendra jusqu’au titre même du recueil, ce titre de « Colombes et Couleuvres » qui n’est pas là une vaine opposition d’idées, mais l’antithèse atrocement moqueuse de la vie — l’amour et la haine, la calomnie et l’innocence, les nectars et les poisons. Le poète l’explique à la première page, et déjà vous sentez, dès ces premiers vers, sous la suavité du coloris, les deux forces de sa poésie, le touchant regard en arrière de sa rêverie et la palpitation contenue de son émotion :
Tu voudrais savoir pourquoi sous ce titreJ’accouple mes chants……………………..………………………………………………
Ma vie a deux parts, amis, dans mes œuvres :Son printemps, doux nids de fleurs et d’oiseaux,Odorant jardin exempt de couleuvres,Luth caché dans l’ombre au sein des roseaux.
L’autre part n’est plus si belle et si douce ;J’expie en ce jour les bonheurs passés ;Mes ramiers n’ont plus de pentes de mousseOù poser leurs pieds meurtris et glacés !
Leur colombier froid est ouvert aux bises :Leurs printemps sont morts. Plus de gai réveil !On les voit errer sur les dalles grisesOù l’aspic près d’eux se chauffe au soleil !
Pourtant, que de vers éclos sous leurs ailes !Comme ils étaient vifs ! comme ils fendaient l’air !Ô jeunes chansons, jeunes tourterellesQui rasiez les prés, qui rasiez la mer !
Libres, vous voliez de France en Espagne ;Vous vous égreniez sur les bords du Rhin,Et quand vous battiez ainsi la campagneJe ne pouvais croire alors au chagrin !
Le chagrin tardif m’est venu surprendreComme un oiseleur sûr de ses filets…Vous étiez trop loin pour pouvoir m’entendreQuand au fort du deuil je vous appelais !
Ô vous, mes amours, mes fraîches colombes !Aussi je n’ai plus aucun toit pour vous.Mais je vous retrouve au bord de mes tombes…Venez-y manger sur mes deux genoux !
Ma main qui se rouvre a pour vous des graines ;Mon cœur, qui tressaille, a pour vous des chants ;Pour vous j’ai des pleurs, pour vous j’ai des haines !Suivez-moi bien loin, — bien loin des méchants !
Vous saurez ma vie ; — elle est dans ce livre,Dans les noirs soucis qui courbent mon front.Colombes, c’est vous que mon vol va suivre !Couleuvres, mes fils vous reconnaîtront !
Nous ne savons pas si nous nous trompons… mais au mouvement de ces vers, à leur réchauffement, à leur battement d’ailes, au souffle de tendresse et de plainte qui y passe en notes si simples et si pressées, l’épée est brisée, la cape est brûlée et le Naturel commence, le Naturel, cette fleur tardive de nos automnes intellectuels ! On dirait Mme Desbordes-Valmore avec quelque chose de plus grave et de plus assuré dans le rythme, avec une voix de contralto.
Et ce n’est pas, du reste, dans des vers de cette inspiration familière, idyllique et élégiaque à la fois, que se montre et s’épuise le talent qui s’est renouvelé en se dépouillant. M. de Beauvoir, tout en gardant l’individualité de sa touche, cette individualité qui fait qu’un homme est le Corrége en traitant les mêmes sujets que Raphaël, est aussi varié dans le choix de ses sujets que peut l’être un poète lyrique, un de ces poètes qu’un philosophe allemand, poète lui-même, et même plus poète que philosophe (Schelling), appelle « les abeilles intelligentes de l’Infini »
. L’auteur de Colombes et Couleuvres n’est pas plus monocorde d’idées que de sentiments. Seulement, comme la poésie lyrique ne s’analyse pas et qu’il faudrait citer trop de pièces du nouveau recueil de M. Roger de Beauvoir pour donner une idée complète de ce talent simplifié et sorti, au moment où l’on y pensait le moins, de la fontaine de Jouvence que le Temps fait filtrer dans la pensée de tout poète digne de ce nom, nous indiquerons comme étant les plus remarquables et les plus beaux du recueil les morceaux suivants : La Colombe, Dolor, Les Morts qui vivent (superbe pensée !), Les Heures fatales, A un nuage passant sur le Marboré, Pandore, Fleur de tombe, à Venise, Le Livre inconnu et la plupart des pièces que le poète adresse à ses enfants. Malheureux par la famille, et malgré les passions et les entraînements de sa vie, ayant gardé dans son cœur brisé, que les autres et lui-même peut-être déchirèrent, ce besoin primitif et inaliénable des saintes affections du foyer, le poète de Colombes et Couleuvres a répété le cri d’angoisse qu’avait jeté déjà lord Byron, et il ne l’a point énervé, en le répétant. Le Sybarite des autres poésies, le bel Attristé de la jeunesse perdue et des vulgaires trahisons de l’Illusion et de l’Espérance, disparaissent. Une douleur plus mâle et plus profonde a exalté les puissances du poète, et le sentiment paternel, — le plus beau sentiment de l’homme qu’avec leurs cris de bâtards contre la famille, des penseurs à la mécanique voudraient diminuer dans nos cœurs ou en arracher tout à fait, et qui résistera à leurs efforts insensés, — le sentiment paternel élève sa Muse à une hauteur et à une ampleur de ciel qu’elle n’avait pas jusqu’ici accoutumé d’atteindre et dont, sous peine d’affaiblissement, elle ne doit plus désormais descendre.
Non, elle ne doit plus en descendre… Quand la Pensée a pris de certains vols, elle ne peut plus revenir sur elle-même sans avoir l’air de tomber. Déjà très-éloigné par la vérité des sentiments de son premier recueil de poésies qui n’avait que la vérité très-relative de la jeunesse et la ferveur de l’imitation, M. de Beauvoir, s’il ne veut pas manquer aux dons qu’il a reçus, aux facultés d’une nature primitivement exquise et dont il a certainement abusé comme tous ces Polycrates de la destinée qui lancent à la mer leur émeraude qu’un brochet ne leur rapporte pas toujours, M. de Beauvoir doit entrer résolument dans la voie que certaines pièces de son dernier recueil viennent d’ouvrir. Il doit laisser là les vers de tambours de basque et de castagnettes, ce facile Carnaval de l’Espagne, les amabilités aux danseuses et le marivaudage des albums, et se maintenir dans une région plus haute et moins exploitée par les petites gens de la poésie contemporaine qui vivent depuis vingt ans des miettes tombées de la table d’Alfred de Musset. Ce n’est pas tout que d’avoir, en beaucoup d’endroits, spiritualisé sa manière, il faut de plus spiritualiser son inspiration. Il n’y a de durée et de beauté réelle dans la poésie qu’à ce prix. Toute poésie matérielle aura le sort de la matière. Elle se dissoudra au souffle du temps. Elle mourra vite. Qui parle aujourd’hui des Iambes physiques de M. Auguste Barbier, lesquels firent palpiter, dans le temps, tous les grossiers instincts de nos âmes que nous prenions pour de la force ?… Quelques stances de cet Ariel de la poésie, de cet Hégésippe mort dans le premier duvet de fleur de son génie, dureront davantage, chastes beautés idéales, préservées par leur pure immatérialité ! Spiritualiser son inspiration ! Cela doit-il donc tant coûter au poète qui a écrit les vers A ma mère et cette fière et religieuse épître à M. Alfred de Vigny, après la fête du 4 mai 1850 ? Ce que nous aimons dans M. Roger de Beauvoir, ce qui nous a toujours empêché de le confondre, malgré ses erreurs d’homme et de poète, avec les Gentils de notre temps, avec les Idolâtres de la Forme qui n’ont d’autre dieu que le fétiche qu’ils ont eux-mêmes sculpté, c’est le parfum des croyances premières et flétries, mais qu’on retrouve toujours à certaines places de ses écrits ; c’est ce christianisme ressouvenu qu’il tient peut-être de sa mère et qui revient de temps en temps et comme malgré lui, dans sa voix :
D’où vient, qu’après avoir dormi sous les platanes,Après avoir sur l’herbe épanché les flacons,Puis être revenus, Ô brunes courtisanes,En rapportant chez nous les fleurs de vos balcons,
La tristesse nous prend comme fait la duègneQui de la jeune Inès s’en vient prendre la main,Et que nous n’arrivons jamais au lendemainSans qu’aux pensers d’hier tout notre cœur ne saigne ?
D’où vient qu’après avoir quitté vos bras charmants,Et regagné l’alcôve à la tenture noire,Nous regardons souvent, le crucifix d’ivoire,Le front humide encor de vos embrassements ?…………………………………………………….
Le christianisme ému et qui s’abat tant de fois dans son livre sur la pensée du poète devenue plus sérieuse et plus triste, et qui a été flagellé aussi comme le Sauveur, pourrait donner à M. de Beauvoir ce qui lui manque encore, ce christianisme plus écouté, plus accepté, plus appelé surtout !… La Muse de M. de Beauvoir a plus d’un rapport avec une célèbre courtisane, restée sincère et tendre, malgré les dissipations de sa vie. Cette muse est une Madeleine après son péché et avant sa pénitence, mais elle a déjà les yeux sur le crucifix. Eh bien ! quand elle s’y couchera le cœur tout entier, nous aurons un Canova de la poésie… Le poète aura fait le beau mariage de la Grâce et de la Profondeur. Il faut bien que la Critique le dise aux poètes, puisqu’ils l’oublient aux tournants du siècle et dans l’ivresse égoïste de leurs facultés : hors du christianisme, il n’y a pas de poésie forte et profonde. Le Christianisme n’est pas seulement une civilisation qui renferme en soi toutes les civilisations possibles : c’est aussi le dernier mot de la nature humaine prise dans ce mystère de la vie qui l’étreint et qui la déchire. En dehors donc de cette source universelle d’inspiration, rien de grand n’est possible, même littérairement ! On a essayé. Le Panthéisme a eu sa poésie. Un homme de race germanique a morfondu un rare génie dans ce qui aurait dévoré la supériorité de Goethe lui-même, c’est Bysshe Shelley, l’ami de Byron, le gendre de Godwin, l’auteur d’Alastor, et il est enseveli sous son œuvre comme un philosophe allemand sous son système. Oui, que les poètes se le disent : A l’heure qu’il est, tout poète qui ne sera pas chrétien, dans le sentiment ou dans la pensée, restera au-dessous du moindre lecteur qui le sera !
Mais revenons au recueil de M. Roger de Beauvoir. À nos yeux c’est un livre charmant en beaucoup d’endroits et qu’on peut regarder comme un progrès dans la manière de l’auteur, mais nous espérons bien que ce progrès sera suivi d’un autre ; que là n’est pas le dernier effort du poète et son dernier résultat. Nous avons dit ce qui nous a paru distingué dans ce recueil, nous dirons aussi ce qui nous a paru inférieur. L’auteur des Colombes et Couleuvres a les défauts de ses qualités, mais cette phrase, devenue si vulgaire, inventée par les Éclectiques de ce temps, pour éviter les embarras de la vérité et les lâchetés de la Critique, n’exprime pas pour nous une fatalité. C’est une condamnation positive, car on peut très bien ne pas avoir les défauts de ses qualités, et c’est là même ce que tout esprit qui s’observe et qui se cultive doit éviter. Comme la plupart des poètes faciles et naturels, M. Roger de Beauvoir est quelquefois négligé. Il n’est pas très-rare, en effet, que les poètes très vrais soient négliges, tandis que les poètes affectés ou les poètes d’Écoles (ces grandes affectations organisées) sont d’une correction qui ne défaille presque jamais et qui, d’ailleurs, s’explique. L’expression étant leur unique visée, non seulement ils la taillent, mais ils la brossent comme une pierre précieuse. Ainsi Pétrarque, par exemple, ce poète qu’on aime à la rage quand on l’aime, — car on ne peut l’aimer qu’en raison d’une certaine dépravation de l’esprit. Ainsi encore les Lakistes et Wordsworth en Angleterre, s’ils manquent de vérité humaine, sont, au point de vue de la langue poétique, de très grands écrivains. C’est cette correction de l’expression dans la vérité de l’inspiration qui constitue la poésie complète et que l’auteur de Colombes et Couleuvres n’a pas toujours. L’émotion compte tant sur elle-même, quand elle est sincère, que trop souvent elle se contente d’être. Or, un homme ému n’est encore que la moitié de l’écrivain et du poète, et il faut davantage. M. de Beauvoir, qui joint à cette émotion une fraîcheur près de laquelle parfois les fleurs de l’hortensia paraîtraient glauques, et les blancheurs du magnolia, des vélins jaunis, manque de netteté de lignes et d’articulation ferme sous cette adorable couleur. Dans Fleur de Tombe (une véritable création en vingt vers !), il y en a quatre qui nuisent à la perfection d’un ensemble que l’imagination entrevoit et regrette… En ceci, M. Roger de Beauvoir est inexcusable. Ce n’est point l’instrument qui lui fait défaut. L’autre jour encore, il publiait des vers adressés à un païen de la forme, dans lesquels les qualités exclusivement solides du rythme étaient mises en saillie avec luxe. Lorsque ces qualités ne se voient plus là où se trouve l’inspiration, qui vaut mieux qu’elles, la Critique a le droit d’être impitoyable. En effet, ce n’est pas l’esprit du poète qu’elle doit plaindre, mais son travail et sa volonté qu’elle peut accuser.