Lacordaire.
Conférences de Notre-Dame de Paris
Voici deux volumes qui ont fait, je ne dirai pas seulement leur bruit, mais leur bien dans le monde, et auxquels on ne saurait trop revenir. Les Conférences qui les composent, et qui contiennent dix années d’enseignement du haut de la chaire sacrée, ont été bien des fois signalées et exaltées dans les journaux ; car, en France, quelle que soit l’opinion religieuse qu’on professe, on résiste peu à l’éloquence. Ces machines nerveuses — comme Napoléon disait des Français — aiment les orateurs comme elles aiment le son des trompettes, et, comme des machines et surtout quand elles sont nerveuses, elles aiment les orateurs indépendamment des idées qui tombent de leurs lèvres ou qui s’y allument. Il faut bien le dire : l’art pour l’art, ce déplorable et faux système (l’art ne devant jamais être que le glorieux serviteur de la vérité), trouve une application trop fréquente dans notre pays quand il s’agit de l’éloquence,
Par une faiblesse commune aux plus mâles esprits, tous ou presque tous nous allons nous asseoir, avec l’espérance d’une grande sensation ou d’une puissante ivresse, devant l’homme qui ne représente souvent pour nous que l’erreur ou que le sophisme, et nous écoutons comme un bois mélodieux et sonore une créature vivante qui abuse artistement de la parole, au lieu de l’écouter comme un pur instrument de la Vérité qui devrait faire palpiter dans nos cœurs l’amour que nous avons pour elle. Triste chose, au fond, que cette fureur de la parole pour elle-même, que cette espèce de sensualisme intellectuel, qu’un tel asservissement à cette Sirène ! C’est le propre des peuples qui tombent, de l’éprouver. Prenez-les tous, et voyez si, dans l’histoire, un seul manqua jamais à cette loi organique de l’homme ! Quand on ne sait plus agir, on se met à parler et on adore la parole. Le P. Lacordaire, en sa qualité, non de prêtre, non de missionnaire de vérité, mais d’orateur et d’artiste, a donc rencontré, et parmi les moins chrétiens d’entre nous des émotions et des admirations sincères. Mais est-ce assez pour la gloire austère du religieux et du prêtre que cette admiration sensible et cette sympathie de passage ?
Et d’autant, je le dis avec tristesse, que, cette admiration et cette sympathie, le talent ne les a pas faites seul. Un sentiment moins noble, moins désintéressé que ces spontanéités enflammées de nos ânes se produisant à la voix d’un grand orateur, a, sinon créé, au moins agrandi le succès du P. Lacordaire, et lui a donné une popularité que je suis presque tenté de regretter. Toute popularité est mondaine. Oui ! qu’on me permette de le dire avec le respect que l’on doit au prêtre : les idées du monde moderne ont passé souvent à travers son esprit, digne de la vérité, et que la théologie — la théologie comme l’entendait saint Thomas d’Aquin — a sauvé et au besoin sauverait encore. Qui de nous ne se souvient douloureusement du jour où le P. Lacordaire parla devant le catafalque d’O’Connell ?… Les idées d’un siècle épris de liberté jusqu’à la folie avaient été respirées par l’âme trop généreusement ouverte de l’éloquent dominicain, et elles étaient montées comme une vapeur à son intelligence.
Qu’on ne s’y méprenne pas ! voilà surtout ce dont le siècle s’est montré touché et reconnaissant. Ce Narcisse d’égoïsme lâche s’applaudissait lui-même en retrouvant dans des doctrines plus hautes que lui les traits épars de son image ! Ainsi, par l’homme politique encore plus que par l’orateur, le P. Lacordaire a saisi la faveur publique. Il ne sera question ici ni de l’un, ni de l’autre. Je considérerai le P. Lacordaire par des côtés moins sympathiques à la foule, mais plus profonds. Le prêtre, le docteur, c’est là ce qui
m’importe et ce qui m’attire. Qu’est le reste, en comparaison ? Un homme plus puissant sur les sentiments généraux de son temps que le P. Lacordaire, un homme de son ordre, ce Savonarole qui, en secouant son crucifix au-dessus de sa tête, secouait les passions de Florence comme une torche qu’on veut allumer, a laissé à la postérité distraite un volume de sermons politiques dont la lettre est à peu près morte, et un volume de sermons, purement catholiques, qui vivront toujours, comme le cœur de l’homme et la doctrine de vérité qui s’applique à ce cœur immortel :
Immortale jecur !
Eh bien, qu’un tel fait ne soit pas perdu et me soit une raison pour reprendre en sous-œuvre la parole sans alliage du prédicateur, la parole froidie, corrigée, écrite, hors les lèvres qui l’animèrent, hors le corps qui parle au corps, dit Buffon, en parlant de l’éloquence, et pour rechercher ce que cette parole réduite à elle seule, avec la force muette de son verbe, contient d’essentiel, de grand et de vrai.
D’ailleurs, ce travail, qui a un autre but que d’expliquer les procédés de l’art oratoire et d’en mettre les beautés en lumière, sera la preuve d’un fait qu’il faut incessamment rappeler aux peuples affolés de l’art de bien dire, comme le sont les peuples vieux et impuissants ; c’est que l’éloquence véritable, celle que les âges n’éteignent point en passant sur elle, exprime toujours, je ne dis pas seulement une conviction… qu’est-ce que la conviction d’un homme ?… mais une vérité dans la conviction. L’illusion des heures ou des années, la palpitation d’une âme passionnée qui s’est inventé un langage, tout cela meurt, et même ne met pas longtemps à mourir. Voyez ! en effet, excepté Démosthène, vrai comme l’amour de la patrie et l’intérêt bien entendu de son État, que reste-il d’un peuple qui passait pour le plus éloquent de tous les peuples ? Les fragments qui nous sont venus des fameux rhéteurs grecs sont illisibles. Ils ressemblent aux flûtes, maintenant brisées, dont on dit qu’ils aimaient à accompagner leurs discours, et le silence pèse sur tous ces débris d’un poids égal.
Il en sera de même, n’en doutons pas ! de toutes les œuvres que la vérité ne soutient pas de sa pure et forte substance. Même les grandes passions d’une époque n’éterniseront point ce qu’on appelle quelques jours de l’éloquence, et ne feront pas comprendre que c’en était. Ainsi, déjà, pour qui sait juger, l’éloquence de Mirabeau n’est plus qu’un grand éclat de lave figée et vide, qui se creusa en bouillonnant, mais le large ruissellement de son passage, qu’on suit encore avec étonnement sur la poussière contemporaine, finira bientôt par s’effacer. J’oserai le dire : Mirabeau sera, un jour, réduit à peu de chose, quand on se mettra résolument en face de ses œuvres oratoires et qu’on n’aura plus la vue offusquée et la tête courbée par les événements de son siècle. La vérité donc, la vérité ! telle est la vie qu’il faut couler dans ce beau moule de l’art oratoire, si l’on ne veut pas qu’à la longue il se brise comme un plâtre creux. Or, comme la vérité religieuse est la plus grande de toutes, la plus achevée, la plus complète, il se trouve que les orateurs religieux sont le plus longtemps des orateurs, que leur voix ne meurt pas, comme les autres voix, le long des siècles, parce qu’ils sont éminemment quelque chose de plus que des orateurs »
Ce quelque chose de plus, c’est ce que je signalerai dans les œuvres oratoires du père Lacordaire ; c’est ce qu’on rencontre toujours, dans tous les orateurs chrétiens, depuis la fondation du Christianisme jusqu’à nos jours. La prédication catholique, ce vaste enseignement qui a changé la face du monde, qui l’a conquis et qui l’a gardé, n’est-ce pas une gesticulation plus ou moins entraînante, un cri de la foi poussé jusqu’aux nuées, un raisonnement dans le dogme qui emporte les opiniâtres les plus rebelles, et refait, avec une parole, ce coup de foudre du chemin de Damas qu’on appelle une conversion ? C’est cela aussi, sans doute, mais c’est encore davantage ! indépendamment de ce que l’âme et la foi du prédicateur versent dans sa parole de chaleur, de mouvement et de vie, il y a toujours au fond de toute prédication chrétienne deux sciences immenses et formidables : la science de Dieu et la science de l’homme, la théologie et la morale. Dans tout prêtre qui enseigne, il y a, dans la mesure de son humanité pensante, le moraliste et le théologien : le théologien fait par la méditation et la contemplation des grands problèmes de cette double vie de l’âme et du corps qui nous cernent de toutes parts et qui nous étreignent ; et le moraliste fait par la confession, cette institution qui décuple la valeur d’un homme en ouvrant les cœurs à ses pieds et en l’y faisant regarder ! Qu’on se demande ce que les hommes qui ont pensé le plus fortement sur le cœur auraient dit et ajouté à leurs observations, s’ils avaient eu à leur convenance l’institution qui permet au plus simple des prêtres d’essuyer perpétuellement, de sa main consacrée, la sanie honteuse des plaies secrètes ?… Toute prédication catholique — à quelque âge du monde qu’elle ait eu ou doive avoir lieu — a donc été ou sera marquée de ces deux imposants caractères : une connaissance plus intime de Dieu ; une connaissance plus intime de l’homme. Et ils n’ont jamais défailli, depuis saint Paul jusqu’à saint Bernard, depuis saint Bernard jusqu’à Bourdaloue et Bridaine, et depuis Bridaine jusqu’à Lacordaire ! Aussi, par cela seul que l’enseignement des prêtres implique une connaissance plus intime de l’homme, j’ai toujours pensé qu’un travail d’ensemble sur la prédication catholique ferait jaillir d’admirables lueurs sur les diverses époques de l’Histoire, et en éclairerait jusqu’aux entrailles.
Or, ces deux caractères universels à la prédication catholique, le père Lacordaire les posséda, pour son compte, au plus haut degré. Comme tous les hommes d’un talent marqué, qui obéissent toujours plus ou moins à une vocation intellectuelle, il les tenait d’une organisation spéciale, mais il les devait aussi aux fonctions de ce merveilleux sacerdoce qui crée réellement des facultés dans l’esprit des hommes, à la confusion de la métaphysique étonnée. Partout dans ses Conférences de Notre-Dame de Paris, à côté du metteur en œuvre, de l’orateur, de l’artiste, et les dominant, apparaissent le théologien et le moraliste, l’un avec son autorité et l’autre avec sa profondeur. Voilà, selon moi, ce qui fait de ces Conférences un enseignement scriptural aussi grand, aussi stable, aussi ferme, qu’il a été d’abord vibrant, ému, passionné, pathétique, quand il n’était qu’un enseignement oral tombant d’une bouche éloquente. La flamme du regard, la pâleur ascétique de la tête pensive, le geste éblouissant, la voix, — la voix, cette séduction infinie ! — tout cela a disparu. Le moine a croisé ses bras sur sa poitrine muette, et il a descendu les degrés de sa chaire pour remonter ceux de l’autel. Mais où fût-il allé ensuite, peu importe ! Il pouvait s’enfoncer dans le sanctuaire, dans la solitude, dans l’absence, dans la vie lointaine, dans la tombe… Il a passé. Il peut ne repasser jamais. Car voilà l’orateur : une figure qui passe ! Mais, du moins, il aura laissé derrière lui un monument de son passage. Après le discours éteint, fumant, évaporé, le livre, qui condense la vie de la parole et qui la force à reparaître et à rester là pour qu’on la juge ; le livre, qui affronte la pensée solitaire, glacée, difficile ! Comme le prédicateur dirait lui-même, avec ces images prises à la Bible dont il s’est abreuvé : le discours, c’est la citerne tarie, mais le livre, c’est le puits d’eau de source où la doctrine et la science doivent être éternellement puisées par ceux que tourmentent de si nobles soifs ! Les Conférences de Notre-Dame de Paris sont un magnifique traité de dogme et de morale dressé contre la philosophie du xixe siècle, et répondant à ses erreurs. C’est une vaste polémique engagée et soutenue du haut de la chaire, mais qui n’en est ni moins forte, ni moins victorieuse parce qu’elle en est descendue, parce que nous la retrouverons toujours à portée de notre main quand, lassés, nous voudrons nous appuyer, pour reprendre haleine, contre le mur de l’orthodoxie, et revoir de là la défaite de l’ennemi vaincu… Modèles d’apologie et de discussion, elles furent prononcées pour rappeler aux pieds de notre Dieu abandonné les générations actuelles, et elles ont fait leur moisson sans doute, mais le confessionnal le sait seul et ne parle pas, ce tombeau de la pénitence ! Seulement, comme ces Conférences de Frayssinous, qui eurent leur quart d’heure de conquête au commencement du siècle, grâce à cette magie de diction qui paraît incroyable du moment qu’on ne l’entend plus, elles auront une meilleure et plus féconde destinée. Elles resteront comme une des illustrations de la littérature catholique au xixe siècle, et, si j’osais employer un mot qui rendit juste ma pensée, comme une occasion perpétuelle de conversion pour les âmes qui n’ont pas la foi.
Du reste, il est aisé de prendre la mesure, en quelques traits, du monument (je ne retirerai pas le mot) qu’a élevé le Père Lacordaire à la gloire et au triomphe de la vérité chrétienne. Parti de la notion même de l’Église, de sa nécessité, de sa constitution, de son autorité, de rétablissement sur terre de son chef, de sa puissance coercitive, il a comparé la réalité à l’idéal ; et, devant le type décrit et complet d’une Église enseignante, il examine l’Église telle qu’elle est dans le monde, il en interroge la doctrine générale et ses sources. Puis, pénétrant plus avant, il arrive aux effets de la doctrine catholique sur l’esprit, sur l’âme et sur la société, ce qui implique toute une philosophie, toute une morale, toute une politique ; et alors, se repliant devant toutes ces choses, développées et dévoilées avec un détail qui n’omet rien, il se demande ce qu’a dû être le fondateur d’une religion qui a pris ainsi dans ses bras la création toute entière, et la vie de N.-S. Jésus-Christ devient pour lui comme le portique et le degré qui conduit à la partie vraiment supérieure des Conférences, c’est-à-dire encore au gouvernement de Dieu. Pour qui voit l’enchaînement des questions qui doivent logiquement emplir ce cintre immense, il est facile de reconnaître que l’esprit qui l’a projeté a, en conception première, une vigueur intellectuelle dont on n’a pas assez tenu compte, attiré et captivé qu’on était par le style et l’inspiration de l’orateur. Souvent, en effet, l’ornementation de l’édifice empêche les esprits qui ne savent pas regarder de haut ou de niveau, de rendre justice à la grandeur des lignes et à la hardiesse des profils. C’est ce qui est arrivé souvent au P. Lacordaire. J’ai entendu nier la carrure de sa tête, la force doctorale qui est en lui, parce que cette force ne se montre pas assez nue, assez décharnée, assez seule pour qu’on la voie : aux yeux des esprits superficiels ou raccourcis, l’indigence d’une faculté étant le meilleur repoussoir d’une autre. Je ne partage pas cette opinion. Le P. Lacordaire est, selon moi, un esprit d’une grande étendue et d’une longue portée dans la conception et la déduction des idées. Nourri de la moelle du lion théologique saint Thomas d’Aquin, il a appliqué aux besoins du siècle présent la doctrine de ce génie incomparable. Cela seul ferait de ses Conférences un livre bien plus important qu’une œuvre oratoire. Mais j’ai dit qu’il n’y a pas que le théologien au fond du prédicateur catholique, et en particulier dans le P. Lacordaire, et c’est ici que je touche au plus pur et au plus profond d’un talent admirable, au meilleur des dons que Dieu a faits à son noble serviteur.
Il est des gens qui n’entendent point ce mot de moraliste, qui exprime pourtant de si grandes choses. Est un moraliste, pour ces gens-là, le premier venu qui écrit un catéchisme de morale, comme saint Lambert ou comme Franklin. Est un moraliste encore quelque pauvre déiste, d’honnête volonté, qui tire comme il peut un traité de conduite de la notion de Dieu, établie tant bien que mal dans sa judiciaire de philosophe. Il n’en est rien cependant. Des grammairiens de morale, des économistes de conscience, des écrivains de civilités puériles et honnêtes, ne sont point des moralistes. Le moraliste, dans la vraie acception de ce mot, est tout simplement l’homme qui sait la nature humaine, qui la connaît à fond, qui l’a sentie en lui, qui l’a étudiée dans les autres. C’est l’homme qui a mis la main sur les artères de l’humanité, et qui a compté goutte par goutte ce qu’il y passe de sang orageux ou de sang corrompu. Quand il a un certain génie, cet homme-là s’appelle Shakespeare ou Molière ; quand il en a un certain autre, La Rochefoucauld, La Bruyère, Vauvenargues ; mais, quand il est prêtre et qu’il a quelque intelligence, il en sait plus sur la nature humaine que les hommes d’un génie supérieur au sien. Par exemple, les Mystiques chrétiens sont les plus grands moralistes qui aient exprimé du cœur tout ce qu’il contient d’eaux amères et qui l’aient le mieux transpercé du glaive ardent de leurs regards. Sans être un mystique, le P. Lacordaire, dont l’intelligence et la foi touchent parfois à la mysticité, est un de ces moralistes grandis par le prêtre. La vie lui a dit tous ses secrets les plus enivrants et les plus douloureux. Il ne la connaît pas seulement parce qu’il l’a regardée de cette cellule de moine qui est le meilleur observatoire d’où l’on puisse étudier le monde, mais il la connaît parce qu’il l’a traversée, parce qu’il l’a vécue comme les plus égarés d’entre nous. Semblable à cet autre grand moraliste chrétien, le saint auteur des Confessions, Dieu ne l’a pas appelé à lui tout d’abord, et ces premières années d’une jeunesse dépensée dans les misères voluptueuses du monde, ont tourné au profit de l’âme convertie et lui ont donné une science terrible, la science de ces passions qui nous ravissent à Dieu, quand nous ne nous ravissons pas à elles. L’expérience, — ce fruit tardif, le seul fruit qui mûrisse sans devenir doux, — l’expérience a ajouté son enseignement aux facultés sagaces et translucides que la contemplation et la chasteté religieuse développent et fécondent, et cette double éducation de la pensée a communiqué à la voix et à la parole du P. Lacordaire un caractère irrésistible et tout-puissant. Qu’on se rappelle ses deux fameuses conférences sur la Chasteté ! Je ne crois pas que la chaire catholique, à aucune époque de son retentissement, ait entendu des paroles plus étrangement profondes et plus hardies sur la passion et le sens dépravé de l’homme. Je ne crois pas que pareil accent ait jamais ébranlé une voûte d’église. La pureté d’âme du prédicateur préserve son langage, mais son langage a tout entr’ouvert. Comme le Dieu dont il est le ministre, il a sondé les cœurs et les reins. Quand ce moine blanc à la face exsangue, aux lèvres pâles, mettait, en nous parlant des passions, sa main sous le froc qui couvrait sa poitrine domptée et calme et qu’il l’en retirait tout à coup, on croyait voir le sang de sa jeunesse découler de cette main appuyée un instant sur son cœur, et il semblait nous dire : « Je vous connais, mes frères ! je connais vos maux par les miens. » Massillon, qui avait lu dans son âme ses deux beaux et touchants sermons sur la Madeleine, a quelquefois de ces traits sur les passions qui étonnent la paix du sanctuaire. Mais le P. Lacordaire a dépassé Massillon des cent ans de civilisation qui ont, depuis l’auteur du Petit nombre des élus, roulé sur nous et corrompu l’âme humaine.
Et, je le répète, tel est le secret de l’empire durable du P. Lacordaire sur ceux qui l’ont entendu et qui le liront. Il en a eu un autre, qui passera comme les idées politiques par lesquelles on pourrait l’expliquer, mais l’empire qu’il tient de sa connaissance du cœur de l’homme ne passera point ; il restera son vrai
mérite et sa vraie gloire. Le P. Lacordaire est un grand moraliste. C’est un blessé et un enseigné du monde. Parce qu’il le connaît, il le domine. Si tous les prêtres étaient des saints, ils n’auraient, certes ! pas besoin de ce martyre enduré ou de cet esclavage brisé du monde, qui ont laissé dans le P. Lacordaire une science et des traces qui le rendent plus éloquent et plus pénétrant. La simplicité du saint vaut mieux que la sagacité du génie. Être saint, c’est être plus que tout ; c’est un déclassement sublime de l’humanité. Mais, dans l’ordre des vertus moins héroïques, il faut en convenir, l’enseignement cruel du monde donne aux prêtres une sûreté et une profondeur de regard que l’âme ne peut plus éviter. « Le repentir est plus beau que l’innocence »
, disait Bossuet. Cela serait-il vrai dans l’ordre de l’intelligence, comme dans l’ordre purement moral ?… Sans souhaiter aux futurs lévites des dangers toujours trop redoutables, ne serait-il pas à désirer, cependant, qu’avant de monter à cette chaire d’où ils auront à enseigner et à fouler les passions sous une croix, ils eussent connu ce monde qu’ils doivent vaincre, pour le convaincre mieux ? Des esprits plus sévères que justes ont, je ne l’ignore pas, reproché au révérend père Lacordaire ce qui m’a toujours semblé la meilleure raison de son influence sur les esprits, je veux dire cette hardiesse de langage qui soit quand il s’agit d’idées philosophiques, soit quand il s’agit des passions, n’hésite jamais ni sur le mot, ni
sur la pensée, et parle volontiers des choses du monde, et de manière à ce que ce monde, dans l’insolence de son dédain, ne renvoie pas le dominicain à son couvent comme un pauvre religieux fort estimable sans doute, mais qui ne sait rien de la vie ! Dans un siècle comme celui-ci, il n’y avait pas d’autre moyen de se faire écouter, surtout de cette jeunesse qui s’imagine savoir quelque chose, qu’en montrant que, la théologie à part, un prêtre en savait plus long qu’elle. C’est ce que le P. Lacordaire a compris. Dieu lui a donné une organisation d’élite, un mélange de force et de tendresse, une expression poétique et spirituelle en même temps… Mais j’ai dit que je ne parlerais pas de l’orateur. Ce dont je le féliciterai comme d’un succès utile à la cause de l’Église, c’est d’avoir élargi la chaire chrétienne de sorte que les accents qui en viennent porteront plus loin. Innovation, du reste, qui n’en était presque pas une ! car les grands sermonnaires ont tous, dans une certaine mesure, été obligés d’entrer dans les préoccupations et le langage de leur temps. Autrement, comment les eût-on écoutés ? Il faut prendre l’homme par quelque endroit de son esprit ou de son cœur, pour l’arracher à la terre et l’élever vers Dieu.