(1874) Premiers lundis. Tome I « Ch.-V. de Bonstetten : L’homme du midi et l’homme du nord, ou l’influence du climat »
/ 1586
(1874) Premiers lundis. Tome I « Ch.-V. de Bonstetten : L’homme du midi et l’homme du nord, ou l’influence du climat »

Ch.-V. de Bonstetten :
L’homme du midi et l’homme du nord, ou l’influence du climat

La question des climats n’est pas neuve : Hippocrate dans l’antiquité l’a traitée comme une question d’hygiène ; Montesquieu, dans les temps modernes, l’a envisagée dans son rapport avec le gouvernement, et, par la manière paradoxale et brillante dont il l’a présentée, il l’a remise en problème et en a provoqué une discussion nouvelle. Depuis lui, Helvétius, Volney, Cabanis, l’ont abordée, sinon expressément, du moins en diverses parties de leurs ouvrages : en de telles mains, la question s’est éclaircie ; réduite à ses véritables formes, elle a été résolue du moins dans son ensemble, et de nos jours on est d’accord sur le mode d’influence générale des climats.

Le climat n’est pas un agent simple, une force unique : il n’est pas seulement déterminé par le degré de latitude d’un pays, comme l’indiquerait son nom et comme parut le croire Montesquieu. La hauteur polaire, dit M. de Bonstetten, n’est qu’un élément du climat ; la hauteur verticale en est un autre. Ce n’est pas tout : la chaleur, l’électricité, la lumière, les vents, l’empire des localités, en sont autant d’éléments nouveaux, et le climat n’est que la force résultante de toutes ces forces.

Continuellement en rapport et souvent en lutte avec elle, l’homme, qui n’est lui-même qu’une force volontaire et perfectible, peut tour à tour ou s’en laisser dominer, ou s’en dégager en partie, jamais totalement s’y soustraire. S’il en subissait pleinement l’influence, le cas serait simple ; c’est celui des sauvages. Mais dans notre état social, qui est un état de conquête sur la nature, l’homme tâche de s’affranchir du climat : il fait mieux encore ; par des moyens indirects, tels que la culture, les plantations, l’écoulement des eaux, il le change et le perfectionne sans cesse ; et celui-ci modifié réagit incessamment sur l’homme. [Il y a] là un rapport évident, mais complexe, qui lie les progrès de la civilisation et ceux du climat. C’est cette série d’actions et de réactions, ce jeu d’influences réciproques, qu’à la rigueur il faudrait poursuivre et démêler chez les différents peuples ; mais, dans un si vaste problème, la multiplicité des termes et l’indétermination de la plupart des données surpassent les forces de toute analyse ; et, d’ailleurs, avoir ainsi posé la question, c’est déjà en avoir donné la solution la plus générale et la plus utile.

Quoique M. de Bonstetten n’ait exprimé nulle part ces considérations, il semble les supposer tacitement ; et les observations de détail, si ingénieuses et si vraies, qui remplissent son livre, s’y rangent. Il a beaucoup voyage dans sa jeunesse. Élevé en Suisse où il reçut une éducation libre, rêveuse et solitaire, que n’aurait pas désavouée Rousseau, devenu plus tard le disciple et l’ami de Bonnet, qui dès l’abord s’empara, comme il le dit, de toute son âme, et depuis transporté dans les différentes contrées du nord et sous le ciel de l’Italie, il dut garder dans le commerce des hommes les habitudes intellectuelles de sa vie première, et surtout un goût décidé pour l’étude de soi-même et des autres. Ce qu’il a donc vu de piquant et de tranché dans les mœurs du nord et du raidi, il le raconte dans ce livre, et en fait sentir le rapport avec le climat. C’est un recueil d’observations morales faites sous ce point de vue ; et elles ont, sinon le mérite de la méthode, du moins la grâce du laisser-aller, et quelque chose de ce charme qu’on trouve aux souvenirs mêmes d’autrui.

Une remarque bien simple devient, entre les mains du spirituel auteur, la clef d’une multitude de phénomènes moraux : c’est qu’au nord il y a des nuits et des hivers, et peu ou point au midi. Si le livre a une idée principale, c’est celle-là ; et elle est féconde en explications pleines d’exactitude et de finesse. Il s’ensuit, par exemple, que l’homme du nord a nécessairement un gîte, une vie intérieure et des rapports de famille, tandis que l’homme du midi est bien partout où il y a le soleil, un arbre et un fruit. Le premier, obligé d’acheter sa nourriture par le travail, exerce vivement son activité ; la prévoyance de l’hiver lui donne le souci de l’avenir, et le loisir forcé de ce même hiver sollicite en lui les idées sérieuses. En même temps que le corps se contracte par les frimas, la pensée se replie aussi sur elle-même ; la sensation du froid porte au repos, et le repos à la réflexion. Dans le midi, on vit au jour le jour ; la présence du soleil, des travaux peu pénible et jamais interrompus, des sensations toujours en éveil, ne permettent pas les longues espérances ni les longues inquiétudes : on y jouit précisément de cette liberté d’esprit si propice à l’essor de l’imagination ; c’est là que devaient et que seulement pouvaient naître ces poètes aimables, qui chantaient les douceurs du rien faire, la jouissance du présent et l’oubli du lendemain. La jolie fable de la Cigale et de la Fourmi est l’histoire de l’homme du midi et de l’homme du nord. Il y a aussi une petite pièce d’Anacréon sur la cigale ; le poète nous la montre se nourrissant de parfums et de rosée, et chantant à chaque heure et en toute saison : de telles idées, de telles images ne peuvent éclore qu’au midi.

Dans le nord, en outre, les habitudes sont plus régulières, l’amour moins sensuel, l’éducation plus soignée ; et ces différences s’expliquent en partie par la prédominance des nuits et des hivers, et les rapports de société qui en résultent. Je ne suivrai pas l’auteur dans les détails de ces divers chapitres ; des observations choisies, des anecdotes agréables, précisent ce qu’il pourrait y avoir d’un peu vague dans l’idée générale. Le style est en harmonie avec les choses ; il ne manque pas d’images, mais on pourrait lui reprocher parfois des formes un peu abstraites et une allure trop métaphysique.