(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « XXI » pp. 87-90
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(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « XXI » pp. 87-90

XXI

feuilleton de jules janin sur les demoiselles de saint-cyr. — dumas se fache. — eugène scribe. — un auteur comique a naitre.  — un déjeuner de garçons perpétuel. — abus de grands hommes de bien.

Voilà que Dumas s’est ému du feuilleton de Janin sur es Demoiselles de Saint-Cyr : Dumas s’émeut aisément. Il y avait ici des circonstances aggravantes : le feuilleton de Janin était léger, inexact, hostile ; la rapidité même avec laquelle on l’a inséré (sans attendre le lundi d’habitude) était une hostilité et une désobligeance de plus ; mais un auteur a toujours mauvaise grâce à venir défendre son ouvrage critiqué et à dire : mon sonnet est fort bon. Dumas ne s’est épargné aucune sorte de mauvaise grâce dans sa lettre d’hier, 30 (voir la Presse.) Il veut être très-méchant, et il n’est que trop long. Il veut avoir l’air de bâtonner Janin, et il ne le pique même pas de la plume. C'est du Dumas-Scudery. Il commence par toutes sortes de personnalités qui ne font rien à l’affaire. Il affecte de rappeler à Janin le temps où celui-ci logeait rue Madame dans la même maison que Harel et mademoiselle Georges (espèce de ménage établi), et venait en tiers sans troubler l’harmonie parfaite et par manière d’accompagnement. Il lui reproche de n’avoir pu faire de drame, comme si, pour être critique, il fallait nécessairement avoir excellé dans le genre qu’on juge. Tout cela est misérable ; Janin n’a pas répondu aujourd’hui lundi, et Dumas serait bien attrapé si Janin ne répondait pas du tout, — qu’à la prochaine occasion, au prochain drame du matamore.

Comme correctif essentiel du feuilleton de Janin, il vous faut lire et consulter l’article de la Revue des Deux-Mondes du 1er août, signé P. L. (Paulin Limayrac) ; tout bienveillant qu’il est, il a de la justesse, touche les vrais points et donne une idée fidèle. Les critiques en sont fines, et Janin y a son paquet.

Je viens d’apprendre qu’il est décidé que Janin ne répondra pas ; ainsi Dumas va rester dans la position d’un bretteur qui se fend et qui n’a personne vis-à-vis. — La considération de Janin d’ailleurs n’y gagnera pas. — On n’a pas plus d’esprit que lui, mais c’est un mauvais enfant gàté.

Tel qu’il est et dans la disette d’auteurs dramatiques, Dumas a son prix ; il a de l’entrain, de la gaieté, de la dextérité et de la charpente ; son drame a du jarret et la planche joue sous lui ; il manie et remue assez bien la comédie d’intrigue, sans pourtant jamais s’élever jusqu’à la vraie comédie digne de ce nom, à celle qui atteint et stigmatise les vices actuels, les ridicules du présent. Ce genre de comédie manque entièrement aujourd’hui, chacun se contente d’être plein de ridicules soi-même et de se moquer de ceux du voisin ; mais la grande exécution publique est comme supprimée. Scribe est le seul qui dans quelques-unes de ses pièces (comme Bertrand et Raton et d’autres encore) ait touché ce point et piqué sinon percé le ballon. Bien des gens disent et répètent que le temps de la comédie est passé, qu’elle est devenue impossible par toutes sortes de raisons, et les théories ingénieuses sur cette lacune désormais inévitable ne manquent pas. Mais s’il revenait un seul génie véritablement comique, il aurait bientôt fait justice de toutes ces subtilités qui sont comme les toiles d’araignée dans les espaces vides. Ce génie, s’il se donnait la peine de naître, trouverait bien quelques difficultés sans doute à rajeunir les points de vue, à ressaisir avec nouveauté les grands caractères déjà tracés, à les offrir par des aspects à la fois reconnaissables et imprévus, à peindre sans copier, à tirer de tous nos petits ridicules assez peu gais une large veine de plaisanterie, et à convoquer toutes nos petites vanités maussades à un rire immense. Mais ce ne sont là que de ces difficultés comme le talent en a toujours à vaincre. A moins d’être ce talent même, on ne voit guère pour lui le moyen d’en triompher.

Dans toutes ses pièces, dans tous ses romans, dans toutes ses impressions de voyages, Dumas me fait toujours un seul et même effet, et déroule à mes yeux un seul et même esprit : c’est un déjeuner de garçons perpétuel. Au bout des trois premiers quarts d’heure, ce jeu bruyant commence à fendre la tête, et les délicats n’y tiennent plus.

Une petite anecdote philologique, mais qui marque sous le grandiose de l’expression une certaine confusion d’idées :

M. S.-B (moi), dans son article du 15 juillet sur De Maistre, l’appelle ce grand homme de bien, empruntant cette expression à M. Ballanche, qui a ainsi salué De Maistre dans les Prolégomènes de sa Palingénésie. Or, voilà que le 20 juillet, dans son Rapport lu à la séance publique de l’Académie, M. Villemain qualifie Molière le grand honnête homme ; de même que Molière, moins oratoirement, avait dit à Bossuet, dans le drame d’Adolphe Dumas : Vous êtes un brave homme. Et dans son feuilleton des Mystères de Paris du 27 juillet, M. Eugène Sue, voulant louer un philanthrope appelé vulgairement le petit manteau bleu (un M. Champion, qui va par les halles et les places publiques, avec sa croix d’honneur sur son manteau bleu, y faisant des distributions, séance tenante, à tous les pauvres gens qui passent, non sans quelque bizarrerie et ostentation), — M. Eugène Sue, à son tour, ne trouve rien de mieux que de le qualifier également : ce grand homme de bien. Il est impossible de ne pas remarquer, quand on est un peu grammairien ou même moraliste, que voilà bien des grands hommes de bien en quinze jours, et rien ne prouverait plus combien une telle expression si solennelle, et qui devrait être si réservée, exprime peu une idée nette pour les esprits du jour que cet abus et comme ce jeu qu’on en fait.

Et le raisonnement en bannit la raison.