Note III.
Sur l’accélération du jeu des cellules corticales
De Quincey, Confessions of an Opium-Eater, p. 83 : « Une proche parente me conta un jour que, dans son enfance, étant tombée dans une rivière et ayant manqué périr, elle revit en un moment sa vie entière déployée et rangée devant elle simultanément comme dans un miroir, et qu’elle se trouva la faculté également soudaine d’embrasser ensemble le tout et chaque partie. »
De Quincey et divers buveurs d’opium ont constaté sur eux-mêmes cette faculté de vivre mentalement, pendant un rêve de quelques minutes, une vie de plusieurs années et de plusieurs centaines d’années.
En 1815, M. de Lavalette, mis en prison et condamné à mort, se fit raconter tous les détails du supplice, la toilette, etc., afin d’user d’avance l’émotion et d’être plus ferme au dernier moment. Là-dessus, il eut le rêve suivant :
« Une nuit que j’étais endormi, la cloche du Palais, qui sonna minuit, me réveilla ; j’entendis ouvrir la grille pour relever la sentinelle, mais je me rendormis à l’instant. Dans mon sommeil, j’eus un rêve. — Je me trouvais rue Saint-Honoré, près de la rue de l’Échelle ; une obscurité lugubre s’étendait partout ; tout était désert, et cependant une rumeur vague et sourde s’éleva bientôt. — Tout à coup parut dans le fond de la rue une troupe à cheval, mais d’hommes et de chevaux écorchés. Les cavaliers portaient des flambeaux, dont la flamme rouge éclairait des visages mis à nu que traversaient des muscles sanglants ; leurs yeux enfoncés roulaient dans leurs orbites ; leurs bouches s’ouvraient jusqu’aux oreilles, et des casques de chair pendante surmontaient leurs têtes, hideuses. Les chevaux traînaient leurs peaux dans le ruisseau, qui débordait de sang jusqu’aux maisons. Des femmes pâles, échevelées, se montraient silencieuses aux fenêtres et disparaissaient ; des gémissements sourds, inarticulés, remplissaient l’air, et j’étais seul dans la rue, seul, immobile de terreur, et sans force pour chercher mon salut dans la fuite. Cette effroyable cavalerie passait ainsi au grand galop, passait toujours, en lançant sur moi des regards épouvantables. Elle défila pendant plus de cinq heures ; enfin la file se termina et fut suivie par une immense quantité de voitures d’artillerie chargées de cadavres déchirés, mais encore palpitants ; une odeur infecte de sang et de bitume m’étouffait… quand tout à coup la grille se referma avec violence et je me réveillai. Je fis sonner ma montre : il n’était encore que minuit. Ainsi cette affreuse fantasmagorie n’avait duré que deux ou trois minutes, le temps de relever la sentinelle et de refermer la grille. Le froid était vif, la consigne très courte, et le geôlier confirma le lendemain mon calcul. Cependant je ne me rappelle pas un seul événement de ma vie dont j’aie pu apprécier la durée avec plus de certitude, dont les détails soient mieux gravés dans ma mémoire, et dont j’aie la conscience mieux affermie. »
Une troisième observation du même genre m’est communiquée par M. A. M…
« 10 juin 1829. — Au lieu de sortir ce matin, après le déjeuner, je me mis à ciseler mon ziegenhain (corne de bois très dur où les étudiants gravaient alors les noms de leurs amis). J’y passai bien deux heures. Enfin, me sentant la tête lourde (probablement par sympathie de l’estomac, que la flexion du torse sur ce travail de ciselure avait dû comprimer en gênant la digestion), j’entrai dans la chambre voisine, où j’entendais le bruit d’une conversation animée tenue par quelques condisciples. Ils étaient quatre ou cinq en effet, discutant debout, non loin de la fenêtre. J’entrai sans que personne se dérangeât, m’approchai du groupe sans savoir encore de quoi il était question, et me glissai dans l’embrasure de la fenêtre, pour me mettre au courant de la conversation avant d’y prendre part. Là, ma main se porta sur l’espagnolette de la croisée, et mon front alourdi s’appuya sur ma main. — Il paraît qu’à l’instant même je tombai à la renversé sans en avoir conscience, que mes camarades me relevèrent aussitôt, et que je revins à moi presque immédiatement, car leur conversation fut à peine interrompue et continuait lorsque je sortis de la chambré au point où je l’avais trouvée en entrant. — Mais ce qu’il y a de curieux, c’est que pendant cette chute il me sembla que je faisais un voyage▶ qui dura plusieurs jours. Et ce n’est point ici une impression vague et générale de déplacement, mais une succession de détails très précis et tout aussi nets que ceux d’un ◀voyage réel, sauf certaines lacunes d’idées par suite desquelles mes souvenirs passent d’une situation à l’autre sans avoir conscience de la transition. Ainsi je me trouvai d’abord dans une forêt, que je m’imaginai être celle dont parle le Dante au début de son poème. C’était une forêt de sapins dont les branches inférieures n’avaient presque pas de feuilles, étant à moitié desséchées, grisâtres, couvertes de poussière, d’où pendaient de ces lichens gris filamenteux qu’on nomme barbes de capucin, et entre lesquelles étaient tendues beaucoup de toiles d’araignée ; j’y marchais, ayant conscience de suivre un guide que je ne voyais pas. Peu à peu, la forêt devint à la fois plus touffue et plus lumineuse ; les hêtres et les érables avaient succédé aux sapins. Je vis pendre d’une roche à droite les belles grappes roses de la bugrane glutineuse, que j’avais souvent vue dans les Alpes. La lumière semblait venir d’en bas et éclairer le dessous des feuilles. Au détour de la roche, je vis s’ouvrir un petit col, dominant une vaste plaine, d’où venait en effet la lumière. — Ici, il y a une lacune, car, sans transition, je me trouve être à cheval au milieu de ; cette plaine, ayant encore conscience d’un guide qui marchait après moi, mais que je ne voyais pas. Le cheval était blanc et avait au bout des oreilles un bouquet de poils noirs, comme le loup cervier. — J’arrivai devant une rivière où il n’y avait pas de pont, mais une barque plate et large destinée à traverser bêtes et gens. Il y avait déjà du monde et des moutons. — Je m’y trouvai sans avoir conscience d’être descendu de cheval, mais derrière moi était le cheval, que tenait par la bride le guide que je vis alors et qui était vêtu d’une veste bleue. Au fond de la barque était un groupe de femmes auprès desquelles se tenait un bel enfant blond, dont je me rappelle fort bien le costumé, la figure et surtout les cheveux bouclés. — Puis je me retrouvai à cheval de l’autre côté de l’eau, te guide marchait près de moi, et je le voyais. La plaine n’avait pas de maisons ni de murailles, mais de vastes champs à où s’élevaient de petits arbres arrondis, comme des mûriers chétifs. “Pourquoi ces arbres sont-ils de si petite taille ? demandai-je à mon guide. — Parce qu’il fait quelquefois sur cette plaine des vents très violents qui les empêchent de pousser”, me répondit-il. Bref, nous arrivâmes le soir dans une hôtellerie ; nous y passâmes la nuit. Nous repartîmes le lendemain ; nous arrivâmes dans une ville, où nous allâmes au théâtre et où je passai, il me semble, plusieurs jours. Puis enfin, comme je flânais, en fumant un cigare, sous les arceaux d’une longue rue à arcades, comme la rue du Pô à Turin, j’entendis des voix éloignées qui prononçaient mon nom ; je me retournai, restant un instant immobile et dans l’attente, et peu à peu je vis autour de moi les camarades qui venaient de me relever et me soutenaient encore de leurs mains. — Aucune impression douloureuse n’a été le résultat de cet accident, qui n’eut point de suite et ne s’est jamais renouvelé. »