(1874) Premiers lundis. Tome II « Deux préfaces »
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(1874) Premiers lundis. Tome II « Deux préfaces »

Deux préfaces

Depuis que les morceaux, recueillis dans le premier volume de cet ouvrage23, ont paru en 1832, l’auteur s’est trouvé insensiblement engagé à en composer dans le même genre un plus grand nombre qu’il n’avait projeté d’abord, et il n’a pas tardé à concevoir la réunion de ces divers Portraits ou articles critiques comme pouvant former une galerie un peu irrégulière, assez complète toutefois, et propre à donner une idée animée de la poésie et de la littérature contemporaine. S’il se permet donc aujourd’hui de réimprimer ces morceaux en les recueillant, c’est qu’il les a conçus au moment où il les écrivait comme devant former une espèce de tout, et comme ayant peut-être à gagner à ce rapprochement. Sans s’exagérer la valeur de ces études, presque toutes dirigées sur des contemporains, genre de critique qu’on est assez porté dans le monde littéraire, un peu sérieux, à ne pas compter, il a semblé que quelques avantages compensaient les gênes nombreuses et les inconvénients du genre. Quand on étudie quelque grand écrivain ou poète mort, La Bruyère, Racine, Molière, par exemple, on est bien plus à l’aise, je le sens, pour dire sa pensée, pour asseoir son jugement sur l’œuvre ; mais le rapport de l’œuvre à la personne même, au caractère, aux circonstances particulières, est-il aussi facile à saisir ? Et quand on croit l’avoir bien aperçu et qu’on l’exprime avec assurance, pour ne point avoir à craindre de rencontrer des observateurs informés de plus près, est-on plus certain d’avoir pénétré par conjecture jusqu’à l’intime vérité ? Avec ses contemporains au contraire, quelque mobile et inachevée que soit l’œuvre, quelque contraignantes que soient les convenances, si l’on a saisi la clef, une des clefs de leur talent, de leur génie, on la peut toujours laisser voir, même quand il ne serait pas séant de s’écrier tout haut : la voilà. En parlant des morts, on est plus véridique par rapport à soi, je le veux bien ; on dit tout ce qu’on sait ; mais on sait moins, et ainsi l’on est souvent peut-être moins vrai par rapport à l’objet, que lorsque, sachant plus, on ne dit qu’avec le sous-entendu des amitiés et des convenances.

L’écrivain est toujours assez facile à juger, mais l’homme ne l’est pas également. Quelle différence d’exactitude et de vérité nous sentons dans nos jugements successifs sur un même individu, si nous l’avons vu en personne ou si nous n’en avons qu’entendu parler, si nous le connaissons pour l’avoir rencontré ou pour avoir vécu avec lui ! Après des années d’intimité, nous découvrons encore quelque chose. Oh ! qu’un homme est difficile à connaître, même quand cet homme n’est pas nous-même, et qu’il est tout simplement un autre ! Dès qu’on cherche l’homme dans l’écrivain, le lien du moral au talent, on ne saurait étudier de trop près, de trop bonne heure, tandis et à mesure que l’objet vit.

— « Mais à quoi bon s’occuper tant des détails, des minuties de l’individu ? l’œuvre reste, si elle doit rester ; rien de grand ne se perd dans la mémoire des hommes. » On m’a souvent opposé ce genre de raisons sévères, et ce que je viens de dire y répond en partie. L’observation morale, mêlée à l’appréciation littéraire, n’est pas tenue de suivre, d’une marche inflexible, la chaussée romaine de l’histoire. Je remarquerai ensuite qu’historiquement parlant, ce qu’on appelle la mémoire des hommes tient souvent en littérature au rôle attentif et consciencieux de quelque écrivain contemporain dont le témoignage est consulté.

Tout en croyant d’ailleurs autant que personne au génie et aux œuvres dominantes, tout en m’incinant devant les monuments que consacre la gloire, je ne suis pas de ceux qui ne s’inquiètent que du grand ; et les hommes, les œuvres secondaires m’intéressent singulièrement en bien des circonstances. C’est pour moi véritablement affaire d’équité. Il est (qu’on veuille y songer) un niveau de réputation au-dessous duquel on ôte tout ce qu’on peut aux hommes de talent ou même de génie en louanges et en gloire. Toutes les fois qu’on peut les passer sous silence on le fait ; on les pille sans mot dire ; on ne met pas son amour-propre à les citer à tout propos, à les louer à tort et à travers, comme cela a lieu à l’égard de ceux qui ont passé le niveau. Oh ! pour ceux-ci, à l’instant on leur accorde tout et plus encore s’il se peut ; c’est un point d’honneur et une émulation de les célébrer, c’est une idolâtrie. Ainsi se concilient les deux penchants des hommes en masse : idolâtrie et détraction. La bonne critique a pour devoir de ne pas se régler d’après ces préjugés et ces constructions factices. Et c’est envers des contemporains connus de près qu’on peut s’acquitter avec le plus de certitude de cette justice de détail, qui n’est qu’un fond plus vrai donné au tableau littéraire d’un temps.

Si, sur plusieurs de ces points secondaires, l’auteur avait réussi à fonder quelques jugements nouveaux, à préparer quelques-uns des éléments qui s’introduiront un jour dans l’histoire littéraire de notre époque, il aurait atteint l’objet de sa plus chère ambition. Il a souvent regretté, en lisant les livres de critique et de biographie des deux siècles précédents, la disette et l’insuffisance de secours semblables. Perrault, Baillet, Niceron, Goujet, Vigneul-Marville, Brossette, etc., etc., sont encore lus avec profit malgré leur manque absolu de sentiment littéraire. Fontenelle, d’Alembert, De Boze, Fréret, Vicq-d’Azyr et Condorcet, ont davantage approché dans leurs Éloges du but tel que je l’entends. J’ai souvent envié aux Anglais quelques-unes des belles biographies de Johnson, celle de Parnell par Goldsmith, aux Allemands celle de Hœlly par Voss ; je ne parle pas des autres ouvrages en ce genre plus considérables. Mais dans ces charmants écrits de moyenne mesure, les renseignements critiques, précieux et fins sont mis en œuvre avec intérêt et art.

Cet art, dont j’aurais voulu animer et revêtir quelques-uns des Portraits ici rassemblés, me sera peut-être une excuse et m’a du moins été un dédommagement pour les inconvénients d’un genre qui touche à tant de sensibilités vivantes ; car l’art vit en partie des difficultés même et des délicatesses de son sujet. Quelques Portraits flatteurs, où il entre de l’art, et qu’on peut sauver de ce grand naufrage de tous les jours, sont une compensation à bien des ennuis habituels dans le métier de critique. La bienveillance donne le ton général à la plupart des morceaux, et à cet égard je me suis dit quelquefois que c’était une transformation de l’Éloge académique que je tentais. Mais cette bienveillance, si l’on veut prendre la peine d’en peser l’expression et d’en démêler la pensée, ne semblera pas aussi complaisante qu’on le croirait à un premier coup d’œil, et elle ne va jamais, je l’ose dire, jusqu’à fausser et altérer la vérité. Au milieu de tant de mesures glissantes que nous avions à garder, et de la séduction de l’art même, qui n’est pas le moindre écueil, le vrai est resté notre souci principal.

Bien qu’écrits dans le but d’être rassemblés, ces morceaux qui ont paru successivement, gardent trace, en plus d’un endroit, de circonstances et de dispositions qui se sont modifiées et ils offrent ainsi de légers désaccords. En lâchant de les compléter et de les perfectionner dans le détail, nous n’avons pas cherché à faire disparaître ces marques, pour ainsi dire, originelles. Une fois entré dans cette voie de corrections, nous ôtions aux morceaux leur caractère. Si l’exactitude de la réimpression nous a coûté quelquefois, c’est quand il nous a semblé que nous avions été injuste à l’égard de quelques personnes, et passionné en quelques opinions. Sans qu’au fond nos jugements du passé et nos prévisions de l’avenir se soient détournés ni déconcertés, l’expérience plus vraie que nous avons faite des choses, dans le sens même de nos convictions, nous a rendu plus tolérant pour tous.

Un quatrième volume suivra plus tard les trois qui se trouvent publiés aujourd’hui, et suffira, nous le croyons, à compléter l’ouvrage. Nous y réunirons quelques noms de poètes et de romanciers, qui ont été omis jusqu’ici ; un Discours final pourra résumer la situation générale de la littérature et conduire nos principaux contemporains jusqu’à la date même de cette dernière publication. Après quoi, coupant court à une tâche sans cesse recommençante et qui n’a aucune raison naturelle de finir, nous prendrons, s’il se peut, congé du présent pour quelque Étude moins mobile, pour quelque œuvre plus recueillie.

Dans l’Avertissement placé en tête des second et troisième volumes de cet ouvrage24, qui parurent en 1836, j’ai dit, et il m’avait semblé, en effet, qu’un quatrième volume me suffirait pour épuiser les noms d’auteurs que je tenais à traiter encore. Voici pourtant deux volumes nouveaux, et je suis loin, selon toute apparence, d’avoir terminé. Décidément, ce genre de Portraits que l’occasion m’a suggéré, et dont je n’aurais pas eu l’idée probablement sans le voisinage des Revues, m’est devenu une forme commode, suffisamment consistante et qui prête à une infinité d’aperçus de littérature et de morale : celle-ci empiète naturellement avec les années, et la littérature, par moments, n’est plus qu’un prétexte. Ce qu’on appelle littérature, d’ailleurs, a pris un tel accroissement de nos jours que, par elle, on se trouve introduit et induit sans peine à toutes les considérations sur la société et sur la vie. Je ne prends donc plus à cet égard ombre de détermination, surtout négative ; je laisse ma série ouverte, heureux d’y ajouter à chaque propos (toujours avec soin), le plus qu’il me sera possible, et de ces Portraits, puisque la veine s’y mêle, je ne dis même plus : Je n’en ferai que cent25.