(1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « SUR ANDRÉ CHÉNIER. » pp. 497-504
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(1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « SUR ANDRÉ CHÉNIER. » pp. 497-504

SUR ANDRÉ CHÉNIER.

André Chénier, publié en 1819 par les soins de M. de Latouche, a exercé, sur la littérature et la poésie du xixe  siècle, une influence qu’il n’aurait jamais eue sur celle de la fin du xviiie , lors même qu’il eût été connu à cette dernière époque. S’il avait survécu à la Terreur, c’était bien différent : il est à croire que le côté politique, qui fait la moindre portion et comme un accident de son œuvre actuelle, se fût de beaucoup accru et développé ; que nous aurions eu de lui plus d’ïambes et de nobles invectives, des hymnes guerrières et tyrtéennes, quelque grande et romaine poésie du Consulat. Hoche, Marceau, Desaix, eussent été magnifiquement pleurés dans de martiales élégies. La Gironde, déjà bien immortelle, eût été idéalisée comme dans un groupe du plus pur marbre antique. Mme Roland et sa robe de fête de l’échafaud eussent été chantées, comme Charlotte Corday avait pu l’être. Nous aurions eu aussi une Promenade à Saint-Cloud par le frère de Marie-Joseph, car André eût été le partisan, ce me semble, de l’ordre sans l’usurpation, de la gloire sans la tyrannie, des lauriers soumis aux lois. Mais quand même, chez lui, les idées d’ordre eussent pris davantage le dessus, ses opinions philosophiques, et un peu païennes en religion, se fussent mal prêtées, j’imagine, au Concordat, au rétablissement du culte. En un mot, si André Chénier eût vécu, je me figure qu’il aurait pu être le grand poëte régnant depuis 95 jusqu’en 1803 ; réaliser admirablement ce que son frère, et Le Brun, et David dans son genre, tentèrent avec des natures d’artiste moins complètes et avec une sorte de sécheresse et de roideur ; exprimer poétiquement, et sous des formes vives de beauté, ce sentiment républicain à la fois antique et jeune, qui respire dans quelques écrits de Mme de Staël à cette époque, et surtout dans sa Littérature considérée par rapport à la Société. André Chénier, vivant, eût été le grand poëte français, immédiatement antérieur à M. de Chateaubriand, lequel date du Christianisme renaissant, du culte restauré, et d’un ordre de sentiments spiritualistes que le génie d’André n’eût sans doute pas accueillis. Ils eussent eu de commun pourtant, et d’étroitement rapproché, l’adoration du beau antique et quelque chaste draperie des muses de Sophocle et d’Homère. Mais la destinée d’André Chénier fut autre ; la hache intercepta cette seconde moitié de sa vie. Ce qu’il avait écrit dans la première et au sein d’une retraite d’étude et d’intimité ne parut que trente ans plus tard, et il se trouva, par son influence au milieu de la Restauration, contemporain de Lamartine, de Victor Hugo, de Béranger. Grâce à cet anachronisme qui eût glacé tant d’autres, les Poésies d’André Chénier, nées comme à part de leur siècle, ne pouvaient tomber plus à propos, et elles se firent bien vite des admirateurs d’élite qui les poussèrent au premier rang dans l’estime.

Les plus grandes places de poëtes sont dues, à coup sûr, à ceux qui ont mis de puissantes facultés d’imagination, de sensibilité et d’intelligence, au service des intérêts et des sentiments d’un grand nombre de leurs concitoyens et de leurs contemporains ; qui les ont soutenus, animés, récréés, ennoblis ; qui les ont aidés à pleurer, à espérer, à croire, soit dans un ordre purement héroïque et humain, soit par rapport aux choses immortelles. Les plus apparents à bon droit et les plus vénérés dans le groupe des poëtes ont rempli par leurs chants quelque fonction religieuse ou sociale ; ils ont été, ou la voix éloquente et palpitante du présent, ou l’écho lamentable d’un passé détruit, ou l’ardente trompette des espérances et des menaces de l’avenir. Mais à côté, en dehors de ces grands rôles, il y en a d’autres qu’il ne faut pas cesser de revendiquer et de maintenir, parce qu’ils sont modestes, qu’ils sont vrais, qu’ils réfléchissent des nuances précieuses dont les autres ne tiennent pas compte, et parce qu’ils expriment, avec plus de distinction et de curiosité attentive, des sentiments et des délicatesses, pourtant éternelles, de l’âme humaine civilisée. Après Dante, Pétrarque a son triomphe : Vauvenargues existe à côté de Voltaire. Il est toutefois, dans la vie des nations, des moments d’ardeur et d’orage où l’on ne conçoit guère ces rôles à part ; la masse alors absorbe toutes les nuances ; le foyer commun appelle à lui toutes les étincelles ; la mêlée convoque tous les poëtes. André Chénier, comme nous l’avons dit, s’il eût survécu à la Terreur, serait devenu un chantre des émotions publiques, et ses idylles à la Théocrite, ses élégies éperdument amoureuses, ses Camille et ses Lycoris se fussent voilées ; les soupers de Barras eussent guéri cette muse des molles orgies d’autrefois. Toute sa poésie depuis 89 jusqu’en 94, depuis son Jeu de Paume jusqu’aux vers inachevés du dernier ïambe, autorise cette conjecture. Mais, dans les premières années du règne de Louis XVI, à l’aurore des améliorations lentes tentées par Malesherbes et Turgot, le jeune ami des Trudaine avait conçu un rôle littéraire plus calme, plus recueilli, plus d’accord avec un loisir d’ailleurs assez voluptueux, une régénération de la poésie énervée du xviiie  siècle par l’étude approfondie de l’antique, un embellissement ferme et gracieux de la langue, et une peinture naïve des passions et des faiblesses du cœur dans des cadres nouveaux. Son époque était déjà, comme la nôtre, une époque de diffusion et d’universalité. La poésie, en se faisant simple auxiliaire à la suite des idées philosophiques, avait perdu ses qualités éminentes les plus énergiques et les plus châtiées ; Voltaire, son dernier représentant illustre, avait été son plus grand corrupteur L’entreprise de Chénier fut une œuvre d’étude et de long silence, pleine de secrets labeurs au sein d’une vie de plaisirs, et animée d’un profond amour de cette France, qu’il voulait doter de palmes plus rares. Or, un tel rôle était beau dans des circonstances encore paisibles et au milieu de cette espérance unanime de progrès ; c’était, avec plus de candeur d’âme et avec plus d’efforts aussi et d’artifice de talent, quelque chose du rôle d’Horace introduisant dans la langue latine le génie lyrique de la Grèce et enrichissant le Capitole.

Lorsque les Poésies d’André Chénier parurent, sous la Restauration, les circonstances étaient fort différentes de celles au milieu desquelles il avait écrit, mais elles n’en étaient que plus propices au succès du poëte. La Restauration fut une halte, entrecoupée sans doute de tiraillements et quelquefois de convulsions, mais enfin une halte où il ne se fit pas d’ébranlement général, en avant ni en arrière, durant quinze années. Littérairement, et après le bouillonnement écumeux de sa première moitié, la Restauration peut être comparée à une espèce de lac artificiel, qui cessa du moment où les écluses s’ouvrirent, mais qui se prêta assez longtemps aux illusions et aux jeux de l’art, de la philosophie, de la poésie ; on y voguait à la rame, l’été ; on y patinait agréablement l’hiver. Au milieu de l’espèce de lac, il y avait un grand courant, un Rhône qui traversait, qui ébranlait la masse et qui finit par la précipiter ; sur ce courant du milieu, s’agitaient des orateurs, des guerriers, la jeunesse à la nage, le peuple, un poëte libéral, un seul vrai, Béranger avec sa lyre ! Hors de là, vers les rives, aux endroits plus calmes et sur une surface assez immobile ou animée de contre-courants peu rapides, il y avait des raisonneurs qui expliquaient aux autres le spectacle, et pourquoi cela était ainsi de toute nécessité, et pourquoi cela devait être toujours ; il y avait, rangés derrière deux ou trois grands noms, sur les traces de Lamartine, harmonieusement ravi en ses tendresses sublimes, sur les pas de Victor Hugo, de plus en plus occupé à ses chauds horizons, et à portée de voix de quelques autres, il y avait des peintres de vieilles ruines, qui étudiaient les débris gothiques le long des bords, des psychologues qui se miraient au sein des eaux, des nacelles de rêveurs dont le front regardait perpétuellement le ciel, des essais de colonie littéraire et d’abri poétique autour d’agréables îles et dans les Délos nées d’hier. C’est de ce côté que le volume d’André, à peine publié, échoua, et qu’il fut recueilli avec bonheur, avec une admiration vraiment filiale.

L’influence d’André Chénier fut grande et, selon moi, presque toujours heureuse. Elle fut nulle sur M. de Lamartine, chantre tout d’abord de sensibilité et d’âme, qui méconnut longtemps le naturel d’André sous la science des formes, mais qui lui rend justice aujourd’hui, de même qu’il apprécie la tournure exquise de Pétrarque, après l’avoir, dans le principe, peu goûté. Cette influence n’atteignit pas non plus Béranger, dont les moules merveilleux étaient déjà fondus et les refrains de toutes parts voltigeants ; mais, s’il ne profita pas des perfectionnements de l’artiste, nul mieux que lui n’était fait pour entendre ce mélange d’étude et de passion, d’élaboration ingénieuse et d’enthousiasme147. Sur M. Victor Hugo, l’action du novateur exhumé dut être très-réelle, quoique indirecte et difficile à saisir, comme il convient à tout grand écrivain qui passe à son creuset ce qu’il emprunte. M. de Vigny avait dans le talent des sympathies étroites avec André Chénier, que son Stello nous a reproduit si poétiquement. J’omets quelques autres qui, venus plus tard, se ressentirent naturellement davantage de l’apparition d’André. On voit que l’influence posthume du poëte eut lieu sur les artistes plutôt que sur le public. Je comparerais volontiers cette influence et cette renommée à celle de M. Ingres, quelque chose d’isolé, de sincère, de pénétrant à la longue, de chaste en beauté, d’un peu froid par rapport au temps présent, mais, au fond, empreint de qualités impérissables.

André Chénier, disons-nous, aida beaucoup à l’école de l’art sous la Restauration. Aujourd’hui cette école est dissoute ; on se montre, on s’est montré même autour de nous148 bien sévère pour elle, par des raisons judicieuses qu’il serait possible, je crois, d’atténuer plutôt que de détruire. Elle a eu ses excès, ses prétentions exclusives, son ivresse de demi-victoire ; mais il y aurait à prendre garde aussi de lui imputer ce qui n’est pas d’elle, et de lui demander compte de cette dissolution littéraire du moment, qu’elle n’a ni préparée ni voulue, et contre laquelle protesteraient au besoin les tendances dédaigneuses et restrictives qu’on lui a tant reprochées. La cause de cette dissolution passagère est plus générale et tient à l’état de la société elle-même, après une grande secousse politique mal dirigée. Les nobles et vigoureux talents s’en sauveront ; les œuvres nombreuses, que leur virile jeunesse promet à l’avenir, se remettront en harmonie avec une époque dont le sens plus diffus et plus immense est aussi plus glorieux à comprendre. De nouveaux talents viendront et s’annoncent déjà, qui se préoccupent grandement des destinées humaines, et en tourmentent éloquemment le mystère. Et puis, comme l’art a mille faces possibles, et qu’aucune n’est à supprimer quand elle correspond à la nature, il y aura toujours lieu à des talents et à des œuvres qui exprimeront des sentiments plus isolés, plus à part des questions flagrantes, et s’inquiéteront, en les exprimant, de la beauté calme et juste, de la perfection de la pensée et de l’excellence étudiée du langage : ce seront ceux de la même famille qu’André.