(1868) Les philosophes classiques du XIXe siècle en France « Chapitre II : M. Royer-Collard »
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(1868) Les philosophes classiques du XIXe siècle en France « Chapitre II : M. Royer-Collard »

Chapitre II :
M. Royer-Collard

I

C’est la psychologie écossaise qui fournit à la philosophie nouvelle sa première direction d’esprit et ses premiers instruments d’attaque. Par quel hasard les novateurs choisirent-ils pour maîtres d’honnêtes bourgeois d’Édimbourg, sensés, peu connus, médiocres ? C’est ce qu’on ne voit pas bien au premier instant. Mais après la Révolution française, le vide s’était fait dans les esprits, et les adversaires du sensualisme s’attachèrent au premier point d’appui qui se présenta. À ce sujet les contemporains racontent une anecdote que voici : Un matin, en 1811, M. Royer-Collard, qu’on venait de nommer professeur de philosophie à la Sorbonne, se promenait sur les quais fort embarrassé. Il avait relu la veille la Bible du temps, Condillac, et s’il suivait Condillac, il allait enseigner que nos facultés sont des sensations transformées, que l’étendue est peut-être une illusion, que nos idées générales sont de simples signes, qu’une science achevée n’est qu’une langue bien faite. De toutes ces formules s’exhalait une vapeur de scepticisme et de matérialisme qui répugnait au chrétien fervent, moraliste austère, homme d’ordre et d’autorité. Pourtant que pouvait-il faire ? Nouveau en philosophie, il n’avait point de doctrine à lui, et, bon gré mal gré, il devait en professer une. Tout à coup, il aperçut à l’étalage d’un bouquiniste, entre un Crevier dépareillé et l’Almanach des cuisinières, un pauvre livre étranger, honteux, ignoré, antique habitant des quais, dont personne, sauf le vent, n’avait encore tourné les feuilles : Recherches sur l’entendement humain, d’après les principes du sens commun, par le docteur Thomas Reid. Il l’ouvre et voit une réfutation des condillaciens anglais. « Combien ce livre ? — Trente sous. » Il venait d’acheter et de fonder la nouvelle philosophie française.

Certainement, si quelqu’un était enclin à sortir de l’ancienne route, c’était lui ; car personne n’était plus opposé, de caractère et d’éducation, aux maximes et à l’esprit du dix-huitième siècle. Il était né en Champagne, dans une famille qui ajoutait à la sévérité des anciennes mœurs provinciales la rigidité du christianisme primitif. Ses parents avaient transporté dans le village la ferveur et les pratiques de Port-Royal ; les laboureurs emportaient le Nouveau-Testament avec eux quand ils allaient travailler aux champs, et les femmes lisaient l’Écriture à la veillée. Sa maison était une Thébaïde, et sa mère une sorte de puritaine catholique. Lui-même, après une éducation toute religieuse, grave, studieux, muni de convictions fortes, éprouvé par la proscription, formé pour gouverner les hommes sans les contraindre, et préparé à la politique par la morale, il entrait dans les affaires publiques, lorsque l’anarchie du Directoire et le despotisme de l’Empire lui fermèrent la carrière pour laquelle il était né et il était prêt. Relégué dans la théorie, il y porta les instincts du moraliste et les préoccupations de l’homme d’État ; tel on devait le revoir à la tribune, tel on le vit dans sa chaire ; dans l’une comme dans l’autre sa pensée dominante fut celle de la règle, et son ton ordinaire fut celui du commandement. Il avait par excellence le caractère impérieux et noble. En fait de science comme en fait de conduite, aucun des dons naturels qui confèrent l’autorité ne lui manquait ; il était né conquérant et dominateur des esprits. Mais la soumission qu’on lui rendait était volontaire et confiante ; on le trouvait digne de la suprématie qu’il réclamait ; on fléchissait sous sa dictature méritée et naturelle, comme sous une magistrature bienfaisante et légitime. Le dernier des philosophes français, il écrivit simplement, sans mots abstraits ni phrases allemandes, à la manière du dix-huitième siècle. S’il détruisait la théorie de Condillac, il gardait son style ; il lui emprunta sa clarté, pour lui prendre ses lecteurs. Il eut une précision étonnante, n’employant que des phrases brèves et des mots exacts, véritable mathématicien, dont toutes les expressions étaient des chiffres. Tel est le morceau suivant, digne d’un géomètre par sa force et sa justesse6 :

De même que la notion d’une étendue limitée nous suggère la notion d’un espace sans bornes, qui n’a pas pu commencer, qui ne pourrait pas finir, et qui demeure immobile, tandis que les corps s’y meuvent en tous sens ; de même la notion d’une durée limitée nous suggère la notion d’une durée sans bornes qui n’a pas pu commencer, qui ne pourrait pas finir, et qui se serait écoulée uniformément, quand aucun événement ne l’aurait remplie. La durée se perd dans l’éternité, comme l’espace dans l’immensité. Sans le temps il n’y aurait pas de durée ; sans l’espace il n’y aurait pas d’étendue. Le temps et l’espace contiennent dans leur ample sein toutes les existences finies, et ils ne sont contenus dans aucune. Toutes les choses créées sont situées dans l’espace, et elles ont aussi leur moment dans le temps ; mais le temps est partout, et l’espace est aussi ancien que le temps. Chacun d’eux réside tout entier dans chaque partie de l’autre.

Cette dernière phrase est d’une énergie étonnante. Il faudrait remonter à Pascal pour trouver des vérités aussi vastes, concentrées dans un si petit espace, avec des termes aussi simples, par une métaphore aussi exacte. Cela est aussi beau qu’une formule de Newton. Celles de M. Royer-Collard, pénétrantes et distinctes, entraient dans l’esprit comme les sons perçants d’un battant d’acier. Au besoin, il les multipliait ; coup sur coup, répétées, résonnantes, elles tintaient et emportaient dans leurs volées vibrantes l’esprit étourdi et accablé. Il mettait de l’acharnement dans l’explication et dans la preuve ; il prenait le lecteur à partie et lui disait :

Vous marchez devant moi ; je vous vois ici, et je me souviens que vous étiez là. — La durée qui s’est écoulée entre le moment où vous étiez là et celui où vous êtes ici, c’est ma mémoire qui me la donne, ma mémoire, dis-je, et non la vôtre qui n’est point à mon service. Mais ma mémoire ne peut me donner que ma propre durée, elle ne peut pas me donner la vôtre ; je ne me souviens que de ce qui se passe en moi, je ne peux pas me souvenir de ce qui se passe en vous. C’est donc ma durée que je saisis entre ma perception actuelle et ma perception passée, ce n’est pas la vôtre que je saisis entre votre mouvement actuel et votre mouvement passé. Si je sais qu’un temps s’est écoulé entre vos deux mouvements, c’est parce que je sais qu’un temps s’est écoulé entre mes deux perceptions si je conçois que vous avez duré, c’est parce que j’ai connu que je durais, et si je mesure votre durée, c’est parce que je puis mesurer la mienne. Je ne vous prête pas ma durée ; la durée n’est pas plus à moi qu’à vous. Mais je ne connais la vôtre que par la mienne, et je n’en sais rien que je n’aie puisé en moi. Ce n’est donc jamais votre durée que j’observe, mais toujours la mienne. Encore moins peut-on dire que c’est dans votre durée que j’observe la mienne, et de votre durée que j’induis ma durée ; c’est au contraire dans ma durée que j’observe votre durée, et de ma durée que j’induis la vôtre. À plus forte raison s’il s’agit d’un corps inanimé tel que le soleil, qui dure aussi certainement qu’il est étendu, mais dont la durée, ignorée de lui-même ainsi que son étendue, échappe à toutes nos facultés.

Cela est pressant, n’est-ce pas ? Attendez le résumé. Il vous a conquis, il veut vous asservir ; il vous a comblé de preuves, il va vous en accabler :

Ainsi, quoique je conçoive la durée des choses comme indépendante de la mienne, cependant, comme je ne me souviens que de moi, et que ma durée est la seule dont j’aie le sentiment, c’est de ma durée que j’induis la durée des choses, c’est sur le type de la mienne que je la conçois, c’est par la mienne seule que je puis l’estimer. En d’autres termes, nous ne trouvons pas la durée hors de nous ; la seule durée qui nous soit donnée est la nôtre. Quand nous l’avons, elle introduit dans notre entendement la conception d’une durée commune à tous les êtres, et indépendante de la nôtre, ainsi que tous les phénomènes du monde matériel. Mais pour apprécier cette durée, pour la soumettre à la mesure, il faut la faire remontera à sa source ; c’est là seulement qu’elle rentre dans notre puissance, en retombant sous l’observation de nos facultés. Nous ne durons pas seuls ; mais dans l’ordre de la connaissance, toute durée émane de celle dont nous sommes les fragiles dépositaires. La durée est un grand fleuve qui ne cache point sa source, comme le Nil dans les déserts, mais qui n’a ni source, ni rives, ni embouchure. Ce fleuve coule en nous, et c’est en nous seulement que nous pouvons observer et mesurer son cours.

La démonstration acharnée finit par une accumulation d’images, magnifiques. C’est un vainqueur qui, sur ses ennemis tombés, étale la pourpre éclatante de son manteau. Involontairement et sans cesse, il aboutit au grandiose. Comme Bossuet, il s’y trouve bien. Il y revient comme dans la patrie ; il achève de gagner par l’admiration les convictions qu’il a maîtrisées par la preuve. Des flots de métaphores jaillissent au milieu de son raisonnement sans le noyer ni le briser. Qu’il soit dans une tribune ou dans une chaire, il imagine. Il dira à la Chambre des pairs : « On déporte les hommes ; les lois fondamentales d’un pays ne se laissent pas déporter. — Les fleuves ne remontent pas vers leur source ; les événements accomplis ne rentrent pas dans le néant. » Il disait à la Sorbonne : « A mesure que la réflexion retire la causalité que l’ignorance avait répandue sur les objets, les volontés locales, exilées du monde matériel, sont successivement rassemblées et concentrées par la raison en une volonté unique, source commune de toutes les volontés contingentes, cause première et nécessaire que la pensée de l’homme affirme sans la connaître, et dont elle égale le pouvoir à l’étendue, à la magnificence, à l’harmonie des effets qu’elle produit sous nos yeux. » Il invente des expressions superbes, qu’on n’oublie plus, images puissantes qui condensent sous un jet de lumière de longues suites d’abstractions obscures. Après avoir dit qu’expliquer un fait, c’est le déduire d’un autre fait inexplicable, il reprend : « La science sera complète quand elle saura dériver l’ignorance de sa source la plus élevée. » Plus loin : « On ne divise pas l’homme ; on ne fait pas au scepticisme sa part. Dès qu’il a pénétré dans l’entendement, il l’envahit tout entier. » Ailleurs, il expose ainsi l’induction : « Les faits que l’observation laisse épars et muets, la causalité les rassemble, les enchaîne, leur prête un langage. Chaque fait révèle celui qui a précédé, prophétise celui qui va suivre… Ce qui est arrivé, arrivera dans les mêmes circonstances : le passé peut être affirmé de l’avenir ; aussi longtemps que la nature sera vivifiée par les mêmes forces, elle sera régie par les mêmes lois qui reproduiront les mêmes connexions… Ainsi l’avenir entre dans la pensée de l’homme, et avec lui, toute prévoyance, toute prudence, toute philosophie. » Le lecteur a déjà distingué le ton dominant de ce style. L’imagination imposante est impérieuse ; car, du haut de sa solennité majestueuse, elle a l’air de laisser tomber des oracles. La précision énergique est impérieuse ; car, par son exactitude concentrée, elle a l’air de prescrire des formules. Le style de M. Royer-Collard est celui d’un législateur des hommes et des événements.

C’est pourquoi il traite ses adversaires en coupables. Il est fâcheux d’être réfuté par lui : le pauvre Condillac est si malmené, qu’il fait pitié. D’ordinaire, quand un philosophe prête des sottises à ses rivaux, il est généreux, et les méchants expliquent la chose en disant qu’il est en fonds. Mais les plus libéraux des philosophes, comparés à M. Royer-Collard, sont avares. Ce qu’il voit ou ce qu’il croit voir d’absurdités dans Condillac est prodigieux. Après l’avoir lu, on se demande pourquoi le docte abbé ne finit pas sa vie à Bicêtre ; et ses fautes sont relevées avec une rudesse, une roideur de conviction, une hauteur de mépris, une brièveté tranchante, un ton de juge, qui interdisent le doute et terrassent la résistance. Le dédain est d’autant plus fort, qu’il semble plus contenu, Après avoir exposé la confusion des qualités premières et des qualités secondes : « C’est à cette erreur, dit M. Royer-Collard, que se réduisent quelques-unes des découvertes les plus vantées de la philosophie moderne. » Ailleurs, parlant des sceptiques, il raille amèrement et d’un geste la philosophie qui, par ses paradoxes, « soulage le vulgaire d’une partie du respect qu’elle exige de lui. » Au reste, ce style commandant ne fit point de lui un pédant gourmé. Il fut roi en philosophie, il ne fut point docteur. La science était nouvelle pour lui ; pour la première fois, il jouissait du plaisir d’enseigner ; pour la première fois, il jouissait du plaisir de construire et d’abattre. De là une verve et une ardeur qui ressemblent à de la jeunesse. Il invente vite et il invente beaucoup. Il se passionne et il montre sa passion. Il se concilie la sympathie en subjuguant les croyances. Il gagne ceux qu’il maîtrise ; il séduit ceux qu’il entraîne. On est content de voir cette belle source jaillir abondamment, à flots clairs et rapides, et lancer son eau impétueuse entre les rives solides du lit le plus régulier et le mieux construit. Telle est sa dernière force ; comptons-les toutes : le style simple et lucide qui met la science à la portée des ignorants ; la précision du langage qui imprime des convictions nettes ; la vigueur du raisonnement qui asseoit des convictions fortes ; les métaphores grandioses qui éclairent et dominent l’imagination ; la volonté impérieuse qui asservit les esprits indécis ; la verve féconde qui séduit les esprits grondeurs. Personne n’eut une plus belle armée pour faire la conquête des opinions humaines. Personne n’eut une plus belle occasion pour faire la conquête des opinions françaises. M. Royer-Collard se mit en campagne, le 4 décembre 1811, et le spiritualisme commença.

Malheureusement, il partait dans de mauvaises dispositions et avec un mauvais guide.

Son siège était fait. Par religion et par inclination, il était l’ennemi de Cabanis et de Saint-Lambert. Il allait les combattre sur le dos de Condillac leur père. La psychologie à ses yeux n’était point un but, mais un moyen. Il analysait non pour analyser, mais pour réfuter les matérialistes et les sceptiques. Son penchant inné lui faisait une doctrine préconçue ; et toujours une doctrine préconçue fausse, invente ou omet les faits.

Son guide, honnête Écossais, esprit un peu étroit, très-sec et tout pratique, était arrivé par le plus singulier chemin à la voie qu’il avait ouverte. Poussé par Berkeley, puis par Hume, il arriva sur le bord du doute, il vit s’y engloutir l’esprit et la matière ; mais quand il vit sa famille précipitée avec le reste, il n’y tint plus : il cria aux philosophes qu’il voulait la garder ; il ne voulut point admettre qu’elle fût une collection d’impressions ou d’apparences ; plutôt que de la révoquer en doute, il se mit à les réfuter tous. Au reste, il débutait noblement par quelques exclamations poétiques : « N’était-ce donc que pour te jouer de lui, ô nature, que tu formas l’homme ? Si cette philosophie est celle de la nature humaine, n’entre point, ô mon âme, dans ses secrets7 » Après quoi, ayant énuméré les croyances du vulgaire, il somma les philosophes de les recevoir comme règles. Le sens commun devint pour lui une doctrine toute faite ; M. Royer-Collard la subit ; ce fut sa seconde entrave. Ainsi lié par le sens commun, par l’amour de l’ordre, par le christianisme, il passa trois ans, défaisant l’ouvrage des autres, et creusant de toute sa force, au milieu de la route, un mauvais trou.

II

Quel trou ? la théorie de la perception extérieure. Si on l’en croit8, Descartes, Malebranche, Leibnitz, Locke, Hume, Condillac, etc., bref, tous les philosophes modernes, ont admis des idées représentatives, sortes d’êtres interposés entre l’esprit et les objets, ayant de la ressemblance avec les objets, présentant à l’esprit l’image des objets, et fournissant à l’esprit, qui ne peut pas sortir de soi ni apercevoir les objets directement et en eux-mêmes, les moyens de les apercevoir indirectement et dans un portrait. M. Royer-Collard regarde cette opinion comme une supposition. Supposition non prouvée : car personne n’a jamais vu de telles idées, et celles que nous découvrons en nous-mêmes, bien loin d’être interposées entre nos pensées et les objets, ne sont que nos pensées elles-mêmes. Supposition inutile : car ne voyant que des portraits, nous ne pouvons savoir si le portrait ressemble à l’original. Supposition contradictoire : car de deux choses l’une : si les idées sont des images matérielles, on ne peut pas admettre des portraits de la solidité, du chaud, de l’odeur et du son ; si elles sont spirituelles, elles ne peuvent ressembler à la matière, ni par conséquent la représenter.

À son avis, la connaissance du monde extérieur se fait ainsi : quand nos nerfs sont ébranlés par un contact extérieur quelconque, nous éprouvons des sensations. Si c’est une sensation du toucher, nous concevons hors de nous la substance solide et étendue, et nous affirmons qu’elle existe, qu’elle existait avant notre sensation, qu’elle continuera d’exister après notre sensation, qu’elle est la cause de notre sensation. Pourquoi ces jugements ? L’homme l’ignore. La science les constate et ne les explique pas. Ils contiennent deux sortes d’idées : celles de solidité et d’étendue, qui ont pour première et pour unique source notre communication avec le dehors ; celles de substance, de cause et de durée, qui ont pour première et pour unique source notre communication avec nous-mêmes : car, apercevant en nous la substance, la cause, la durée, nous les transportons dans le dehors par une induction involontaire et inexplicable, et nous constituons par elles le monde matériel9. Ainsi définie, la perception extérieure devient certaine, parce qu’elle est naturelle et forcée. Impérieuse et spontanée comme les connaissances de la raison et de la conscience, elle est digne de foi comme les connaissances de la raison et de la conscience. Ayant les mêmes effets et la même nature, elle a la même autorité et les mêmes droits. Des jugements inexplicables, une induction inexplicable, une certitude subie, à cela se réduit la science. Que l’homme se soumette à la croyance et se résigne à l’ignorance. Qu’il soit docile et qu’il soit modeste. Qu’il réduise ses souhaits, et qu’il apaise ses révoltes. Le suprême géomètre nous laisse apercevoir quelques rouages extérieurs de l’horloge humaine, et mène par des ressorts inconnus les réponses forcées de son cadran. N’espérons point pénétrer ce mécanisme ; n’essayons point de démentir ces révélations.

Voilà les sceptiques à bas, les philosophes tancés, le sens commun vainqueur, la science réduite à deux faits inexplicables, la certitude transportée hors de nos prises, nos témérités réprimées, notre curiosité enchaînée, l’homme discipliné. La source de la théorie est visible. M. Royer-Collard est un amateur du bon ordre. Pratique et morale, sa philosophie a pour but non le vrai, mais la règle. À son insu, l’habitude et l’inclination le guident vers les doctrines qui nous courbent et qui nous retiennent. Il aime les barrières et il en pose. Il fait la police en philosophie.

Pour moi, j’avoue que je ne suis pas gendarme. Je ne pense pas qu’on doive se proposer pour objet la justification du sens commun et la réfutation du scepticisme. L’étude de la perception extérieure n’a qu’un but : la connaissance de la perception extérieure. Si on cherche autre chose, on est sûr de trouver autre chose. Un philosophe atteint toujours son but. Rien de plus pliant que les faits ; rien de plus aisé qu’un système. L’histoire de la philosophie en offre trente ou quarante, très-bien faits, très-plausibles, avec lesquels on peut justifier le pour, le contre et les opinions intermédiaires. Êtes-vous dégoûté des affirmations ? Entrez ici ; voici Ænésidème et Hume. Êtes-vous dégoûté du doute ? Passez là-bas : voilà Platon et Reid. Les faits sont des soldats ; le but est le général, qui les mène du côté qui lui plaît, ici contre l’affirmation, là contre le doute. Toujours ils obéissent. Le bon général est celui qui les laisse aller d’eux-mêmes, sans contrainte, vers le terme où leur nature les pousse, qui constate ce terme et ne le choisit pas, qui les regarde marcher, qui ne leur prescrit pas leur marche, et qui, au moment d’entrer dans l’examen de la perception extérieure, se parle ainsi :

Je fais deux parts de moi-même : l’homme ordinaire, qui boit, qui mange, qui fait ses affaires, qui évite d’être nuisible, et qui tâche d’être utile. Je laisse cet homme à la porte. Qu’il ait des opinions, une conduite, des chapeaux et des gants comme le public : cela regarde le public. L’autre homme, à qui je permets l’accès de la philosophie, ne sait pas que ce public existe. Qu’on puisse tirer de la vérité des effets utiles, il ne l’a jamais soupçonné. À vrai dire, ce n’est pas un homme ; c’est un instrument doué de la faculté de voir, d’analyser et de raisonner. S’il a quelque passion, c’est le désir d’opérer beaucoup, avec précision, et sur des objets inconnus. Quand j’entre dans la philosophie, je suis cet homme. Vous croyez qu’il souhaite autoriser le sens commun et prouver le monde extérieur. Point du tout. Que le genre humain se trompe ou non, que la matière soit une chose réelle, ou une apparence illusoire, il n’y met point de différence. « Mais vous êtes marié, lui dit Reid. — Moi, point du tout. Bon pour l’animal extérieur que j’ai mis à la porte. — Mais, lui dit M. Royer-Collard, vous allez rendre les Français révolutionnaires, — Je n’en sais rien. Est-ce qu’il y a des Français ? » Là-dessus, il continue notant, décomposant, comparant, tirant les conséquences pendues au bout de ses syllogismes, curieux de savoir ce que du fond du puits il ramène à la lumière, mais indifférent sur la prise, uniquement attentif à ne pas casser la chaîne et à remonter le seau bien plein. Il ôtera peut-être quelque chose à la certitude, peut-être beaucoup, peut-être tout, peut-être rien. Peu lui importe ; il n’ôtera rien à la vérité.

Philosophe immoral ! dites-vous. Eh bien, je prends vos maximes. Je donne la pratique pour règle à la spéculation. J’étudie la perception extérieure pour réfuter les sceptiques et discipliner l’esprit humain. Je m’applique à réformer les désordres, à prévenir les dangers, à diminuer le mal, à augmenter la vertu. Je choisis les croyances d’après leur utilité ; je suis homme de gouvernement ; je forme des théories pour les mœurs. J’appelle intempérance et témérité tout ce qui ébranle les doctrines spiritualistes ; j’arrête d’avance les séditions de la rue en comprimant l’insurrection des esprits. Mais je serai conséquent, j’irai jusqu’au bout de ma tâche ; ce que je fais en philosophie, je le ferai dans toutes les sciences. Si vos maximes sont bonnes quelque part, elles sont bonnes partout. Si elles sont vraies en psychologie, elles sont vraies en géologie, en astronomie, en histoire naturelle. Si la philosophie ne doit pas être philosophique, mais morale, la science ne doit pas être scientifique, mais morale. Courons chez les savants, et que votre autorité les arrête sur le bord des funestes doctrines qui, insensiblement, goutte à goutte, vont faire couler la corruption dans le cœur humain.

Nous allons au plus vite chez M. Flourens, et nous le supplions de ne plus taillader de cerveaux vivants. « Fermez vos bistouris, vos scalpels, rengainez vos scies, lâchez vos poules, vos lapins, vos chats, vos cochons d’Inde. Quoi ! vous prouvez que la destruction des hémisphères cérébraux détruit la mémoire, les instincts, le raisonnement, sans abolir la vie ni les sensations brutes ! Vous attachez tel groupe de facultés à tel morceau de pulpe cérébrale ! Vous préparez les expériences de ce médecin, qui, pressant ou lâchant la cervelle saillante d’un trépané, supprimait et ranimait en lui la pensée, à l’instant, d’un coup de pouce, ouvrant et fermant tour à tour l’intelligence aussi sûrement qu’un robinet ! Cessez de compromettre l’immortalité de l’âme ; et quand vous ouvrez votre trousse, songez que vous allez trancher dans les croyances morales du genre humain. »

Nous remontons en cabriolet, et nous arrivons chez M. Élie de Beaumont. « Ah ! monsieur, quelle pernicieuse doctrine que celle du soulèvement des montagnes ! Quoi ! indiquer l’âge des chaînes, marquer la succession des continents, prouver les convulsions périodiques du globe ? L’homme n’est donc plus le propriétaire d’un sol destiné, préparé, assuré à sa race, le roi paisible d’une nature qui a travaillé et qui s’est pacifiée pour lui ? C’est l’hôte passager d’une terre vingt fois fracassée, le jouet fragile des forces souterraines qui font bouillonner des tempêtes de lave sous ses pieds. Notre civilisation n’est donc qu’une jolie fleur éclose entre deux éruptions au bord d’un cratère ! Cessez de décourager le travail et l’espérance, et choisissez une hypothèse consolante pour le genre humain. »

Nous courons rue Saint-Jacques ; nous grimpons les escaliers du Collège de France. Nous arrêtons M. Coste. « Brisez, monsieur, ces détestables bocaux, ces fœtus immoraux, ces œufs, ces spécimens d’embryogénie. Renoncez à l’épigénèse. Revenez à la théorie des germes préexistants. Rien de plus dangereux que de montrer une goutte de sang se transformant elle-même, et par elle seule, en un animal qui vit et qui pense. Cela sent le panthéisme. On voit trop clairement ici l’instinct aveugle de la nature artiste et créatrice, l’effort inné par lequel la matière dispersée s’organise, acquérant des propriétés et des perfections qu’elle n’avait pas. Gardez plutôt la théorie qui déclare les vivants tout formés dans l’ovaire ; dites que l’animal ne se crée pas, qu’il s’accroît ; que, fabriqué tout entier d’avance, il est aussi compliqué au premier qu’au dernier jour, que sa grosseur change, non sa structure ; qu’Ève contenait incluses les unes dans les autres, achevées et complètes, les cent quatre-vingts générations qui d’elle ont transmis la vie jusqu’à nous. Comprenez, comme Malebranche, que nulle théorie ne révèle mieux l’industrie d’un artisan tout-puissant, distinct du monde. Dogme très-beau et très bon, et qui, à ce titre, a le droit de régler la science des fœtus, comme la science des roches, et comme la science du corps humain. »

À ces réclamations que diront les savants ? D’avance vous les voyez sourire, et reprendre l’un son scalpel, l’autre son marteau, l’autre son bocal. Faisons comme eux et reprenons l’analyse. Désormais, à leur exemple, nous ne craignons plus d’être appelés téméraires et sceptiques. Notre but n’est plus de prouver que la perception extérieure est certaine. Nous osons regarder de près les idées représentatives, meurtrières maudites de la certitude ; et si, par hasard, la vérité se rencontre chez elles, nous irons prendre chez elles la vérité.

Elle s’y rencontre. Nos idées sont si bien représentatives, que ce nom exprime leur nature et donne leur définition.

Que le lecteur daigne examiner une idée, celle de triangle, en elle-même, toute seule, sans considérer avec les yeux aucun triangle effectif et réel. Il découvrira dans cette idée toutes les manières d’être du triangle, ses trois côtés, ses trois angles, l’opposition du plus grand côté au plus grand angle, la propriété qu’ont les trois angles, de valoir ensemble deux angles droits, etc. Il apercevra ces manières d’être aussi pleinement et aussi aisément dans l’idée intérieure du triangle que dans le triangle extérieur lui-même. L’idée pourra donc tenir lieu du triangle. Elle le rendra présent quoique absent. Elle le représentera. Elle est donc représentative. Il y a donc des idées représentatives, c’est-à-dire douées de la propriété de suppléer les objets, d’offrir leur simulacre, de contenir la copie de leurs manières d’être, de rendre possibles en leur absence les opérations qu’on ferait en leur présence, de subir les opérations qu’on ferait sur eux. Ce n’est point là une hypothèse inventée, comme le veut M. Royer-Collard, c’est un fait constaté. Cette propriété représentative n’est point une supposition gratuite de quelques philosophes ; c’est une découverte nécessaire que chaque homme, chaque jour, fait en soi-même. Ces idées représentatives ne sont pas des choses distinctes de nos pensées ; elles sont nos pensées mêmes. Toute idée est une représentation. La puissance de représenter est si véritable, qu’elle est la puissance même de penser.

Pour rendre cette vérité sensible, prenons une idée sensible. Vous voilà au coin du feu, les rideaux tirés, les pieds au feu, auprès d’une lampe, rêvant un peu, et vous figurant une forêt. Au printemps, que les clairières sont belles ! Les jolies têtes des bouleaux se lèvent là-bas frissonnant, et leur bouquet de molle verdure se détache sur le bleu tendre du ciel, entre les flocons de nuages moites qui traînent en s’évaporant sur la forêt. Les vieux taillis de chênes montent au fond en colonnades. Sur le labyrinthe des rameaux bruns, on voit déjà courir des rougeurs douteuses. Les bourgeons du sommet crèvent et baignent leurs petites pousses dans l’air lumineux des hauteurs. Je vois entre les tas de feuilles mortes des primevères, des violettes, des pervenches bleues comme des yeux de jeune fille ; il y a aussi des euphorbes déjà pleins de lait, si gonflés de sève, que leur pyramide verte fléchit sous le faix de leur tête. Que ce vent est doux ! Que ces feuillages sont jeunes ! On les voit trembler sous ses coups d’aile, et les yeux, malgré eux, suivent le miroitement des feuilles, qui tour à tour montrent et cachent au soleil leur dessous blanchâtre et leur dos luisant. — Que s’est-il passé en moi-même ? Je viens de voir la forêt ; un peintre l’eût vue mille fois mieux. Il est clair que les idées sont représentatives, que j’ai eu en moi un simulacre de la forêt, que mon esprit a la propriété de prendre toutes sortes d’apparences, et que je puis apercevoir en lui comme dans un miroir ou dans un tableau, tantôt véridique, tantôt infidèle, les objets qu’en cet instant je ne vois pas.

Poussons plus loin. Votre feu est chaud, vous êtes seul ; le roulement des voitures vous arrive étouffé et monotone, la rêverie vous prend tout à fait. À l’instant la scène change. L’illusion vient. Le fantôme prend un corps. L’objet imaginaire10 paraît réel ; la forêt intérieure devient extérieure. Vous apercevez des pans de ciel lointain au bout des allées, des têtes de biches peureuses, des volées d’oiseaux effarés ; vous entendez des bourdonnements d’insectes, des bruissements de feuilles, les chuchotements du vent arrêté entre les branches. Si une bûche roule, vous sursautez étonné : sur les charbons noircis flottent encore des restes de la vision brisée. Vous vous croyiez parmi les arbres ; la représentation était si vive, que vous l’avez prise pour l’original. Et cette nuit, pendant votre sommeil, d’autres représentations semblables et plus puissantes produiront des illusions semblables et plus intenses. Vous ajouterez foi à votre songe. Les objets rêvés vous sembleront aussi réels et aussi consistants que vous-même. Pour achever, allez à la Salpêtrière : là, des hallucinations persistantes, d’une netteté accablante, indestructibles à la conscience la plus éclairée et à la raison la mieux avertie, vous montreront l’idée représentative dans toute sa plénitude et dans tout son ascendant.

La perception extérieure est une hallucination vraie. À l’occasion d’une sensation naît une idée représentative, ou, en d’autres termes, un simulacre que nous prenons pour l’objet, qui, comme l’objet, nous paraît extérieur et réel, dont la naissance coïncide avec la présence d’un objet réel et extérieur. Malebranche a raison : le soleil qui brille là-haut nous est invisible. Celui que nous apercevons est un fantôme de notre esprit. Pourvu que notre nerf optique et notre cerveau soient touchés à l’endroit convenable, ce soleil subsistera en l’absence de l’autre, et nous le verrons luire dans le ciel noir et désert.

La place manque pour énumérer les preuves multipliées d’une vérité si certaine. Le lecteur nous permettra de ne point écrire ici une psychologie ; j’abrège en quelques mots un demi-volume. L’analyse, le raisonnement, l’expérience, là-dessus tout est d’accord : qu’on me pardonne d’indiquer et d’effleurer ce qu’il faudrait démontrer et établir : — La perception extérieure est précédée d’une sensation ; mais toute sensation, maladive ou saine, spontanée ou forcée, née au dedans ou causée par le dehors11, suscite le simulacre d’un objet extérieur qui paraît réel. Donc, dans la perception extérieure, il y a en nous le simulacre d’un objet extérieur qui paraît réel. — Au sortir d’une perception extérieure, nous conservons la représentation très-exacte, très-claire, très-complète de l’objet perçu. Mais selon la loi de Dugald Stewart, l’état primitif d’une idée ou représentation, c’est de faire illusion et d’être affirmative ; donc, un instant auparavant, c’est-à-dire dans la perception, cette représentation ou simulacre intérieur nous a fait illusion, et nous est apparue comme un objet extérieur et réel. — Dans un très-grand nombre de cas, par exemple dans toutes les illusions des sens, l’objet apparent diffère de l’objet réel, et par conséquent s’en distingue12. On conclut, par induction, qu’il s’en distingue même dans les cas où il n’en diffère pas. Donc, en tous les cas, il y a un objet apparent, c’est-à-dire un simulacre qui paraît être l’objet réel et ne l’est pas. — La perception extérieure, selon M. Royer-Collard lui-même, est une conception affirmative ; mais une conception est une représentation, et la propriété de l’affirmation est de réaliser les représentations en les projetant dans le dehors. Donc la perception extérieure est une représentation du dedans, projetée et réalisée dans le dehors. — De la nature de la perception extérieure, de ses précédents, de ses suites, de ses vérités, de ses erreurs, jaillit cette phrase dix fois répétée et dix fois démontrée : la connaissance sensible est la conscience d’un simulacre intérieur, lequel paraît extérieur, sorte d’hallucination naturelle, ordinairement correspondante à un objet réel, opération qui mène par l’illusion à la vérité, qui trompe l’homme pour l’instruire, et, par les fantômes du dedans, lui révèle les substances du dehors13.

En quoi consistent ces simulacres ? Quelle force les forme, les accommode à la nature des objets extérieurs, les enchaîne entre eux, les attache à la sensation ? Par quelle mécanique admirable la nature tire-t-elle la vérité de l’erreur ? Comment naissent ces trompeurs dont le mensonge est véridique ? Qui nous assure de leur véracité ? Quelles raisons avons-nous pour nous fier à des témoignages d’imposteurs et pour affirmer un dehors inaccessible ? Il faudrait un traité dogmatique pour répondre. Je ne suis ici que critique ; mon unique but était de prouver que M. Royer-Collard, à l’exemple de Reid et avec plus de force, a traité d’hypothèse gratuite un fait certain, qu’il a détruit des découvertes fécondes, et décrié des vérités visibles, qu’il a réduit la théorie de la perception extérieure à l’énumération inutile de deux faits dénués de nouveauté et d’importance ; qu’au lieu d’une psychologie accrue il n’a eu qu’une psychologie absente, et que, dans son ardeur pour discipliner les esprits et abattre les sceptiques, il a mutilé la science et réfuté la vérité.

On vit un jour un cheval plein de feu, d’orgueil et de courage, le cœur aussi grand que la force, généreux, capable de durer et de s’user à la peine. Il y avait là un char abandonné par son attelage fatigué. Il s’y attacha et d’un élan l’emporta roulant et retentissant à travers les obstacles, par-dessus les corps de ses adversaires. Les spectateurs applaudirent, et il fut déclaré vainqueur.

Une heure après, regardant autour d’eux, ils aperçurent bien loin à l’horizon, la colonne sacrée, but de toutes les courses. Le noble animal lui avait tourné le dos.