Chapitre IV.
Ordre d’idées au sein duquel se développa Jésus.
Comme la terre refroidie ne permet plus de comprendre les phénomènes de la création primitive, parce que le feu qui la pénétrait s’est éteint ; ainsi les explications réfléchies ont toujours quelque chose d’insuffisant, quand il s’agit d’appliquer nos timides procédés d’induction aux révolutions des époques créatrices qui ont décidé du sort de l’humanité. Jésus vécut à un de ces moments où la partie de la vie publique se joue avec franchise, où l’enjeu de l’activité humaine est poussé au centuple. Tout grand rôle, alors, entraîne la mort ; car de tels mouvements supposent une liberté et une absence de mesures préventives qui ne peuvent aller sans de terribles contre-poids. Maintenant, l’homme risque peu et gagne peu. Aux époques héroïques de l’activité humaine, l’homme risque tout et gagne tout. Les bons et les méchants, ou du moins ceux qui se croient et que l’on croit tels, forment des armées opposées. On arrive par l’échafaud à l’apothéose ; les caractères ont des traits accusés, qui les gravent comme des types éternels dans la mémoire des hommes. En dehors de la Révolution française, aucun milieu historique ne fut aussi propre que celui où se forma Jésus à développer ces forces cachées que l’humanité tient comme en réserve, et qu’elle ne laisse voir qu’à ses jours de fièvre et de péril.
Si le gouvernement du monde était un problème spéculatif, et que le plus grand philosophe fût l’homme le mieux désigné pour dire à ses semblables ce qu’ils doivent croire, c’est du calme et de la réflexion que sortiraient ces grandes règles morales et dogmatiques qu’on appelle des religions. Mais il n’en est pas de la sorte. Si l’on excepte Çakya-Mouni, les grands fondateurs religieux n’ont pas été des métaphysiciens. Le bouddhisme lui-même, qui est bien sorti de la pensée pure, a conquis une moitié de l’Asie pour des motifs tout politiques et moraux. Quant aux religions sémitiques, elles sont aussi peu philosophiques qu’il est possible. Moïse et Mahomet n’ont pas été des spéculatifs : ce furent des hommes d’action. C’est en proposant l’action à leurs compatriotes, à leurs contemporains, qu’ils ont dominé l’humanité. Jésus, de même, ne fut pas un théologien, un philosophe ayant un système plus ou moins bien composé. Pour être disciple de Jésus, il ne fallait signer aucun formulaire, ni prononcer aucune profession de foi ; il ne fallait qu’une seule chose, s’attacher à lui, l’aimer. Il ne disputa jamais sur Dieu, car il le sentait directement en lui. L’écueil des subtilités métaphysiques, contre lequel le christianisme alla heurter dès le IIIe siècle, ne fut nullement posé par le fondateur. Jésus n’eut ni dogmes, ni système, mais une résolution personnelle fixe, qui, ayant dépassé en intensité toute autre volonté créée, dirige encore à l’heure qu’il est les destinées de l’humanité.
Le peuple juif a eu l’avantage, depuis la captivité de Babylone jusqu’au moyen âge, d’être toujours dans une situation très tendue. Voilà pourquoi les dépositaires de l’esprit de la nation, durant ce long période, semblent écrire sous l’action d’une fièvre intense, qui les met sans cesse au-dessus et au-dessous de la raison, rarement dans sa moyenne voie. Jamais l’homme n’avait saisi le problème de l’avenir et de sa destinée avec un courage plus désespéré, plus décidé à se porter aux extrêmes. Ne séparant pas le sort de l’humanité de celui de leur petite race, les penseurs juifs sont les premiers qui aient eu souci d’une théorie générale de la marche de notre espèce. La Grèce, toujours renfermée en elle-même, et uniquement attentive à ses querelles de petites villes, a eu des historiens admirables ; mais avant l’époque romaine, on chercherait vainement chez elle un système général de philosophie de l’histoire, embrassant toute l’humanité. Le juif, au contraire, grâce à une espèce de sens prophétique qui rend par moments le sémite merveilleusement apte à voir les grandes lignes de l’avenir, a fait entrer l’histoire dans la religion. Peut-être doit-il un peu de cet esprit à la Perse. La Perse, depuis une époque ancienne, conçut l’histoire du monde comme une série d’évolutions, à chacune desquelles préside un prophète. Chaque prophète a son hazar, ou règne de mille ans (chiliasme), et de ces âges successifs, analogues aux millions de siècles dévolus à chaque bouddha de l’Inde, se compose la trame des événements qui préparent le règne d’Ormuzd. A la fin des temps, quand le cercle des chiliasmes sera épuisé, viendra le paradis définitif. Les hommes alors vivront heureux ; la terre sera comme une plaine ; il n’y aura qu’une langue, une loi et un gouvernement pour tous les hommes. Mais cet avènement sera précédé de terribles calamités. Dahak (le Satan de la Perse) rompra les fers qui l’enchaînent et s’abattra sur le monde. Deux prophètes viendront consoler les hommes et préparer le grand avènement 146. Ces idées couraient le monde et pénétraient jusqu’à Rome, où elles inspiraient un cycle de poêmes prophétiques, dont les idées fondamentales étaient la division de l’histoire de l’humanité en périodes, la succession des dieux répondant à ces périodes, un complet renouvellement du monde, et l’avénement final d’un âge d’or 147. Le livre de Daniel, le livre d’Hénoch, certaines parties des livres sibyllins 148, sont l’expression juive de la même théorie. Certes il s’en faut que ces pensées fussent celles de tous. Elles ne furent d’abord embrassées que par quelques personnes à l’imagination vive et portées vers les doctrines étrangères. L’auteur étroit et sec du livre d’Esther n’a jamais pensé au reste du monde que pour le dédaigner et lui vouloir du mal 149. L’épicurien désabusé qui a écrit l’Ecclésiaste pense si peu à l’avenir qu’il trouve même inutile de travailler pour ses enfants ; aux yeux de ce célibataire égoïste, le dernier mot de la sagesse est de placer son bien à fonds perdu 150. Mais les grandes choses dans un peuple se font d’ordinaire par la minorité. Avec ses énormes défauts, dur, égoïste, moqueur, cruel, étroit, subtil, sophiste, le peuple juif est cependant l’auteur eu plus beau mouvement d’enthousiasme désintéressé dont parle l’histoire. L’opposition fait toujours la gloire d’un pays. Les plus grands hommes d’une nation sont ceux qu’elle met à mort. Socrate a fait la gloire d’Athènes, qui n’a pas jugé pouvoir vivre avec lui. Spinoza est le plus grand des juifs modernes, et la synagogue l’a exclu avec ignominie. Jésus a été la gloire du peuple d’Israël, qui l’a crucifié.
Un gigantesque rêve poursuivait depuis des siècles le peuple juif, et le rajeunissait sans cesse dans sa décrépitude. Étrangère à la théorie des récompenses individuelles, que la Grèce a répandue sous le nom d’immortalité de l’âme, la Judée avait concentré sur son avenir national toute sa puissance d’amour et de désir. Elle crut avoir les promesses divines d’un avenir sans bornes, et comme l’amère réalité qui, à partir du IXe siècle avant notre ère, donnait de plus en plus le royaume du monde à la force, refoulait brutalement ces aspirations, elle se rejeta sur les alliances d’idées les plus impossibles, essaya les volte-face les plus étranges. Avant la captivité, quand tout l’avenir terrestre de la nation se fut évanoui par la séparation des tribus du nord, on rêva la restauration de la maison de David, la réconciliation des deux fractions du peuple, le triomphe de la théocratie et du culte de Jéhovah sur les cultes idolâtres. A l’époque de la captivité, un poëte plein d’harmonie vit la splendeur d’une Jérusalem future, dont les peuples et les îles lointaines seraient tributaires, sous des couleurs si douces, qu’on eût dit qu’un rayon des regards de Jésus l’eût pénétré à une distance de six siècles 151.
La victoire de Cyrus sembla quelque temps réaliser tout ce qu’on avait espéré. Les graves disciples de l’Avesta et les adorateurs de Jéhovah se crurent frères. La Perse était arrivée, en bannissant les dévas multiples et en les transformant en démons (divs), à tirer des vieilles imaginations ariennes, essentiellement naturalistes, une sorte de monothéisme. Le ton prophétique de plusieurs des enseignements de l’Iran avait beaucoup d’analogie avec certaines compositions d’Osée et d’Isaïe. Israël se reposa sous les Achéménides 152, et, sous Xerxès (Assuérus), se fit redouter des Iraniens eux-mêmes. Mais l’entrée triomphante et souvent brutale de la civilisation grecque et romaine en Asie le rejeta dans ses rêves. Plus que jamais, il invoqua le Messie comme juge et vengeur des peuples. Il lui fallut un renouvellement complet, une révolution prenant le globe à ses racines et l’ébranlant de fond en comble, pour satisfaire l’énorme besoin de vengeance qu’excitaient chez lui le sentiment de sa supériorité et la vue de ses humiliations 153.
Si Israël avait eu la doctrine, dite spiritualiste, qui coupe l’homme en deux parts, le corps et l’âme, et trouve tout naturel que, pendant que le corps pourrit, l’âme survive, cet accès de rage et d’énergique protestation n’aurait pas eu sa raison d’être. Mais une telle doctrine, sortie de la philosophie grecque, n’était pas dans les traditions de l’esprit juif. Les anciens écrits hébreux ne renferment aucune trace de rémunérations ou de peines futures. Tandis que l’idée de la solidarité de la tribu exista, il était naturel qu’on ne songeât pas à une stricte rétribution selon les mérites de chacun. Tant pis pour l’homme pieux qui tombait à une époque d’impiété ; il subissait comme les autres les malheurs publics, suite de l’impiété générale. Cette doctrine, léguée par les sages de l’époque patriarcale, aboutissait chaque jour à d’insoutenables contradictions. Déjà du temps de Job, elle était fort ébranlée ; les vieillards de Théman qui la professaient étaient des hommes arriérés, et le jeune Elihu, qui intervient pour les combattre, ose émettre dès son premier mot cette pensée essentiellement révolutionnaire : la sagesse n’est plus dans les vieillards 154 ! Avec les complications que le monde avait prises depuis Alexandre, le vieux principe thémanite et mosaïste devenait plus intolérable encore 155. Jamais Israël n’avait été plus fidèle à la Loi, et pourtant on avait subi l’atroce persécution d’Antiochus. Il n’y avait qu’un rhéteur, habitué à répéter de vieilles phrases dénuées de sens, pour oser prétendre que ces malheurs venaient des infidélités du peuple 156. Quoi ! ces victimes qui meurent pour leur foi, ces héroïques Macchabées, cette mère avec ses sept fils, Jéhovah les oubliera éternellement, les abandonnera à la pourriture de la fosse 157 ? Un sadducéen incrédule et mondain pouvait bien ne pas reculer devant une telle conséquence ; un sage consommé, tel qu’Antigone de Soco 158, pouvait bien soutenir qu’il ne faut pas pratiquer la vertu comme l’esclave en vue de la récompense, qu’il faut être vertueux sans espoir. Mais la masse de la nation ne pouvait se contenter de cela. Les uns, se rattachant au principe de l’immortalité philosophique, se représentèrent les justes vivant▶ dans la mémoire de Dieu, glorieux à jamais dans le souvenir des hommes, jugeant l’impie qui les a persécutés 159. « Ils vivent aux yeux de Dieu ; … ils sont connus de Dieu 160 », voilà leur récompense. D’autres, les Pharisiens surtout, eurent recours au dogme de la résurrection 161. Les justes revivront pour participer au règne messianique. Ils revivront dans leur chair, et pour un monde dont ils seront les rois et les juges ; ils assisteront au triomphe de leurs idées et à l’humiliation de leurs ennemis.
On ne trouve chez l’ancien peuple d’Israël que des traces tout à fait indécises de ce dogme fondamental. Le Sadducéen, qui n’y croyait pas, était, en réalité, fidèle à la vieille doctrine juive ; c’était le pharisien, partisan de la résurrection, qui était le novateur. Mais en religion, c’est toujours le parti ardent qui innove ; c’est lui qui marche, c’est lui qui tire les conséquences. La résurrection, idée totalement différente de l’immortalité de l’âme, sortait d’ailleurs très naturellement des doctrines antérieures et de la situation du peuple. Peut-être la Perse en fournit-elle aussi quelques éléments 162. En tout cas, se combinant avec la croyance au Messie et avec la doctrine d’un prochain renouvellement de toute chose, elle forma ces théories apocalyptiques qui, sans être des articles de foi (le sanhédrin orthodoxe de Jérusalem ne semble pas les avoir adoptées), couraient dans toutes les imaginations et produisaient d’un bout à l’autre du monde juif une fermentation extrême. L’absence totale de rigueur dogmatique faisait que des notions fort contradictoires pouvaient être admises à la fois, même sur un point aussi capital. Tantôt le juste devait attendre la résurrection 163 ; tantôt il était reçu dès le moment de sa mort dans le sein d’Abraham 164. Tantôt la résurrection était générale 165, tantôt réservée aux seuls fidèles 166. Tantôt elle supposait une terre renouvelée et une nouvelle Jérusalem ; tantôt elle impliquait un anéantissement préalable de l’univers.
Jésus, dès qu’il eut une pensée, entra dans la brûlante atmosphère que créaient en Palestine les idées que nous venons d’exposer. Ces idées ne s’enseignaient à aucune école ; mais elles étaient dans l’air, et son âme en fut de bonne heure pénétrée. Nos hésitations, nos doutes ne l’atteignirent jamais. Ce sommet de la montagne de Nazareth, où nul homme moderne ne peut s’asseoir sans un sentiment inquiet sur sa destinée, peut-être frivole, Jésus s’y est assis vingt fois sans un doute. Délivré de l’égoïsme, source de nos tristesses, qui nous fait rechercher avec âpreté un intérêt d’outre-tombe à la vertu, il ne pensa qu’à son œuvre, à sa race, a l’humanité. Ces montagnes, cette mer, ce ciel d’azur, ces hautes plaines à l’horizon, furent pour lui non la vision mélancolique d’une âme qui interroge la nature sur son sort, mais le symbole certain, l’ombre transparente d’un monde invisible et d’un ciel nouveau.
Il n’attacha jamais beaucoup d’importance aux événements politiques de son temps, et il en était probablement mal informé. La dynastie des Hérodes vivait dans un monde si différent du sien, qu’il ne la connut sans doute que de nom. Le grand Hérode mourut vers l’année même où il naquit, laissant des souvenirs impérissables, des monuments qui devaient forcer la postérité la plus malveillante d’associer son nom à celui de Salomon, et néanmoins une œuvre inachevée, impossible à continuer. Ambitieux profane, égaré dans un dédale de luttes religieuses, cet astucieux Iduméen eut l’avantage que donnent le sang-froid et la raison, dénués de moralité, au milieu de fanatiques passionnés. Mais son idée d’un royaume profane d’Israël, lors même qu’elle n’eût pas été un anachronisme dans l’état du monde où il la conçut, aurait échoué, comme le projet semblable que forma Salomon, contre les difficultés venant du caractère même de la nation. Ses trois fils ne furent que des lieutenants des Romains, analogues aux radjas de l’Inde sous la domination anglaise. Antipater ou Antipas, tétrarque de la Galilée et de la Pérée, dont Jésus fut le sujet durant toute sa vie, était un prince paresseux et nul 167, favori et adulateur de Tibère 168, trop souvent égaré par l’influence mauvaise de sa seconde femme Hérodiade 169. Philippe, tétrarque de la Gaulonitide et de la Batanée, sur les terres duquel Jésus fit de fréquents voyages, était un beaucoup meilleur souverain 170. Quant à Archélaüs, ethnarque de Jérusalem, Jésus ne put le connaître. Il avait environ dix ans quand cet homme faible et sans caractère, parfois violent, fut déposé par Auguste 171. La dernière trace d’autonomie fut de la sorte perdue pour Jérusalem. Réunie à la Samarie et à l’Idumée, la Judée forma une sorte d’annexe de la province de Syrie, où le sénateur Publius Sulpicius Quirinius, personnage consulaire fort connu 172, était légat impérial. Une série de procurateurs romains, subordonnés pour les grandes questions au légat impérial de Syrie, Coponius, Marcus Ambivius, Annius Rufus, Valérius Gratus, et enfin (l’an 26 de notre ère), Pontius Pilatus, s’y succèdent 173, sans cesse occupés à éteindre le volcan qui faisait éruption sous leurs pieds.
De continuelles séditions excitées par les zélateurs du mosaïsme ne cessèrent en effet, durant tout ce temps, d’agiter Jérusalem 174. La mort des séditieux était assurée ; mais la mort, quand il s’agissait de l’intégrité de la Loi, était recherchée avec avidité. Renverser les aigles, détruire les ouvrages d’art élevés par les Hérodes, et où les règlements mosaïques n’étaient pas toujours respectés 175, s’insurger contre les écussons votifs dressés par les procurateurs, et dont les inscriptions paraissaient entachées d’idolâtrie 176, étaient de perpétuelles tentations pour des fanatiques parvenus à ce degré d’exaltation qui ôte tout soin de la vie. Juda, fils de Sariphée, Mathias, fils de Margaloth, deux docteurs de la loi fort célèbres, formèrent ainsi un parti d’agression hardie contre l’ordre établi, qui se continua après leur supplice 177. Les Samaritains étaient agités de mouvements du même genre 178. Il semble que la Loi n’eût jamais compté plus de sectateurs passionnés qu’au moment où vivait déjà celui qui, de la pleine autorité de son génie et de sa grande âme, allait l’abroger. Les « Zélotes » (Kenaïm) ou « Sicaires », assassins pieux, qui s’imposaient pour tâche de tuer quiconque manquait devant eux à la Loi, commençaient à paraître 179. Des représentants d’un tout autre esprit, des thaumaturges, considérés comme des espèces de personnes divines, trouvaient créance, par suite du besoin impérieux que le siècle éprouvait de surnaturel et de divin 180.
Un mouvement qui eut beaucoup plus d’influence sur Jésus fut celui de Juda le Gaulonite ou le Galiléen. De toutes les sujétions auxquelles étaient exposés les pays nouvellement conquis par Rome, le cens était la plus impopulaire 181. Cette mesure, qui étonne toujours les peuples peu habitués aux charges des grandes administrations centrales, était particulièrement odieuse aux Juifs. Déjà, sous David, nous voyons un recensement provoquer de violentes récriminations et les menaces des prophètes 182. Le cens, en effet, était la base de l’impôt ; or l’impôt, dans les idées de la pure théocratie, était presque une impiété. Dieu étant le seul maître que l’homme doive reconnaître, payer la dîme à un souverain profane, c’est en quelque sorte le mettre à la place de Dieu. Complètement étrangère à l’idée de l’État, la théocratie juive ne faisait en cela que tirer sa dernière conséquence, la négation de la société civile et de tout gouvernement. L’argent des caisses publiques passait pour de l’argent volé 183. Le recensement ordonné par Quirinius (an 6 de l’ère chrétienne) réveilla puissamment ces idées et causa une grande fermentation. Un mouvement éclata dans les provinces du nord. Un certain Juda, de la ville de Gamala, sur la rive orientale du lac de Tibériade, et un pharisien nommé Sadok se firent, en niant la légitimité de l’impôt, une école nombreuse, qui aboutit bientôt à une révolte ouverte 184. Les maximes fondamentales de l’école étaient qu’on ne doit appeler personne « maître », ce titre appartenant à Dieu seul, et que la liberté vaut mieux que la vie. Juda avait sans doute bien d’autres principes, que Josèphe, toujours attentif à ne pas compromettre ses coreligionnaires, passe à dessein sous silence ; car on ne comprendrait pas que pour une idée aussi simple, l’historien juif lui donnât une place parmi les philosophes de sa nation et le regardât comme le fondateur d’une quatrième école, parallèle à celles des Pharisiens, des Sadducéens, des Esséniens. Juda fut évidemment le chef d’une secte galiléenne, préoccupée de messianisme, et qui aboutit à un mouvement politique. Le procurateur Coponius écrasa la sédition du Gaulonite ; mais l’école subsista et conserva ses chefs. Sous la conduite de Menahem, fils du fondateur, et d’un certain Éléazar, son parent, on la retrouve fort active dans les dernières luttes des Juifs contre les Romains 185. Jésus vit peut-être ce Juda, qui conçut la révolution juive d’une façon si différente de la sienne ; il connut en tout cas son école, et ce fut probablement par réaction contre son erreur qu’il prononça l’axiome sur le denier de César. Le sage Jésus, éloigné de toute sédition, profita de la faute de son devancier, et rêva un autre royaume et une autre délivrance.
La Galilée était de la sorte une vaste fournaise, où s’agitaient en ébullition les éléments les plus divers 186. Un mépris extraordinaire de la vie, ou pour mieux dire une sorte d’appétit de la mort fut la conséquence de ces agitations 187. L’expérience ne compte pour rien dans les grands mouvements fanatiques. L’Algérie, aux premiers temps de l’occupation française, voyait se lever, chaque printemps, des inspirés, qui se déclaraient invulnérables et envoyés de Dieu pour chasser les infidèles ; l’année suivante, leur mort était oubliée, et leur successeur ne trouvait pas une moindre foi. Très dure par un côté, la domination romaine, peu tracassière encore, permettait beaucoup de liberté. Ces grandes dominations brutales, terribles dans la répression, n’étaient pas soupçonneuses comme le sont les puissances qui ont un dogme à garder. Elles laissaient tout faire jusqu’au jour où elles croyaient devoir sévir. Dans sa carrière vagabonde, on ne voit pas que Jésus ait été une seule fois gêné par la police. Une telle liberté, et par-dessus tout le bonheur qu’avait la Galilée d’être beaucoup moins resserrée dans les liens du pédantisme pharisaïque, donnaient à cette contrée une vraie supériorité sur Jérusalem. La révolution, ou en d’autres termes le messianisme, y faisait travailler toutes les têtes. On se croyait à la veille de voir apparaître la grande rénovation ; l’Écriture torturée en des sens divers servait d’aliment aux plus colossales espérances. À chaque ligne des simples écrits de l’Ancien Testament, on voyait l’assurance et en quelque sorte le programme du règne futur qui devait apporter la paix aux justes et sceller à jamais l’œuvre de Dieu.
De tout temps, cette division en deux parties opposées d’intérêt et d’esprit avait été pour la nation hébraïque un principe de fécondité dans l’ordre moral. Tout peuple appelé à de hautes destinées doit être un petit monde complet, renfermant dans son sein les pôles opposés. La Grèce offrait à quelques lieues de distance Sparte et Athènes, les deux antipodes pour un observateur superficiel, en réalité sœurs rivales, nécessaires l’une à l’autre. Il en fut de même de la Judée. Moins brillant en un sens que le développement de Jérusalem, celui du nord fut en somme bien plus fécond ; les œuvres les plus ◀vivantes du peuple juif étaient toujours venues de là. Une absence complète du sentiment de la nature, aboutissant à quelque chose de sec, d’étroit, de farouche, a frappé toutes les œuvres purement hiérosolymites d’un caractère grandiose, mais triste, aride et repoussant. Avec ses docteurs solennels, ses insipides canonistes, ses dévots hypocrites et atrabilaires, Jérusalem n’eût pas conquis l’humanité. Le nord a donné au monde la naïve Sulamite, l’humble Chananéenne, la passionnée Madeleine, le bon nourricier Joseph, la Vierge Marie. Le nord seul a fait le christianisme ; Jérusalem, au contraire, est la vraie patrie du judaïsme obstiné qui, fondé par les pharisiens, fixé par le Talmud, a traversé le moyen âge et est venu jusqu’à nous.
Une nature ravissante contribuait à former cet esprit beaucoup moins austère, moins âprement monothéiste, si j’ose le dire, qui imprimait à tous les rêves de la Galilée un tour idyllique et charmant. Le plus triste pays du monde est peut-être la région voisine de Jérusalem. La Galilée, au contraire, était un pays très vert, très ombragé, très souriant, le vrai pays du Cantique des cantiques et des chansons du bien-aimé 188. Pendant les deux mois de mars et d’avril, la campagne est un tapis de fleurs, d’une franchise de couleurs incomparable. Les animaux y sont petits, mais d’une douceur extrême. Des tourterelles sveltes et vives, des merles bleus si légers qu’ils posent sur une herbe sans la faire plier, des alouettes huppées, qui viennent presque se mettre sous les pieds du voyageur, de petites tortues de ruisseaux, dont l’œil est vif et doux, des cigognes à l’air pudique et grave, dépouillant toute timidité, se laissent approcher de très près par l’homme et semblent l’appeler. En aucun pays du monde, les montagnes ne se déploient avec plus d’harmonie et n’inspirent de plus hautes pensées. Jésus semble les avoir particulièrement aimées. Les actes les plus importants de sa carrière divine se passent sur les montagnes ; c’est là qu’il était le mieux inspiré 189 ; c’est là qu’il avait avec les anciens prophètes de secrets entretiens, et qu’il se montrait aux yeux de ses disciples déjà transfiguré 190.
Ce joli pays, devenu aujourd’hui, par suite de l’énorme appauvrissement que l’islamisme a opéré dans la vie humaine, si morne, si navrant, mais où tout ce que l’homme n’a pu détruire respire encore l’abandon, la douceur, la tendresse, surabondait, à l’époque de Jésus, de bien-être et de gaieté. Les Galiléens passaient pour énergiques, braves et laborieux 191. Si l’on excepte Tibériade, bâtie par Antipas en l’honneur de Tibère (vers l’an 15) dans le style romain 192, la Galilée n’avait pas de grandes villes. Le pays était néanmoins fort peuplé, couvert de petites villes et de gros villages, cultivé avec art dans toutes ses parties 193. Aux ruines qui restent de son ancienne splendeur, on sent un peuple agricole, nullement doué pour l’art, peu soucieux de luxe, indifférent aux beautés de la forme, exclusivement idéaliste. La campagne abondait en eaux fraîches et en fruits ; les grosses fermes étaient ombragées de vignes et de figuiers ; les jardins étaient des massifs de pommiers, de noyers, de grenadiers 194. Le vin était excellent, s’il en faut juger par celui que les juifs recueillent encore à Safed, et on en buvait beaucoup 195. Cette vie contente et facilement satisfaite n’aboutissait pas à l’épais matérialisme de notre paysan, à la grosse joie d’une Normandie plantureuse, à la pesante gaieté des Flamands. Elle se spiritualisait en rêves éthérés, en une sorte de mysticisme poétique confondant le ciel et la terre. Laissez l’austère Jean-Baptiste dans son désert de Judée, prêcher la pénitence, tonner sans cesse, vivre de sauterelles en compagnie des chacals. Pourquoi les compagnons de l’époux jeûneraient-ils pendant que l’époux est avec eux ? La joie fera partie du royaume de Dieu. N’est-elle pas la fille des humbles de cœur, des hommes de bonne volonté ?
Toute l’histoire du christianisme naissant est devenue de la sorte une délicieuse pastorale. Un Messie aux repas de noces, la courtisane et le bon Zachée appelés à ses festins, les fondateurs du royaume du ciel comme un cortège de paranymphes : voilà ce que la Galilée a osé, ce qu’elle a fait accepter. La Grèce a tracé de la vie humaine par la sculpture et la poésie des tableaux charmants, mais toujours sans fonds fuyants ni horizons lointains. Ici manquent le marbre, les ouvriers excellents, la langue exquise et raffinée. Mais la Galilée a créé à l’état d’imagination populaire le plus sublime idéal ; car derrière son idylle s’agite le sort de l’humanité, et la lumière qui éclaire son tableau est le soleil du royaume de Dieu.
Jésus vivait et grandissait dans ce milieu enivrant. Dès son enfance, il fit presque annuellement le voyage de Jérusalem pour les fêtes 196. Le pèlerinage était pour les Juifs provinciaux une solennité pleine de douceur. Des séries entières de psaumes étaient consacrées à chanter le bonheur de cheminer ainsi en famille 197, durant plusieurs jours, au printemps, à travers les collines et les vallées, tous ayant en perspective les splendeurs de Jérusalem, les terreurs des parvis sacrés, la joie pour des frères de demeurer ensemble 198. La route que Jésus suivait d’ordinaire dans ces voyages était celle que l’on suit aujourd’hui, par Ginsea et Sichem 199. De Sichem à Jérusalem elle est fort sévère. Mais le voisinage des vieux sanctuaires de Silo, de Béthel, près desquels on passe, tient l’âme en éveil. Ain-el-Haramié, la dernière étape 200, est un lieu mélancolique et charmant, et peu d’impressions égalent celle qu’on éprouve en s’y établissant pour le campement du soir. La vallée est étroite et sombre ; une eau noire sort des rochers percés de tombeaux, qui en forment les parois. C’est, je crois, la « Vallée des pleurs », ou des eaux suintantes, chantée comme une des stations du chemin dans le délicieux psaume 201, et devenue, pour le mysticisme doux et triste du moyen âge, l’emblème de la vie. Le lendemain, de bonne heure, on sera à Jérusalem ; une telle attente, aujourd’hui encore, soutient la caravane, rend la soirée courte et le sommeil léger.
Ces voyages, où la nation réunie se communiquait ses idées, et qui étaient presque toujours des foyers de grande agitation, mettaient Jésus en contact avec l’âme de son peuple, et sans doute lui inspiraient déjà une vive antipathie pour les défauts des représentants officiels du judaïsme. On veut que de bonne heure le désert ait été pour lui une autre école et qu’il y ait fait de longs séjours 202. Mais le Dieu qu’il trouvait là n’était pas le sien. C’était tout au plus le Dieu de Job, sévère et terrible, qui ne rend raison a personne. Parfois c’était Satan qui venait le tenter. Il retournait alors dans sa chère Galilée, et retrouvait son Père céleste, au milieu des vertes collines et des claires fontaines, parmi les troupes d’enfants et de femmes qui, l’âme joyeuse et le cantique des anges dans le cœur, attendaient le salut d’Israël.