Horace Vernet
La France a perdu, le 17 janvier 1863, un de ses grands peintres, un de ses talents supérieurs et populaires comme elle les a aimés de tous temps, comme elle les préfère toujours, un grand talent naturel et facile. Horace Vernet, adopté dès ses débuts par le sentiment national, l’a retrouvé fidèle à sa dernière heure. Sa longue carrière qui, comme celle des plus glorieux artistes, a eu ses heures inégales et quelques jours nébuleux, a été, somme toute, admirablement remplie et comblée. Il n’a cessé de développer et de varier en mille applications le don qu’il avait reçu de la nature. Il avait conscience et il se rendait parfaitement compte de cette unité si nécessaire de direction et d’emploi. Les distractions et digressions qu’il s’était souvent accordées en dehors de sa route principale n’étaient, à ses propres yeux, que des digressions, et il ne rentrait ensuite qu’avec plus de bonheur et de certitude dans la voie qui l’avait conduit à la grande renommée. Peintre de l’armée française, peintre d’histoire d’une grande époque et de tous les généreux souvenirs qui s’y rattachaient, comme de tous les brillants faits d’armes qui en continuaient la tradition, il était de plus un homme d’esprit, un caractère aimable, une nature droite, honnête, loyale, vive et sensée. C’est plaisir de s’approcher de lui : il inspire l’amitié en même temps qu’il justifie sa gloire.
Il était, on le sait, un talent de race : de quelque côté qu’on remonte dans ses origines, on ne voit que peintres et dessinateurs. Joseph Vernet, l’illustre peintre de marines, était son grand-père ; son père Carle, ga, léger, un peu frivole, mais spirituel et pétillant de calembours, était l’homme des chasses, des cavalcades, un charmant peintre d’élégances, et il avait merveilleusement saisi la verve et le brio du Directoire, comme Horace saisira plus tard l’esprit de 1812 et de 1814. La femme de Carle, la mère d’Horace, était fille de Moreau, le dessinateur habile, fécond, universel ; l’illustrateur littéraire de toute son époque : pendant près de cinquante ans, l’annonce d’un livre avec figures de Moreau était la meilleure recommandation en librairie et un gage de succès. Ainsi, du côté paternel et maternel, tout avait contribué à faire d’Horace l’homme du crayon, un peintre involontaire, irrésistible : sa main fine, mince, longue, élégante, naissait avec toutes les aptitudes, toute formée et dressée pour peindre, comme le pied du cheval arabe pour courir.
Né a Paris aux galeries du Louvre, où logeait son père, le 30 juin 1789, dans une bien chaude année, il fut élevé un peu au hasard et ne reçut pas, littérairement du moins, d’instruction première. Je ne vois pas qu’il y ait eu grand mal à cela : son naturel, ce qui sera chez lui le trait dominant, ne fut altéré en rien. Son père lui donna les premières leçons de dessin ; plus tard il travailla quelque temps dans l’atelier de M. Vincent ; mais, de fait, il n’eut d’autre maître que lui-même ; et lorsqu’il fut décidément émancipé, lancé en pleine pratique, il n’alla pas non plus chercher dans le passé aucun grand modèle pour se mettre à genoux devant lui. Les uns, on le sait, parmi les modernes novateurs ou restaurateurs de l’art, avaient pour Dieu Raphaël, les autres Rubens ou les Vénitiens : lui, il ne chercha rien de tel ; il eut le droit de se vanter, comme il faisait, de n’avoir mis son nez sur la piste de personne, et il se tira d’affaire pour son compte en présence des objets mêmes qu’il avait à rendre. Les choses prises sur le vrai, dans le vif, voilà son champ et son horizon ; l’art au premier degré et de premier jet, ce fut le sien. Je ne parle que du principal de son œuvre et du genre où il a surtout excellé, non de quelques imitations ou réminiscences qui purent s’introduire de droite ou de gauche dans quelques-uns de ses tableaux accessoires.
Il échoua dans le concours pour le grand prix de Rome ; son père, ancien lauréat, avait voulu qu’il concourût ; mais ce fils et petit-fils d’académiciens n’avait rien d’académique : il devait se frayer à ses risques et périls sa propre voie. Tout d’abord ouvrier du crayon, il faisait des vignettes, des dessins, tout ce qui était du métier. À l’âge de onze ans, il avait fait pour Mme de Périgord une tulipe à l’aquarelle qui lui fut payée vingt-quatre sous. Dès l’âge de treize ans, il se suffisait à lui-même par son travail, et il avait ses commandes, sa clientèle ; il faisait des dessins à 6 francs et des tableaux à 20. La vignette qui figurait en tête des lettres d’invitation aux chasses impériales était de lui. Il travaillait surtout pour le Journal des Modes dont il devint le dessinateur en titre. En un mot, il faisait de tout et il s’instruisait en faisant. Il était de ceux qui, dans l’art, s’enrôlent simples soldats, sans avoir passé par aucune école militaire :
Rose et Fabert ont ainsi commencé.
Mais il gagna vite ses grades. Bon sang ne peut mentir. Son nom aussi le servait et le désignait à l’attention.
Horace avait des dispositions autres encore que pour la peinture : il aimait d’un amour presque égal le métier de soldat. Son père, qui s’en méfiait, prit de bonne heure ses précautions et coupa court à ses velléités guerrières en le mariant dès l’âge de vingt ans c’est vers ce même temps (1809) qu’Horace commença à exposer7. Le voilà, croirait-on, occupé sans partage. Mais, assistant à des spectacles militaires avec des goûts si prononcés, il s’imbut de l’esprit de ces dernières années de l’Empire ; quand les revers survinrent, et mirent à nu la fibre patriotique, il sentit aussi fortement qu’aucun les douleurs de l’humiliation et de là défaite : garde national zélé, militaire amateur exemplaire, il mérita la croix en 1814 pour les services qu’il avait rendus dans la défense de Paris. De tout temps et jusqu’à là fin, sous l’uniforme de la garde civique, il se montra aussi exactement et rigidement militaire qu’il pouvait l’être. Souriez-en, si vous le voulez ; c’était une partie de sa nature, une condition et comme une moitié de son talent. Il n’aurait pas rendu comme il l’a fait la Défense de la barrière de Clichy, s’il n’avait payé là de sa personne.
On parle toujours de croyance dans l’art, on admire cette disposition chez quelques peintres anciens et pieux qui ont rendu dévotement ce qu’ils sentaient. Pourquoi rie pas la reconnaître, cette croyance, là où elle est chez les modernes ? Horace Vernet avait aussi la sienne, et bien fervente, celle des camps, celle du drapeau ; elle vit, elle respire dans ses tableaux de guerre. Artiste militaire, ne le dédoublons pas, et sachons-lui gré, dans sa ligne, d’avoir été naïf et peuple.
Horace Vernet n’était pas un raisonneur ; c’était un homme de sentiment et d’exécution. Il ressentit vivement et profondément ce que la France éprouva à cette heure de gloire indicible et d’infortuné ; il l’exprima sous toutes les formes, promptes, aisées, touchantes, saisissantes, qui parlaient aux yeux et allaient au cœur de tous. Il introduisait souvent la gaieté et le sourire au milieu d’une larme. C’était bien le contemporain du Casimir Delavigne des Messéniennes, du Béranger des premières chansons ; le contemporain de Thiers écrivant sous un souffle heureux les premiers volumes de l’Histoire de la Révolution. S’il n’avait été que cela, que le peintre de ce moment de 1815-1824, il mériterait encore un bien honorable souvenir. Je ne comprends pas ces générations qui se prévalent de quelque indifférence acquise pour faire les supérieures et se donner de grands airs superbes à l’égard de leurs aînées et devancières, pour les traiter du haut de leur grandeur et comme des enfants qui faisaient assez bien pour leur âge : générations hautaines et gourmées, je ne sais comment on vous traitera vous-mêmes un jour, mais vous êtes bien peu agréables en attendant, et bien peu équitables aussi. Horace Vernet est de force ; au reste, à supporter vos dédains ou vos encouragements protecteurs ; il a eu, en effet, cette vive et brillante saison de jeunesse, cette fleur première trop tôt passée et dont rien ne vaut le charme ; mais il ne s’y est pas tenu : il est allé travaillant, étudiant d’après nature, voyant, regardant sur place, se développant et se fortifiant sans cesse dans sa voie principale jusqu’à ce qu’il soit devenu vers 1840 le plus grand peintre, non plus d’épisodes et d’anecdotes, mais le plus grand peintre d’histoire militaire que nous ayons eu. La salle de Constantine à Versailles témoigne de ce plus haut degré de son talent8.
J’ai voulu parcourir au Cabinet des Estampes le volume qui renferme les témoignages, un peu rassemblés pêle-mêle, de ses premiers essais et de ses débuts : patriotisme, sentiment, sentimentalité, gaieté, esprit, tout s’y heurte et s’y succède. Parcourons rapidement la gamme. À défaut d’un catalogue exact et complet, donnons-nous l’impression de ces études diverses, de ce portefeuille renversé :
— Le général Maurice Gérard à Kowno (1813) ; deux généraux faisant le coup de fusil dans la neige, derrière une palissade. L’un charge, tandis que l’autre tire. On ne nomme que Gérard, mais on connaît l’autre : c’est le maréchal Ney. — La Sœur de charité ; un soldat blessé est reconnu par une sœur de charité jeune ; une plus vieille est au seuil de la maison et regarde. Le Soldat laboureur. — Un soldat assis, pleurant et cachant sa face devant une mappemonde, où il vient de chercher sans doute l’île de Sainte-Hélène ; son chien est couché à ses pieds, sous sa chaise. — Une Scène d’Auvergne en 1815 ; un vieux soldat entre une bergère et un joueur de cornemuse. Le soldat est plus vrai que la bergère et le paysan. — 1818. Prise d’une redoute. — 1818. Bivouac français ; un jeune tambour qui commence à battre, un vieux grognard, le menton appuyé sur son fusil ; derrière lui, un officier assis à terre, étudiant sa carte. Animation du fond, tout un camp qui s’éveille. — Qui vive ? une sentinelle, un grenadier de la garde la bouche ouverte ; on entend le cri. 1818. — Scènes diverses de guerre, et aussi un débarquement de troupes de marine. — Les Fourrageurs, 1818. — 1817. La Pièce en action, la Pièce en batterie. Artillerie, cavalerie, aucune arme n’est oubliée. — Un Soldat français instruisant les Grecs à la manœuvre de la pièce de canon. Nous approchons de 1822 et de la lièvre d’enthousiasme pour les Grecs. — La Vie d’un soldat (suite de lithographies de Delpech) : ses premiers jeux ; départ du jeune conscrit, pleurs de sa maîtresse ; équipement militaire du jeune Grivet (il est dragon) ; premier fait d’armes du jeune Grivet, il est blessé au bras, etc. — Ces diverses scènes, celle de l’Apprenti cavalier (un soldat sur un âne qui rue, 1819), et la Cuisine militaire et la Cuisine au bivouac, et le galant hussard, et le jeune invalide qui fait danser l’enfant sur la seule jambe qui lui reste, sont plutôt des caricatures du genre, et Horace Vernet ici côtoie le Charlet.
Il en est ainsi de Tiens ferme ! (un énorme cochon qui veut se sauver de toutes ses forces et que tient par là queue un cavalier retenu à son tour par un fantassin qui s’accroche au pan de sa veste en lui criant : Tiens ferme !) — Coquin de temps ! (des grenadiers en marche, l’arme basse, sous une pluie fine.) — Chien de métier ! (le soldat qui blanchit son fourniment.) — Gredin de sort ! (un grenadier blessé au genou et assis sous un arbre au commencement d’une action.) — J’te vas descendre ! (un grenadier couchant en joue un cavalier autrichien ou russe.) — Mon lieutenant, c’est un conscrit ! (réponse d’un cavalier, qui a volé un veau à un paysan qui vient le réclamer : le veau est couché et habillé d’une capote.) — Mon caporal, je n’ai pu avoir que ça ! (c’est le conscrit qui est ailé à la maraude, et qui rapporte une cage à serins.) — Qui dort dîne ! (le vieux troupier vole sa part au conscrit qui dort.) — Petits, petits ! (un cavalier appelle les poules hors du poulailler, en leur jetant du grain, tandis que le camarade, collé tout contre la porte, le sabre levé, s’apprête à les guillotiner), etc., etc. ; — de petits drâmes en plusieurs scènes : des Soldats jouant au jeu de la drogue ; les Suites du jeu de la drogue (ils se donnent, comme on dit, un coup de torchon) ; puis la Réconciliation. Dans toute cette série, Horacé, encore une fois, touché du coude son ami et camarade Charlet ; c’est la même veine : Charlet la suivra uniquement et y marquera de plus en plus par une finesse de crayon et une philosophie de mots qui le mettront à un si haut rang posthume. Il serait juste, pour apprécier tout le degré de mérite de ces premiers dessins d’Horace Vernet, de songer à ce qu’était alors l’art lithographique et à l’inexpérience de reproduction dont le talent avait à triompher.
Par des illustrations d’un tout autre genre, destinées à des ouvrages littéraires, Horace Vernet reprend la trace de son grand-père Moreau, et il fait concurrence à Achille Dévériá : ainsi, illustrations de la Hehriade, dans le goût du temps ; illustrations de Mathilde et Malek-Adel, genre troubadour ; une Mort de Tancréde ; illustrations des poèmes de Byron, Manfred et le Chasseur, la Fiancée d’Abydos, le Naufrage de don Juan… C’est du métier, passons ! — Quelques illustrations des Fables de La Fontaine, pourtant, ont bien de l’esprit : l’Homme entre deux âges et ses deux Maîtresses ressemble déjà à du Gavarni. Horace Vernet devra surtout à ce travail d’avoir désormais La Fontaine dans ses auteurs, et parmi les deux ou trois livres qu’il relira toujours.
Je continue de tourner les feuillets, j’achève mon volume d’estampes : des chevaux de poste anglais, des chevaux de fermes français ; des scènes de chasse, la plupart bourgeoises ; puis les portraits de nos célébrités du temps, le général Foy, Chauvelin, Talmà (rôle de Syilà dans le songé), Perlet (rôle de Rigaudin de la Maisoneh loterie) ; Mohammed-Ali, vice-roi d’Égypte, qui commençait à être populaire en France ; le général Quiroga ; — un très-beau dessin de Louvel, l’assassin du duc de Berry.
Je sors de ce volume avec l’idée très-rafraîchie et très-présente de tout ce qui occupait en ces moments l’attention du public et de ce qui hantait l’imagination d’Horace Vernet. Je n’ai pas eu besoin d’y trouver, pour m’en souvenir, le Chien du régiment, le Cheval du trompette, ce qui était à toutes les vitres et ce qu’on sait par cœur. Pourquoi la France entière sut-elle par cœur du premier jour l’élégie de Millevoye, le Jeune Malade ? pourquoi sut-elle aussi vite et se mit-elle à chérir l’élégie guerrière d’Horace Vernet ? Il y a de ces sympathies d’homme à nation, de nation à homme.
Ses premières expositions de Salon l’avaient déjà désigné à la faveur ; mais ce fut bien autre chose dès qu’un peu de persécution s’en mêla, et quand, la réaction triomphant, il se vit presque en entier exclu du Salon de 1822 en raison du choix patriotique de quelques sujets et de la cocarde tricolore qui y figurait : il était difficile, en effet, de mettre la cocarde blanche aux soldats de Jemmapes et même à ceux de la barrière de Clichy. Quand il n’avait qu’un personnage dans son tableau, Horace s’arrangeait encore pour le tourner de manière que la cocarde ne fût pas en vue ; il n’y avait pas moyen pour toute une scène et un combat. C’est alors qu’il fit dans son atelier, rue de la Tour-des-Dames, une exposition particulière de quarante-cinq tableaux et qu’il devint l’un des héros de la popularité.
Tous ceux qui furent un jour populaires à ce degré, on tient à le leur faire payer plus tard par un retour excessif ; on l’a essayé pour Béranger ; on y a réussi pour Casimir Delavigne, doué d’un talent naturel moins ferme et moins vif : on aurait bien voulu le tenter aussi contre Horace Vernet, mais son talent de bonne trempe a résisté, et il a eu un trop beau lendemain, une suite trop éclatante de renouvellements, pour ne pas réduire l’envie à grincer des dents tout bas et à se ronger elle-même. Je voudrais, en la dégageant de toute vaine fumée et de toute exaltation passagère, bien rétablir la question d’art telle qu’elle se posait en ces années heureuses.
La question, n’en déplaise aux Delécluze de tous les temps, se présentait alors de la manière la plus simple et la plus pratique. Fallait-il continuer le genre académique, ce qu’on entendait sous ce nom ? Fallait-il peindre à perpétuité des Ajax, des Léonidas ou des Hector, des Ulysse, des fleuves Scamandre, comme le faisaient encore les peintres chers aux anciennes écoles et amis de l’ennuyeux ; ou bien aborder hardiment et coûte que conte des sujets nouveaux, vivants▶, — ◀vivants ou dans l’imagination moderne ou dans la réalité, — comme le fit toute cette vaillante élite, les Delacroix, les Schnetz, les Scheffer, et Horace Vernet ? Et remarquez que, dans cette conquête de la vérité, chacun procédait à sa manière et s’y prenait selon ses moyens : les uns par le sentiment, les autres par la justesse du mouvement et la copie naïve, les autres par l’audace des tons, l’ardeur et la couleur ; on montait à l’assaut et on entrait dans la place comme on pouvait ; l’essentiel était d’y entrer et de s’y loger sur un point.
On a souvent comparé Horace Vernet à M. Thiers ; je ne vois pas qu’il y ait grande comparaison à établir entre eux, sinon en ce qu’ils ont tous deux traité des mêmes époques avec une âme et une intelligence bien françaises, un coeur national, et aussi avec clarté et netteté. Mais certes il n’est pas indifférent d’avoir le sentiment vrai de l’un sur l’autre, et je ne crois pouvoir mieux faire, puisqu’il s’agit de saisir en courant la première manière d’Horace, que de donner le premier et instinctif jugement de M. Thiers sur lui. À prompt gibier prompt chasseur. Il en est de ces premiers jets de la critique comme de ceux de l’art ; on fera plus fort peut-être ensuite et plus marqué, on ne fera ni plus léger, ni mieux touché, ni plus agréable.
« M. Horace Vernet, disait donc M. Thiers à propos du Salon de 1824, ne pouvait choisir une meilleure direction que celle qu’il a prise, pour le développement du talent particulier qu’il a reçu de la nature. Sans se contraindre à aucun style, à aucun genre, à aucune espèce de sujets, il s’est mis à reproduire tous les objets qui frappent journellement son imagination si mobile et si heureuse ; aussi est-il éminemment le peintre de la France et du xixe siècle, par la manière dont il représente notre nature et notre époque ; aussi a-t-il un degré de vérité, de grâce, de génie, que le talent ne doit jamais qu’à la présence immédiate des objets qu’il veut peindre. M. Horace est-il à la chasse, monte-t-il à cheval, se trouve-t-il dans son atelier avec des amis aussi gais et aussi vifs que lui, voit-il une revue, s’échauffe-t-il au récit de nos derniers exploits de Montmirail, va-t-il voyager sur les bords de la mer, entend-il répéter les charmantes plaisanteries de nos vieux soldats, assiste-t-il à quelque scène populaire, M. Horace trouve partout des sujets pour ses pinceaux, et il peint tour à tour une chasse, des chevaux, des batailles, des marines, des caricatures pleines d’esprit, d’effet et de vérité. Se livrant avec une imagination vive et sensible à l’impression des objets, il en prend tour à tour le caractère : il change alternativement de style, de couleur, de moyens, et ne se ressemble qu’en une seule chose, la grâce et le naturel. Avec cette heureuse liberté qu’il se donne, aucun sujet ne lui est interdit, aucune manière de le traiter ne lui est imposée. Il n’a pas contracté l’obligation ou de déployer des nus, ou d’imaginer certaines formes de draperies, ou d’observer certaines règles de genre : il prend les choses telles qu’il les voit, il leur laisse leur réalité ; et il en résulte que, sans avoir prétendu faire ni de l’histoire ni du genre, il a fait de l’un ou de l’autre ; il a été touchant, noble, terrible, ou bien spirituel, comique et original. Il est tout cela à la fois, parce que tout cela se trouve dans la nature ; il est universel, parce qu’elle l’est aussi, parce qu’elle contient tout, et si son exécution, toujours facile et heureuse comme son imagination, répondait par la simplicité et le naturel à la vérité de ses conceptions, il ne laisserait rien à désirer. »
M. Thiers, à cette époque de sa vie (et je ne sais s’il a persévéré dans cette théorie qui me paraît bien près d’être la vraie), pensait qu’on raisonne beaucoup trop sur l’idéal et qu’on se creuse terriblement la tête pour en demander l’expression aux œuvres des anciens maîtres. Les anciennes écoles, selon lui, ont très-peu cherché cet idéal qu’on adore et qu’on exalte après coup en elles ; le plus souvent, elles n’ont fait que reproduire exactement la nature qu’elles avaient sous les yeux : il suffisait, pour nous donner l’impression élevée qui en sort, que cette nature fût généralement belle, et que les organisations d’élite qui s’y appliquaient sussent y choisir leurs sujets. Les Grecs tant vantés n’étaient qu’une belle race qui offrait à ses artistes en tout genre de plus heureux modèles. De même dans la Rome des xve et xvie siècles, qu’était-ce que Raphaël ? une organisation souverainement fine et harmonieuse en présence d’une belle réalité qu’il savait mettre dans son plus beau jour. L’idéal ainsi compris cesse d’être une abstraction et un tourment. On n’est pas condamné, en le cherchant, à s’arracher les cheveux et à se ronger les ongles au vif, à être continuellement tendu comme vers une idée d’au-delà. La fécondité s’ensuit avec une certaine joie, compagne de la production. On me dira que M. Thiers prêchait pour son saint en plaidant la cause des génies faciles. Quoi qu’il en soit, c’est ainsi qu’il expliquait et louait le talent d’Horace Vernet :
Si copier simplement et promptement la nature, disait-il encore, est la véritable condition du génie ; si c’est bien la condition qu’ont remplie les anciens maîtres et qui les distingue de tous les autres, M. Horace est, à notre époque, l’un des talents qui leur ressemblent le plus. Peu importe la différence des temps, des mœurs et des sujets qu’il reproduit : son procédé d’imitation est le même, et il a le même caractère de naturel et de vérité, et, comme eux encore, il se distingue par une fécondité extraordinaire.
« Les batailles, qui sont les tableaux où il a déployé le plus d’élévation de talent, prouvent surtout que, sans viser à l’idéal, en se tenant à la simple réalité, on peut être noble et vrai tout à la fois. Ces grenadiers marchant au pas de charge dans la bataille de Montmirail, et s’avançant d’un pas si ferme et si assuré vers le danger, ont, sans aucune altération de traits ni de costume, une élévation et un naturel surprenant. La réalité a aussi sa noblesse, et il faut savoir la saisir. Dans une scène populaire, dans une simple caricature, M. Horace conserve encore cette singulière élégance, ce goût exquis dont chacune de ses compositions est remplie. »
Les critiques qui suivaient ces éloges, et qui portent sur la couleur, se feraient aujourd’hui avec beaucoup plus de justesse et de précision. Quoique sa couleur ne soit (tant s’en faut !) ni désagréable ni fausse, Horace Vernet n’est pas coloriste, et il laisse à dire par cet endroit.
Horace Vernet, à cette date, était en pleine jouissance et possession de sa première manière, si bien réalisée en toute mesure dans ses tableaux de Jemmapes, de Montmirail, de la Barrière de Clichy, et qui se diversifiait à l’infini dans cent autres tableaux de genre. En dehors de l’originalité qui lui était propre et de la vérité moderne où il était maître, son pinceau rencontrait partout, et jusque dans les sujets où il était dépaysé, de ces bonheurs d’expression et de facilité qu’il portait avec lui. Ainsi, jusque dans cette Bataille de Bouvines qui lui était commandée et qui rentrait dans le solennel ennyeux (1824), je remarque un joli incident, le pige qui tient des chiens en laisse, un souvenir des Noces de Cana. Ainsi, dans la Bataille de Fontenoy, bien meilleure (1828), d’un ton vif, d’un tour si français et qui se rapproche de nous, l’œil est agréablement attiré sur un anachronisme spirituel, le groupe du fils embrassant son père et tenant à la main la croix de Saint-Louis qu’il vient d’obtenir. Un bon guide, M. Eudore Soulié, me fait remarquer que la croix de Saint-Louis ne se donnait pas ainsi sur le champ de bataille, comme la croix d’honneur. N’importe ! Horace Vernet, en se trompant de gaieté de cœur et en confondant les deux France, a fait son groupe d’autant plus intéressant et bien pittoresque. Dans les choses mêmes qu’il n’avait pas vues et qui sortaient de son horizon habituel, il portait encore cette facilité et cette grâce qui plaît. Mais nous nous réservons de l’admirer là où il est dans l’entière vérité.
Parmi ses tableaux non populaires de ce temps-là, les connaisseurs m’ont paru mettre au premier rang un portrait équestre du duc d’Angoulême (1824), où le cheval est d’une vie et d’une nuance de robe admirable ; l’Anglais Lawrence arrivait vers ce moment à Paris, et son succès piquait d’honneur Horace : il fut coloriste ce jour-là. Ce portrait qu’il revit à Versailles à une dernière visite, un peu avant sa mort, lui procura une vraie satisfaction d’artiste. Il faut mettre à côté un portrait, également équestre, de Charles X, qui est presque aussi beau. On remarquera cependant qu’Horace ne peignit aucun épisode de la campagne d’Espagne, toute royaliste. Il ne reconnaissait pas là sa cocarde de guerre. Son pinceau restait fidèle à sa religion.
Le tableau qu’il exposa en 1822 et qui représente l’Intérieur de son atelier donnerait, je crois, une idée un peu fausse si on le prenait au pied de la lettre et si on ne voyait Horace Vernet que dans cette heure de spirituelle ivresse, dans cette débauche de gaieté perpétuelle. Un feuilletoniste du temps (Jay ou Jouy) se représente comme ayant une lettre d’introduction pour le peintre en renom. Il se persuadait, disait-il, que la solitude, la tranquillité, le mystère même, étaient nécessaires aux méditations du talent. Il se figurait donc le peintre comme devant être absorbé dans l’étude de son art, et il se dirigeait d’un pas respectueux vers l’atelier :
« Cependant, à mesure que j’avançais, raconte-t-il, j’entendais un bruit confus ; il augmentait à chaque pas ; et en approchant du sanctuaire, c’était un tapage plus bizarre et plus incohérent que le célèbre concert de Jean-Jacques. J’entr’ouvre la porte… Quel spectacle !… Je reste immobile d’étonnement.
Une foule de jeunes gens occupaient dans les attitudes les plus diverses tous les coins de la salle et paraissaient, comme dans les classes où les écoliers sont mis en retenue, livrés à tout le désordre des amusements les plus bizarres.
Deux des assistants faisaient des armes, l’un la pipe à la bouche, l’autre vêtu d’un grand sarrau de toile bleue. Celui-ci donnait du cor, et ses joues, énormément gonflées, m’eussent averti de la quantité d’air qui s’en échappait, si mes oreilles, déchirées par d’effroyables sons, n’avaient rendu tout autre avertissement inutile ; celui-là soupirait une romance, cet autre battait la générale ; il y en avait d’assis, de levés, d’accroupis, dans toutes les situations et dans toutes les poses.
Un jeune homme lisait à haute voix un journal au milieu de ce chaos ; un autre peignait ; un autre dessinait. Parmi les acteurs de cette scène tumultueuse se trouvaient des militaires de tout grade, des artistes, des virtuoses, une chèvre, un chien, un chat, un singe et un superbe cheval…
L’un des combattants posa son fleuret, secoua sa pipe et s’avança vers moi : c’était M. Horace Vernet. »
Mais est-il vrai d’ajouter, comme il put s’en vanter peut-être en riant, que c’est ainsi que se passaient dans son atelier « les heures de sa vie les plus laborieuses ? »
Si on prenait son dire au pied de la lettre, on serait tenté de moins l’estimer. Nous avons ici à faire sur nous-mêmes un léger effort. Par suite de je ne sais quel préjugé scolastique, nous sommes toujours tentés de faire plus de cas d’un peintre qui, pour peindre, s’enferme, regarde moins la nature, étudie les vieilles toiles et peut-être même les livres, que d’un peintre vif, avisé, extérieur, tourné à l’action, avide de mouvement, doué de toutes les adresses corporelles, excellent tireur, excellent lutteur, parfait cavalier, habile à tous les exercices qui eussent honoré un Grec du temps de Xénophon.
Nous avons gardé du moine et du clerc, du lettré du Moyen-Age ou de la Renaissance, dans notre manière de juger et de classer les hommes, même ceux qui ne sont pas de purs esprits, et qui, par vocation, ont le plus affaire aux éléments du dehors. Mais tranquillisons-nous : je crois ici que tout peut se concilier. Sans doute tous les artistes n’ont pas les mêmes habitudes ni les mêmes exigences de travail et de production ; l’atelier d’un Poussin, d’un de ces peintres méditatifs « qui ne sauraient peindre en sifflant »
, sera d’un tout autre aspect que celui d’un artiste gai, mobile, alerte, s’inspirant et profitant de tout ce qu’il voit et de ce qu’il provoque autour de lui ; et cependant l’étude, aussi, a des lois invariables, et, si prodigieuses que soient la mémoire, la facilité, la dextérité, la verve, rien ne saurait suppléer à l’observation et à un premier recueillement, si court qu’on le suppose. Aussi Horace Vernet n’y échappait pas. Il avait de grand matin, et avant l’invasion des visites, des heures à lui, de travail de secret, des heures non banales et, à leur manière, sacrées ; et ce n’est qu’ensuite qu’arrivaient les amis, les camarades, les brillants colonels ; il continuait avec sa merveilleuse facilité de main à exécuter ce qu’il avait posé auparavant. Le tour de force était bien assez extraordinaire comme cela ; mais il n’était pas et ne pouvait pas être perpétuel.
En un mot, son improvisation, comme toutes les belles et bonnes improvisations, était très-méditée. Il était le premier, en d’autres moments, à en convenir : « On me loue de ma facilité, disait-il, mais on ne sait pas que j’ai été douze et quinze nuits sans dormir et en ne pensant à autre chose qu’à ce que je vais faire ; quand je me mets en face de ma toile blanche, mon tableau est achevé ; je le vois. »
Et Charlet disait également d’Horace, avec ce tour narquois qui était le sien : « On se figure qu’il est toujours à faire de l’escrime d’une main, de la peinture de l’autre ; on donne du cor par ici, on joue de la savate par là. Bast ! il sait très-bien s’enfermer pour écrire ses lettres, et c’est quand il y a du monde qu’il met ses enveloppes. »
Voilà le vrai, et qui a aussi son piquant.
La Correspondance, dont nous devons communication à la confiance de sa famille, va nous montrer Horace Vernet le plus consciencieux des artistes, étudiant sans cesse et voulant voir de près tout ce qu’il avait à rendre, ne s’épargnant pour cela aucun voyage, aucune fatigue ; esclave de son art ; sachant supporter, après le tumulte de la vogue et les caresses de la popularité, les injures de la critique et, ce qui est plus difficile, les premiers signes de la froideur publique et de l’isolement ; donnant aux siens, plus jeunes que lui, des conseils d’un bon sens droit et mâle. Enfin, l’aimable et brillant Horace saura suffire à tous les âges de la vie comme à toutes les phases de son talent, et fournir jusqu’au terme, sans broncher, toutes les étapes d’une noble carrière. Comme toutes les organisations complètes, il eut successivement les fruits de chaque saison ; le moment de son plus grand mérite se rapporte à l’heure de sa maturité, et ça vieillesse ne fit point défaut aux pensées sérieuses.
Et cependant, s’il y ressongeait quelquefois, retrouva-t-il jamais, même dans les triomphes que lui ménageait l’avenir, même dans les années de son ambassade académique à Rome, même dans ses vaillantes campagnes à l’armée d’Afrique, même dans sa haute faveur à la Cour de Russie, retrouva-t-il jamais ce premier entrain, cette fraîcheur et cet enchantement des dix premières années de sa carrière, lorsqu’il semblait que l’âme de la jeune armée expirante en 1814 et 1815 eût passé en lui et sur ses toiles, lorsque tout était jeune autour de lui, que ces brillants officiers des derniers jours de notre gloire n’étaient pas encore devenus de vieux beaux ou des invalides plus ou moins illustres, lorsque l’Art lui-même s’avançait personnifié dans un jeune groupe à physionomies distinctes, mais avec tout l’incertain et l’infini des destinées : Delacroix, Delaroche, Schnetz, Léopold Robert, Sigalon, Schefler, tous figurant au Salon de 1824, et Horace Vernet comme un frère d’armes au milieu d’eux ! On pouvait se dire en les nommant, en les confondant un peu et les enveloppant d’un même regard : Où chacun n’atteindra-t-il pas ? On était loin de prévoir alors que Sigalon mourrait après une belle œuvre, mais sans avoir récidivé autrement que comme un copiste consciencieux et fidèle ; que Léopold Robert ne pourrait survivre à ses deux ou trois chefs-d’œuvre, et qu’il périrait comme écrase sous leur poids, dans son désespoir de se sentir impuissant à les renouveler. Schnetz, du moins, sans jamais s’élever plus haut ni chercher à se surpasser, est resté égal ou semblable à lui-même. Delaroche, si ingénieux, si fin, toujours inquiet du mieux, a beaucoup tenté, beaucoup embrassé, et s’est, en partie, consumé à la peine. Debout, les derniers, sont restés Scheffer, Horace Vernet, Delacroix, celui-ci le seul demeurant aujourd’hui ; eux, privilégiés en cela et favorisés du sort, ils ont poussé à bout leur vocation, ils ont rempli toute leur destinée de peintres ; ils ont fait rendre à leur palette tout ce qu’elle recelait, l’un de poésie, l’autre de vérité, l’autre de flamme ; ils n’ont certes rien à regretter. Mais que ce premier groupe confus, où se dessinaient tant de promesses, et s’avançant sous une inspiration commune, sous un même souffle, avant les divisions et les rivalités introduites bientôt par la critique, avait pourtant un charme, une nouveauté, un air d’union et de force, quelque chose dont l’impression ne s’est plus retrouvée depuis à ce degré, même quand chacun s’est ensuite développé dans sa voie ! Horace Vernet, qui garda plus longtemps qu’aucun le sentiment vif et actif de la jeunesse, put n’avoir pas de ces regrets qui supposent un peu de rêverie ; mais comment, nous qui faisions en 1822 le pèlerinage à son atelier de la rue de la Tour-des-Dames, comment, nous dont la vie, en présence de ces batailles de l’Art, s’est passée à regarder, à espérer, à faire des vœux ou à regretter, comment ne dirions-nous pas pour lui et presque en son nom ce que ce retour sur le passé nous inspire ?