(1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Études de politique et de philosophie religieuse, par M. Adolphe Guéroult. »
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(1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Études de politique et de philosophie religieuse, par M. Adolphe Guéroult. »

Études de politique et de philosophie religieuse
par M. Adolphe Guéroult19.

 

On aura beau dire, on ne me fera pas croire que la presse ne remue pas en ce moment. Je ne sais si elle tourne autour d’un soleil, ou si seulement elle roule sur elle-même, mais assurément elle tourne ; les vingt ou trente tourbillons, grands ou petits, qui la composent, n’ont jamais été plus actifs et plus agités. Sérieusement, il me semble que les différentes positions qui sont à prendre dans la presse périodique et qui peuvent tenter des publicistes dignes de ce nom, commencent à être toutes occupées, et à l’être comme il convient, par des écrivains de réputation et de talent, lesquels, s’ils ne disent pas tout ce qu’ils voudraient, le font du moins très-bien entendre ; et il s’en faut d’assez peu que ce qui est réclamé par la plupart comme un droit ne devienne insensiblement et par usage un fait. Ce n’est pas à nous, — ce n’est pas à moi du moins qui ne fais point et qui n’ai jamais fait (ou qu’à peine) de politique proprement dite, — d’insister sur ce peu de chose qui est la grosse question ; je ne voulais que remarquer qu’il y a, à l’heure qu’il est, bien des rôles remplis dans ce mouvement croissant de la presse actuelle ; et que, parmi ces rôles, M. Guéroult en tient un des plus essentiels et qui ferait faute s’il n’existait pas.

Amis de l’ancien régime et partisans du droit divin, qui en étiez venus, en désespoir de cause, à préconiser le suffrage universel ; à qui (j’aime à le croire) la conviction était née à la longue, à force de vous répéter, et qui vous montrez encore tout prêts, dites-vous, mais moyennant, j’imagine, certaine condition secrète, à embrasser presque toutes les modernes libertés ; — partisans fermes et convaincus de la démocratie et des principes républicains, polémistes serrés et ardents, logiciens retors et inflexibles, qui, à l’extrémité de votre aile droite, trouvez moyen cependant de donner la main parfois à quelques-uns des champions les plus aigris de la légitimité ; — amis du régime parlementaire pur, et qui le tenez fort sincèrement, nonobstant tous encombres, pour l’instrument le plus sûr, le plus propre à garantir la stabilité et à procurer l’avancement graduel de la société ; — partisans de la liberté franche et entière, qui ne vous dissimulez aucun des périls, aucune des chances auxquelles elle peut conduire, mais qui virilement préférez l’orage même à la stagnation, la lutte à la possession, et qui, en vertu d’une philosophie méditée de longue main dans sa hardiesse, croyez en tout au triomphe du mieux dans l’humanité ; — amis ordinaires et moins élevés du bon sens et des opinions régnantes dans les classes laborieuses et industrielles du jour, et qui continuez avec vivacité, clarté, souvent avec esprit, les traditions d’un libéralisme, « nullement méprisable, quoique en apparence un peu vulgaire ; — beaux messieurs, écrivains de tour élégant, de parole harmonieuse et un peu vague, dont la prétention est d’embrasser de haut et d’unir dans un souple nœud bien des choses qui, pour être saisies, demanderaient pourtant à être serrées d’un peu plus près ; qui représentez bien plus un ton et une couleur de société, des influences et des opinions comme il faut, qu’un principe ; — vous tous, et j’en omets encore, et nous-mêmes, défenseurs dévoués d’un gouvernement que nous aimons et qui, déjà bon en soi et assez glorieux dans ses résultats, nous paraît compatible avec les perfectionnements désirables ; — nous tous donc, tous tant que nous sommes, il y a, nous pouvons le reconnaître, une place qui resterait encore vide entre nous et qui appellerait, un occupant, si M. Guéroult ne l’avait prise20.

 

Cette place, cette fonction, quelle est-elle ? et que représente-t-il dans la presse ? Pour bien répondre à la question comme je l’entends, il est bon de se reporter un peu aux antécédents de l’écrivain et de parcourir le volume où il vient de recueillir quelques-uns des travaux de ces vingt ou trente dernières années.

I.

M. Guéroult, cet esprit, ce cœur si dévoué à la cause moderne, a été élevé religieusement ; il a passé par le séminaire. Ce n’est là qu’un accident qui lui serait commun avec plus d’un partisan des idées démocratiques, si un autre événement notable dans son éducation intellectuelle n’avait suivi : cet événement, ç’a été son association temporaire, mais étroite et intime, au groupe saint-simonien. On l’a remarqué avec une grande justesse : on peut avoir plus d’une opinion, selon le point de vue où l’on se place, sur l’utilité, sur les effets plus ou moins fructueux et louables de l’entreprise saint-simonienne ; mais en la considérant dans sa visée et son acception la plus étendue, en la dégageant des singularités et des ridicules qui s’y sont finalement mêlés, on n’en saurait méconnaître la valeur et la portée.

Qu’on se représente où en était, en général, le libéralisme sur la fin de la Restauration ; quelle doctrine peu élevée, peu intelligente du passé, et du passé même le plus récent, méconnaissant et méprisant tout de ses adversaires, purement tournée aux difficultés et au combat du moment, pleine d’illusions sur l’avenir, se figurant que, l’obstacle ministériel ou dynastique renversé, on allait en toute chose obtenir immédiatement le triomphe des idées et des talents, le règne du bien et du beau, une richesse intellectuelle et sociale assurée, une gloire facile, une prospérité universelle. Ce que je dis là du libéralisme de la Restauration n’est point dans ma pensée une injure ni à l’arme utile dont on se servait, ni au libéralisme en général, et je suis persuadé que cette doctrine, si elle devait un jour triompher au gré de ses partisans absolus, n’aurait fait que gagner à toutes les contradictions et à toutes les épreuves qui, en la refoulant et la retardant, l’auraient forcée, un peu malgré elle, de s’élever au-dessus de son premier niveau.

Le Saint-Simonisme, quand il n’aurait eu que cet effet d’obliger le libéralisme à se replier sur lui-même et à se fortifier, aurait rendu un service. Le parti catholique et légitimiste, ennemi de la Révolution et du mouvement social, semblait avoir en ce temps-là, aux yeux de plusieurs, le privilège des hauts esprits et des hautes doctrines. Pour être à l’état de paradoxe et d’éclatante insulte dans les écrits de M. de Maistre, la doctrine de l’autorité n’en était pas moins frappante et donnait à réfléchir à tous les esprits qui ne faisaient point leur catéchisme des œuvres de Voltaire. On sentait qu’il y avait chez l’altier théocrate bien des vues justes et perçantes, au moins en ce qui était de l’appréciation du passé. Le Saint-Simonisme rendit à l’esprit français d’alors cet éminent service d’implanter dans le camp de la Révolution et dû progrès quelques-unes des pensées élevées de M. de Maistre, et de les y naturaliser en bonne terre et d’une manière vivante. L’idée philosophique de Condorcet, le rêve ardent du progrès, cessait d’être une aspiration vague et presque chimérique : elle prenait corps, elle allait trouver son moyen d’exécution et son organe. Pour toute la partie industrielle, économique, et dans cet ordre d’institutions et de projets, les faits ont parlé. Si on relisait aujourd’hui les articles du Globe après sa transformation et tel que M. Michel Chevalier le rédigea presque seul pendant plus d’un an (1830-1832), on serait frappé de tout ce qu’il contient de vues grandioses qui se sont réalisées depuis ces trente dernières années ; et, dans cette sorte de prédication ou de prophétie positiviste à laquelle il vaquait chaque matin, non pas sans inspirateur, mais sans collaborateur, et d’une verve incessante, la partie dès aujourd’hui conquise paraîtrait plus considérable, j’en suis certain, que celle qui n’a pas abouti.

En lisant, comme je viens de le faire, l’Introduction si remarquable que M. Michel Chevalier a faite en sa qualité de président pour le Rapport du jury français sur l’Exposition de Londres en 1862, je suis frappé de la ressemblance et presque de l’identité des idées et du programme avec ces anciens articles du Globe qui pouvaient sembler comme un feu d’artifice continu : c’est la même pensée, c’est la même devise ; mais les moyens d’exécution sont autres et plus étudiés. L’auteur s’est modifié, et le public peut-être encore plus. Ceux qu’on appelait utopistes sont devenus pratiques, et on leur reconnaît généralement ce mérite. Depuis la signature du fameux Traité de commerce, il faudrait être aveugle pour en douter.

En fait, aucun de ceux qui ont passé par le Saint-Simonisme, ou qui y ont touché d’un peu près, n’y a passé impunément. En dehors de la direction économique et industrielle, il donna à plus d’un qui en manquait l’idée d’une religion et le respect de cette forme sociale, la plus haute de toutes. Si le Saint-Simonisme, après tout, se voyait réduit à faire comme le physicien qui, ne pouvant pleinement reproduire ce que la nature opère en grand dans ses météores, dans ses éclairs ou ses tonnerres, au sein des éléments, se contente d’en faire en petit une répétition dans son laboratoire, n’était-ce donc rien ? Vous riez de cette religion sous cloche ; mais, pour plus d’un esprit jusque-là fermé à cet ordre de vues et de perspectives, la démonstration de l’importance de la chose religieuse n’en était pas moins donnée.

Je ne sépare pas, au reste, de cette idée générale du Saint-Simonisme, les travaux parallèles d’Auguste Comte et de ses disciples, notamment du plus éminent de tous, M. Littré, et je ne serai que juste en indiquant aussi, pour une époque bien plus récente et dans une branche prolongée de la même école, le nom d’un savant très-estimé de tous ceux qui le connaissent, M. Pierre Laffitte, homme de bien et de dévouement.

Pourquoi, par exemple, est-il possible aujourd’hui à M. Littré dont les opinions philosophiques sont connues, et qui est un disciple de Condorcet autant que d’Auguste Comte, de rendre justice à son aise et en toute conscience, comme il le fait dans le Journal des Savants, aux travaux historiques de MM. de Montalembert et Albert de Broglie, traitant des vieux siècles religieux, si ce n’est en vertu de ce notable changement intellectuel qui vint affranchir l’ancien libéralisme de ses préjugés exclusifs, et qui éleva et étendit tous les points de vue ?

M. Guéroult, bien jeune alors, fut à sa manière et dans sa ligne l’un des adeptes de ce mouvement ; il n’a pas à en rougir ni à en rien renier aujourd’hui. Dégagé depuis et à temps de ces liens étroits, hiérarchiques, qui allaient à rétrécir aussitôt ce qu’on venait d’ouvrir et de gagner, il a profité de toutes les leçons de la pratique et de l’expérience. Il a vu bien des pays, et il est avant tout un homme de bon sens, qui a gardé, je ne dis pas de son utopie première, mais de son ancienne religion, une faculté qui lui permet de sortir des classifications routinières et des compartiments convenus.

Lisez dans ce volume qu’il vient de publier le beau chapitre sur la musique religieuse, qui remonte à 1832. Sans se donner pour un savant et pour un connaisseur de profession, sans aller au raffinement ni se préoccuper d’archaïsme, il exprime son sentiment en homme qui s’y entend, qui a beaucoup entendu et comparé. Il vient de parler des diverses hymnes et proses célèbres de la liturgie, le Dies iræ, le Vexilla, le Stabal, et il en a défini l’impression profonde avec largeur et vérité :

« Je sais que beaucoup, dit-il, qui n’ont peut-être jamais mis le pied dans une église pour prier, qui n’ont jamais ressenti dans leur cœur la pieuse ferveur de la foi, riront de mon enthousiasme et de mon admiration ; mais je dois leur dire que depuis sept ans j’ai manqué peu de représentations au Théâtre-Italien, que j’ai suivi assidûment les concerts du Conservatoire, que Beethoven m’a donné la fièvre de plaisir, que Rossini m’a remué jusqu’au fond de l’âme, que Mme Malibran et Mlle Sontag ont été pour moi de bienfaisantes divinités ; que pendant près de deux ans je n’ai eu d’autre religion, d’autre espérance, d’autre bonheur, d’autre joie que la musique ; que, par conséquent, ils ne peuvent me regarder comme un trappiste qui ne connaît que ténèbres et matines ; mais il faut qu’ils sachent aussi que celui qui leur parle, et qui aujourd’hui est bien loin de la foi chrétienne, a été pendant cinq ans catholique fervent, qu’il s’est nourri de l’Évangile, de l’Imitation ; qu’élevé dans un séminaire, il y a entendu des chœurs de deux cents jeunes gens faire résonner sous une voûte retentissantel’In exitu. Israël et le Magnificat ; que tout ce qu’il y a de poésie dans le culte chrétien, l’encens, les chasubles brodées d’or, les longues processions avec des fleurs, léchant, le chant surtout aux fêtes solennelles, grave ou lugubre, tendre ou triomphant, l’a vivement exalté ; qu’il a respiré cet air, vécu de cette vie, et que, par conséquent, il a dû pénétrer plus avant dans le sens et l’intelligence de la musique chrétienne que beaucoup de jeunes gens qui, nourris des traditions de collège et ne voyant dans la messe qu’une corvée hebdomadaire, ne se seraient jamais avisés d’aller chercher de l’art et de la poésie dans les cris inhumains d’un chantre à la bouche de travers. »

Et plus loin, insistant, sur le caractère propre, à ces chants grandioses ou tendres, et qu’il importe de leur conserver sans les travestir par trop de mondanité ou d’élégance, devançant ce que MM. d’Ortigue et Félix Clément ont depuis plaidé et victorieusement démontré, il dira (qu’on me pardonne la longueur de la citation, mais, lorsque je parle d’un écrivain, j’aime toujours à le montrer à son heure de talent la plus éclairée, la plus favorable, et, s’il se peut, sous le rayon) :

« J’ai dit tout à l’heure, en parlant du Dies iræ, que je ne connaissais rien de plus beau ; j’ai besoin d’y revenir et de m’expliquer. Certes, je suis loin de méconnaître les progrès que l’art musical a faits depuis les couvents, j’ai admiré plus que tout autre le Requiem de Mozart et les messes de Cherubini, et, pour qui se tient au point de vue de l’art pur, nul doute que les vastes proportions, la richesse d’harmonie, les grands effets d’instrumentation des compositions modernes n’offusquent singulièrement la simplicité, la nudité du chant grégorien ; sous ce rapport, il n’y a pas de comparaison à établir : mais voulez-vous sentir où gît la supériorité réelle du simple chant d’église ? allez, quelque jour de fête, entendre à la cathédrale une messe en musique de quelque compositeur en renom, avec les chœurs et l’orchestre et les premiers artistes de l’Opéra ; puis ensuite retournez dans la Semaine Sainte, écoutez le Stabat, le Vexilla régis ou la Passion, ou, à quelques cérémonies funèbres, le Requiem, du lutrin ou les Litanies chantées non par de grands artistes, mais tout simplement par des chantres ou des enfants de chœur ; et puis, en sortant, demandez-vous qui vous a le plus profondément ému, qui a laissé dans votre âme une impression plus religieuse et plus mélancolique, qui vous a rappelé que vous étiez venu pour prier, des chanteurs ou des chantres, de la musique fuguée ou du plain-chant, de l’orchestre ou de l’orgue. Je me trompe fort, ou ici l’avantage ne restera pas aux plus habiles. En effet, les chants grégoriens exhalent tout un parfum de christianisme, une odeur de pénitence et de componction qui d’abord vous saisit. Vous ne dites pas : C’est admirable ! mais, peu à peu, le retour de ces mélodies monotones vous pénètre et vous imprègne en quelque sorte, et pour peu que des souvenirs personnels un peu tristes s’y ajoutent, vous vous sentirez pleurer sans songer seulement à juger, à apprécier ou à apprendre les airs que vous entendez. C’est dans toute la naïveté, dans toute la sincérité de votre âme que vous vous laissez faire et que vous cédez à l’impression du moment. Pendant la messe de Cherubini, au contraire, vous écouterez en connaisseur, et vous songerez à tout. Après avoir entendu le Credo de la messe du Sacre, vous direz : Voilà un puissant compositeur ! comme il manie les masses vocales et instrumentales ; quel bonheur dans le retour du mot Credo qui revient incessamment après chaque période musicale, comme une énergique et solennelle affirmation 1 quelle force ! quelle entente des effets ! Cependant vous avez eu le temps de remarquer que les chœurs mollissent et que les voix de femmes surtout manquent de vigueur dans l’attaque, qu’un trombone a émis un son d’une justesse douteuse ; et, la messe finie, vous sortez en vous demandant comment il se fait que les chœurs français soient si inférieurs à ceux de l’Allemagne et en regrettant vivement qu’une musique aussi belle ne soit pas rendue avec toute la perfection désirable. Quant au Symbole de Nicée, au sacrifice de la messe et au grand événement qu’il rappelle, vous n’y songez guère plus qu’après une représentation de Guillaume Tell ou un concert de Paganini. Vous sortez dilettante et non pas chrétien. »

Belle et très-belle page, qui tiendrait son rang en tout lieu et en toute compagnie ! et l’homme qui l’a écrite est le même (cela se conçoit), qui plaidera, dans une lettre à M. Renan, pour la poésie de l’industrie à propos de l’Exposition universelle, et qui maintiendra de ce côté tout ce que l’avenir laisse entrevoir de neuf, d’original et de possible en effet.

Quand il discutera ensuite avec un ecclésiastique respectable et savant, tel que l’abbé Gabriel, on n’accusera pas M. Guéroult de ne pas savoir à qui il parle ni de quoi il parle. De même, dans sa discussion avec M. Quinet sur la philosophie de l’histoire et sur la formation de l’unité française en particulier, il est à la hauteur de la question ; et toutes les fois qu’il lui arrive ainsi de relever le gant, dans un sens ou dans un autre, il se montre de force à la réplique. Il a eu affaire aux grandes idées dès sa jeunesse.

II.

Un critique de haute valeur sur les traces duquel je marche en ce moment dans cette appréciation des mérites de M. Guéroult, M. Scherer, autrefois théologien lui-même, aujourd’hui le plus libre et le plus émancipé des esprits, en reconnaissant les qualités fermes et élevées du journaliste de l’Opinion, a tenu cependant à marquer profondément sa dissidence avec lui et lui a fait un reproche principal.

Selon lui, M. Guéroult croit trop à l’influence et à la vertu d’un gouvernement, pas assez aux forces vitales, et par elles-mêmes si efficaces, de la liberté. Il est bien vrai que le milieu qu’a traversé M. Guéroult, et la seconde éducation intellectuelle qu’il a reçue, ont dû modifier essentiellement ses idées premières de jeune homme confiant et libéral, comme toute sa génération l’était alors. Le Saint-Simonisme, en tous ceux qu’il a touchés, a tué la foi au libéralisme pur, et tout en ne repoussant rien de ce que la liberté a de bon, d’utile et de pratique, le nom de liberté désormais, pour tous ceux qui ont compris le sens et le bienfait aussi de ce qui n’est pas elle, qui ont conçu, ne fût-ce qu’une fois, le regret ou l’espoir d’une haute direction sociale, a perdu de sa vertu merveilleuse et de sa magie.

Liberté ! ce seul nom cependant est si beau, et la chose en elle-même si digne d’envie ; elle est si chère à ceux qui l’ont adoptée à l’heure où l’on croit et où l’on aime, et qui sont restés fidèles à ce premier idéal trop souvent brisé ; elle a été tellement notre rêve à tous, notre idole dans nos belles années ; elle répond si bien, jusque dans son vague, aux aspirations des âmes bien nées et trouve si bien son écho dans les nobles cœurs, qu’on hésite à venir y porter l’analyse, à la vouloir examiner et décomposer. Il le faut pourtant, car la politique ne saurait être longtemps affaire d’enthousiasme, et les choses de tous les jours se doivent traiter par le bon sens. Quand on parle de liberté, au risque d’étonner et de formaliser un peu ceux qui ne prononcent ce nom qu’avec frémissement, je demande aussitôt laquelle, — de quelle liberté il s’agit. Nous n’en sommes plus au temps où l’on confondait sous ce nom commun de liberté la cause de Thraséas, celle de Brutus et des Gracques, celle du Lacédémonien Agis, celle des patriciens de Venise, celle du Grand-Pensionnaire de Hollande, de Witt, celle de lord Chatham, tous noms des plus respectables et des moins médiocres assurément ; mais nous est-il permis pourtant de distinguer ? avons-nous affaire ici à un article de foi, à je ne sais quel souffle divin, un et indivisible ? sommes-nous en présence d’un dogme religieux, et pouvons-nous porter la main au nom révéré sans encourir le reproche de sacrilège ? La liberté moderne, ce me semble, toute en vue de l’individu et de sa sécurité, toute favorable au plus grand développement, à l’exercice le plus commode et le plus étendu des facultés d’un chacun, est une chose fort complexe et qui doit s’analyser. Si, sous un mauvais gouvernement ou une mauvaise administration, sous une faible police, fût-elle républicaine, je ne puis rentrer chez moi passé minuit sans risque d’être assailli et dévalisé, je n’ai pas pleinement la liberté de rentrer passé minuit, tandis que sous une administration vigilante, qui éclaire les rues, même les plus écartées, et qui les surveille par ses gardiens, j’ai cette liberté de rentrer à l’heure qu’il me plaît. Si je suis homme d’industrie ou de commerce, que j’habite une rue du centre, que j’aie une famille, des enfants qui aient besoin d’air et de soleil, je puis, sous le plus beau gouvernement de discussion et de discours pour ou contre, n’avoir pas la liberté de leur procurer un jardin, une promenade salubre à portée de chez moi ; j’ai au contraire cette liberté, si j’habite en 1863 près de la Tour-Saint-Jacques où l’on a créé pour les habitants du quartier un commode et riant jardin déjà plein d’ombrage. Un bien-être de plus, un mieux-être que la science, la civilisation, une bonne police, un gouvernement attentif et philanthropique, procurent au grand nombre des gens de travail et aux particuliers, est une liberté de plus, et qui, pour ne pas être écrite sur une Charte ou sur un papier, n’en est pas moins pratique, positive et de réelle jouissance. Ce sont là de petites libertés, me dira-t-on. Je n’appelle pas petites des libertés à l’usage de tout le public qui est bien aussi le peuple ; il en est une plus grosse et qui me paraît être l’essentielle en effet : c’est celle qui appelle à discuter et à voter le budget les représentants de la nation : et cette dernière en suppose d’autres avec elle ; elle amène comme conséquence la publicité, elle tend à amener la liberté plus ou moins directe de toucher aux éléments de cette même discussion par la presse. On diffère ici sur le plus ou le moins : les uns veulent tout, les autres s’arrêtent à un degré plus ou moins avancé.

Dans ces questions de liberté, en général, M. Guéroult n’a point de parti pris absolu, et il est de ceux qui, tout en désirant le plus, comprennent qu’on puisse faire halte en deçà :

« Nous ne comprenons, dit-il, rien d’absolu dans une société progressive par nature et composée d’un ensemble de rapports nécessairement variable. Tout, dans les sociétés humaines, la liberté comme le reste, nous paraît essentiellement relatif et dépendant d’une foule de circonstances. Un peuple sobre, rangé, laborieux, instruit, pourra supporter une dose de liberté plus grande qu’un autre moins richement doué sous ce rapport, de même qu’un homme peut user sans inconvénient d’une liberté qui serait funeste à un enfant. La liberté est, Dieu merci ! une conquête progressive ; ce qui nous en est refusé aujourd’hui, nous pouvons toujours espérer l’obtenir demain. Développons, autant qu’il est en nous, l’intelligence, la moralité, les habitudes de travail dans toutes les classes de la société française ; cela fait, nous pourrons mourir tranquilles ; la France sera libre, non de cette liberté absolue qui n’est point de ce monde, mais de cette liberté relative qui seule répond aux conditions imparfaites, mais perfectibles, de notre nature. »

C’est fort sensé, et du moins, on l’avouera, très spécieux ; mais cela ne satisfait point peut-être ceux qui sont restés entièrement fidèles à la notion première et indivisible de liberté, et je ne serai que vrai en reconnaissant qu’il subsiste, toutes concessions faites, une ligne de séparation marquée entre deux classes d’esprits et d’intelligences :

Les uns tenant ferme pour le souffle de flamme généreux et puissant qui se comporte différemment selon les temps et les peuples divers, mais qui émane d’un même foyer moral ; estimant et pensant que tous ces grands hommes, même aristocrates, et durs et hautains, que nous avons ci-devant nommés, étaient au fond d’une même religion politique ; occupés avant tout et soigneux de la noblesse et de la dignité humaines ; accordant beaucoup sinon à l’humanité en masse, du moins aux classes politiques avancées et suffisamment éclairées qui représentent cette humanité à leurs yeux. Et je n’ai pas à aller chercher bien loin des exemples de cette nature d’esprits si honorables ; je citais tout à l’heure M. Scherer ; hier M. de Rémusat, dans une Revue, adressait aux écrivains, pour leur réchauffer le cœur, d’éloquents conseils tous puisés dans ce même ordre de convictions ardentes ; Tocqueville en était imbu et pénétré, toute sa parole en vibrait. Enfin, le plus éclatant exemple à coup sûr ! un grand ministre enlevé si prématurément, Cavour, dans sa confiance pour le sentiment commun qui animait tous les patriotes de son pays, s’était fait un principe et un point d’honneur de ne gouverner et ne marcher qu’en laissant autour de lui souffler et gronder toute la liberté.

On ne dira pas que je diminue ceux que je viens de définir ; j’en viens hardiment aux autres : ces autres ne sont ni absolutistes ni serviles, je repousse ce nom à mon tour de toute la fierté à laquelle toute sincère conviction a droit ; mais il en est qui pensent que l’humanité de tout temps a beaucoup du à l’esprit et au caractère de quelques-uns ; qu’il y a eu et qu’il y aura toujours ce qu’on appelait autrefois des héros, ce que, sous un nom ou sous un autre, il faut bien reconnaître comme des directeurs, des guides, des hommes supérieurs, lesquels, s’ils sont ou s’ils arrivent au gouvernement, font faire à leurs compatriotes, à leurs contemporains, quelques-uns de ces pas décisifs qui, sans eux, pouvaient tarder et s’ajourner presque indéfiniment. Je ne sais si je fais injure à mes semblables, mais il me semble que les premiers progrès des hommes en société se sont opérés et accomplis de la sorte : je me figure des peuplades, des réunions d’hommes arrêtés à un degré de civilisation dont ils s’accommodaient par paresse, par ignorance, et dont ils ne voulaient pas sortir, et il fallait que l’esprit supérieur et clairvoyant, le civilisateur, les secouât, les tirât à lui, les élevât d’un degré malgré eux, absolument comme dans le Déluge de Poussin, celui qui est sur une terrasse supérieure tire à lui le submergé de la terrasse inférieure : seulement dans le tableau de Poussin, le submergé se prête à être sauvé et tend la main, et, souvent, au contraire, il a fallu, en ces âges d’origine et d’enfance, que le génie, le grand homme, le héros élevât les autres d’un degré de société malgré eux et à leur corps défendant, en les tirant presque par les cheveux : tel et non pas moindre je me figure qu’a dû être son effort. Et plus tard, quand les siècles historiques commencent, pour une ou deux races heureuses qui courent d’elles-mêmes dans la carrière de la civilisation, combien d’autres en voit-on, qui ne demandent qu’à demeurer immobiles et à croupir ! Mais l’humanité enfin est émancipée, je le sais ; elle n’a plus de déluge à craindre, à la bonne heure ! elle a atteint l’âge de majorité et de raison ; elle trouve désormais tous ses stimulants et ses motifs d’agir en elle-même ; les lumières circulent, chacun a droit de parler et d’être écouté ; la somme totale de tous les avis, la résultante de toutes les contradictions est, en fin de compte, la vérité même ! Je ne nie pas que, sur certaines questions d’intérêt et d’utilité commune, où chacun peut être informé et renseigné, la voix de tous, dans nos siècles instruits et adoucis, n’ait sa part de raison et même de sagesse ; par la force même des choses et par le seul cours des saisons, les idées mûrissent. Et pourtant la routine a-t-elle donc cessé ? le préjugé, ce monstre aux mille formes, et dont le propre est de ne pas se voir lui-même, est-il aussi loin de nous que nous nous en flattons ? le progrès, le vrai progrès est-il à l’ordre du jour autant qu’on le croit ? Que de pas à faire encore et qui ne se feront, j’en suis persuadé, que sous l’impulsion et au signal d’un chef ferme, vigoureux et qui prenne sur lui !

Il y a quelques années, il s’agissait d’achever le Louvre : le pouvait-on, ne le pouvait-on pas ? Une grande Assemblée consultée n’a-t-elle pas déclaré, par la bouche de l’un de ses plus hommes de goût, que ce n’était pas possible pour le moment, et qu’il n’y avait pas lieu ? C’était infaisable, en effet, dans les conditions, d’alors. Et cependant, à si peu d’années de là, le Louvre est achevé. Cet exemple n’est pour moi qu’un symbole. Que de Louvres, au moral, il reste ainsi à terminer !

Il y a les gouvernements d’objections ou de résistance, et les gouvernements d’initiative. Les gouvernements de liberté pure ne sont pas nécessairement les plus agissants. Les Assemblées sont faites pour mettre des bâtons dans les roues du char et pour l’enrayer, s’il va trop vite, encore plus que pour l’accélérer. Toutes seules, et comme la critique, qui est leur droit et leur fort, elles excellent à avertir et à empêcher, encore plus qu’à entreprendre. Les grands souvenirs d’entreprises glorieuses qui se rattachent aux époques libres où régnaient des Assemblées souveraines, tiennent aux hommes supérieurs enfantés par ces époques, et en qui le plus souvent la liberté a fini par se personnifier et quelquefois se perdre ; ceux qui l’ont concentrée et absorbée en eux sont les mêmes qui l’ont conduite. Je n’ai pas besoin d’invoquer des exemples historiques présents à tous. La conclusion impartiale et équitable d’une comparaison entre les inconvénients et les avantages du trop d’autorité et du trop de liberté, la conclusion vraiment pratique serait de combiner l’un et l’autre, de les balancer autant que possible, d’établir un tempérament qui ne fût pas la neutralité, une sorte d’alternative sans révolution. Cette conciliation à point est l’éternel problème. Autorité et liberté ! unité de direction et vie publique ! en France, le grand art consistera toujours à savoir user tantôt de l’une, tantôt de l’autre, à bien distinguer les temps et les moments : dans ce double jeu, la théorie peut avoir tort, l’habileté supérieure aura raison.

« Quelques peuples, disait dernièrement un libéral, homme d’esprit, ont tenté de se passer de grands hommes et y sont parvenus. » C’est là une perspective. Tâchons pourtant, en France, de ne pas nous en passer trop souvent. Le plus profond de nos moralistes, celui qui nous connaissait le mieux, a dit de l’homme en général ce qui est si vrai du Français en particulier : « Nous avons plus de force que de volonté. » Souhaitons que celle-ci ne nous fasse pas faute trop longtemps en bien des cas ; et, pour qu’elle soit efficace, il n’est rien de tel qu’un homme, une volonté déterminante et souveraine à la tête d’une nation.

J’apprécie autant que d’autres la dignité humaine. Malheur à qui prétendrait diminuer ce ressort moral et rabaisser l’idée si respectable que l’homme civilisé a de lui ! il diminuerait du coup toutes ses vertus. Mais je ne mets pourtant pas le plus noble des sentiments sur ce trône un peu trop isolé où le placent les adorateurs exclusifs de la liberté. « J’aime qu’on me fasse venir de haut », disait une grande dame (la duchesse Charles de Damas) à propos des théories spiritualistes surnaturelles de M. de Bonald, qu’elle croyait justifier par ce seul mot. On doit être digne, mais il ne faut pas toujours prétendre venir de trop haut. Regardons aussi en bas. A côté de la dignité, n’oublions jamais cet autre sentiment inspirateur, au moins égal en prix, l’humanité, c’est-à-dire le souci de la misère, de la souffrance, de la vie insuffisante et chétive du grand nombre ; revenons en idée au point de départ et aux mille entraves qui arrêtent si souvent à l’entrée du chemin, pour en affranchir peu à peu les autres ; inquiétons-nous de tout ce qu’il y a de précaire dans toutes ces existences qui ne se doutent pas qu’elles s’appellent des destinées. Un Joseph II savait et sentait tout cela. Je ne refuse certes pas aux hommes de liberté cet humain et généreux souci ; mais le moyen chez eux est un principe sacré autant que le but. Ils aimeraient mieux ne faire qu’une seule étape en progrès réel que d’en faire deux d’une seule enjambée, si c’était contre leur principe.

M. Guéroult a, selon moi, le mérite de voir surtout le but, l’objet essentiel ; et c’est maintenant que je suis en mesure de répondre à la question que j’avais posée d’abord : que représente-t-il dans la presse quotidienne ?

Il me représente quantité d’esprits comme il y en a dans notre pays et à notre époque, mais comme il n’y en a peut-être pas assez, qui vont au fait, à l’utile ; qui ne sont pas préoccupés plus qu’il ne convient de la forme ; qui acceptent ce qui est bien, avec bon sens et sans chicane ; dont l’opposition n’a ni arrière-pensée, ni amertume ; qui élèvent plutôt qu’ils ne rapetissent les questions, qui ne les enveniment jamais ; qui peuvent sans doute préférer les méthodes et les solutions libérales, mais qui ne tiennent pas pour suspect tout bienfait qu’apporte un gouvernement fort ; qui prennent le régime sous lequel ils vivent, avec le franc et sincère désir d’en voir sortir toutes les améliorations sociales dont il est capable. Plus d’une fois M. Guéroult n’a pas craint d’aller de l’avant dans le sens de ses convictions, au risque de recevoir quelque froissement d’amour-propre, et alors il ne s’irrite pas, il ne s’aliène pas. La question sociale et l’humanitarisme ne lui font pas oublier la patrie ; il a parmi ses proches amis et rédacteurs un reste vivant de ces patriotes de 1815, animés d’un vieux souffle ardent, et qui, tout républicains qu’ils étaient de cœur, se sont ralliés au Napoléon des Cent-Jours, défendant le sol français21. C’est de son journal, ne l’oublions pas, qu’est sorti ce premier appel si prompt, si vite entendu, ce cri précurseur qui a préparé l’opinion publique à la revendication de la Savoie22.

Je m’arrête : j’aurais pu entamer avec M. Guéroult plus d’une discussion de détail sur tel ou tel point de doctrine ou d’application, car il n’en est presque aucun sur lequel il n’y eût eu moyen, en y regardant de près, d’élever quelque doute, d’établir quelque réserve ou demi-dissidence ; mais j’ai mieux aimé présenter le côté par où se justifie l’estime et par où l’on se concilie.