(1874) Premiers lundis. Tome I « Mémoires de madame de Genlis sur le dix-huitième siècle et la Révolution française, depuis 1756 jusqu’à nos jours — III »
/ 2192
(1874) Premiers lundis. Tome I « Mémoires de madame de Genlis sur le dix-huitième siècle et la Révolution française, depuis 1756 jusqu’à nos jours — III »

III

En rendant compte de la première livraison de ces Mémoires, où nous rencontrions à chaque page des récits insignifiants ou puérils, nous avons soupçonné quelque système prémédité de réticence et de diversion ; et, par respect pour l’esprit de madame de Genlis, nous accusions préférablement sa candeur. Ces derniers volumes éclairent enfin notre jugement ; nous étions, ce nous semble, et trop incrédules et trop sévères ; nous imputions obstinément à madame de Genlis un vieux péché de philosophie, et même quelques mauvaises pensées de patriotisme dont elle ne se souilla jamais ; jamais idées pareilles ne furent faites pour elle, et n’égarèrent son intelligence : cela nous est démontré, et le sera, nous l’espérons pour elle, & quiconque lira ses récits, d’une si inaltérable et si innocente frivolité. Pas une réflexion, pas un mot qui y décèle la complicité de madame de Genlis avec son siècle, et cette contagieuse atteinte de l’opinion à laquelle échappent si peu d’élus ! Elle juge en 1825 la philosophie et la Révolution, comme on aurait pu faire en 1788 au couvent ou à la cour. Si madame de Maintenon eût vécu jusque-là, elle n’eût ni plus sagement conté, ni jugé plus sainement ; il semblerait en vérité que le Palais-Royal n’en sût pas plus que Trianon.

Une fois entrée à ce Palais-Royal, madame de Genlis s’ennuya beaucoup. Pour s’égayer, elle fit un jour une romance sentimentale, et un autre jour elle alla déguisée en cuisinière à la guinguette du Grand Vainqueur. M. de Genlis avait une livrée, on dansa, on trinqua, on chansonna ; c’est ce que la postérité saura officiellement. Ah ! madame, quand l’illustre Sévigné, que vous aimez tant, écrivait des riens, elle les adressait à sa fille en lettre close, et puis en ce temps-là qu’y avait-il de plus sérieux à dire ?

On fit bientôt une autre échappée ; ce fut un voyage d’Italie que madame de Chartres prit sur elle, sans permission du roi. Il fut bien leste, ce voyage. Madame de Genlis, c’est elle qui nous le dit, avait un jeune et aimable sigisbée, M. de Mouliers ; chacun de ses pas dans cette terre classique était marqué par une conquête. A Antibes, un M. de Rouffignac tua en son honneur un ours apprivoisé dont il lui fit boire le bouillon ; Polyphème n’était pas plus galant pour Galathée, A Modène, le premier ministre, M. de Lascaris, se jeta à ses pieds avec un petit air de triomphe qu’elle sut bien réprimer. A Rome, ce commode asile des grandes ambitions détrompées ou déchues, elle vit le cardinal de Bernis qu’on y appelait le roi de Rome, et qui se consolait du portefeuille dans la pourpre et de la disgrâce dans l’opulence ; il assistait régulièrement aux bains de madame de Genlis, et les égayait par sa conversation charmante. Le chevalier de Bernis, son neveu, la guidait dans ses promenades nocturnes à travers les ruines du Colisée ; mais il avait au moins cinquante ans.

A Naples, elle ravit par les sons de sa harpe toute la cour, et surtout la reine, qui lui baisa la main ; elle y vit aussi des lazarroni tout nus, des ananas et des figues superbes ; et c’est ainsi que finit le voyage d’Italie.

De retour à Paris, madame de Genlis s’occupe enfin de l’éducation des jeunes princesses qui lui sont confiées ; et plus tard le duc de Chartres lui remet aussi celle de ses fils. Elle a raison d’insister sur cette époque de sa vie et sur les travaux qui la remplirent : on ne peut méconnaître qu’elle eut sur ce sujet des idées justes et vraies sortant des règles de la routine et dont l’application demandait une constance qui ne l’a point effrayée. Elle a surtout senti l’importance des langues vivantes dans l’éducation, et en même temps la facilité de cette étude convenablement dirigée ; c’est dans les jeux, dans les repas, que dès l’enfance elle les insinue plutôt qu’elle ne les enseigne à ses élèves, ainsi qu’on fit pour Montaigne, qui parlait latin presque au berceau.

En un mot, si quelque célébrité durable est réservée à madame de Genlis, c’est comme institutrice qu’elle l’obtiendra ; elle la devra à certaines pages d’Adèle et Théodore, ajoutons pourtant aussi à Mademoiselle de Clermont.

Pourquoi faut-il que l’exposition de ces études inoffensives soit tant de fois interrompue par des jugements dans lesquels l’aigreur témoigne si fort la prévention ? Madame de Genlis se montre sévère à l’égard de La Harpe, qui fut en un temps son admirateur tendre et passionné ; elle lui ressemble pourtant beaucoup à M. de La Harpe. Lui aussi s’est cru obligé en conscience de dénigrer et de flétrir, dans la dernière moitié de sa vie tous ceux qu’il avait connus et cultivés dans la première ; il a méconnu son siècle et n’y a rien loué que lui. Parce que l’historien Rulhière est philosophe, peut-on lui refuser toute espèce de talent ? parce que Bernardin de Saint Pierre se brouille avec madame de Genlis et accepte plus tard une place dans l’instruction publique sous Robespierre, doit-elle tant mitiger l’éloge de Paul et Virginie et tant rabaisser la Chaumière indienne ? Est-il bien désintéressé de sa part de dire de mademoiselle de Necker, qu’elle apprit à parler vite et beaucoup, et que c’est ainsi qu’elle écrit ; qu’elle n’eut que peu d’instruction, qu’elle n’approndit rien, etc ; et n’eût-il pas été plus convenable et plus noble à elle de reconnaître naïvement une gloire rivale qui honore son sexe et la France ? Elle enfin qui a souffert et qui se plaint de la calomnie, a-t-elle le droit de relever contre la mémoire de Chénier cette imputation injurieuse, si victorieusement réfutée, qui le fait, sinon complice, du moins spectateur indifférent de l’assassinat d’un frère ? Sans doute, Chénier eut une fois envers elle le grand tort de lui parler d’amour, et d’autres fois il lui lança d’autres traits auxquels elle fut peut-être moins insensible ; mais, plus tard aussi, quand l’amertume de la satire fut exhalée, madame de Genlis reçut publiquement de sa plume, dans un estimable écrit, toute la justice à laquelle elle pouvait prétendre.

Est-ce bien encore à notre auteur qu’il convient de relever si impitoyablement ce qu’elle appelle la conduite philosophique de madame d’Épinay et de madame Du Deffant ? Ces temps-là, elle le sait pourtant, étaient difficiles à vivre ; elle-même nous avoue une douzaine au moins d’attaques pressantes que sa vertu eut à repousser, et de plus fragiles auraient pu faillir à sa place sans beaucoup de philosophie. Mieux lui sied encore, je pense, nous raconter tout le ménage de Belle-Chasse sans oublier le registre de la dépense et le prix du marché, ou nous exposer les règlements et les charmes mystiques de la Trappe, que dans son enthousiasme elle place bien au-dessus de l’Œil-de-Bœuf.

Cependant la Révolution arrive inaperçue ; madame de Genlis ne s’en doutait pas, et personne ne s’en doute en lisant son livre. Ici, à mesure que la scène s’agrandit, la personnalité qui règne dans ces Mémoires se rétrécit encore, et la mesquinerie des réflexions s’accroît avec l’importance des événements. En 89, madame de Genlis ne voit et ne loue, dans le but de la réforme, que l’abolition des lettres de cachet et du droit de chasse, c’est du moins quelque chose ; en 93, elle n’a de larmes que pour Athalie, bannie de la scène française.

Qu’ai-je à dire encore ? parlerai-je de sa conduite dans cette Révolution, de ses voyages de Paris à Londres et de Londres à Paris, de sa fuite avec mademoiselle d’Orléans lors de la défection de Dumouriez, de sa retraite errante en Suisse et en Allemagne ? Assez d’autres le feront, et, à vrai dire, il n’y a ni grand profit ni grande générosité à le faire. Le ton perpétuel est celui de l’apologie pour elle et de la récrimination contre les autres.

Sans jamais avoir eu de tort, il semblerait qu’elle n’ait trouvé que des ingrats. Ne serait-ce pas signe de faute, encore plus que de malheur, d’avoir tant à se plaindre des hommes ?

Quoi qu’il en soit, pendant qu’elle était en Allemagne, madame de Genlis se crut obligée de publier son Précis de conduite : c’était accepter dès lors un rôle politique, qu’il lui faudrait soutenir, et qui lui convenait moins qu’à aucune autre femme. Si madame Roland et madame de Staël réussirent dans une telle carrière, elles durent leurs succès à une certaine virilité d’âme dont les avait douées la nature. L’une épouse, l’autre fille d’un ministre, elles furent portées dans la vie publique, plutôt qu’elles ne s’y jetèrent ; élevées, l’une dans le recueillement des mœurs bourgeoises, et l’autre au bruit des discussions philosophiques, elles avaient contracté dès l’enfance de fortes et sérieuses habitudes d’esprit, qu’elles déployèrent dans l’occasion avec toute l’énergie de la jeunesse et de la vertu. Telles n’étaient certainement pas les circonstances qui présidèrent à l’inauguration politique de madame de Genlis. La nature de son talent n’y répugnait pas moins. Élégant et facile, il semblait fait pour donner à son sexe d’utiles préceptes et d’agréables délassements, pour saisir quelques sentiments fugitifs du cœur, pour retracer quelques souvenirs d’une société évanouie.