(1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « Mort de M. Vinet »
/ 2192
(1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « Mort de M. Vinet »

Mort de M. Vinet275

Le canton de Vaud et la Suisse française viennent de perdre leur écrivain le plus distingué, l’un de ceux qui faisaient le plus d’honneur à notre littérature. M. Alexandre Vinet est mort le 4 mai (1847) à Clarens ; il n’avait guère que cinquante ans. Profondément estimé en France de tous ceux qui avaient lu quelques-uns de ses morceaux de morale et de critique dans lesquels une pensée si forte et si fine se revêtait d’un style ingénieux et savant, il laisse un vide bien plus grand que la place même qu’il occupait, et il serait impossible de donner idée de la nature d’une telle perte à quiconque ne l’a pas vu au sein de ce monde un peu extérieur à la France, mais si étendu et si vivant, dont il était l’une des lumières. En Allemagne, en Angleterre, en Écosse, M. Vinet était connu, consulté ; le protestantisme dans ses différentes formes, et à proportion que la forme y offusquait moins l’esprit, le vénérait comme un des maîtres et des directeurs les plus consommés dans la science et dans la pratique évangéliques. Ce n’était pourtant pas un théologien que M. Vinet. Il n’avait rien de ce que ce titre fait d’abord supposer, rien surtout de dogmatique ; et c’est en moraliste principalement, c’est par les voies pratiques du cœur qu’il avait approfondi la foi. Le plus modeste, le plus humble des hommes, il offrait en lui cette union si rare d’une expérience clairvoyante et précise, et d’une naïveté d’impressions, d’une sorte d’enfance merveilleusement conservée ; cela donnait à sa personne, à sa conversation, un grand charme, que sa parole écrite ne rendait pas. Comme orateur, comme professeur, il avait également une puissance, une spontanéité de mouvement, un jet qui était dans sa nature, et que l’écrivain en lui s’interdisait. Toutes ses qualités précises et fines ont passé dans ses écrits, mais il restera de lui une plus haute encore et plus chère idée à ceux qui l’ont entendu. Si nous avions besoin d’une autorité pour appuyer notre sentiment, nous ne craindrions pas d’invoquer celle même de M. le duc de Broglie, qui, dans les séjours de chaque année à Coppet, recherchait et goûtait vivement ses entretiens.

En laissant de côté ce qu’il a publié depuis vingt ans sur des questions religieuses familières à son pays bien plus qu’au nôtre, on aura encore dans M. Vinet un critique littéraire du premier ordre, et c’est à ce titre qu’il nous touche particulièrement. Il n’est pas un prosateur ni un poëte de renom parmi nos contemporains dont M. Vinet n’ait examiné et pesé les ouvrages ; le plus grand nombre de ses articles ont paru dans le Semeur, signés de simples initiales. Chateaubriand, Mme de Staël, Lamartine, Victor Hugo, Béranger, plusieurs de nos historiens, enfin presque tous nos illustres ont tour à tour fixé l’attention du plus scrupuleux et du plus bienveillant des juges ; il a même consacré quelques-uns de ses Cours d’Académie à une suite de leçons régulières sur la littérature française du xixe  siècle. L’ensemble de ces travaux, que l’amitié, nous l’espérons, se fera un devoir de recueillir, formerait l’ouvrage le plus ingénieux et le plus complet sur ce sujet délicat. La distance où il vivait du monde de Paris aidait et enhardissait M. Vinet dans son rôle de juge ; il ne connaissait personnellement aucun de ceux dont il avait à parler ; leurs livres seuls lui arrivaient, et il en tirait ses conclusions jusqu’au bout avec sagacité, avec discrétion, et en penchant plutôt, dans le doute, pour l’indulgence. Indulgence même n’est pas ici le vrai mot, et c’est charité qu’il faudrait dire. Oui, il y avait en ce temps-ci un critique sagace, précis, clairvoyant, et, quand il le fallait, sévère, qui obéissait en tous ses mouvements à un esprit chrétien de charité. Il en est résulté à de certains moments, sous sa plume, des pages pleines de pathétique et d’effusion.

Mais ce n’était pas aux contemporains seulement que M. Vinet réservait l’application de sa haute faculté critique. Nos moralistes, nos sermonnaires, ont exercé plus d’une fois son analyse. Montaigne, La Rochefoucauld, La Bruyère, Bourdaloue, lui ont fourni le sujet de considérations neuves et pénétrantes. Pascal surtout était son auteur de prédilection et d’étude ; les publications récentes qui ont réveillé la curiosité autour de ce grand nom avaient été pour M. Vinet une occasion naturelle de développer ses propres vues, et d’exposer dans Pascal l’homme et le chrétien. On n’a rien écrit sur ce sujet de plus intimement vrai et de plus justement senti. La totalité des articles de M. Vinet sur Pascal, si on les réunissait dans un petit volume, présenterait, selon moi, les conclusions les plus exactes auxquelles on puisse atteindre sur cette grande nature tant controversée. Au reste, si M. Vinet comprenait si bien Pascal, il ne sentait pas moins vivement les esprits d’une autre famille, et il y eut un jour où lui, l’un des pasteurs du christianisme réformé, il songea à écrire l’Histoire de saint François de Sales. Et c’était le même homme qui, dans la Revue Suisse, laissait échapper les pages les plus aimables et les plus fraîches sur Robinson Crusoé.

Les dernières années de M. Vinet ont été remplies de peines sensibles, et il est à croire que sa vie en a été abrégée. On ne sait pas assez en France qu’il y a eu en février 1845, dans le petit canton de Vaud, une révolution du genre de celle dont Genève s’est vue le théâtre en octobre 1846, mais une révolution plus radicale et sans aucun contre-poids. Ce petit canton heureux et florissant, qui depuis quinze ans était un modèle d’ordre, de bien-être, de culture intellectuelle et morale, a été brusquement bouleversé. Quand on voit renverser au nom de la démocratie une république qui possédait déjà à très-peu près le suffrage universel, on se demande ce qu’on peut vouloir y introduire de nouveau, et quel genre de progrès avouable il existe par-delà ? En fait, ç’a été dans le canton de Vaud le triomphe brutal de la force et des cupidités grossières mises en lieu et place de l’esprit, du droit et de la liberté. Quelques hommes plus éclairés, et d’autant plus infidèles, je ne dirai pas à leur conscience, mais à leur intelligence, menaient à l’assaut la plèbe aveugle276. Par un juste instinct, la violence s’attaqua d’abord à ce qu’il y avait de plus moral et de plus intellectuel. Le corps des pasteurs et le corps académique furent les premiers frappés. M. Vinet personnellement était résigné à tous les sacrifices ; mais, bien qu’il plaçât autre part que dans le monde sa patrie véritable, il dut souffrir et saigner au dedans pour sa chère patrie vaudoise ainsi ravagée et rabaissée. Lorsque nous venions parler, il y a quelques mois, de la mort de Rodolphe Topffer, enlevé à la veille même de la révolution de Genève, nous aurions pu dire qu’il y avait eu une opportunité du moins dans cette mort si prématurée, et, rappelant d’immortels et classiques passages, nous aurions pu, sans parodie, nous écrier qu’il n’avait pas eu du moins la douleur de voir le Sénat assiégé et les magistrats réduits par les armes : Non vidit obsessam Curiam et clausum armis Senatum En parlant de la sorte, nous n’aurions rien dit d’exagéré. Le cadre ici était petit, mais le patriotisme ne se mesure pas au cadre. Il n’est point de petites patries, et le cœur surtout n’y bat ni moins vite ni moins fort que dans les grandes. M. Vinet n’a pas eu le même bonheur que Topffer ; il a vu son cher pays en proie aux violents, la culture de quinze années détruite en un jour, ses meilleurs amis dispersés ; il a bu tout le calice d’amertume dont était capable sa nature tendre, et il est à croire que, tout en sentant qu’il en souffrait et qu’il en mourait, sa belle âme en tirait un nouveau sujet de rendre grâces et de bénir. Je demande pardon, en parlant de lui, d’emprunter presque son langage ; mais quel autre moyen de faire comprendre un ordre de pensées si loin de nous ?