[Appendice]
Des trois ou quatre morceaux de Fléchier que contient le manuscrit de la Bibliothèque impériale, je donnerai ici le second en entier pour les curieux. C’est de la poésie dans le genre de l’abbé Colin, mais de la meilleure du genre. On peut supposer que Fléchier eut l’idée de cette pièce après quelque maladie qu’il avait faite ; il se supposait ressuscité.
Nouvelle de l’autre monde
Vers les bords du fleuve fatalQui porte les morts sur son onde,Et qui roule son noir cristalDans les plaines de l’autre monde ;Dans une forêt de cyprèsSont des routes froides et sombres.Que la nature a fait exprèsPour les promenades des ombres.Là, malgré la rigueur du sort,Les amants se content fleurettes,Et font revivre après leur mortLeurs amours et leurs amourettes.Arrivé dans ce bas séjour,Comme j’ai le cœur assez tendre,Je résolus d’abord d’apprendreComment on y traitait l’amour.J’allai dans cette forêt sombre,Douce retraite des amants,Et j’en aperçus un grand nombreQui poussoient les beaux sentiments.Les uns se faisoient des caresses,Les autres étoient aux aboisAux pieds de leurs fières maîtresses,Et mouroient encore une fois.Là des beautés tristes et pâles,Maudissant leurs feux violents,Murmuroient contre leurs galantsOu se plaignoient de leurs rivales.Là défunts messieurs les abbés,Avecque leurs discrètes flammes,Alloient dans des lieux dérobésCajoler quelques belles âmes.Parmi tant d’objets amoureux,Je vis une ombre désolée ;Elle s’arrachoit les cheveuxDans le fond d’une sombre allée.Mille soupirs qu’elle poussoitMontroient qu’elle étoit amoureuse ;Cependant elle paroissoitAussi belle que malheureuse.Tout le monde disoit : « VoilàCette âme triste et misérable ! »Et quoiqu’elle fût fort aimable,Tout le monde la laissoit là.« Ombre pleureuse, ombre crieuse,Hélas ! lui dis-je en l’abordantD’une manière sérieuse.Qu’est-ce qui te tourmente tant ? »Chez les morts, sans cérémonie,On se parle ainsi brusquement,Et dès qu’on sort de cette vieOn ne fait plus de compliment.« Qui que tu sois, dit-elle, hélasTu vois une ombre malheureuse,Furieusement amoureuse,Et qui n’aime que des ingrats.Lorsque je vivois, j’étois belle,Mais rien ne pouvoit me toucher ;J’étois fière, j’étois cruelle,Et j’avois un cœur de rocher.J’étois peste, j’étois rieuse ;Je traitois abbés et blondinsD’impertinents et de badins,Et je faisois la précieuse.Ils venoient sans cesse m’offrirEt leur estime et leur tendresse ;Ils disoient qu’ils souffroient sans cesse,Et moi je les laissois souffrir.Je rendois le sort déplorableDe ceux qui vivoient sous ma loi,Et dès qu’ils se donnoient à moi.Je les faisois donner au diable.C’étoit en vain qu’ils s’enflammoient.Maintenant les dieux me punissent :Je haïssois ceux qui m’aimoient,Et j’aime ceux qui me haïssent.Rien ne me sauroit arrêter,Je n’ai plus ni pudeur ni honte.Et j’ai beau chercher qui m’en conte,Personne ne veut m’en conter.En vain je soupire et je gronde,Mes destins le veulent ainsi ;Et les prudes de l’autre mondeSont les folles de celui-ci. »Là cette ombre amoureuse et follePoussa mille soupirs ardents,Se plaignit, pleura quelque temps,Puis en m’adressant la parole :« Pauvre âme, dit-elle, à ton tour.Te voilà peut-être forcéeDe venir payer à l’amourTon indifférence passée.De nos cendres froides il sortUne vive source de flammesQui s’attache à nos froides âmesEt nous ronge après être mort.Si tu fus jadis des plus sages,Tu deviendras fol malgré toi.Et tu viendras dans ces bocagesTe désespérer comme moi. »« — Ombre, lui dis-je, ce présageNe m’a pas beaucoup alarmé ;Je n’aimerai pas davantage.Je n’ai déjà que trop aimé.Mais je connais une insensibleDans le monde que j’ai quitté.Plus cruelle et plus inflexibleQue vous n’avez jamais été.Galants, abbés, blondins, grisons,Sont tous les jours à sa ruelle,Lui content toutes leurs raisons,Et n’en tirent aucune d’elle.L’un lui donne des madrigaux,Des épigrammes, des devises,Lui prête carrosse et chevaux,Et la mène dans les églises.L’autre admire ce qu’elle ditLa flatte d’un air agréable,Et la traite de bel esprit,Et trouve sa jupe admirable.Tel la prêche les jours entiersSur les doux plaisirs de la vie,Et tel autre lui sacrifieToutes les belles de Poitiers.Tel, avec sa mine discrète,Plus dangereux, à ce qu’on croit,Lui fait connoître qu’il sauroitTenir une faveur secrète.Rien ne peut jamais la fléchir ;Prose, vers, soins et complaisance.Descriptions, persévérance,Tout cela ne fait que blanchir.Elle se moque, la cruelle,Des vœux, et des soins assidus ;Les soupirs qu’on pousse pour elleSont autant de soupirs perdus.On a beau lui faire l’élogeDe ceux qui l’aiment tendrement,Cœurs françois, gascons, allobroges,Ne la tentent pas seulement. »« — Que je plains, dit l’ombre étonnée,Cette belle au cœur endurci !Nous la verrons un jour iciSouffrir comme une âme damnée.Hélas ! hélas ! un jour viendraQue la prude sera coquette.Eh ! croit-elle qu’on lui rendraTous les encens qu’elle rejette ?Ses chagrins la consumeront ;Elle séchera de tendresse,Et ceux qui la suivoient sans cesseÉternellement la fuiront.Ombres sans couleur et sans grâce,Ombres noires comme charbon,Ombres froides comme la glace,Qu’importe ? tout lui sera bon.À tous les morts qu’elle verra,Elle ira faire des avances.Leur dira des extravagances,Et pas un ne l’écoutera.Ne crains pas pourtant que sa flammeLui donne d’injustes transports :Nous avons les peines de l’âmeSans avoir les plaisirs du corps.Tu sais ce qu’elle devroit faire,Et si tu peux l’en informer,Dis-Iui qu’elle soit moins sévère,Et qu’elle se hâte d’aimer.« Et puisque les destins terriblesLa forceront, avec le temps,D’aimer quelques morts insensibles,Qu’elle aime quelque bon vivant. »Après ces mots, cette pauvre ombreSe tut, rêvant à son destin,Et retombant dans son chagrinReprit son humeur triste et sombre.Les dieux veulent vous exempter,Iris, de ce malheur extrême,Et je viens de ressusciterPour vous en avertir moi-même.Quittez l’erreur que vous suivezCraignez que le ciel ne s’irrite ;Aimez pendant que vous vivez,Et songez que je ressuscite !
Cependant Fléchier sentit bientôt qu’il convenait de mettre fin à ces tendres jeux, bien qu’ils fussent purement platoniques ; car, ainsi qu’il en convient lui-même dans un dialogue en vers entre Climène et Tircis,
À force de le dire en vers.On apprend à le dire en prose.
On peut voir encore, dans un recueil de lettres inédites donné par Serieys, en 1802, trois lettres ingénieuses et galantes de Fléchier à Mlle de La Vigne, un bel esprit et une savante du temps ; et d’autres lettres du même genre et à la même, avec les réponses, au tome premier de la Revue rétrospective (1833), et provenant du tome xiiie des manuscrits de Conrart. Tout cela se tient et se ressemble. Son Iris paraît décidément avoir été Mlle de La Vigne, à moins encore que ce n’ait été Mlle Des Houlières. Un reste de doute est bien permis en si grave sujet.
P. S. : On me fait remarquer que la pièce attribuée dans le manuscrit de la Bibliothèque impériale à Fléchier, se trouve imprimée dans le recueil de poésies d’Étienne Pavillon. Mais cela ne prouve rien : on sait que quantité de pièces insérées dans le recueil de Pavillon ne sont pas de lui. Le manuscrit de De Boze fait autorité.
Fléchier savait lui-même qu’on lui volait ses vers, et il ne réclamait pas. Dans une lettre écrite de Nîmes à Mlle Des Houlières, le 10 septembre 1702, Il disait :
Votre attention, mademoiselle, sur ce qui me regarde est très obligeante. Le vol qu’on veut me faire de quelques vers que j’ai faits autrefois me touche fort peu. Ce sont des fruits de ma jeunesse qui n’ont plus de goût ni pour moi, ni pour les autres. Il y a plusieurs circonstances et applications personnelles qui faisaient tout l’agrément de ces petits ouvrages poétiques ; ces sortes d’idées sont effacées, et j’abandonne sans peine ces vers que j’ai oubliés à qui les voudra. Je suis très sensible à la bonté que vous avez eue de me donner cet avis ; ayez encore a celle de me croire avec toute l’estime et la considération possible, mademoiselle, votre très humble et très obéissant serviteur,
Esprit, évêque de Nîmes.
Se peut-il rien qui sente mieux son honnête homme ? il n’y avait pas de trace de Ménage ni de Cotin, au moral du moins et pour le caractère, chez Fléchier. Il put être précieux par un coin de son esprit, il n’eut jamais rien de pédant dans sa personne.